Un jour un lingamiste voulut faire le sacrifice
ordinaire à son lingam[1], auprès d’un étang : il
s’était détourné de quelques pas pour cueillir
les fleurs qui devaient former son offrande ;
pendant ce temps, un singe survient, enlève le
lingam et se sauve, l’emportant avec lui sur
les arbres voisins. Le lingamiste s’en aperçut, il
voulut courir après le voleur ; mais il ne put l’atteindre
ni découvrir le lieu où il s’était caché.
Après avoir cherché long-temps en vain, il revint
tout confus auprès de son djangouma[2], et l’aborda
la consternation peinte sur le visage et
les larmes aux yeux : Ah ! seigneur gourou, lui dit-il d’un ton lamentable, il m’est arrivé un
cruel malheur ; j’ai perdu le Dieu que vous aviez
vous-même suspendu à mon cou. Dans le temps
que je me préparais à offrir à mon lingam le
sacrifice ordinaire, un maudit singe est venu et
l’a enlevé sans que je m’en aperçusse. Je l’ai
cherché de tous côtés, mais il m’a été impossible
de le trouver ; je viens maintenant vous demander
conseil et vous supplier de m’indiquer les
moyens de réparer cette perte déplorable.
Malheureux ! répondit le djangouma ! tu as
perdu ton lingam ! ton dieu ! Il ne pouvait rien
t’arriver de pire dans le monde ! Maintenant il ne
te reste d’autre voie pour réparer ce malheur
que de perdre la vie ; après avoir perdu ton
lingam, il faut mourir[3] voilà le seul moyen
d’apaiser la colère du Dieu Siva, irrité contre toi.
On pense bien que cette terrible apostrophe
du djangouma ne consola pas le lingamiste. Il
paraissait profondément affligé de la sentence
de mort qu’il venait d’entendre prononcer, et
lorsqu’il eut repris ses sens : Est-ce donc ainsi, seigneur gourou, s’écria-t-il, que vous me condamnez
à mourir à la fleur de l’âge, quand je
ne suis atteint d’aucune maladie ? Robuste et
jouissant de la meilleure santé, comment me résigner
à la mort ? N’y a-t-il donc aucun moyen
d’éviter ou au moins d’adoucir la sentence fatale
que vous venez de prononcer contre moi ?
J’aurais pourtant si grande envie de vivre encore
quelque temps de plus ou d’attendre au
moins pour mourir que je sois malade !
Ton lingam perdu, repartit le djangouma
d’un ton ferme et solennel, tu n’as aucun moyen
de prolonger ta vie, il faut absolument que tu
meures ; seulement, tu peux choisir parmi les
trois genres de mort que je vais t’indiquer : t’arracher
toi-même la langue, ou te laisser suffoquer
à la fumée d’encens, ou enfin, si tu le préfères,
te submerger dans l’eau. Choisis donc sans
retard entre ces trois genres de mort, et hâte-toi
de remplir ton malheureux destin.
Le lingamiste, voyant qu’il n’y avait pas
moyen de fléchir la sévérité du djangouma,
baissa la tête d’un air pensif et consterné ; enfin
après quelques momens de réflexion : Eh bien,
puisqu’il n’y a pas moyen d’éviter la mort, je
me résigne à la volonté de Siva. Je mourrai
puisqu’il le faut ; cependant, des trois genres de mort que vous venez de m’indiquer, m’arracher
moi-même la langue, ou me laisser suffoquer
à la fumée d’encens, me paraissent des
supplices trop terribles, et je ne possède ni
assez de courage ni assez de fermeté pour les
subir. Je préfère mourir en me noyant dans
l’étang. Je me plongerai petit à petit dans l’eau,
et par ce moyen je perdrai pour ainsi dire la vie
sans m’en apercevoir. Avant de mourir, j’ai une
grâce à vous demander, c’est que vous veuillez
bien m’accompagner jusqu’à l’étang pour m’encourager
à la mort et me donner votre assirvahdam (bénédiction).
Le djangouma, satisfait des dispositions de
son disciple, accéda volontiers à ses désirs, et le
suivit jusqu’au bord de l’étang, dans lequel celui-ci
s’avança avec beaucoup de fermeté. Le gourou
le regardait de loin et l’exhortait à se soumettre
courageusement à sa destinée. Il lui représentait
le bonheur auquel il allait bientôt
avoir part dans le kailanam[4]. Le disciple s’enfonça
petit à petit dans l’eau jusqu’au cou. Se
tournant alors vers le djangouma : Seigneur gourou,
lui dit-il, sur le point de mourir, encore
une dernière grâce : daignez me prêter un instant votre lingam, je veux l’adorer et lui offrir un dernier
sacrifice, après quoi je mourrai content. Le
djangouma ne se défiant de rien, consentit sans
difficulté à cette nouvelle demande de son disciple.
Celui-ci vint sur le bord recevoir le lingam
de son gourou, et rentra dans l’étang. Quand
il eut de l’eau jusqu’au cou, il laissa tomber,
comme par accident, le lingam qu’il tenait entre
ses mains, et se tournant vers le djangouma, il
s’écria avec l’apparence d’une vive émotion : Ah
seigneur ! ah seigneur gourou ! quel autre malheur !
quel grand malheur ! votre lingam est
aussi perdu, il vient de m’échapper des mains
et il est tombé au fond de l’étang. Quel événement
cruel ! que je plains votre destinée ! car
pour moi, si ce n’était l’attachement que je vous
porte, cet accident, tout déplorable qu’il est,
je devrais le bénir, puisqu’il va me devenir une
source de bonheur en me procurant le précieux
avantage de mourir en compagnie avec mon gourou,
mon guide spirituel. Oui, seigneur gourou,
nous mourrons ensemble, puisque nous avons
perdu l’un et l’autre notre lingam ; je mourrai
avec vous et à vos pieds, et j’espère que vous
voudrez bien me conduire à votre suite au paradis
du Dieu Siva. En disant ces mots, le disciple
s’approcha du djangouma, qui, pâle et tremblant, n’avait pas la force de prononcer une
seule parole ; il se prosterna devant lui et lui
saisit les pieds, lui jurant qu’il ne le lâcherait
pas, et qu’il voulait mourir avec lui.
Le gourou ne reprit ses sens que pour accabler
d’injures et de malédictions son malin disciple.
Cependant, après avoir déchargé sa bile,
voyant qu’il n’y avait pas d’autre moyen de
se tirer d’affaire que de se noyer avec son disciple
ou d’absoudre ce dernier, il changea
bientôt de langage, et le regardant d’un air
plus calme : Après tout, lui dit-il, est-ce donc
un si grand malheur que de perdre une petite
pierre ? Car, tout bien considéré, le lingam
n’est autre chose qu’une pierre ; et en faisant
chacun la dépense de deux liards, nous pourrons
nous en procurer un autre semblable à
celui que nous avons perdu. Lâche-moi donc
les pieds ; lève-toi et suis-moi à mon mata où
j’ai plusieurs lingams de rechange. Nous en
prendrons chacun un, sans qu’il soit nécessaire
de perdre la vie pour réparer la perte que nous
avons faite.
FIN DU CONTE QUATRIÈME.
↑On sait que le lingam est une idole infâme représentant les parties sexuelles, à laquelle les Indiens, et sur-tout ceux de la secte de Siva, offrent des sacrifices.