Le Pain à Paris
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 964-995).
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LE
PAIN A PARIS

I.
LA MEUNERIE ET LA BOULANGERIE SOUS L’ANCIEN REGIME.

A peine le germe d’une réforme économique est-il semé que le public en voudrait recueillir les fruits. Le consommateur est sceptique et impatient; pour le convaincre, il faudrait l’abaissement rapide des prix commerciaux. Bien des gens en sont encore à douter que la liberté de la boucherie soit un progrès, parce qu’on n’a pas constaté une différence bien sensible dans les prix de la viande. La liberté de la boulangerie est à peine décrétée, elle n’est pas encore en pratique, et il semble qu’un certain doute sur l’efficacité de cette mesure soit entré déjà dans les esprits; il n’est personne qui n’ait entendu dire autour de soi avec une nuance d’incrédulité ironique : « Quand est-ce que nous aurons le pain à meilleur marché ? »

La question ainsi posée devient embarrassante pour les économistes, non pas que leur conviction en soit ébranlée, mais parce qu’il est difficile d’y répondre d’une manière nette et affirmative. Il y a dans chaque industrie des intérêts et des usages qu’on ne change pas par décret du jour au lendemain. Le commerce est fertile en petites ruses pour défendre les prix auxquels il est habitué, et la routine de l’acheteur vient en aide à la subtilité du marchand. Et puis le bon marché n’est appréciable que relativement à la qualité, et l’on ne peut pas prévoir ce qu’imaginera la libre concurrence pour procurer au public des satisfactions nouvelles. L’influence d’une mesure économique sur le prix de la denrée spéciale qu’elle concerne n’est d’ailleurs que le petit côté de la question. L’important dans les réformes de ce genre, c’est l’essor rendu à des facultés précédemment enchaînées, c’est la puissance de production, la richesse du pays, augmentées d’une manière générale, en raison de la solidarité qui unit toutes les industries.

Si bien fondées que soient ces considérations, ce n’est pas en les développant d’une manière abstraite qu’on ferait impression sur les esprits inquiets. Il ne faut pas que l’économie politique ait la prétention d’être crue sur parole. Le public a le droit de lui demander des faits et des preuves. Recherchons donc ce qu’ont été, à diverses époques et particulièrement dans le rayon de Paris, la fabrication, le commerce et la police du pain. Ne craignons pas de descendre jusqu’aux menus détails du métier, de mettre, pour ainsi dire, la main à la pâte : c’est le meilleur moyen de faire comprendre comment on a été conduit à introduire dans cette profession le principe vivifiant de la liberté et ce qu’on doit attendre du régime nouveau.


I.

L’habitude nous rend ingrats. Nous jouissons d’une foule de choses conquises par le génie humain sans savoir d’où elles nous sont venues. Nous oublions que des milliers d’objets ou de procédés, si vulgarisés aujourd’hui que l’usage en est devenu instinctif, ont donné lieu, dans la nuit des temps, à des efforts de patience, à des découvertes comme celles pour lesquelles nous prenons des brevets aujourd’hui. Que de grands inventeurs sont restés ignorés! On ne sait plus, par exemple, si le blé tel que nous le connaissons a son prototype dans la nature, ou s’il provient de quelque graminée enrichie et diversifiée par le traitement agricole. Nulle part on n’a découvert le froment panifiable à l’état sauvage. Les alimens que les races primitives trouvèrent immédiatement à leur disposition, la chair, les fruits, les feuilles, les racines, devaient fatiguer les organes digestifs. On fut conduit par l’instinct à en corriger la saveur excessive par des farineux. Pendant des milliers d’années, le gland remplit cet office; mais le gland est toujours plus ou moins acre selon les pays, et la récolte en est limitée.

On ignore quel génie bienfaisant entrevit le premier la possibilité d’enrichir la substance des graminées, et d’en multiplier la production par certains artifices de culture. La vague reconnaissance des peuples distingue encore, dans une lointaine auréole, deux noms, celui d’Osiris, le prétendu inventeur divinisé en Orient, et celui de la bonne déesse, qui paraît avoir été la grande vulgarisatrice pour l’Occident, et dont le souvenir est conservé par le mot de céréales. Il y eut là plus qu’une découverte industrielle : ce fut une révolution sociale et une des plus grandes que l’humanité ait traversées. Une ligne était tracée, pour ainsi dire, dans la série des temps entre la sauvagerie et la civilisation. Au lieu d’une nourriture insuffisante et fugitive qu’il fallait poursuivre en se déplaçant sans cesse, l’homme allait posséder un aliment qu’il pourrait multiplier à l’infini, mais à la condition de se fixer lui-même sur le sol : de là nécessité de la vie sociale. Pas de culture sans sécurité pour les fruits du travail; le droit de propriété prend racine et se ramifie avec le temps en toute sorte de législations. Dans l’ordre physiologique, le changement est encore plus fécond, et l’homme subit au physique une transformation qui réagit sur son moral. Le nouveau farineux, qui se rapproche par son gluten de la matière animalisée, accompagnant dans telle proportion qu’on veut les autres alimens, mais léger et nutritif par lui-même, pouvait satisfaire l’estomac sans le surcharger : il a éliminé peu à peu ces nourritures féroces qui exigeaient des digestions bestiales. Le corps, moins appesanti, a revêtu des formes nobles, et l’intelligence a été moins esclave de la matière. Mais combien il a fallu d’efforts instinctifs, se succédant à travers les siècles, pour en venir là, et qu’il y a loin du présent brut de Cérés au petit pain que nous trouverons demain sur notre table, et que nous n’accueillerons peut-être pas avec tout le respect qu’il mérite!

Dans l’origine, le blé était mangé en nature : on le dépouillait, quand on pouvait, de son écorce rugueuse, en l’imbibant d’eau, ou en le faisant griller sur un âtre de pierre échauffée. Aux temps auxquels se rapporte l’Odyssée, c’était encore la nourriture des dieux, c’est-à-dire qu’il était rare, et que les simples mortels étaient invités à s’en passer. Les inventions ont presque toujours pour point de départ un fait naturel qu’on observe, et qu’on tâche de reproduire mécaniquement. Le grain, même grillé, devait être assez indigeste quand on n’avait pas la patience de le mâcher parfaitement. Il est probable qu’en le voyant plus facilement assimilable lorsqu’il était bien pulvérisé sous la dent et bien humecté dans la bouche, on eut l’idée de le triturer et de le délayer. Ce fut la panification à ses débuts. Selon qu’elle était plus ou moins détrempée d’eau et plus ou moins chauffée, cette farine grossière donnait une espèce de bouillie ou des gâteaux mats, secs et durs; on les faisait plats et très minces, afin qu’on pût les rompre, car il aurait été difficile de les couper : de là cette antique locution, rompre le pain. C’est au hasard probablement qu’on doit le secret de faire lever la pâte, de la rendre molle et spongieuse au moyen du levain. Il a suffi pour cela que des résidus de pâte déjà aigrie fussent introduits dans un pétrissage nouveau : ils y déterminaient un gonflement, phénomène étrange sur lequel on dut réfléchir. Le jour où la fermentation et la cuisson furent arrêtées à des degrés convenables, on s’étonna d’obtenir un aliment léger, savoureux et appétissant dans sa fraîcheur. Le vrai pain fut inventé.

L’humanité paie cher ses conquêtes, et d’autant qu’elles sont plus précieuses. Représentons-nous ce qu’était dans l’origine la trituration des grains, d’abord à la main, avec des cailloux, entre des rouleaux de pierre, avec des pilons grossiers dans des mortiers, et enfin avec des blocs de granit tournés à bras! C’était la besogne du criminel, de l’esclave, et à leur défaut des femmes de la maison. Que de larmes répandues, que d’existences dévorées dans ce rude labeur! Heureux quand le broyeur n’avait pas la tête passée dans une planche percée, afin que le pauvre affamé ne pût pas porter à sa bouche une poignée de farine! Il fallait alors user beaucoup d’ouvriers pour alimenter peu de gens. A coup sûr, l’usage du pain, exigeant une somme énorme de travail pour la culture et la mouture, a grandement contribué à l’organisation des castes en Asie et au développement de l’esclavage en Occident. Les machines, rendons-leur en passant cette justice, sont venues, trop lentement sans doute, pour soulager l’humanité d’une partie de son fardeau. Après les manèges à ânes ou à chevaux, il a fallu attendre les moulins à eau pendant des siècles : essayés, à l’état de curiosité dans l’Asie-Mineure, sous Mithridate, ils ne devinrent usuels, dans l’Occident, que sous le règne d’Honorius et d’Arcadius. Sans être inconnus en France, ils ne s’y multiplièrent qu’après Charlemagne et par l’impulsion de ce grand homme. Le moulin à vent est d’invention asiatique. Les premiers croisés le contemplèrent avec ébahissement : toutefois on ne trouve pas trace de son introduction en France avant l’année 1105. Rien de semblable à nos bluteaux n’accompagnait les meules : le grain, grossièrement concassé, était nettoyé à la main avec des tamis.

Le plus ordinairement, le pain était fait dans chaque famille, comme les autres alimens; toutefois, dans les principaux centres de civilisation, il devint l’objet d’un métier spécial. Les Grecs s’y rendirent habiles, et à cet égard comme pour tant de choses sublimes ils firent l’éducation des autres pays. A Rome, sous Auguste, on compta 329 boulangeries, presque toutes tenues par des Grecs. C’étaient des artistes qui sacrifiaient beaucoup à la fantaisie, et faisaient des gâteaux plutôt que du pain. Autour d’eux s’étaient groupés des artisans vulgaires : ces meuniers, pour qui Plante a tourné la meule; les tamisiers, qui nettoyaient le grain écrasé; les fourniers, qui cuisaient à façon. Le pain était encore un luxe, et quand les empereurs offraient au peuple romain panem et circences, ils le traitaient en seigneur. L’approvisionnement et les distributions de pain étant une des clauses principales du contrat politique, les empereurs apportèrent la plus grande vigilance à l’organisation de ce service. A leurs yeux, les spéculateurs ou gens de métier qui concouraient à la production du pain étaient des espèces de fonctionnaires publics qu’il fallait enrichir, mais surveiller très étroitement. Quand les corporations industrielles (collegia) furent instituées vers le IIIe siècle, la boulangerie obtint le premier rang : on en fit une servitude honorable et lucrative. A la longue, honneurs et profits s’évanouirent, et il ne resta plus que les entraves. Dans une société délabrée, où la boulangerie, exercée, sinon par l’état, au moins sous sa responsabilité, tenait une si grande place, il surgissait souvent des difficultés qu’il fallait écarter par des expédiens administratifs. De là une multitude de règlemens qui ont passé dans les autres pays avec les lois et les habitudes romaines. C’est ainsi que la réglementation me ramène à Paris.

