Le Parc de Mansfield, ou les Trois cousines
Traduction par Henri Villemain.
J. G. Dentu (Tome I et IIp. 122-137).


CHAPITRE VIII.

En effet, le lendemain qui suivit les promenades dans les environs de Mansfield, Fanny recommença ses exercices ordinaires, et Edmond se flatta que sa santé ne se ressentirait pas de leur interruption momentanée. Pendant qu’il était absent, M. Rushworth arriva : il accompagnait sa mère qui, pour montrer sa politesse, venait presser l’exécution du plan que l’on avait formé à Mansfield, de faire une visite à Sotherton. Madame Norris et ses nièces furent charmées de cette invitation. Un jour peu éloigné fut choisi, pourvu que M. Crawford n’eût point d’engagemens pris. Les demoiselles Bertram n’oublièrent point cette stipulation, et M. Rushworth, à l’aide de leurs insinuations, comprit que ce qu’il avait de plus convenable à faire, était d’aller au presbytère, pour savoir de M. Crawford si le mercredi prochain lui conviendrait.

Avant qu’il fût de retour, madame Grant et miss Crawford arrivèrent. Comme elles avaient pris une autre route, M. Rushworth ne les rencontra point. Le voyage à Sotherton continua d’être le sujet de la conversation. Madame Norris, à qui ce projet plaisait extrêmement, ne tarissait point sur les arrangemens à faire ; et madame Rushworth, femme d’une politesse pompeuse, qui ne trouvait rien de plus important que ce qui avait rapport à elle et à son fils, pressait continuellement lady Bertram d’être de la partie. Celle-ci refusait constamment, mais sa manière calme de refuser, faisait croire, à lady Rushworth qu’elle désirait venir, et ce ne fut qu’après beaucoup de paroles de la part de madame Norris, qu’elle fut assurée de la vérité.

« La fatigue serait trop grande pour ma sœur. Veuillez l’excuser, et accepter nos deux chères filles et moi-même sans ma sœur. Elle aura la compagnie de Fanny Price comme vous savez, de sorte que tout sera à merveille. Quant à Edmond, je réponds pour lui qu’il sera charmé de se joindre à nous : il pourra venir à cheval. »

Madame Rushworth exprima ses regrets de ce que lady Bertram voulût rester chez elle, ainsi que miss Price qui n’avait jamais vu Sotherton, ce qui était grand dommage.

« Vous êtes infiniment bonne, dit madame Norris ; mais, quant à Fanny, elle aura de nombreuses occasions de voir Sotherton. Pour cette fois, il n’est nullement question qu’elle soit de la partie. Lady Bertram ne peut s’en passer. »

« Oh non ; je ne puis me passer de Fanny, » dit lady Bertram.

Madame Rushworth, convaincue que tout le monde devait désirer de voir Sotherton, invita alors miss Crawford à se joindre aux demoiselles Bertram, et Marie consentit volontiers à accepter cette civilité. Madame Grant avait refusé poliment pour son propre compte, mais elle était bien aise que sa sœur profitât des occasions qui lui offraient de l’amusement.

M. Rushworth revint du presbytère après avoir réussi dans l’objet de sa visite ; et Edmond parut en même temps pour apprendre ce qui avait été arrêté pour le mercredi suivant. Madame Rushworth prit congé quelques minutes après. Edmond la conduisit à la voiture, et accompagna ensuite madame Grant et miss Crawford au bas du parc.

