Le Parti socialiste/Livre I/Chapitre 4


CHAPITRE IV

La liberté individuelle.


La première de toutes les libertés, ou plutôt, car la liberté est une et indivisible, la base fondamentale de la liberté est la liberté individuelle.

L’inviolabilité de la personne humaine, voilà quel doit être le principe essentiel de la constitution d’un peuple libre.

Là plus complète liberté d’agir et de penser doit être laissée à chaque citoyen.

Cette liberté n’est restreinte que par le respect de la liberté des autres.

On ne peut toucher à la liberté d’un citoyen que lorsqu’il s’est rendu coupable d’un attentat contre un autre citoyen ou contre la sûreté publique.

Mais en ce cas on doit procéder contre lui d’après les formes prévues et rigoureusement prescrites pour les accusations.

Il ne faut pas en dehors de ces formes précises que, sous prétexte de raison d’État, de salut public, de sûreté générale, l’on puisse toucher à un individu.

Il ne faut pas qu’un citoyen sous aucun prétexte puisse être détourné de ses juges naturels. Il ne faut pas, en dehors des cas et des formes strictement réglés et prévus, que l’on puisse l’arrêter, ni le retenir prisonnier, ni à plus forte raison le déporter sans jugement.

Nous n’avons jamais eu la liberté en France, parce que jamais la liberté individuelle n’a été respectée.

Sous l’ancien régime, il y avait la Bastille.

La Révolution, qui avait commencé par la prise de la Bastille, c’est-à-dire par la revendication de la liberté individuelle, n’est pas parvenue, dans sa période organisatrice, à constituer cette liberté précieuse sur des bases assez solides pour qu’elles aient pu résister aux orages qui ne devaient pas tarder à se déchaîner.

L’Empire rétablit les prisons d’État ; aux emprisonnements arbitraires il joignit les expulsions, les déportations par décret et même les exécutions sommaires. L’assassinat politique devint une loi de l’État. L’homme qui ne respectait pas la vie humaine, ne pouvait pas avoir le respect de la liberté.

La Restauration inventa les tribunaux d’exception, pour couvrir ses attentats d’une apparence juridique, et nous eûmes les cours prévôtales.

La Charte de 1830 est de toutes les constitutions qui depuis bientôt un siècle se sont succédé en France, celle qui a offert les garanties les plus grandes et les plus efficaces à la liberté individuelle.

Cette charte déclarait que nul citoyen ne pourrait être distrait de ses juges naturels, et qu’il ne pourrait être créé de tribunal extraordinaire sous quelque forme que ce soit.

En 1832, le gouvernement proclama l’état de siége, et prétendit en vertu de l’état de siége, s’appuyant sur un décret de 1811, traduire devant les tribunaux militaires tous les citoyens accusés de participation directe ou indirecte à l’insurrection.

M. Odilon Barrot fit annuler par la Cour de cassation, pour excès de pouvoir, un jugement du conseil de guerre condamnant un insurgé non militaire.

Mais en 1848, par une inconcevable et inexcusable aberration de ceux qui se disaient républicains, après les funestes journées de juin, l’état de siége fut proclamé, et non-seulement tous les citoyens suspects d’avoir participé à l’insurrection furent indistinctement traduits devant le conseil de guerre, mais encore un grand nombre furent déportés en masse sans jugement.

La constitution républicaine fut discutée sous le régime de l’état de siège, et l’on décida d’y introduire une loi organique qui réglementerait l’état de siège.

M. Odilon Barrot, devenu ministre de la justice en 1849, proclama pour la seconde fois l’état de siège, à la suite de la manifestation du 13 juin, et il prit soin de faire effacer par le Conseil d’État, l’arrêt de la Cour de cassation du 29 juin 1832, obtenu par son éloquence.

L’avis du Conseil d’État en date du 25 juin 1849 fit revivre le texte et l’esprit du décret du 25 décembre 1811, et déclara que la dévolution des pouvoirs administratifs à l’autorité militaire par l’état de siège est absolue et illimitée et que les tribunaux militaires peuvent toujours quand ils veulent dessaisir les tribunaux ordinaires[1].