En héritant des pouvoirs impériaux, les rois barbares s’adjugèrent le patronage ou, pour mieux dire, l’exploitation des collèges d’artisans. L’institution tomba bientôt dans un tel avilissement qu’on ne sait pas bien comment elle a disparu. Il serait difficile de dire aussi comment la population parisienne se procurait son pain sous les deux premières dynasties. Vint le morcellement féodal. On ne comprendrait pas grand’chose à ce régime, si l’on ne se représentait chaque fief comme un petit état où une hiérarchie accomplit les fonctions essentielles, et prétend se réserver, pour sa rémunération, toutes les ressources locales. Le propre de ce système était l’isolement et la défiance. Le commerce qui aurait fait passer les produits nourriciers d’un centre dans l’autre était suspect; le patriotisme local exigeait qu’on y mît des entraves. Chaque ville n’avait donc qu’un rayon d’approvisionnement très restreint, et il n’était pas rare qu’une province souffrît de la disette, tandis qu’une abondance inutile affligeait des pays voisins. Paris jouissait d’une sorte d’exception, grâce à cette puissante compagnie des marchandai de l’eau, dont on peut apprécier l’importance par ce fait, que son blason parlant, le vaisseau, sert encore d’armoiries à la grande cité. Les marchands de l’eau, assez forts pour se faire respecter, entreprenaient des navigations jugées alors lointaines et périlleuses, et ils pouvaient au besoin ramasser des blés sur tout le cours de la Seine. Il est à croire qu’ils mettaient un bon prix à leurs services en raison du monopole dont ils étaient investis. Les rives de notre fleuve n’étaient pas plus hospitalières au XIIIe siècle pour les marchands étrangers ou même français que les côtes barbares pour les héros du monde primitif. Tout bateau touchant le port de Paris avec des marchandises dont les Parisiens avaient sans doute grand besoin était saisi et confisqué. On trouve trace de procès pour le partage des prises de ce genre entre les gens du roi, l’évêque de Paris et le prévôt, représentant la bourgeoisie parisienne.

La féodalité avait aussi sa manière de spéculer. Elle avait remarqué que toute richesse ne sort pas de la terre, et, sans méditer sur ce point aussi longtemps qu’Adam Smith, elle voyait clairement que le travail humain ajoute une valeur aux produits du sol. Moins dédaigneuse qu’on ne le suppose des profits industriels, elle entreprit de monopoliser les deux métiers qui sont les principaux agens de l’alimentation, la meunerie et la boulangerie. Les moulins à eau et à vent ne s’étaient pas beaucoup multipliés : il fallait, pour les construire, certains droits fonciers, et de plus un capital dont la possession était rare parmi les vilains. On continuait donc à écraser le grain, tant bien que mal, dans chaque famille avec des moulins à bras. Si l’on se rend compte du temps qu’exigeait ce labeur dans tout le royaume comparativement à ce qui se passe aujourd’hui, on voit qu’il y avait là une cause d’appauvrissement. Les seigneurs proposèrent de multiplier les moulins à vent ou à eau, mais à la condition que l’usage en serait obligatoire pour leurs vassaux, et moyennant certaines redevances destinées à les indemniser. Ils établirent aussi des fours communs, sous prétexte que les cuissons à domicile occasionnaient souvent des incendies. C’est toujours au nom du bien public que les monopoles s’introduisent dans le monde. A leur origine, ils tiennent assez souvent leurs promesses; mais leurs fruits deviennent amers avec le temps. L’obligation de se servir des moulins et fours banaux devint une servitude intolérable et un des principaux griefs contre la féodalité. Un travail souvent mal fait était taxé arbitrairement. Un homme coupable d’avoir écrasé un peu de grain pour lui-même aurait été châtié sévèrement, à moins qu’il n’eût acquitté un droit nommé suite de moulin. Le roturier, même en son absence, devait payer la vertemounte, c’est-à-dire un droit correspondant à la quantité de grains qu’il aurait dû consommer sur les lieux. Il va .sans dire qu’un privilège aussi irritant fut souvent battu en brèche. En beaucoup d’endroits, les banalités furent abolies, atténuées, rachetées; toutefois la suppression de ce qu’il en restait encore en 1789 fut une des réformes qui causèrent le plus de soucis et de scrupules à l’assemblée constituante.

II.

L’intérêt féodal avait heureusement pour contre-poids la politique des rois. Ceux-ci comprirent que les banalités, si on les exerçait à la rigueur, donneraient aux seigneurs le monopole de l’alimentation, et feraient d’eux les maîtres du royaume. Philippe-Auguste et saint Louis s’appliquèrent à susciter une espèce de concurrence dans tous les lieux où leur autorité pouvait se faire sentir. Dans le rayon de Paris notamment, où beaucoup de terres dépendaient de la couronne, il fut permis d’élever des moulins où l’on travaillait à façon pour le premier venu ; mais les meuniers devaient attendre la pratique : il leur était défendu d’aller à la chasse aux blés, dans la crainte qu’ils ne fissent invasion sur la terre des seigneurs ayant mouture. Ce délit était puni par une amende de 60 sous parisis et la confiscation des grains, des chariots, des chevaux. Une singulière exception était admise pour la seigneurie de Gonesse. Là s’étaient établis d’habiles industriels qui avaient enchanté les Parisiens en leur fournissant des farines plus blanches et plus savoureuses que les autres. Avec la protection royale, ils obtinrent la permission de travailler pour Paris; mais, étant vassaux du châtelain de Gonesse, il leur était interdit de moudre pour eux-mêmes ou pour leurs voisins, et ils devaient se servir pour leur propre usage des fours et moulins banaux de la châtellenie.

Les rois eurent à lutter aussi pour que la cuisson ne devînt pas une industrie absolument monopolisée, et à cet égard Paris fut encore favorisé. Philippe-Auguste autorise les boulangers à établir des fours, non-seulement pour leur propre fabrication, mais pour le public. Saint Louis défend la construction des fours banaux dans l’intérieur des villes[1]. Philippe le Bel reconnaît à tout bourgeois le droit de cuire à domicile. Les fondateurs de la grande politique royale, avec le naïf bon sens qui faisait leur force, avaient bien vu que le vrai contre-poids à la tyrannie féodale était la liberté. Ils se seraient bien gardés d’enchaîner les industriels roturiers qu’ils voulaient opposer aux spéculateurs nobles. Les statuts de saint Louis règlent ainsi le commerce des grains : «Quiconque veut être blatier, c’est à savoir vendeur de blé à Paris, être le peut franchement, par payant le tonlieu (droit de marché) et la droiture (taxe) que chacun des grains doit. Il peut avoir autant de valets et d’apprentis comme il lui plaît... etc. » En plein moyen âge, on trouve la boulangerie parisienne à peu près libre, sous la surveillance des officiers de la paneterie royale. On distinguait dès lors les boulangers de la ville et ceux des faubourgs, et on ne trouvait pas mauvais qu’une concurrence au profit du consommateur s’établît entre ces deux groupes. Dans les faubourgs, on pouvait fabriquer et vendre du pain à volonté. Les boulangers citadins formaient une espèce de corporation d’un accès très facile. Il suffisait, pour y être admis, de demeurer dans la ville et d’y acheter le métier du roi : c’était une légère patente une fois payée. Les quatre premières années d’exercice étaient considérées comme une sorte de noviciat. On constatait la maîtrise, après cette période, par une de ces cérémonies qui nous paraissent grotesques, mais qui témoignent du moins de la bonne humeur de nos ancêtres. Le futur maître se rendait chez le lieutenant du grand-panetier, escorté de ses confrères, et tenant dans ses bras un grand pot de terre neuf, rempli de noix et de petits gâteaux secs appelés nieulles. Après les sermens d’usage, chacun des assistans donnait un denier au lieutenant du roi : celui-ci faisait apporter du vin. On descendait dans la rue : le candidat, toujours chargé de son pot de terre, le brisait enfin en le jetant de toutes ses forces contre le mur, après quoi tout, le monde buvait ensemble.

Malheureusement les rois ne suivirent pas longtemps leur instinct; ils se laissèrent circonvenir par les légistes qui avaient pris à tâche de constituer un idéal de monarchie puisé dans les lois romaines. En ce qui concerne les subsistances par exemple, les conseillers de la couronne, bourrés de leur faux savoir, sont évidemment sous la préoccupation césarienne d’assurer le pain du peuple, de tout prévoir et de tout régler, de substituer leur propre sagesse à la cupidité ingénieuse du marchand et au flair naturel du consommateur. Le sentiment qui domine dans les ordonnances est celui de la défiance et de la sévérité. Le marchand redevient, comme dans le monde romain de la décadence, un esclave qui se doit au public, et qui mérite d’être châtié quand il ne fournit pas ce que le public attend de lui. On l’enchaîne de toute façon, et on le frappe quand il ne fait pas bien son service.