À son retour, il trouva madame Norris fort occupée avec ses nièces de la manière dont se ferait le voyage. Les nièces s’étaient prononcées pour la calèche de M. Crawford. Edmond parla de prendre la chaise de poste de son père. « Quoi ! dit Julia, nous entasser, toutes trois dans une chaise de poste par la chaleur actuelle, quand nous pouvons aller dans une calèche ! Non, mon cher Edmond, cela ne peut pas être. »

« En outre, dit Maria, je sais que M. Crawford compte sur nous. »

« Je présume, dit Edmond, qu’il n’y a aucune difficulté à ce qu’une dame se mette sur le siége de la calèche avec M. Crawford. »

« Non certainement, dit Maria, et je crois que ce sera la place la plus agréable. On a un aspect du pays bien plus étendu ; probablement miss Crawford voudra s’y asseoir. »

« Alors, répondit Edmond, je ne vois aucune objection à ce que Fanny aille avec vous. »

« Fanny ! répéta madame Norris, il n’est pas question qu’elle vienne : elle reste avec sa tante ; je l’ai dit à madame Rushworth ; elle n’est pas attendue. »

« Vous n’avez aucune raison, madame, dit Edmond à sa mère, pour que Fanny ne soit pas de la partie ? »

« Non certainement ; mais je ne puis me passer d’elle. »

« Vous le pourrez, si je reste avec vous comme j’en ai l’intention. »

Il y eut un cri général à cette proposition.

« Oui, continua Edmond, il n’y a aucune nécessité pour que j’aille à Sotherton. Fanny a un grand désir de voir ce château. Je sais qu’elle serait charmée d’y aller ; elle a si rarement l’occasion de prendre un pareil plaisir, que je suis sûr, madame, que vous seriez bien aise de le lui procurer. »

« Oh oui, très-volontiers ! si votre tante n’y voit aucune objection, » dit lady Bertram.

Madame Norris, qui n’avait aucune affection pour Fanny, répéta qu’elle avait assuré positivement à madame Rushworth que Fanny ne pouvait pas être du voyage. Mais Edmond répliqua qu’en conduisant madame Rushworth, il lui avait parlé de miss Price, et en avait reçu une invitation pour sa cousine directement. Madame Norris était trop contrariée de ce que le plan qu’elle croyait avoir parfaitement arrangé elle-même fût changé, pour se soumettre de bonne grâce aux raisons d’Edmond. Elle se borna à dire :

« Bien, très-bien, arrangez cela comme vous vous voudrez ; pour moi, je ne m’en occuperai plus. »

Lorsque Fanny connut ce changement, elle en éprouva plus de reconnaissance que de plaisir. Elle ressentait la bonté d’Edmond avec une sensibilité qu’il ne pouvait soupçonner, parce qu’il ne se doutait pas de son tendre attachement pour lui ; mais elle s’affligeait de ce qu’il se privât d’un plaisir à cause d’elle, et elle n’éprouvait aucune satisfaction à aller voir Sotherton sans lui.

À la réunion suivante des deux familles, le plan éprouva encore une altération, et elle fut approuvée généralement. Madame Grant s’offrit pour tenir compagnie à lady Bertram au lieu de son fils, et le docteur Grant devait venir dîner avec les deux dames. Lady Bertram fut très-contente de cet arrangement, Edmond lui-même fut fort satisfait de pouvoir aller à Sotherton ; et madame Norris, qui jugea le nouveau plan excellent, dit qu’elle avait été sur le point de le proposer quand madame Grant avait pris la parole.

Le mercredi vint. Le jour était superbe. Aussitôt après le déjeûner la calèche arriva. M. Crawford qui la conduisait, amenait ses deux sœurs. Madame Grant n’eut qu’à descendre. Les autres personnes étaient prêtes à y monter. La place enviée, la place d’honneur n’était pas occupée. Pendant que chacune des demoiselles Bertram songeait à s’en emparer, la chose fut décidée par madame Grant. Comme vous êtes cinq, dit-elle, je crois que l’une de vous devrait s’asseoir à côté d’Henri. Et vous, Julia, qui désirez tant apprendre à conduire une voiture, il faut que vous profitiez de cette occasion pour prendre une leçon. »

Heureuse Julia ! malheureuse Maria ! La première fut assise dans un moment sur le siége de la calèche, tandis que la seconde se plaça dans la calèche avec un sentiment de tristesse et de dépit. On partit immédiatement.

