Le Pain dur/Acte I, Scène I

La Nouvelle Revue Française (p. 13-32).

Scène I

L’Ancienne bibliothèque du monastère cistercien de Coûfontaine, telle qu’elle est décrite à l’acte I de « L’OTAGE ». Tous les livres ont été enlevés des rayons et on en voit des piles çà et là sur le plancher. Désordre et poussière ; aux fenêtres, par places, carreaux remplacés par du papier. Le grand crucifix de bronze a été descendu, on le voit appuyé contre le mur. À sa place et au-dessus, le portrait du Roi Louis-Philippe, en uniforme de la Garde Nationale, grosses épaulettes et pantalon de casimir blanc. — Au dehors, Novembre.

Au lever du rideau, SICHEL et LUMÎR[1] assises. LUMÎR en habit d’homme, grande redingote à brandebourgs. On entend TURELURE qui pérore dans la pièce voisine.

Voix de Turelure

… la Monarchie constitutionnelle ; traditionnelle par son principe, moderne par ses institutions !

(Applaudissements)

Sichel

C’est moi qui ai trouvé cette phrase, ça a toujours du succès ! Il place ça partout.

Voix de Turelure

Te te te te te… le développement des ressources nationales qui marche de pair avec le progrès des lumières et d’une sage liberté ! Et ceci me ramène, Messieurs, à l’événement qui fait l’objet de notre réunion. Aujourd’hui la voie ferrée touche Coûfontaine ! Demain, par la vallée de la Marne au delà des Vosges elle atteint le Rhin, elle rejoint l’Orient ! Notre main au-delà des frontières va saisir celle que nous tend l’Allemagne fraternelle. Ah, pardonnez son émotion à un vieux militaire ! Ce que notre jeunesse a rêvé, ce que n’ont pu faire nos armes et le génie d’un grand homme, la science le réalise ! D’un pays à l’autre se fait en paix l’échange des produits, des idées et des plus nobles sentiments. Et pour nos campagnes mêmes, quel avenir ! Notre agriculture trouve des débouchés faciles, tout entre en exploitation, les villes encombrées se dépeuplent au profit des champs et leur envoient de joyeux bataillons de travailleurs ! Plus de chômage, plus de bras inoccupés ! L’industrie allume de toutes parts ses foyers, partout s’élèvent les cheminées des sucreries ! Et moi aussi, Messieurs, moi-même, oui, je veux donner l’exemple. Cette terre, cette maison, ce bien héréditaire de notre antique famille, je veux les consacrer au développement de nos forces économiques. Ce monastère va devenir une papeterie. Là où jadis de bien intentionnés ecclésiastiques, dont les plus vieux d’entre vous se souviennent sans doute avec attendrissement, élevaient en l’honneur de la Divinité une voix respectable, mais inutile, va retentir le bruit joyeux des machines et des trémies. Le travail n’est-il pas la meilleure des prières, celle qui est la plus agréable au Créateur ? Oui. Mais à qui devons-nous ces bienfaits ? à qui, Messieurs ? ne l’oublions pas : au Souverain réparateur, qui, sauvant la France de vaines agitations de la démagogie est venu définitivement implanter sur notre sol la Monarchie Constitutionnelle, traditionnelle par son principe, moderne par ses institutions !

(Silence. Puis faibles applaudissements).
Sichel

Il oublie qu’il l’a déjà dit.

Voix de Turelure
Messieurs, je lève mon verre en l’honneur de Sa Majesté Louis Philippe Premier, Roi des Français ! Vive le Roi et son auguste famille !
(Applaudissements, brouhaha).
Sichel

Vous me direz que cela ne vous rend pas vos dix mille francs.

Lumîr

Patience, je les aurai.

Sichel

Vous croyez que dix mille francs, ça ressort comme ça tout seul ?

Lumîr

Monsieur le Comte est riche.

Sichel

Pas tant que vous le pensez. Son désordre égale son avarice,

Qui ne le cède qu’à son improbité. Ah, c’est un grand seigneur !

Et vous croyez que parce qu’on est riche, on a de l’argent comme ça à donner ? Votre simplicité m’étonne.

Plus l’argent travaille, plus il est difficile de le déranger. Tout est retenu d’avance.

Et ce n’est pas au moment qu’il va construire cette papeterie qu’il peut se passer de monnaie.

Lumîr

Je sais qu’il a touché de l’argent de votre père.

Sichel

Oui, vous savez cela ? C’est vrai, il a touché vingt mille francs.

Lumîr

Pour la propriété de l’Arbre-Dormant.

Sichel

L’antique manoir des Coûfontaine !

Un joli marché que fait mon père ! Quelques pans de murs en ruine et des champs de sable ! plus, un moulin.