Intervient la défense d’aller vendre et acheter le blé chez les cultivateurs; l’utile industrie des blatiers est ainsi paralysée. Les laboureurs et propriétaires doivent apporter leurs grains sur les ports et marchés de Paris au moins deux fois le mois, et plus souvent, s’il leur est ordonné. Vendre sa marchandise en route est un délit puni de la confiscation ou d’une forte amende. A la halle aux grains, il y a des heures fixées pour les diverses classes de consommateurs. Les pauvres passent les premiers, et il est expressément défendu de leur vendre plus cher au détail qu’on ne vendra en gros au négociant. Après les pauvres passent les bourgeois, en troisième lieu les boulangers, et enfin les marchands revendeurs. Il arrivera parfois que la denrée amenée de force au marché y sera surabondante, et que l’offre dépassera de beaucoup les besoins. Il n’importe. Tout blé exposé ne doit plus être remporté : il faut qu’il soit vendu dans le cours de trois marchés au plus. On ne peut pas le faire passer d’un marché à l’autre. Le prix de la première vente est un maximum pour toute la journée; mais la baisse est permise. Si la denrée tombe à vil prix, le consommateur en profite, et c’est ce qu’on désire. Quant au vendeur, la perte est son affaire, dont l’autorité ne s’inquiète pas. Il va sans dire que les gens riches et puissans, les officiers du roi, les gentilshommes propriétaires, les abbés gros décimateurs, échappaient ordinairement à ces règlemens stupides : l’auteur du Traité de la police, le rigide magistrat Delamare, en soupire dans ses notes manuscrites. Quant aux pauvres gens, ils rusaient autant que possible avec la loi, mais ils y étaient souvent pris.

Au XVIIe siècle surtout, après Henri IV, cette manie de la réglementation devient intolérable, parce qu’elle se combine avec des privilèges qui s’introduisent sournoisement. Sous un régime comme celui qui vient d’être résumé, il était naturel que la halle de Paris fût approvisionnée aussi peu que possible. Les boulangers avaient coutume de parcourir les marchés de l’Ile-de-France, de la Beauce, du Vexin, de la Brie, pour compléter leur assortiment. Sous Charles IX, on fit, suivant l’expression de Delamare, une découverte qui avait échappé aux siècles précédens. On trouva ingénieux de forcer les boulangers à acheter le blé loin des villes, afin que les cultivateurs des alentours, trouvant moins à vendre, fussent moins exigeans pour les prix. La découverte paraît être restée à l’état de théorie jusqu’au temps de Louis XIII. En 1626, l’ordonnance fut renouvelée, et on prit de sévères mesures pour en assurer l’exécution. Défense fut faite aux boulangers parisiens d’acheter des grains dans un rayon de huit lieues autour de la ville. On introduisit cependant une exception. Celui qui allait être le vrai roi de France, Richelieu, étant seigneur de la terre de Limours, qui n’est qu’à sept lieues et demie de Paris, on trouva tout simple de permettre aux boulangers d’aller faire des achats dans le canton de Limours et même avec exemption des redevances accessoires. Ce privilège, source d’abus et longtemps contesté, donna lieu à un procès qui dura cinquante-cinq ans, et fut définitivement jugé en faveur des héritiers de Richelieu.

Après avoir défendu aux boulangers d’acheter le blé ailleurs qu’à Paris ou à la distance de huit lieues (la limite fut quelquefois reculée jusqu’à dix), l’autorité fit une autre découverte, toujours pour procurer l’abondance aux Parisiens. Elle réserva aux marchands de blés proprement dits les transports par eau. Les boulangers, condamnés à faire leurs achats au loin, ne devaient employer que la voie de terre. Vainement ils font observer que cette condition est impraticable par deux raisons : le mauvais état des chemins d’abord, et en second lieu le manque de charrettes. Une seule de ces raisons aurait suffi à Henri IV. Sous Louis XIV, l’autorité était infaillible. La vérité est que cette faculté exclusive d’apporter les blés par eau constituait une sorte de privilège pour les riches propriétaires ou les spéculateurs pourvus de capitaux. Ces deux classes pouvaient aisément s’entendre pour écarter les concurrens, et il est probable qu’elles n’y manquaient pas. On flaire quelque coalition malfaisante dans cet extrait d’une requête conservée en manuscrit dans les papiers de Delamare : « Si les boulangers, qui sont au nombre de plus de 2,000, se trouvent tous obligés d’acheter leurs blés sur les ports de la ville de Paris, les marchands de blés les vendront à tels prix qu’ils voudront, parce qu’il y aura beaucoup plus d’acheteurs que de marchandise à vendre. Il est impossible que trois ou quatre marchands de blé qu’il y a pour cette grande ville puissent fournir sur les ports tous les blés que les boulangers consomment, puisqu’il s’en emploie par semaine plus de 3,500 muids. »

Sous prétexte de bonne police, on avait institué des corporations d’agens, en titre d’office, pour les diverses manipulations usitées dans le commerce des grains. C’étaient les jurés-porteurs, au nombre de 118 et divisés en six bandes, les jurés-mesureurs, au nombre de 68, les jurés-cribleurs, et d’autres encore peut-être. Ces officiers, dont les charges valaient communément de 10 à 16,000 livres, imposaient leurs services et y mettaient un prix souvent exagéré : « il n’y a pas de setier de blé, disent les boulangers dans leur requête, qui ne coûte plus de 3 livres de frais au-delà de l’ordonnance. » Et plus loin : « Nous avons à payer (outre les impôts communs) le haut-ban, le droit des dames de Longchamps, le denier de Saint-Lazare[2], les pauvres, les lanternes, et autres choses à quoi nous sommes sujets, et qu’il vous plaira de considérer. » Une de ces autres choses était le bourreau, dont le salaire tombait en partie sur la boulangerie. Cette coutume, qui n’était pas particulière à Paris, s’est maintenue jusqu’à Turgot, qui l’a fait disparaître le 3 juin 1775, aux termes d’un arrêt « faisant défense très expresse aux exécuteurs de la haute justice d’exiger aucune rétribution, soit en nature, soit en argent, des laboureurs et autres qui apporteront des grains et des farines dans les villes et sur les marchés. »

Après qu’on avait pris tant de précautions pour que le boulanger manquât de blé ou le payât cher, on exigeait de lui, sous des peines sévères, qu’il eût toujours sa boutique bien garnie de quatre sortes de pains et qu’il vendît à bon marché. C’était dans la logique du temps. De même il était de tradition que « tout cabaretier ayant son cabaret ouvert devait avoir du vin pour les pauvres, vin loyal et marchand, à raison de 2 sous la pinte. » Partout on retrouve le vieil esprit romain, qui voit dans le marchand un esclave public devant ses services au populus oisif et privilégié, n’ayant droit lui-même, pour son travail, qu’à une sorte d’usufruit dont le prince règle la quotité. A travers ses réminiscences nuageuses, le légiste ne distinguait pas cette différence, que, chez les modernes, le marchand, le travailleur, loin d’être en dehors du peuple souverain, en fait la partie essentielle. Il ne faut pas croire au surplus que toutes les lois ridicules de l’ancien régime fussent rigoureusement exécutées : elles étaient incessamment éludées par l’ascendant des gens riches, la vénalité des commis, la subtilité des marchands ou des acheteurs. Les uns passaient à travers les mailles du filet, les autres y restaient victimes. L’arbitraire et la ruse, en atténuant des lois impossibles, les faisaient vivre, et c’était le plus odieux et le plus funeste du système : les populations contractaient ainsi des habitudes de rapine et de tromperie bien éloignées de la candeur idéale qu’on attribue à ces époques.

Cette police aveugle et tracassière, on le concevra sans peine, allait droit à l’encontre du but qu’elle se flattait d’atteindre. Sans parler des grandes famines[3], toujours compliquées de maladies contagieuses et de jacqueries, et qui ne prenaient fin qu’après avoir jeté bas une partie de la population, il y avait un état permanent de crainte pour l’approvisionnement des villes, et les prix étaient en définitive assez élevés relativement à notre temps. A la première apparence de crise, les magistrats prenaient l’alarme avant tous les autres : leur zèle éclatait en mesures de surveillance et d’intimidation, en ordonnances et arrêts proclamés à son de trompe dans les carrefours. Comme la foule accourait, curieuse et inquiète, en voyant approcher le cortège des quatre hommes qui étaient les moniteurs vivans de Louis XIV : maître Pasquier, juré-crieur ordinaire du roi, et les trois jurés-trompettes, Claude Craponne et les deux frères Ambezar! Quand le cercle est formé, ceux-ci se campent fièrement sur la hanche, agitent la petite oriflamme cousue à leur trompe, lancent leur fanfare de mauvais augure, et puis le crieur royal, prenant « une haute et intelligible voix, » annonce gravement au peuple que tel boulanger est puni pour n’avoir pas garni suffisamment sa boutique, ou tel manant pour avoir acheté plus de pain qu’il n’en pourrait manger. Mêlons-nous à la foule et écoutons une de ces proclamations, lues avec l’accompagnement obligé de Craponne et des Ambezar. C’est une sentence du 20 juin 1709, « Les huissiers... ont vu un homme et une femme qui leur ont paru, par leurs habillemens, être habitans de quelque village des environs de Paris; l’homme ayant sur ses épaules un sac rempli de huit pains bis, et la femme tenant deux pains bis sur les bras. Interrogés, ils ont répondu qu’ils étaient mariés ensemble, que l’homme s’appelait Jean Belon, maçon de son métier, » mais qu’étant sans ouvrage l’un et l’autre, « ils faisaient, comme beaucoup d’habitans de Belleville, Charonne, La Villette, Montmartre, » ils allaient chercher du pain à la ville pour le céder à leurs voisins. Ils avaient donc « acheté du pain à 3 sous la livre, avec espoir de le revendre 3 sous 6 deniers. » Les coupables avouaient leur crime! La sentence porte que Belon a été conduit au Châtelet, que son pain a été confisqué, et qu’il a été condamné à 160 livres d’amende. Comment le malheureux les a-t-il payées?