Ainsi l’état de siège devint de droit constitutionnel sous la République, par une profanation qui montre bien à quel point en France est perverti le sens de la liberté en même temps que celui de la justice.

Il y a à ce propos un mot bien profond et bien juste de Michelet dans son Histoire de la Révolution : « Ce grand peuple (le peuple français) qui a été le docteur et le pape du droit au seizième siècle, qui a trouvé, promulgué au dix-huitième la loi pour toute la terre, n’en a pas moins un organe faible, quelque peu atrophié, et qui ne revient pas bien : le sens de la justice criminelle et civile. »

La République livra ainsi au despotisme et à la violence des armes fatales qui furent cruellement retournées contre elle et contre ceux-là mêmes qui les avaient forgées par le coup d’État du 2 décembre[2].

Le décret du 8 décembre 1851 et la loi de sûreté générale ont, depuis le commencement de l’Empire, livré la liberté des citoyens au bon plaisir le plus absolu du gouvernement personnel, fonctionnant sans publicité et sans contrôle.

L’article 75 de la Constitution de l’an VIII, qui couvre d’impunité tous les agents du pouvoir, favorise tous les débordements de l’arbitraire administratif. La liberté des citoyens est livrée par cet article à la merci des agents les plus subalternes et les plus misérables de l’autorité. Il n’existe aucun recours pour un citoyen victime des vexations les plus arbitraires et les plus odieuses[3].

En 1848, pour justifier l’état de siége, on soutint qu’il n’y avait pas de comparaison à établir avec les souvenirs odieux des actes de même nature accomplis sous la royauté, parce que l’état de siége avait été établi et était maintenu, non par le pouvoir exécutif, mais sous l’Assemblée nationale issue du suffrage universel.

C’est toujours le même sophisme que nous avons signalé, en dénonçant la confusion créée par les politiques entre le parlementarisme et la liberté, confusion d’après laquelle on voudrait prétendre que l’organisation de la représentation est synonyme de l’établissement de la liberté.

Pour que la liberté existe, il faut mettre la liberté individuelle au-dessus des caprices, des erreurs ou des terreurs des législateurs, aussi bien qu’au-dessus des attentats des despotes.

Il faut lui donner des garanties réelles qui offrent aux citoyens une protection efficace.



  1. Les principaux membres du Conseil d’État, qui avaient été désignés par l’Assemblée constituante, étaient MM. Jules Simon, Bethmont, Havin, Edouard Charton, Jean Reynaud, Edmond Adam, Carteret, Landrin, Vivien, etc.
  2. « Si le dernier des criminels, le plus notoirement coupable, le plus indigne d’excuse était frappé sans jugement, condamné sans être entendu, jugé sur des notes de police ou des dénonciations anonymes, il n’y aurait qu’une voix pour invoquer les principes élémentaires de toute justice. Cependant tout cela s’est fait en 1848, non pas pour un individu, mais pour des milliers d’hommes ; cela s’est fait par des hommes qui se disaient républicains, mais qui voulaient avant tout le pouvoir. Je ne sais si, lorsque plus tard ils ont vu, en 1851, tourner contre eux les armes qu’ils avaient forgées eux-mêmes, un remords tardif est venu éveiller leur conscience » (Delescluze, de Paris à Cayenne)
  3. La responsabilité des agents de l’autorité était revendiquée par Mirabeau à l’Assemblée constituante, comme la garantie essentielle de la liberté individuelle, et ses paroles à cet égard sont intéressantes à rappeler : « Si la loi de responsabilité ne s’étendait pas sur tous les agents subalternes de l’autorité, si elle n’existait pas, surtout parmi nous, il n’y aurait pas de nation plus faite que nous pour l’esclavage. Il n’y en a pas qui ait été plus insultée, plus réprimée par le despotisme. La loi qui porte que tout citoyen ne peut être arrêté qu’en vertu de la loi est reconnue partout, et cependant elle n’a pas empêché les lettres de cachet. Jamais une nation ne sera libre que toute la hiérarchie sociale ne soit comprise dans la responsabilité… Résignez-vous à être esclaves ou déclarez la responsabilité. »