Lumîr

Mais c’est là que l’embranchement de Rheims va s’accrocher.

Sichel

Vous êtes bien renseignée.

Lumîr

J’aurai donc ces vingt mille francs.

Sichel

C’est vingt mille francs maintenant qu’il vous faut ?

Lumîr

Dix mille francs que j’ai prêtés.

Et dix mille qui sont nécessaires à Louis pour l’échéance.

Sichel

Cela peut le tirer d’affaire ?

Lumîr

Et lui permettre d’attendre la moisson qui sera belle, — il a plu, —

Et ses rentrées pour fournitures au Corps d’occupation.

Sichel

C’est sérieux ? Louis a fait quelque chose là-bas ?

Lumîr

Trois cents hectares aux portes d’Alger conquis sur les marais de la Mitidja !

Qui commenceront à rendre.

Notre père ne va pas laisser tout cela aller aux Juifs pour dix mille francs.

Sichel

Vous dites : notre père ?

Lumîr

Louis m’épouse, vous le savez.

Sichel

Je le sais, il me l’a écrit.

Lumîr

Il vous écrit ?

Sichel

Pauvre garçon ! J’ai de la sympathie pour lui, il le sait.

Je lui rends les services que je puis.

Lumîr

Vous lui devez bien cela.

Sichel

Comment est-ce que je lui dois bien cela ?

Lumîr

Toute sa fortune a passé aux mains de votre père.

Sichel

Est-ce de ma faute ou celle de mon père,

Si M. le Capitaine Louis-Napoléon Turelure-Coûfontaine

S’est mis en tête de conquérir les marais de la Mitidja (trois cents hectares aux portes d’Alger) ?

Je dis qu’il doit de la reconnaissance au vieux Habenichts.

Et d’ailleurs, l’argent n’est pas sorti de la famille.

Lumîr

Je le sais.

Sichel

Votre père, comme vous dites, n’est nullement étranger aux petites opérations du mien.

Lumîr

C’est pourquoi je dois avoir mes dix mille francs.

Sichel

Vous comptez pour cela sur mon aide ?

Lumîr

Madame, je me permets de la solliciter.

Sichel

Je ne suis pas Madame.

Lumîr

Sichel…

Sichel

Je ne suis pas Sichel ! C’est le vieux qui m’appelle ainsi. Il ne se souvient d’aucun nom,

Moitié insolence, moitié imbécillité, et nous rebaptise tous,

Si je peux dire.

C’est ainsi que de mon père il a fait Ali Habenichts, — ça lui donne la juste pointe d’Orient et de Galicie, dit-il, —

Et de moi, qui suis Rachel, Sichel, qui est en allemand

Faucille dans le ciel clair du mois nouveau.

Bon. Cela va bien comme ça.

Lumîr

Je sais que vous pouvez tout ici.

Sichel

Je suis la maîtresse, n’est-ce pas ?

Lumîr

Si je ne le croyais pas, pourquoi serais-je ici ?

Sichel

Vertueusement accompagnée de notre vieille tante de Grodno, l’ineffable Madame Kokloschkine.

Vous êtes gentille dans ces habits d’homme.

Lumîr

C’est plus commode pour le voyage.

Sichel

C’est bien de me traiter ainsi en amie.

Vous êtes jeune, mais raisonnable. Vous ne ferez qu’un mariage raisonnable.

Je ne vous aurais pas crue si attachée à l’argent.

Lumîr

Cet argent n’est pas à moi.

Sichel

Je vois. C’est une pauvre petite caisse révolutionnaire.

C’est avec ça qu’on va refaire la Pologne et racheter au musée de Dresde le sabre de Sobieski.

Lumîr

Non point cette Pologne, Mademoiselle Habenichts, une autre.

Sichel

Quelle ?

Lumîr, baissant les yeux.

Une nouvelle Pologne.

Sichel

Où cela ?

Lumîr

Au delà d’ici. De ceux-là faite qui sont morts pour elle.

Sichel

Sans espérance.

Lumîr

Morts sans aucune espérance.

(Silence).
Sichel

Pour vous, vous vivrez en contentement dans cette belle propriété, au soleil d’Algérie.

Lumîr

Tout d’abord, je dois reporter cet argent là-bas.

Sichel

Et il est tellement sûr que vous reviendrez ?

Lumîr, la regardant.

Peut-être.

(Silence).
Sichel, pensive, les yeux baissés.

Vous avez encore une patrie sur terre. Vous avez une place qui de droit est à vous, pas à d’autres. On ne vous a pas extirpés.