Ces proclamations annonçaient que le pain allait devenir cher. Le peuple comprenait à demi-mot. D’un embarras, les magistrats avaient bientôt fait une panique. Leur idée fixe a toujours été que le mal provient des accapareurs. Pour les surprendre en flagrant délit, ils ont recours aux visites domiciliaires, aux dénonciations des voisins et des subalternes, qu’ils encouragent, à l’autorité ecclésiastique, qu’ils font intervenir. Dans la seconde période du règne de Louis XIV, qui n’a été qu’une longue disette, à mesure que la détresse publique augmente, les actes comminatoires se multiplient. Par arrêt du conseil de 1693, ordre est donné aux détenteurs de grains, marchands ou autres de vendre tout ce qu’ils en ont au-delà de leur provision de six mois, « à peine de confiscation desdits grains, applicable, à savoir le tiers au dénonciateur, et les deux autres tiers aux pauvres du lieu. » Les cultivateurs ou négocians n’ont pas de marchandises disponibles. Peu importe, il faut qu’ils en trouvent; le prévôt et les échevins le veulent ainsi : « Enjoignons aux trafiquans de grains, tant de Paris que forains, de fournir la porte de ladite ville d’une quantité de grains suffisante pour sa provision, et aux fermiers et laboureurs d’en faire conduire les quantités nécessaires pour garnir lesdits marchés, à peine pour les contrevenans de mille livres d’amende avec contrainte par corps (23 août 1694). » Ces décrets de circonstance, lancés quand on commençait à craindre que les murmures populaires s’élevassent jusqu’au trône, n’étaient pas alors une lettre morte. On les appliquait ab irato. Voici un ordre secret du lieutenant de police Voyer d’Argenson, en date du 2 juin 1699, et provoqué, à ce qu’il semble, par des dénonciations : « Il est ordonné au procureur du roi de se rendre à Lagny, Lizy, Dampmartin, la Ferté-sous-Jouarre, et autres lieux où besoin sera;….. et en cas qu’ils découvrent des magasins ou amas de blé ou autres grains, les huissiers les saisiront et mettront en bonne et sûre garde, et assigneront les contrevenans par devant nous. » La collection de Delamare est riche en papiers de ce genre : on y trouverait les élémens d’un curieux martyrologe.

Il y avait pourtant une chose plus effrayante, à mon avis, que les menaces du roi, du lieutenant de police ou des échevins : c’était le monitoire ecclésiastique.. — Le pauvre manque de pain, il souffre en lui-même et dans ses enfans; on a tout fait pour lui persuader qu’il est victime d’une odieuse cupidité : il jette des regards de convoitise et de vengeance sur ceux qu’il suppose ne manquer de rien. Vous croyez peut-être que l’église va intervenir pour calmer cette irritation malfaisante? Bien au contraire. Pendant trois dimanches consécutifs, le curé interrompt la grand’messe, réclame l’attention des fidèles, et leur fit un papier, « par l’ordre de l’archevêché de Paris, à la requête du lieutenant de police et du procureur du roi au Châtelet, complaignant à Dieu et à notre sainte mère l’église. » Un de ces monitoires, du 3 juillet 1694, commence par quelques phrases adressées à « tous ceux qui savent et ont connaissance que certains quidams malintentionnés auraient enlevé, diverti ou retenu les blés destinés pour la provision de Paris, et auraient commis des monopoles et malversations à cet égard... » Après cet appel à l’espionnage et à la délation, transformés en devoir religieux, venait une admonition à l’adresse de ceux qui étaient soupçonnés de manœuvres illicites, et qui parfois étaient assez clairement désignés pour que l’assistance les reconnût. Une excommunication conditionnelle était d’abord prononcée contre eux, a dans laquelle sentence, s’ils croupissent pendant six jours, nous les aggravons; s’ils y croupissent pendant six autres jours, nous réaggravons : après quoi l’excommunication est totale et définitive. » — Cette exécution ecclésiastique, remarquons-le bien, avait alors une très grande portée, parce que, la plupart des baux étant payés en grains, les propriétaires étaient souvent obligés de faire des réserves et d’attendre les circonstances favorables pour réaliser, sous peine de compromettre leurs revenus. Représentons-nous donc l’homme riche, mal vu dans son quartier, parce qu’on le soupçonne, à tort ou à raison, de cacher des blés, ou de les vouloir vendre plus cher qu’ils ne valent. En pleine église, il devient le point de mire de tous les pauvres affamés, quand le prêtre roule les foudres ecclésiastiques sur la tête des monopoleurs. Quel trouble de conscience, s’il est dévot ! Quelle frayeur d’être dénoncé le lendemain par quelque valet à ses gages, croyant faire œuvre pieuse !


III.

Un tel régime était peu favorable aux progrès de l’industrie. La sécurité n’existant nulle part, aucun n’était tenté de risquer son petit pécule pour perfectionner sa fabrication. On se laissait croupir dans la routine. Le moulin banal, n’ayant pas besoin de se gêner avec son public, était souvent mal outillé, géré par des agens maladroits ou malhonnêtes. Le meunier particulier, entravé comme on l’a vu, n’était qu’un pauvre artisan à qui il était difficile de vivre honnêtement de son métier. Une des préoccupations de la police est d’empêcher les petites friponneries dont le cri populaire accuse le meunier ; défense lui est faite d’avoir un four dans sa maison, pour qu’il ne cède pas à la tentation de faire son pain aux dépens d’autrui. Défense de nourrir des volailles et des porcs qui feraient disparaître le son, d’employer des récipiens carrés, pour qu’il ne puisse pas s’approprier la farine collée aux angles. L’autorité intervint souvent pour le règlement des prix de mouture. L’usage le plus général était de donner un seizième en poudre du grain écrasé, ce qui, dans les temps de cherté, augmentait beaucoup le salaire. Chacun apportant au moulin le blé selon les besoins journaliers du ménage, c’était chose d’importance de faire respecter l’axiome : « qui premier vient, premier engrène. » On admit à la longue que le blé ne devait pas rester plus de trois jours dans le moulin féodal sans être trituré. Après ce délai, le vassal avait droit de le reprendre pour le porter ailleurs. Ne refusons pas un souvenir à ces menus détails : la mouture et la paneterie, ainsi faites à fur et mesure des besoins, tenaient une grande place dans la vie de nos ancêtres, et chaque simplification a brisé un des anneaux de leurs chaînes.

Comme technologie, il ne paraît pas que le métier ait progressé beaucoup du XIIIe au XVIIe siècle. On évaluait, du temps de saint Louis, la consommation d’un adulte à quatre setiers de blé, ce qui correspond à une moyenne générale de trois setiers. La même estimation, reproduite par Buddée sous François Ier, est encore admise sous Louis XIV. Seulement, vers 1520, on ne tirait du setier (120 kilos) que 72 kilos de pain mangeable, et le rendement était déjà beaucoup plus satisfaisant vers 1680. De nos jours, moins d’un setier et un tiers par tête (157 kilos) suffisent pour que chaque Parisien mange du pain blanc. La différence s’explique par l’imperfection des engins de la mouture dans les temps anciens. Le grain, concassé très grossièrement, laissait des gruaux volumineux, maculés de sons qu’on n’en savait pas détacher. On les considérait comme impurs, et ils étaient donnés aux animaux, à moins que les pauvres gens ne les dévorassent en cachette. Le cœur du blé seulement, l’amidon, était réduit en farine panifiable, et c’était précisément la partie la moins nutritive. Il en résultait qu’après avoir perdu la meilleure portion du grain, on mangeait beaucoup plus du pain qu’on faisait avec le reste. Il est à noter aussi que le pain prend une moindre place dans l’alimentation à mesure que le luxe de la table augmente.

Par un des effets de la législation qui va disparaître, le rôle du boulanger est réduit aujourd’hui à la confection et à la vente du pain. La farine lui est vendue par un grand négociant en blé, pour qui la meunerie n’est souvent qu’un accessoire. C’était le contraire autrefois. La déplorable condition faite au meunier lui interdisait le négoce des farines : il n’était qu’un artisan travaillant à façon. Le vrai marchand de farine était alors le boulanger, qui achetait les grains et les faisait moudre à sa guise : je ne trouve pas trace d’achats de farine toute faite. On comptait autour de la ville, sous Louis XIV, quatre-vingts moulins à vent et un assez bon nombre de moulins hydrauliques, montés probablement sur une assez large échelle. Les grains apportés à Paris pour y être négociés sur le marché étaient donc envoyés au moulin, puis rapportés à la boutique à l’état de boulange, c’est-à-dire en poudre où le son et la farine sont encore mélangés. Le boulanger opérait la séparation dans son atelier avec des tamis, travail long et fatigant, qui servait au moyen âge à désigner la profession. Il est vrai qu’alors le talmelier vendait plus de farine que de pain cuit. Les ménagères préféraient pétrir elles-mêmes et porter leur pâte à cuisson. C’était une occasion de sortie : on n’était pas fâché d’échanger les commérages du quartier dans la grande salle d’attente où l’on se réunissait, et les fours communs, que les maris appelaient les boulangeries babillardes, justifiaient sans doute leur nom. Les érudits, en déchiffrant les anciens écrits, ont dressé une liste de plus de trente espèces différentes de pain; quelques personnes en ont conclu que la panification était plus variée, plus ingénieuse au moyen âge qu’aujourd’hui. Il est facile de voir, par la bizarrerie des noms, qu’il s’agit de pains de fantaisie qui ont pu avoir leur instant de vogue, mais qui ne sont pas entrés dans l’alimentation ordinaire. Outre les pains dont la qualité plus ou moins exquise semblait appropriée à la profession du consommateur[4], il y en avait qui étaient beurrés, huilés, graissés, mélangés de hachis, ou bien aromatisés. On devait observer des nuances bien subtiles pour ne pas tomber dans la pâtisserie, d’autant plus que le boulanger poursuivait de ses interminables procès le pâtissier, le charcutier et le tavernier qui se permettaient de vendre du pain.

