Le Parc de Mansfield, ou les Trois cousines
Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome I et IIp. 222-245).

CHAPITRE XXVII.

Aussitôt que Fanny fut de retour, elle monta l’escalier pour aller déposer sa nouvelle acquisition dans quelque boîte favorite de la chambre de l’Est, qui renfermait tous ses petits trésors : mais en ouvrant la porte, quelle fut sa surprise, en trouvant dans cette chambre son cousin Edmond qui était occupé à écrire ! Cette vue qui s’offrait à elle dans cet appartement, pour la première fois, lui causait presque autant d’étonnement qu’elle lui était agréable.

« Fanny, dit Edmond en quittant sa chaise et sa plume, et venant au-devant d’elle avec un petit objet dans la main, je vous demande pardon d’être ici. J’étais venu pour vous parler, et ne vous ayant pas trouvée, je vous écrivais l’objet de ma visite. Vous trouverez le commencement d’un billet que je vous adressais mais je puis maintenant expliquer la chose, qui est simplement de vous prier d’accepter cette bagatelle : une chaîne pour la croix de William. Vous auriez dû l’avoir il y a huit jours ; mais comme mon frère a été absent de Londres, je ne fais que de la recevoir. Je crois que vous aimerez cette chaîne, Fanny. J’ai cherché à suivre la simplicité de vos goûts ; mais, dans tous les cas, je sais que vous la considérerez, telle qu’elle est en effet, comme un gage de la tendresse de l’un de vos plus anciens amis. »

En achevant ces mots, il se retirait avant que Fanny, dominée par mille sentimens de peine et de plaisir, pût essayer de parler. Cependant animée par un désir plus fort que ces sentiments, elle dit : « Ô mon cousin, arrêtez-vous un moment ! je vous en prie, un moment ! »

Edmond revint sur ses pas.

« Je ne puis entreprendre de vous remercier, continua-t-elle avec beaucoup d’agitation ; ce que je sens ne peut s’exprimer. Votre bonté, en pensant à moi dans cette occasion, est au-delà… »

« Si c’est là tout ce que vous avez à me dire Fanny… ! » dit Edmond en se tournant vers la porte.

« Non, non, ce n’est pas tout. J’ai besoin de vous consulter. » Sans le vouloir, elle avait ouvert le petit paquet qui renfermait la chaîne qu’Edmond lui avait donnée, et en apercevant une chaîne d’or, unie, simple et parfaitement bien faite, elle ne put s’empêcher de s’écrier : « Oh ! cela est véritablement beau ; c’est là précisément ce que je désirais ; c’est là le seul ornement que j’avais le désir de posséder. Il convient parfaitement à ma croix. L’un et l’autre doivent être portés ensemble. Cette chaîne vient aussi dans un moment si à propos : ô mon cousin ! vous ne savez pas combien elle vient à propos. »

« Ma chère Fanny, vous êtes beaucoup trop touchée de cet objet. Je suis très-heureux de ce que cette chaîne vous plaise, et qu’elle soit arrivée assez à temps pour la fête de demain. Mais vos remercîmens sont au-delà de ce qu’elle mérite. Croyez-moi, je n’ai point de plaisirs plus grands dans le monde, que celui de contribuer aux vôtres. Je puis dire que je n’en connais point d’aussi complet. »

Fanny aurait pu rester une heure à écouter ces expressions d’affection sans dire une seule parole ; mais Edmond ayant attendu un moment, l’obligea de sortir de son ravissement, en lui disant : « Quel est l’objet sur lequel vous voulez me consulter ?  »

C’était relativement au collier de miss Crawford, qu’elle désirait alors ardemment de pouvoir renvoyer ; elle espérait qu’Edmond l’approuverait d’agir ainsi. Elle lui raconta comment s’était passé sa dernière visite au presbytère, et tout son ravissement cessa ; car Edmond fut si frappé de la circonstance du collier, si charmé de ce que miss Crawford avait fait, si satisfait de cette ressemblance de conduite entr’eux, que Fanny était forcée de reconnaître qu’il y trouvait un plaisir plus grand que celui dont il venait de lui parler. Quelques momens s’écoulèrent avant qu’elle pût obtenir de lui de l’attention ou une réponse ; il était plongé dans une tendre rêverie, murmurant de temps en temps des louanges pour miss Crawford. Lorsqu’il sortit de ces réflexions, et qu’il écouta Fanny, il se montra très-opposé à lui donner son approbation.