Mais nous, Juifs, il n’y a pas un petit bout de terre aussi large qu’une pièce d’or,

Sur laquelle nous puissions mettre le pied et dire : c’est à nous, c’est nous, c’est chez nous, cela a été fait pour nous. Dieu seul est à nous.

Quelle singulière histoire ! La prise de Jérusalem (bon Dieu ! qui est-ce qui s’occupe de Jérusalem !)

Et à cause de cela, il n’y a pas un homme vivant, si je sors de ceux de ma race,

Qui me tende la main et me dise de son gré : « Viens. Sois à moi. Tu es ma femme. »

Nous sommes refusés par toute l’humanité, et c’est de ce refus que nous sommes faits.

Et je sais, oui, il y a cette autre histoire, celui-ci…

(Elle désigne le crucifix sans le regarder).

Eh bien, ce n’est pas la seule erreur judiciaire qu’on ait commise.

Et était-ce une erreur ? Est-ce qu’on pouvait souffrir qu’il se dise Dieu ? C’est un blasphème, dit mon père.

Et c’est de plus un mensonge, car il n’y a pas de Dieu.

Lumîr

Son sang est retombé sur le vôtre. Le sang !

C’est une grande chose que le sang. Vous devriez causer là-dessus avec ma tante, elle en sait long.

À ce moment, ç’a été pour vous comme une nouvelle naissance, dit-elle, une conception par dessus l’autre, un deuxième péché originel, l’inverse de la bénédiction d’Abraham.

Sichel

C’est de la mysticité à la manière de Grodno ! Que parlez-vous de sang ?

Nous étions là avant vous et nous sommes les premiers-nés.

Qui êtes-vous à côté de nous ? Quand vous pouvez remonter à dix générations, issus de sangs plus entrecroisés que les chiens.

Vous vous dites gentilshommes ! Mais nous seuls sommes purs, en droite ligne depuis la création du monde !

C’est à nous que vous devez tout et vous nous excluez.

Lumîr

Je ne demande pas à sortir de ma race.

Sichel

Et moi, je demande à sortir de la mienne, à m’arracher de ce ghetto où l’on nous tient étouffés !

Mes pères ont cru en Dieu et ils ont espéré dans le Messie.

C’est leur rôle depuis la création du monde et ils n’ont pas changé, à part, debout sous l’arbre à sept branches, dans une foi et dans une espérance enragées !

Mais moi, je ne crois pas en Dieu, et je n’espère qu’en moi-même, et je sais qu’il n’y a qu’une vie,

Je suis une femme, et je veux avoir ma place avec le reste de l’humanité, et pour cela je suis prête à tout faire et à tout donner, et à tout trahir ! Il n’est que temps !

Pensez-vous que votre Pologne m’intéresse ? Réjouissez-vous qu’il y ait une frontière de moins.

Il n’y a pas de Pologne, il n’y a pas de judaïsme, il n’y a que des hommes et des femmes vivants, pas de Dieu et le même droit pour tous !

Dieu n’est pas, il n’y a pas de Messie à attendre, on nous a tous trompés et notre espérance a été vaine. C’est pourquoi les choses qui existent sont importantes et je n’en serai pas exclue.

Lumîr

Personne ne vous dispute votre Pair de France.

Sichel

Pourquoi donc êtes-vous ici ?

Lumîr

Il ne dépend que de vous que je parte.

Sichel

Non. Monsieur le Comte est à cet âge où l’on veut être aimé pour soi-même.

Et vous obtiendriez tout de lui, car il aime les femmes, ah ! c’est un vrai Français !

Excepté de l’argent.

Fi ! ne lui parlez point d’argent, c’est bas !

Lumîr

Sichel, si j’obtiens cet argent qui m’est dû,

Je ne retourne pas à Alger.

— Vous voyez, je vous ai comprise.

Sichel

Je ne sais ce que vous dites.

Lumîr

C’est vous qui me poussez !

Je dis que j’obtiendrai cet argent

Par tous moyens. Je l’aurai.

Et qu’il est dangereux pour vous que je reste.

Sichel

Que pensez-vous faire ?

Lumîr

Croyez-vous que je ne connaisse pas le cœur d’un père comme Monsieur le Comte ?

Je suis la fiancée de son fils.

Sichel

Et certes, je vois que vous l’aimez !

Lumîr

L’honneur et le devoir avant tout.

Sichel

C’est l’honneur et le devoir qui vous poussent à capter un vieillard imbécile ?

Lumîr

Oui.

Sichel

Et à trahir celui qui vous aime ?

Lumîr

Montrez-moi les lettres que le capitaine vous a écrites.

Sichel

Je pense qu’il vous aime sincèrement.

Lumîr

Je l’aime aussi.