Si l’on a cherché tant de raffinemens à l’usage des gens riches, c’est que le pain usuel devait être assez mauvais. On y a épargné le sel tant que la gabelle a régné, ce qui le rendait insipide. Le peuple du moyen âge avait besoin d’une nourriture substantielle, et on le servait à souhait en lui fournissant de grosses boules de mie compacte et à peine cuite, d’où est venu, suivant Du Gange, que le nom ironique de boulangers, faiseurs de boules, a remplacé les noms de panetiers et de talmeliers. Au XVIIe siècle, les types reconnus dont les boutiques devaient être garnies se réduisaient à quatre : — le pain de chapitre, considéré comme la qualité supérieure, d’une pâte blanche et très ferme; — le pain de Gonesse, apporté de cette petite ville, ou imité par les boulangers parisiens : il était préféré dans les familles bourgeoises[5], et on peut dire qu’il était excellent, s’il valait celui que les gens de Gonesse sont encore fiers de faire aujourd’hui; — le pain bis, provenant de farines inférieures, très abondantes alors, car on ne savait guère tirer au tamisage plus d’un tiers en belle farine blanche; . — le pain de brode, appelé aussi pain de gruau, parce que l’on y faisait entrer beaucoup de sons à peine dépouillés et trempés dans l’eau pour amollir les petits morceaux de grains qui y adhéraient. L’usage de ce pain indiquait le dernier degré de la misère. Par une exception dans l’intérêt des pauvres, on permettait encore que les morceaux de pain moisis, racornis ou rongés par les rats fussent vendus le dimanche sur le parvis Notre-Dame. Le prix des pains communs était taxé chaque mois d’après les indications fournies au Châtelet par les jurés-mesureurs. Ce qui changeait, ce n’était pas le prix, comme aujourd’hui, mais le poids. Chaque boulanger devait avoir en montre des pains pour les pauvres aux prix invariables de deux sols, un sou et six deniers; mais le volume de ces pains était modifié de mois en mois : une affiche du prévôt réglait le poids que devaient avoir les trois types à prix fixe proportionnellement au cours des blés. Les pains de chapitre et de Gonesse n’étaient pas taxés; le marchand pouvait même les remiser dans son arrière-boutique, sans doute pour les vendre à prix débattu. Quand la cherté devenait trop grande, le boulanger livrait le pain des pauvres au-dessous de sa valeur, et la municipalité lui tenait compte de la différence.

On peut se faire une idée de ce qu’étaient les deux qualités supérieures par ce qu’est encore aujourd’hui le pain anglais. Le pain de chapitre par exemple était si lourd qu’on le pétrissait rarement avec les bras. On le remuait avec les pieds, en se servant d’une espèce de râteau. Les levains ordinaires soulevaient à peine une pâte aussi ferme. Tout à coup, vers 1660, parut sur les tables recherchées, à la place de la grosse boule de mie, un pain léger, boursoufflé, s’imbibant aisément de tous les sucs nutritifs, allongeant une belle croûte dorée, et avec tout cela appétissant, parce qu’on n’y épargnait pas le sel. Les gourmets enchantés le saluèrent du nom de pain mollet, qui lui est resté. On voulut savoir le secret. Le bon choix de la farine et la façon y étaient bien pour quelque chose ; mais on attribua le prodige à l’emploi de la levure de bière, qui fait gonfler la pâte nouvelle beaucoup plus vivement que les levains de pâte aigrie.

Tout grand succès excite l’envie. Comme la cour et la ville, le monde savant se partagea en deux factions à propos de pain mollet. Nommer le chef de la cabale adverse, Guy Patin, c’est dire qu’elle était hargneuse et mordante. Qui dirigeait le parti progressiste? C’était l’apologiste ordinaire des modernes, le médecin Claude Perrault, qui faisait alors beaucoup plus de bruit avec le pain mollet qu’avec sa fameuse colonnade du Louvre. Les opposans travaillèrent longtemps à semer le bruit que l’invention nouvelle était malfaisante, qu’elle engendrait toute sorte de maladies. Le parlement, saisi de l’affaire, était indécis. Il invita la faculté de médecine à se prononcer. Guy Patin avait travaillé ce corps à la sourdine. Le 24 mars 1668, la docte faculté déclare, à la majorité de 45 voix sur 75, et en style qui rappelle les médecins de Molière, que « la levure de bière est préjudiciable au corps humain, à cause de son âcreté, née de la pourriture de l’orge et de l’avoine. » Grande rumeur à Paris. Les novateurs s’en vont criant dans les salons que la séance de la faculté n’a pas été tenue régulièrement, que l’intrigant Guy Patin a faussé l’épreuve. Emu de tout ce bruit, le lieutenant La Reynie invita la faculté de médecine à remettre la question à l’étude. C’était chose grave pour le docte corps : il s’agissait de se déjuger; il ne s’y résigna qu’au bout de deux ans, et enfin le 21 mars 1670 un mémorable arrêt du parlement fit triompher le pain mollet, dont la vogue alla croissant jusqu’à la chute de la monarchie. Après la prise de la Bastille allaient commencer des jours où les Parisiens n’auraient pas toujours le choix du pain.

Dans l’intérêt des consommateurs, l’ancienne police aimait à susciter des concurrences aux boulangers. Ils étaient beaucoup plus nombreux sous Louis XIV qu’aujourd’hui. Le nouveau Paris n’en renferme guère plus de mille. Vers 1680, avec une population qu’on exagère sans doute en la portant à 800,000 âmes, on en comptait plus de 1,800. Outre six boutiques privilégiées pour la cour, il y avait dans la ville proprement dite 250 boulangers de petit pain, c’est-à-dire autorisés à faire de la fantaisie. Ceux-ci, depuis 1637, s’étaient constitués en corporation fermée, avec jurande; chaque maître ne pouvait former qu’un apprenti à la fois. Dans les faubourgs se réfugiaient les boulangers de gros pain, ainsi nommés parce qu’ils travaillaient pour le vulgaire exclusivement et sans être incorporés; leur nombre s’est élevé jusqu’à 660. Enfin, en temps ordinaires, 900 forains environ approvisionnaient deux fois la semaine des marchés spéciaux, ou portaient le pain en cachette dans les maisons bourgeoises. Ceux de Gonesse avaient la meilleure clientèle; les autres venaient d’un rayon qui s’étendait jusqu’à Corbeil et Pontoise. Le grand nombre des boulangers avait sa raison d’être dans ces deux faits : d’abord que nos ancêtres mangeaient beaucoup plus de pain que nous[6], le double au moins, et en second lieu que le boulanger, faisant à peu près tout par lui-même, jusqu’au tamisage du blé écrasé, devait y donner un temps considérable. Voici un bilan quasi officiel, une moyenne fournie par la corporation à l’autorité, et qui donne une assez maigre idée de la profession : « loyer de la maison, à raison de 300 livres par an; — pour la nourriture du boulanger, sa femme et famille, entretenement d’iceux, envoyer leurs enfans aux écoles, par jour, 35 sous.» Il était donc rare que le boulanger parisien fût riche sous Louis XIV, et quand par hasard on signale une belle boulangère « qui a des écus, » la chanson s’empresse d’ajouter : « qui ne lui coûtent guère. »


IV.

Le XVIIIe siècle, surtout dans sa première partie, n’améliora pas le sort des boulangers : il ajouta même à leurs petites misères la chance d’être pillés et maltraités par la populace, devenue audacieuse. Si les anciennes administrations créaient souvent la disette, c’était par l’excès d’un zèle malentendu : on ne trouvait pas mal que le peuple souffrît un peu pour qu’il fût plus facile à mater; mais l’horrible pensée d’exploiter ses misères n’était pas encore entrée dans les esprits. Au déclin du prétendu grand règne, les embarras financiers semèrent les germes de l’agiotage. Pendant le système de Law, la haute noblesse, qui y fit en général des bénéfices énormes, contracta l’instinct du lucre avec des habitudes de prodigalité. Une sorte d’entente s’établit entre les traitans et les personnages en crédit, les uns apportant dans l’association le tour de main, et les autres l’impunité. On spécula beaucoup, particulièrement sur les grains. La concession de quelque service concernant les vivres fournissait le prétexte des accaparemens; quelque ordonnance de police arrivant à point favorisait la manœuvre.

Il est certain que le prix du blé fut maintenu à un niveau assez élevé pendant cette période, et que la tranquillité des rues fut souvent compromise à propos du pain. En signalant toutes les émotions de ce genre dans leurs curieux journaux, Buvat et Barbier témoignent de l’importance que les contemporains y attachaient. La police ne se faisait pas grand scrupule de détourner l’indignation populaire sur les pauvres boulangers. La foule affamée aimait à voir un commissaire, suivi d’une escouade de maçons, allant faire murer les magasins où l’on s’obstinait à vendre trop cher. « Il y eut un boulanger du faubourg Saint-Antoine, dit Buvat en date de décembre 1722, qui fut muré avec sa femme dans sa boutique, et on leur donnait du pain et de l’eau pour leur subsistance par un trou qu’on avait fait entre les soliveaux du plancher de la chambre du premier étage. » Dans la disette de 1725, défense avait été faite de vendre d’autre pain que du bis-blanc et du bis. Un nommé Dardel, ayant fabriqué quelque peu de pain blanc, est condamné à 1,000 livres d’amende. Un autre, nommé Hébert, en est pour 3,000 livres, avec perte de maîtrise, pour n’avoir pas garni sa boutique! En septembre 1740, le pain commun était monté à 4 sous 1/2 la livre, ce qui correspondrait, relativement à nos jours, à prés de 1 franc le kilogramme. « On a été obligé (c’est Barbier qui parle) de faire mettre des postes de soldats aux gardes dans les marchés pour empêcher que les boulangers ne fussent pillés, et les cuisinières se font escorter par quelques hommes pour aller chercher le pain. » On fut bientôt obligé de mettre les prisonniers à la demi-ration : ceux de Bicêtre se révoltèrent. On envoya la troupe, qui sabra et fit feu. « On dit, ajoute Barbier, qu’on en a pendu un. Il est triste de faire périr des hommes qui demandent du pain, mais cependant on est forcé de faire exemple. Un homme pendu en contient dix mille. » Ainsi pensait un avocat au parlement, un quasi philosophe sceptique et frondeur.

Pendant ce temps, une grande amélioration s’introduisait dans la mouture, non par le génie d’un inventeur, mais à la longue, par les tâtonnemens obscurs de l’atelier. Ce progrès a eu sur notre économie sociale une influence qui mérite d’être signalée. Lorsqu’on examine la structure du grain, on y découvre trois parties principales : d’abord le tégument ligneux qui donne naissance au son, et qui se compose de trois espèces de pellicules superposées et adhérentes; puis un réseau de petites cellules hexagonales, remplies d’une matière colorée, glutineuse, aromatique, très azotée, et qu’on nomme aujourd’hui le gluten. Ce réseau, en se durcissant comme pour former la coque du fruit, se casse en petits éclats, et offre une résistance à la pulvérisation, accrue beaucoup par la présence du germe, qui est de même nature que lui. Vient enfin l’amande, ou partie amylacée, facilement pulvérisable, séduisante par sa blancheur, et qu’on a cru longtemps la farine par excellence. — C’est seulement vers la fin du siècle que l’existence du gluten a été constatée par Beccaria. Soumis à l’analyse chimique, on l’a trouvé richement pourvu de certains principes nutritifs qui forment la base de la chair musculaire et du blanc d’œuf, principes qui se retrouvent dans plusieurs végétaux, mais nulle part au même degré que dans le blé-froment. Cette découverte a encore élevé la reine des céréales dans l’opinion des hommes, et le prix commercial du blé se règle aujourd’hui en proportion du gluten qu’il contient.