« Rendre le collier ! Non ma chère Fanny, vous ne le devez point faire ; ce serait mortifier tout à fait miss Crawford. Il n’y a point de sensation plus pénible que celle que l’on éprouve en voyant revenir dans ses mains un objet que l’on avait donné avec l’espérance raisonnable de contribuer à la satisfaction d’un ami. Vous devez porter le collier demain au soir, comme vous vous y êtes engagée, et garder la chaîne pour des occasions moins brillantes. Voilà mon avis. Je ne voudrais pas voir paraître la plus légère ombre de froideur entre les deux personnes dont j’ai vu naître l’intimité avec le plus grand plaisir ; entre deux personnes qui sont les deux plus chers objets que j’aie sur la terre. » Il dit ces derniers mots avec une voix un peu émue, et sortit.

Fanny resta à se tranquilliser du mieux qu’elle le pouvait faire. Elle était une des deux personnes les plus chères… cela devait la soulager… ; mais l’autre était la première. Elle n’avait jamais entendu Edmond parler si ouvertement, et quoiqu’il n’eût rien dit qu’elle ne sût déjà, c’était un coup de poignard. Tout était décidé : il épouserait miss Crawford. Si elle avait pu croire que miss Crawford fût digne d’Edmond, ce coup aurait pu devenir supportable. Mais il était dans l’erreur ; il attribuait à miss Crawford des qualités qu’elle ne possédait pas. Ses défauts étaient ce qu’ils avaient toujours été, mais il ne les apercevait plus.

Ce ne fut qu’après avoir versé beaucoup de larmes sur cette illusion d’Edmond, que Fanny put apaiser l’agitation qu’elle éprouvait, et ce ne fut que par l’influence des vœux ardens qu’elle forma pour le bonheur d’Edmond, qu’elle y parvint.

Son intention était de vaincre tout ce qu’il y avait d’excessif dans son affection pour Edmond ; elle sentait que c’était aussi son devoir. Elle ne devait point avoir assez de présomption pour regarder l’union d’Edmond avec miss Crawford comme un malheur pour elle ; il ne pouvait, en toutes circonstances quelconques, devenir rien de plus cher pour elle qu’un ami, Elle voulait se soumettre entièrement à la raison pour mériter le droit de juger le caractère de miss Crawford.

Fanny avait tout l’héroïsme des bons principes, mais elle possédait aussi toute la sensibilité du jeune âge et de la nature. Après avoir formé ces bonnes résolutions, elle saisit le billet qu’Edmond avait commencé à écrire, comme s’il eût été un trésor qui passait toutes ses espérances ; et, après avoir lu avec la plus tendre émotion ces mots : « Ma très-chère Fanny, vous devez me faire le plaisir d’accepter… » elle le renferma avec la chaîne, comme la partie du don qui lui paraissait la plus précieuse. C’était la seule chose ressemblant à une lettre qu’elle eût jamais reçue de lui ; elle ne pouvait espérer en recevoir jamais une autre, dont le style lui plût autant. Jamais deux lignes plus parfaites n’étaient sorties de la plume de l’auteur le plus distingué. Les quatre premiers mots et leur arrangement, ma très-chère Fanny, étaient pour elle une source de félicité.

Ayant ainsi réglé ses pensées et raffermi ses esprits par cet heureux mélange de raison et de faiblesse, elle put descendre à l’heure convenable, et reprendre ses occupations ordinaires auprès de sa tante Bertram, sans qu’il y eût de traces sur son visage de l’agitation qu’elle avait éprouvée.

Le jeudi destiné à la fête arriva, et il commença d’une manière agréable pour Fanny, car après le déjeûner, il vint un billet amical de M. Crawford adressé à William, pour lui dire que, se trouvant obligé de partir le lendemain pour Londres, où il devait rester quelques jours, il offrait une place dans sa voiture à William, si celui-ci voulait partir quelques heures plutôt qu’il ne l’avait projeté. M. Crawford comptait arriver assez à temps à Londres pour aller dîner chez son oncle, et William était invité à dîner avec lui chez l’amiral. La proposition plut beaucoup à William, qui se réjouit de courir la poste à quatre chevaux, et avec un compagnon de voyage d’un aussi aimable caractère. Fanny en fut également satisfaite ; le plan de William avait été d’abord de partir le soir suivant par la malle de Northampton, ce qui lui aurait permis à peine de prendre une heure de repos avant qu’il eût atteint Portsmouth ; et quoique cette offre de M. Crawford fît partir William quelques heures plutôt, elle ne pensait qu’à la diminution de fatigue qu’il trouverait de cette manière. Sir Thomas en était satisfait par une autre raison. L’introduction de son neveu auprès de l’amiral Crawford pouvait lui être utile ; il croyait que l’amiral y prendrait intérêt. Le billet de M. Crawford fut donc regardé généralement comme une chose agréable, et Fanny trouva quelque plaisir de plus en pensant que celui qui l’avait écrit s’éloignait le lendemain.