La route était frayée à travers un pays agréable, et Fanny, qui n’avait jamais fait de promenades étendues, fut bientôt au-delà des limites de la contrée qu’elle connaissait. Tout était nouveau pour elle, et elle jouissait d’un plaisir infini à admirer tout ce qui s’offrait à ses regards avec un aspect intéressant. On ne l’invitait pas souvent à se mêler à la conversation, et elle ne le désirait pas ; ses propres pensées et ses réflexions étaient habituellement sa meilleure compagnie. Elle goûtait, en observant l’apparence du pays, la différence du sol, l’état de la moisson, les chaumières, les troupeaux, les groupes d’enfans, un plaisir qui n’aurait pu être augmenté que par la possibilité de s’en entretenir avec Edmond. Cette dernière circonstance était son seul point de ressemblance avec miss Crawford, qui était placée auprès d’elle. Miss Crawford n’avait rien de la délicatesse de goût et d’esprit de Fanny. La nature était inanimée à ses yeux et l’intéressait peu. Toute son attention se portait sur la société et sur ses talens personnels pour tout ce qui était frivole. Quelquefois cependant, lorsque la route se courbait, ou qu’Edmond les devançait pour monter une élévation de terrain, Fanny et miss Crawford se réunissaient pour dire au même instant : « Le voilà ! »

Pendant les sept premiers milles, miss Bertram eut peu d’agrément. Elle avait toujours sous les yeux M. Crawford et sa sœur qui, assis l’un près de l’autre, s’entretenaient avec vivacité et gaîté. Quand Julia se tournait vers la calèche, c’était avec un air enchanté, et Maria trouvait dans la gaîté de sa sœur et dans les sourires que M. Crawford lui adressait, un sujet continuel d’irritation.

Mais lorsqu’on arriva dans les environs de Sotherton, miss Bertram se trouva mieux. Elle avait deux cordes à son arc ; les sentimens de Rushworth et les sentimens de Crawford. Ceux du premier étaient on ne peut mieux servis par le voisinage de Sotherton. Maria ne pouvait dire à miss Crawford, sans éprouver un tressaillement de joie, « que ces bois appartenaient à Sotherton, que des deux côtés de la route, tout le pays appartenait à M. Rushworth ; » et ce plaisir augmenta à mesure que l’on approcha du château, antique résidence de la famille, avec tous ses droits et ses privilèges.

« Nous n’avons plus de mauvais chemins, miss Crawford : M. Rushworth a fait arranger la route. Voici où commence le village : ces maisons ont besoin d’être réparées. Le clocher de l’église est d’une beauté remarquable. Voici la maison de l’intendant. Nous voici à l’entrée du parc. Nous avons encore près d’un mille à faire. Le parc est assez bien de ce côté-ci, comme vous voyez. Il y a de beaux arbres. Mais la situation du château est mauvaise. »

Miss Crawford était prompte à tout admirer. Elle devinait facilement les sentimens de miss Bertram, et elle se faisait un point d’honneur de seconder au mieux la jouissance qu’elle éprouvait. Madame Norris était dans le ravissement, et ne cessait de parler. Fanny même exprimait aussi son admiration, et était entendue avec complaisance. Lorsqu’elle aperçut le château, elle observa « que c’était un bâtiment qu’elle ne pouvait regarder sans éprouver une sorte de respect ; elle ajouta : maintenant où est l’avenue ? Nous voyons la façade de l’est : l’avenue doit être alors derrière le château. M. Rushworth disait qu’elle était devant la façade du midi.

« Oui ; elle est exactement derrière le château. Elle commence à peu de distance, et va en montant l’espace d’un demi-mille. Elle est toute en chênes. »

Miss Bertram pouvait alors parler avec une connaissance parfaite de ce qu’elle avait prétendu ignorer quand M. Rushworth lui avait demandé son opinion ; et ses esprits étaient dans la plus agréable émotion que la vanité et l’orgueil puissent causer, lorsqu’on arriva au large perron de la principale entrée.