J’ai déjà dit que les moulins primitifs concassaient le blé grossièrement. Les petits morceaux de la coque glutineuse, ou gruaux (du mot barbare grutum), restaient adhérens aux sons. On passait au tamis les résidus ligneux, pour séparer les sons secs des sons gras ; ces derniers étaient ceux auxquels les gruaux méprisés étaient attachés. On les destinait aux bestiaux ; mais comme ils représentaient en poids une forte partie du grain, les marchands cherchaient à les utiliser d’une manière plus lucrative. Les gruaux, avalés dans cet état, n’étaient guère plus digestifs que de petits cailloux; bien des gens s’en trouvaient mal. On en vint à croire que le réseau glutineux du blé contenait un principe malfaisant, et le parlement de Paris rendit en 1658 un arrêt défendant « à tous les boulangers, sous peine de 40 livres parisis d’amende, de faire remoudre aucun son gras, pour par après en faire du pain, attendu qu’il serait indigne d’entrer dans le corps humain. »

L’arrêt du parlement était rendu à bonne intention, et cependant il fit beaucoup de mal : il suspendit durant un siècle un progrès des plus féconds. Si quelques meuniers se permettaient de travailler les sons gras, c’était en cachette et sans profit pour le métier. Dans l’affreuse disette de 1709, on sut qu’un meunier de Senlis, nommé Pigeaut, exploitait avec grand profit un procédé conservé dans sa famille. Vers 1725, un certain Marin alla installer un moulin à Nangis, se mit à ramasser les sons gras dont les boulangers ne savaient que faire, et à revendre une farine qui acquit bientôt de la réputation. Cela n’est pas étonnant : le gruau remoulu donnait précisément ce que nous appelons le pain de gruau le plus nutritif et le plus succulent de tous, quand il est sincère et bien travaillé. La fortune faite par Marin donna l’éveil aux concurrens. Pendant un quart de siècle, des gens habiles, se disant marchands de son, se répandirent autour de Paris : ils achetaient les résidus du tamisage des boulangers pour en tirer parti, et comme messieurs du parlement commençaient à reconnaître que le grutum n’est pas un poison très dangereux, la police fermait les yeux sur les contraventions que le nouveau commerce entraînait.

L’émulation qui s’établit ainsi pour bien dépouiller les sons détermina, comme je viens de le dire, un progrès essentiel dans la meunerie. Tous les organes du moulin furent remaniés. Déjà, depuis quelques siècles, les meules de La Ferté-sous-Jouarre étaient en possession de leur juste célébrité. Ces meulières sont un silex très dur avec de nombreuses cavités. Les éveillures, c’est-à-dire les trous de la pierre tournante, saisissaient le grain pour le broyer comme la dent molaire; mais le jeu des éveillures était capricieux, et il y avait de la perte dans les trous : on imagina d’éveiller les meules artificiellement en y pratiquant un rayonnement, de manière que les rainures, se rencontrant en sens inverse quand la meule tourne, font le travail du ciseau qui se ferme. On réussit, grâce aux progrès de la mécanique, à régler la marche et l’écartement des meules. On ajouta au système des engins appelés bluteaux, au moyen desquels on faisait, fort imparfaitement alors, le tamisage par le même mouvement que la mouture. On commença par faire entrer en ligne de compte la dépense de temps et de force motrice. Chacun tâchait de conserver à l’état de secret l’amélioration qu’il avait introduite. La fusion des procédés s’opéra à la longue, et vers 1760 on signalait autour de Paris, surtout à Corbeil et à Pontoise, cinq ou six moulins dont la pratique était un mystère, mais qui faisaient mieux que les autres.

Il ne suffit pas qu’une invention soit excellente pour que la société en recueille amplement les fruits : il faut de plus qu’elle soit épousée par un de ces hommes qui ont l’œil, le flair et le tour de main requis pour concevoir une affaire et l’adapter aux forces vivantes, aux entraînemens, à la badauderie du jour; je dirai, par une métaphore qui n’est pas trop déplacée ici, que le faiseur est le levain, vicié en lui-même, mais sans lequel la pâte ne lèverait pas. Il se trouva donc, pour lancer la nouvelle meunerie, un faiseur de première force. Il avait nom Malisset. C’était un ancien boulanger, quelque peu banqueroutier, ayant essayé la meunerie sans grande réussite, et enfin s’étant jeté dans la vague industrie des marchands de son. Le plus clair des bénéfices qu’il avait faits dans ces divers métiers était une connaissance approfondie de tout ce qui concerne le pain. Avec les renseignemens qu’il avait recueillis et les résultats de sa propre expérience, il avait agencé un système de meunerie qu’il rattachait à une vaste spéculation sur les grains, et il pouvait faire miroiter « une affaire » devant les yeux cupides.

Le moment était bien choisi. À l’entre-sol de l’hôtel Pompadour, une réunion de citoyens éminens, inspirés et présidés par le docteur Quesnay, élaboraient les rudimens de la science économique ; leur zèle ardent et généreux rayonnait sur tous les grands intérêts sociaux. Une erreur de leur doctrine naissante, l’idée que toute richesse sort de la terre, avait saisi les esprits : il en était résulté un subit entraînement vers les problèmes touchant à l’agriculture, à la population, aux subsistances. L’engouement pour ces études était général : le roi et la favorite donnaient le ton. Malisset, en homme habile, mit sa prétendue invention sous le patronage des philosophes économistes : il appela son procédé mouture économique pour faire contraste avec l’ancienne routine, appelée mouture à la grosse, celle qui écrasait le grain tant bien que mal, et rendait le son mêlé à la farine.

Grâce aux protections qu’il sut acquérir, Malisset put dérouler tous ses plans sous les yeux de M, de Sartines. Accueillir de pareilles idées, c’était faire sa cour. Le lieutenant de police s’entendit aussitôt avec M. Brillon du Perron, administrateur des hôpitaux, pour fournir à l’inventeur les moyens de prouver son dire. Il y avait à l’hôpital général une manutention très considérable, mais si mal outillée encore en 1760 qu’on y faisait la mouture à la grosse, et qu’on portait la boulange, pour y être blutée à main d’homme, à la maison Scipion, succursale de l’établissement. Malisset fut mis en demeure de monter un moulin suivant sa méthode. Les expériences faites à l’hôpital général, répétées aux moulins de Corbeil et de Saint-Maur, lui furent tout à fait favorables. Voici les résultats comparatifs : — méthode ancienne, rendement en farine blanche dite fleur, 23 pour 160; farine moitié bise, 34; farine bise, 22; son, 18, déchet 3; — méthode économique ; fine fleur, 66 pour 100; farine bise, 13; son, 18; déchet, 3. Ainsi la farine de seconde qualité était supprimée par la nouvelle méthode. On pouvait faire trois fois plus de pain blanc, et les frais de fabrication étaient moindres. L’hôpital général renouvela toute sa manutention; toutefois, pour ne pas changer le pain qu’elle avait coutume de donner à ses pensionnaires, l’administration faisait remoudre les gruaux et vendait au dehors la farine qui en provenait. Cette farine de vrai gruau fut tellement recherchée qu’elle fit tort aux marchandises courantes : le commerce protesta contre la concurrence que lui faisait l’autorité.

Le succès devenait éblouissant. Les procès-verbaux des expériences furent envoyés aux intendans des provinces. Les statisticiens calculaient qu’on allait faire avec deux setiers de blé autant de bon pain qu’on en faisait avec trois un siècle plus tôt, et que c’était pour la population parisienne une économie de 15 millions de francs. Malheureusement le subtil Malisset alluma chez ses protecteurs la fièvre de la spéculation. L’impudent abbé Terrai, dont la spécialité était de pourvoir aux caprices d’une cour corrompue, était toujours aux expédiens : on lui fit entrevoir la possibilité de réaliser au jour le jour, et sans que la population s’en aperçût, une sorte de fonds de roulement pour assouvir les fantaisies du roi et de la favorite (c’était alors Mme Du Barry), pour gorger les protecteurs et les agens dont il avait besoin, sans s’oublier lui-même. De cette illusion sortit la monstrueuse affaire que l’indignation du peuple a nommée le pacte de famine.

Ce n’était pas un monopole bien caractérisé. Il s’agissait tout simplement d’accaparer des grains et de dicter les prix sur les marchés; la mouture économique n’était qu’un accessoire dans l’entreprise, et tout, cela n’aurait pu réussir sans une complicité permanente du pouvoir. Il fallait un prétexte pour former une compagnie et appeler des capitaux : la candeur des économistes le fournit. Persuadés théoriquement que la prospérité des propriétaires fonciers suffit au bonheur d’un pays, les disciples de Quesnay réclamaient la libre exportation des grains à l’étranger. Un arrêt de 1764 leur donna une apparente satisfaction : mais les économistes avaient oublié qu’une ancienne loi, remontant à Charles IX, attribuait au roi le droit de vendre, la permission d’exporter. On fit revivre cette loi. Le 12 juillet 1765 fut signé par le ministre Laverdy un bail d(î douze ans, conférant le droit exclusif d’exporter des blés à une compagnie représentée, suivant l’usage, par quatre noms obscurs : l’inventeur de la mouture économique, Simon-Pierre Malisset, auquel on attribuait ce titre tout nouveau, « chargé de la manutention des blés du roi ; » Le Ray de Chaumont, ancien négociant en grains, devenu grand-maître des eaux et forêts ; Pierre Rousseau, receveur du domaine à Blois, et Bernard Perruchot, régisseur-général des hospices, les trois derniers se portant cautions dudit Malisset.