Le bal s’approchait ; Miss Price, connue seulement de nom à la moitié des personnes invitées, allait faire sa première apparition dans le monde, et devait être regardée comme la reine de la soirée. Qui pouvait goûter plus de bonheur que miss Price ? Mais miss Price n’avait pas été élevée pour paraître dans le monde, et si elle avait su sous quel aspect le bal était considéré généralement par rapport à elle, elle aurait éprouvé une augmentation de timidité par la crainte de mal agir et d’être regardée. Danser sans qu’on prît attention à elle et sans beaucoup de fatigue ; avoir assez de force et assez de danseurs pour la moitié de la soirée ; danser un peu avec Edmond et peu avec M. Crawford ; voir William s’amuser et échapper à sa tante Norris, tels étaient les projets qu’elle formait, et les plus grands plaisirs qu’elle se promettait du bal. William, qui voulait faire de ce dernier jour un cercle de jouissances, était allé à la chasse. Edmond était absent, et probablement était allé au presbytère ; Fanny restait seule exposée aux tracasseries de sa tante Norris ; enfin elle partit pour venir faire sa toilette, après avoir eu à supporter la mauvaise humeur de sa tante, qui avait querellé le maître-d’hôtel sur tous les détails du souper.

Fanny montait lentement l’escalier. La veille, à la même heure, elle était revenue du presbytère, et avait trouvé Edmond dans la chambre de l’Est. « Si j’allais l’y trouver encore aujourd’hui ! » se disait-elle.

« Fanny ! » dit au même moment une voix tout près d’elle. Elle tressaillit, et aperçut Edmond qui venait sur l’escalier à sa rencontre.

« Vous paraissez fatiguée, Fanny ? Avez-vous sorti ? »

« Non ; j’ai toujours gardé la maison. »

« Alors, vous avez éprouvé des fatigues au-dedans qui sont plus pénibles que celles du dehors. Vous auriez mieux fait de sortir. »

Fanny ne répondit point. Edmond paraissait avoir quelques soucis ; ils montèrent l’escalier ensemble.

« Je viens de chez M. Grant, dit alors Edmond ; vous devinez peut-être, Fanny, pourquoi j’y ai été ? » et en disant cela il paraissait si affecté, que Fanny crut qu’il s’agissait d’un objet qui lui ôtait la force de parler. « J’ai désiré engager miss Crawford pour les deux premières contre-danses. » Cette explication rendit la vie à Fanny, qui alors s’informa du résultat de la visite d’Edmond.

« Elle a consenti à danser avec moi, dit Edmond ; mais elle dit que c’est la dernière fois. Elle ne parle pas sérieusement. J’espère, je crois, je suis sûr qu’elle ne parle pas sérieusement. Mais j’aurais mieux aimé ne point l’entendre parler de cette manière. Elle n’a jamais dansé avec un homme d’église, à ce qu’elle dit ; et elle ne veut jamais danser ainsi. Pour moi, j’aurais voulu qu’il n’y eût point de bal au moment même… Demain je quitte la maison. »

Fanny s’efforça de lui répondre, et dit : « Je suis bien fâchée que quelque chose vous ait attristé. Aujourd’hui doit être un jour de plaisir. Mon oncle le veut ainsi. »

« Oh ! oui, oui ; ce sera en effet un jour de plaisir. Il finira bien. Je suis seulement attristé pour un moment. Mais, Fanny, vous pourriez peut être me dire mieux que moi-même, comment et pourquoi je suis affligé ? Laissez-moi vous parler un peu. Vous êtes une confidente indulgente. J’ai été affligé par la manière d’être de miss Crawford ce matin. Je sais que son naturel est aussi doux, aussi bon que le vôtre même ; mais l’influence de son ancienne société donne, il me semble, à sa conversation, à ses opinions, quelque chose de blâmable. Elle ne pense pas mal, mais elle parle mal. Elle parle ainsi en plaisantant, mais quoique je sache que ce n’est qu’une plaisanterie, cela m’afflige. »

« C’est l’effet de l’éducation, dit Fanny doucement. Edmond ne pouvait qu’en convenir. « Oui, cet oncle ! cette tante ! ils ont gâté le meilleur esprit. Quelquefois, Fanny, il me semble que cela ne se borne pas aux manières, et que l’esprit est un peu attaqué. »

Fanny pensa qu’il en appelait à son jugement. C’est pourquoi, après un moment de réflexion elle dit. « Mon cousin, si vous n’avez besoin de moi que comme une confidente, je vous serai aussi utile que je puisse l’être ; mais je n’ai aucune qualité propre à faire de moi une conseillère. Ne me demandez point un avis. Je ne suis point capable de vous en donner. »

« Vous avez raison, Fanny, de protester contre un pareil office ; mais vous ne devez pas vous effrayer ; je veux seulement causer avec vous. »

« Une chose de plus, excusez la liberté que je prends… Prenez garde à ne me dire rien que vous soyez fâché par la suite de m’avoir confié. Le temps peut venir… »

Les joues de Fanny se colorèrent en disant cela.