Sichel

Pas autant que ces dix mille francs à récupérer.

Lumîr

Je les lui ai donnés.

Sichel

Prêtés.

Lumîr

Je lui ai donné ma vie.

Sichel

Prêtée à de gros intérêts.

Lumîr

Nous avons fait assez. Je n’ai pas le droit d’être plus généreuse envers ce Français.

C’est mon frère qui lui a sauvé la vie, le rapportant tout sanglant de la brèche de Constantine.

Et c’est moi ensuite qui l’ai soigné.

C’est mon frère et moi qui l’aidions pendant qu’il commençait ses défrichements, et je tenais sa maison.

Maintenant mon frère est mort et d’autres devoirs m’appellent.

Sichel

Je ne vous trouve point si belle.

Lumîr

Assez pour me faire épouser.

Sichel

Quels yeux ! Quand vous les tenez baissés, tout est si fermé qu’on dirait que vous n’êtes plus là.

Et le plus souvent ils sont fixes et tranquilles comme ceux d’un enfant, si sérieux que Monsieur le Comte lui-même en est décontenancé.

Mais quand ils noircissent et se chargent de furie et qu’on voit l’âme là-dedans qui brûle…

Ce sont de ces yeux-là sans doute qu’il est épris

Lumîr

Vous vous trompez. Ce ne sont pas mes yeux qu’il aime.

(Silence).
Sichel

Lumîr, le Comte est vieux et je trouve qu’il a assez vécu.

Lumîr

Plût au ciel que son sort et cet injuste argent fussent entre mes mains !

Sichel

Ou entre les miennes, ainsi soit-il ! Mais je pense que ce n’est pas aux morts d’enterrer éternellement ceux qui vivent.

Lumîr

Il est là et nous n’y pouvons rien.

Sichel

Plus que vous ne pensez.

Lumîr

Me conseillez-vous un crime ?

Sichel

Je n’appelle pas cela un crime. Quand un homme nous refuse ce qu’il nous doit,

Il dénonce tous nos traités avec lui, nous sommes en état de guerre.

Chacun n’a plus qu’à se servir des armes qu’il peut, à ses risques et périls.

Et le Comte une belle nuit recevrait une balle dans la tête, qui s’en étonnerait ? Il est terrible avec les braconniers et tous ses domestiques le haïssent.

Lumîr, avec un doux sourire.

Exécutez-le donc vous-même.

Sichel

Tout le monde le peut, pas moi. Et d’ailleurs je suis une femme.

Lumîr

Je ne peux pas non plus.

Sichel

C’est vrai.

Il y a d’autres moyens. Je le connais, voici deux ans que je n’ai pas autre chose à faire que de le regarder.

Il est vieux. Il a peur, peur de la mort.

Il fait le brave encore, mais le médecin dit que le ressort qui anime cette grande carcasse est limé.

Avez-vous vu comme la peau de son crâne est mince ? On voit déjà dessous la tête de mort :

La même couleur jaunâtre, il y en a tout un tas près de la maison du jardinier.

Une violence, une émotion, et claque la berloque !

Il sait cela et il a peur. Il y a toujours moyen de faire avec un homme qui a peur.

Presque tous les hommes ont peur de quelque chose.

C’est pour cela qu’il n’ose me chasser.

Lumîr

Touchante union !

Sichel

Croyez-vous que ce soit par amour pour moi qu’il m’ait prise ? Non, vous ne devineriez jamais ! C’est pour m’empêcher de faire de la musique !

Il est incapable de résister à un certain esprit de farce et de taquinerie.

J’étais une artiste, connue dans le monde entier, vous savez mon nom. Croyez-vous que depuis deux ans il m’empêche de toucher à un piano ?

Je suis sa teneuse de livres et il m’a réduite en esclavage comme les anciens Israélites.

Et je pensais d’abord qu’il m’épouserait, mais j’ai dû bientôt renoncer à cet espoir enchanteur.

Je vous dis qu’il ne consentira à mourir que s’il a le sentiment ainsi de jouer un tour à quelqu’un.

Et je ne puis tirer un sou de lui : pas plus pour moi, que pour vous.

Lumîr

Qu’il meure, et le fils vous reste.

Sichel

Et à vous la sainte Pologne !

Lumîr

J’ai commis un crime et je dois le réparer.

Mon frère et moi, nous avons prêté cet argent trois fois sacré.

Il faut que je le retrouve.

Jusque-là je ne puis me permettre une autre idée.

Sichel

Nous nous sommes clairement comprises, je crois ?

Jouez votre jeu, je joue le mien, j’ai mes atouts aussi, toutes deux contre le mort.

(Entre Turelure).

  1. Prononcez Loum-yir