Dans les compagnies de ce genre sous l’ancien régime, des traitans connus par leur habileté ou leur opulence formaient un conseil de direction sans être en nom ; les grands seigneurs ou de grands capitalistes versaient des fonds dans l’entreprise, et on leur réservait assez arbitrairement des parts de bénéfices ; puis on prenait en croupe une foule d’individus, courtisans, maîtresses, aventuriers, serviteurs invalides, tous gens protégés et imposés d’autorité, qui avaient part au gâteau sans mise de fonds et sans travail. Chacun des fermiers-généraux avait ainsi en croupe un certain nombre de pensionnaires à servir[7]. On n’a pas beaucoup de détails sur l’organisation financière du pacte de famine. Louis XV y ayant versé 10 millions, il est probable qu’il entraîna beaucoup de personnages importans, et que le capital recueilli fut considérable. Tous les Du Barry, Terrai et son âme damnée Foulon, Berthier de Sauvigny, le gendre de celui-ci, le duc de La Vrillière, le trésorier Bertin, les Sartines, les Lenoir, chargés spécialement de la police, nombre de gens de cour ou de flibustiers, de grandes dames ou de déesses d’opéra, étaient de la bande. À quel titre ? comme commanditaires ou comme croupiers ? Voilà ce qu’on ne saurait dire. Quant à Malisset, on lui avait attribué des allocations proportionnelles à la mouture et à certaines manipulations, plus un intérêt dans les bénéfices. J’ignore comment il a fini, mais il a été en passe de réaliser des trésors.

Comme le bail de la société conférait un privilège d’exportation, le plan primitif était d’acheter les blés au plus bas prix, de les envoyer à l’étranger et de les rapporter (l’importation étant toujours permise) lorsqu’on pourrait les revendre avec avantage. De grands magasins, où les principes de Duhamel-Dumonceau pour la conservation des blés avaient été observés, furent construits dans les îles anglaises de Jersey et Guernesey. On acheta au nom du roi les moulins de Saint-Maur et de Corbeil, et on les outilla suivant la nouvelle méthode, avec l’espoir de verser abondamment la farine sur les marchés. Sous un régime de franche liberté commerciale, une pareille spéculation n’aurait pas été trop menaçante pour le public. Le mal vint de ce qu’on fut entraîné. Malisset, comme autrefois Law, exagéra ses opérations pour jeter la pâture quotidienne à la foule insatiable de ses complices. Les emmagasinemens à Jersey, les belles moutures à Corbeil, ne furent bientôt plus que des accessoires. La manœuvre principale consista à faire des rafles de blés dans une province et à les revendre aussi cher que possible au consommateur inquiet et affamé. C’était le monopole dans toute sa brutalité. Les magistrats et fonctionnaires, responsables du bon ordre et des intérêts publics, furent peu à peu acquis au système afin qu’on n’y rencontrât aucune résistance. Terrai par exemple acheta à la famille de Gesvres la charge d’intendant du commerce, la paya avec des papiers discrédités, la transféra à un certain Brochet de Saint-Prest, parlementaire ruiné, et celui-ci, chargé de la police des grains, éleva bientôt un palais grâce au pacte de famine.

L’infatigable Malisset planait sur cet immense mouvement. On se le représente penché, comme un général, sur la carte de France, étudiant les marchés qui sont ses champs de bataille, calculant les distances pour les transports, faisant mouvoir une véritable armée de commissionnaires, d’inspecteurs, de blatiers, de batteurs en grange, de cribleurs, de fariniers, de voituriers, de magasiniers. Le mystère devint bientôt impossible. On ne se cacha plus pour entasser « les grains et farines du roy » dans les châteaux royaux, les forteresses, ou chez les seigneurs de bonne volonté. L’abbé Terrai avait prêté son château de La Motte. Le public était inquiet et scandalisé; mais il n’était pas prudent de parler de tout cela. On connaît le sort de Leprévôt de Beaumont : c’est par son malheur que le pacte de famine est passé à l’état légendaire. Il était secrétaire des assemblées du clergé : dans l’exercice de ses fonctions, il surprit des papiers compromettans pour la société Malisset, et il en transmit copie au parlement de Rouen, qui rédigeait alors une remontrance au sujet des grains. Leprévôt de Beaumont fut enlevé avec ses papiers et plongé dans un des cachots de la Bastille : il y resta vingt-deux ans; il y serait mort, si le peuple de 89 n’avait pas pris la vieille citadelle du despotisme. Ce petit commerce amusait Louis XV. Il suivait ponctuellement les opérations de Malisset, ou du moins ce qu’on lui présentait comme tel. Il avait dans son cabinet de petits carnets où il notait les cours des crains sur les marchés, avec le compte de ses bénéfices, et ses flatteurs n’eurent pas de peine à lui persuader qu’il y avait en lui l’étoffe d’un négociant. Il se complut dans cette illusion jusqu’à sa mort. Lorsqu’on réimprima l’Almanach royal de 1774, l’abbé Terrai y fit mentionner un certain Mirlavaud avec le titre nouveau de trésorier des grains pour le compte de sa majesté. Ce trait d’impudence fit scandale, d’autant plus que ce Mirlavaud, ancien commis du financier Bouret, avait failli autrefois être pendu par les paysans de la Guienne pour je ne sais quel fait de monopole. Le ministre courtisan, désavouant l’imprimeur, fit fermer la boutique pendant trois mois, et corrigea l’Almanach royal au moyen d’un carton. On n’a jamais su en définitive si Louis XV avait gagné beaucoup dans cet honnête trafic. A sa mort, on s’attendait à trouver des trésors dans sa cassette particulière. Le bruit a couru qu’il y avait seulement onze cents louis d’or, avec une espèce de confession générale du mal qu’il avait fait à son peuple par les mauvais conseils de ses ministres. Suivant une autre rumeur beaucoup plus vraisemblable, on y aurait trouvé 9 millions en or et 97 en papier; mais, comme la compagnie était mise en péril par l’avènement de Louis XVI et de Turgot, on fit peser sur la succession du feu roi les charges d’une liquidation mystérieuse.

Tel a été le fameux pacte de famine. Il a troublé profondément le plus important de tous les commerces, il a profondément irrité les populations, et de tous les méfaits de l’ancien régime, c’est celui qui a le plus contribué à la chute de la monarchie. Dans le sanglant prologue de la révolution, quand Foulon était ramené dans son château avec une botte de foin sur le dos, quand Berthier de Sauvigny était conduit à la lanterne précédé de gens portant du pain noir au bout de leurs bâtons, c’étaient de cruelles réminiscences.


V.

Avec l’honnête Louis XVIe arrive l’honnête Turgot. «garçon laborieux, qui dîne presque seul et sobrement, et ne joue jamais. Les fripons de cour, qui le craignent, lui jettent bien des chats aux jambes[8]. » Que peut-il faire? Le blé est rare et cher depuis plusieurs années; les troubles pour les grains sont si fréquens et si graves dans les provinces, que les historiens les ont résumés sous le nom de guerre des farines. Pour comble de malheur, les courtisans soutiennent que le pain doit être abaissé à 2 sous la livre, pour populariser le nouveau règne. Sartines taxe donc le pain au-dessous du cours naturel. Berthier de Sauvigny, devenu intendant de Paris, met la maréchaussée en campagne pour forcer les cultivateurs à encombrer les marchés. Le blé tombe à vil prix en 1774, mais il fait défaut l’année suivante, et alors éclate, le 3 mai 1775, la plus formidable émeute pour le pain dont les Parisiens aient souvenir. L’autorité, voyant venir l’orage, concentre des troupes dans les marchés, mais elle laisse les boulangeries sans défense ; elles sont toutes pillées, une seule exceptée. Pendant quelques jours, la cour est stupéfaite et comme paralysée de terreur. Louis XVI veut qu’on vende le pain à 2 sous, et signe un ordre qui heureusement n’est pas publié. Le peuple, après son accès de colère, était retombé dans son impassibilité habituelle. Alors la cour reprend courage. On décide qu’un peu de pendaison sera d’un bon exemple : deux cents individus environ sont arrêtés à leur domicile d’après les notes que les agens de police avaient prises silencieusement pendant l’émeute. Une cour prévotale est improvisée ; deux des détenus, un gazier et un perruquier, sont condamnés sommairement à être pendus. Des potences de dix-huit pieds sont élevées aussitôt sur la place de Grève ; les malheureux qu’on y conduit font retentir le quartier de leurs cris désespérés. « Lâches que vous êtes, crient-ils au peuple, nous mourons pour vous ! » Quels souvenirs laissés dans les esprits !

Il est rare que le mal ne soit pas compensé par un peu de bien. Au point de vue spécial de la technologie, l’entreprise de Malisset a laissé des traces utiles. Les règlemens qui paralysaient la meunerie, étant inconciliables avec le nouveau système, tombèrent en désuétude. Vers 1780, presque tous les moulins des environs de Paris étaient outillés pour la mouture économique avec des perfectionnemens indiqués par Baquet, meunier de Senlis. Le rendement devint plus fort ; la farine, plus blanche, plus riche en gluten, donnait plus de pain. Une économie considérable était réalisée sur la consommation de Paris. Les grands meuniers devenaient peu à peu ce qu’ils sont tous aujourd’hui, des négocians en farine, et ceux qui travaillaient à façon n’étaient plus payés en nature, mais en argent. La boulangerie cessa d’être un métier de routine. L’Académie des Sciences lui donna ses lettres de noblesse en faisant rédiger par le docteur Malouin un traité spécial sur cet art, ouvrage qui est encore la base de tous les travaux analogues. L’apothicaire des Invalides, Parmentier, commença sa réputation par un bon livre sur le même sujet. En 1783, une école publique et gratuite de boulangerie fut créée. La corporation fui réorganisée avec quelques privilèges, auxquels on fit contre-poids en autorisant, pour la vente du pain, quinze marchés spéciaux, fréquentés surtout par les gens de Gonesse. La boulangerie parisienne faisait alors pour les riches du pain excellent, car elle y employait des gruaux remoulus lentement et d’une manière qui n’en altère aucunement la qualité. On se plaisait aux variations sur le pain mollet, qui conservait sa vogue, et Bouillard, le fournisseur de la cour, créait un genre avec son pain à la reine, qu’il obtenait en versant petit à petit du lait chaud dans sa pâte.