« Ma chère Fanny, s’écria Edmond en pressant sa main sur ses lèvres avec presque autant d’ardeur que si c’eût été celle de miss Crawford, vous êtes la prudence elle-même. Mais ce n’est pas nécessaire ici. Le temps ne viendra jamais, le temps auquel vous faites allusion ne viendra jamais. Je commence à le juger très-improbable. Les chances diminuent de plus en plus : et quand bien même il viendrait, il n’y aurait rien à rappeler entre nous qui dût nous effrayer, car je ne puis jamais être honteux de mes propres scrupules ; et s’ils étaient détruits, ce serait parce que le caractère de miss Crawford se serait amélioré. Vous êtes le seul être sur la terre à qui je puisse dire ce que j’ai dit. Mais vous avez toujours connu mon opinion sur miss Crawford ; vous pouvez m’être témoin, Fanny, que je n’ai jamais été aveuglé. Combien de fois n’avons-nous pas parlé ensemble de ses légers défauts ? Vous n’avez pas besoin de vous défier de moi ; j’ai presque abandonné toute idée sérieuse à son égard ; mais quelque chose qui m’arrive, je serais inexcusable si je pouvais penser, sans la plus sincère reconnaissance, à votre bonté et à votre sympathie. »

Edmond en avait dit assez pour subjuguer l’expérience d’une jeune personne de dix-huit ans. Il en avait dit assez pour faire connaître à Fanny des sentimens plus doux que tout ce qu’elle avait éprouvé depuis long-temps ; et avec un regard plus brillant, elle répondit : « Oui, mon cousin, je suis convaincue que vous êtes incapable d’agir autrement. Je ne crains d’entendre aucune chose que vous désiriez me dire. Ne vous contraignez point, dites-moi ce que vous voudrez. »

Ils étaient alors au second étage, quand l’apparition d’une femme de chambre interrompit leur conversation. Elle avait été terminée pour Fanny au moment le plus agréable. Si Edmond avait encore parlé pendant cinq minutes, il aurait bien pu ne l’entretenir que de miss Crawford. Ils se séparèrent. Edmond, en la quittant, la regarda avec une affection reconnaissante, et Fanny fut ranimée par de douces sensations. Depuis que le moment de joie que le billet de M. Crawford à William lui avait causé, s’était dissipé, elle avait été dans une situation d’esprit tout à fait contraire. Rien d’agréable ne s’était offert à elle… Maintenant tout lui souriait. La bonne fortune de William revenait dans sa pensée, et lui paraissait encore plus agréable qu’auparavant, le bal aussi… Quelle soirée de plaisir allait avoir lieu ! Fanny éprouvait des transports de joie, et elle commença à faire sa toilette avec un contentement réel. Tout alla bien : elle se plut à elle-même ; et quand elle prit le collier, son bonheur fut complet, car il ne put nullement entrer dans la boucle de sa croix. Pour obliger Edmond, elle s’était résolue à la porter, mais il ne pouvait s’adapter à la croix. Il fallait donc prendre la chaîne d’Edmond ; Fanny joignit cette chaîne et sa croix, que lui avaient donné les deux êtres les plus chers à son cœur, avec des sensations délicieuses ; et en orna son cou. Pour plaire à Edmond, elle se para aussi du collier de miss Crawford. Il lui allait à merveille, et Fanny quitta son appartement, satisfaite d’elle-même et de tout ce qui l’entourait.

Sa tante Bertram s’était rappelé que Fanny pouvait avoir besoin, pour une toilette de bal, de soins plus habiles que ceux de sa femme de chambre ; et quand elle fut habillée, elle envoya à Fanny madame Chapman, sa propre femme de chambre, pour l’aider. Mais miss Price sortait de son appartement, complètement habillée, lorsque madame Chapman s’y présenta. Fanny n’eut qu’à la remercier, et fut aussi sensible à cette attention que lady Bertram ou madame Chapman pouvaient le désirer.


FIN DU DEUXIÈME VOLUME.