Même après la mort de Louis XV et de son digne ministre Terrai, il y a toujours eu de grands agiotages sur les grains et des tentatives de monopole. Je ne saurais dire si ce fut avec succès. Les hommes de force à faire mouvoir ces grandes machines sont rares. On en découvrit un dans les années qui précédèrent la révolution, et aussitôt le pacte de famine se reforma. À l’approche des bouleversemens que tout le monde pressentait, il était bon de s’assurer un levier politique et de plus l’argent, qui est le nerf de la guerre. Deux des principaux magistrats de Paris, Berthier et Lenoir, étaient soupçonnés de tenir les fils du complot. Le directeur commercial était un certain Pinet, type curieux à observer.

Ancien négociant en grains, Pinet, sans faire sa fortune, avait acquis une réputation d’énergie et de capacité. Les monopoleurs, qui avaient eu occasion de le voir à l’œuvre, achetèrent pour lui une charge d’agent de change, afin qu’if pût entretenir un grand mouvement d’argent sans qu’on connût exactement la nature de ses opérations. Il acceptait des fonds en dépôt sous prétexte de les faire valoir dans sa banque, et en payait l’intérêt avec une générosité splendide. Il eut bientôt une clientèle : les fonds qu’il recevait en comptes courans, ajoutés au capital de la société, mirent dans sa main des sommes colossales pour l’époque… Vers 1787, il avait converti en grains une soixantaine de millions ! Entraîné, comme son devancier Malisset, plus loin qu’il n’aurait voulu, Pinet eut des remords. C’était en effet un homme étrange, une de ces natures fortes, et assez élargies par la lutte pour que le bien et le mal y tiennent place. La philosophie à la mode, dont il s’était bourré, avait fait de lui un agioteur sentimental, affamant les populations, mais aimant l’humanité, dévorant à belles dents la proie tombée dans ses filets, mais sur pied avant le jour pour voir lever l’aurore ! Obligé de s’avouer que tout n’était pas pour le mieux dans son œuvre, il résolut de corriger par un peu de bienfaisance le mal qu’il était condamné à faire. Qu’un grand seigneur lui apportât 100,000 écus à faire valoir, il le repoussait souvent, lui et son argent ; mais s’il entendait parler de quelque honnête petit marchand gêné dans son commerce, d’une veuve chargée de famille, d’un artiste besoigneux, il leur faisait demander jusqu’à leur dernier écu ; puis quelque temps après il renvoyait 50, 100 pour 160 pour leur part de bénéfice. Malheur à qui demandait une explication ! Le banquier remboursait aussitôt et fermait le compte. On jasait autour de lui. Les bonnes femmes affirmaient que Pinet avait un secret pour gagner à la loterie ; d’autres parlaient de gains fabuleux à la Bourse, d’alchimie. Les anciens associés du pacte de famine savaient seuls à quoi s’en tenir.

Les supplices horribles de Foulon et de Berthier donnèrent à Pinet un avertissement féroce. Il fit bonne contenance, et parla avec sang-froid d’une inévitable liquidation. Le 29 juillet, il réunit sa famille et ses amis dans un grand festin, où il se montra assez gai. Le soir, il partit pour sa maison de campagne du Vésinet, près de Saint-Germain. Le lendemain matin, on le trouva dans le bois, blessé mortellement : le pistolet qui avait fait feu était à terre près de sa main, un autre était chargé dans sa poche ; les deux armes lui appartenaient. Pendant les trois jours qu’il vécut encore, il répéta qu’il avait été victime d’un assassinat et nia le suicide. En tout autre moment, le mystère à éclaircir aurait passionné la société tout entière ; on y fit à peine attention, au milieu des grands événemens qui se précipitaient. Pinet affirmait, dans son agonie, que ses affaires étaient en bon état, que ses créanciers ne perdraient rien, surtout si on prenait soin d’un grand portefeuille rouge où étaient réunis les papiers importans. Le portefeuille disparut, et on aboutit à une banqueroute de 53 millions, qui ruina 1,500 familles. Que penser de cette affaire ? N’est-il pas permis de croire que de grands conspirateurs ont voulu du même coup régler leurs comptes avec Pinet et mettre les mains sur les grands amas de grains, afin de peser à volonté sur l’allure de la révolution ?

Avec 1789 commence une ère nouvelle, une phase de réforme et d’affranchissement dont l’activité se fait sentir en toutes choses. Toutefois l’abolition des maîtrises et des jurandes, prononcée en mars 1791, ne profite que faiblement à la boulangerie. Dans cette conspiration instinctive qui réunit tous les partisans de l’ancien régime, la principale manœuvre consiste à affamer les populations des grandes villes. On gaspille les approvisionnemens, on empêche le transport des grains : sans qu’il y ait eu insuffisance des récoltes, l’inquiétude pour le pain du lendemain se propage comme une espèce de maladie mentale ; les émeutes qui se succèdent ont rarement d’autres prétextes. La principale pièce contre Dumouriez est une lettre de lui où il paraît compter sur une crise de ce genre pour faire marcher son armée sur Paris.

Effrayée de la responsabilité qu’une disette aurait fait peser sur elle, la municipalité parisienne résolut de former un grand approvisionnement; elle envoya dans les départemens des commissions tirées de son sein pour ramasser des blés. D’autres grandes villes, où les mêmes craintes existaient, trouvèrent bon de suivre cet exemple. Les administrations de la guerre et de la marine augmentaient aussi leurs achats. Une hausse rapide et désordonnée créa la terreur. On faisait accroire aux habitans des petites villes et des campagnes qu’il y avait un plan pour les affamer au profit du peuple de Paris. Cette calomnie était d’autant plus facile à accréditer, qu’on vendait à Paris le pain 3 sous la livre, tandis qu’il coûtait deux ou trois fois plus partout ailleurs. On se gardait bien de dire que la différence était payée au moyen de sous additionnels aux contributions, espèce d’impôt progressif exigé de tous les habitans en possession d’une aisance relative. Les paysans exaspérés empêchent la circulation, arrêtent les moulins. Toutes les mesures ridicules ou terribles de la vieille monarchie sont exhumées par la république. Les décrets se succèdent contre ceux qui gênent les transports, contre les accapareurs, les meuniers qui font commerce, les agioteurs qui enchérissent sur les prix : rien n’y fait, bien que la loi à cette époque ne connaisse qu’une seule peine, la mort! Un corps de gendarmerie spéciale créé pour protéger les arrivages de grains ayant été impuissant, on transféra ce service à l’armée révolutionnaire, qui devait parcourir les campagnes, et ce fut la principale excuse de son existence.

Le commerce régulier n’existait plus en 1793. La halle de Paris était sans marchandises. Les boulangers ne travaillaient plus qu’avec les farines tirées des réserves municipales, qu’on distribuait très sobrement pour ne pas épuiser trop vite cette ressource suprême. On défendit aux meuniers de bluter au-dessous de 15 pour 100, c’est-à-dire d’extraire plus de 15 livres de son sur 100 livres de blé. On essaya un pain de pommes de terre qui ne réussit pas, dont la distribution aurait suscité de dangereuses jalousies, et la commune, au nom de l’égalité, prescrivit la confection d’une seule sorte de pain. Les boulangers rationnaient leurs pratiques à quelques onces par tête et par jour; la portion des ouvriers était un peu augmentée. Chaque chef de famille devait déclarer le nombre des bouches qu’il avait à nourrir. Voici un tableau que me fournit une brochure du temps, dont le titre est significatif : Nous mourons de faim ! « Dans toutes les rues, j’aperçois des queues qui n’en finissent pas, des hommes qui poussent, des femmes qui crient, la sentinelle qui jure, les chiens qui aboient. Il faut perdre un quart de la journée à la porte du boulanger. » Un certain ordre s’introduisit peu à peu dans cette cohue. Une corde fixée à la porte du boulanger et tendue le long des maisons assurait à chacun son rang. Quand on acceptait une invitation à dîner, on apportait avec soi le morceau de pain qu’on avait payé si cher; c’était la politesse du jour.

Il n’est pourtant pas prouvé que cet état de choses ait été justifié par une insuffisance des récoltes. La municipalité de Paris était persuadée que la disette était factice. Dans une espèce de compte-rendu adressé à ses administrés, le maire de 1793, Pache, déclare que les agitations dont le pain fournissait le prétexte se renouvelaient tous les dix ou douze jours. La peur de manquer était entrée dans les esprits comme un mal chronique. Chacun avisait, par toute sorte de petites ruses, à assurer le lendemain, si bien que beaucoup de ménages où on criait famine étaient devenus des foyers d’accaparement; u ce qui a occasionné, dit Pache, une perte en pain durci, moisi, qu’on a fini par jeter dans la rivière, dans les égouts, dans les fosses, perte estimée à un dixième au-delà du nécessaire, et représentant la consommation d’un mois. »

La chute de Robespierre ne fit qu’aggraver le mal. La contre-révolution, qui avait toujours compté sur la famine comme sur le meilleur auxiliaire, croyait approcher du but, et forçait les ressorts de ses machines pour y atteindre. On vit alors des queues non plus seulement près des boulangeries, mais aux portes des bouchers, des épiciers, des marchands de bois. La police n’y protégeait plus les faibles contre la brutalité des forts. Ceux-ci, quand ils pouvaient obtenir plusieurs rations ou mettre la main sur des morceaux de choix, les allaient vendre à domicile chez les gens riches, et réalisaient parfois des bénéfices importans. Il s’était même établi sur le carreau de la halle une sorte d’agiotage sur les vieux écus, les montres, les bijoux, qui discréditait les assignats et compliquait le commerce, déjà si difficile, des comestibles. L’abondance reparut dans certaines classes, dans certains quartiers. Le vrai peuple, la masse des pauvres gens honnêtes et résignés, souffrit plus que jamais. Le pain lui manqua presque complètement. Sa détresse donna lieu à une industrie nouvelle, les cuisines en plein vent. Chaque soir, vers sept heures, on voyait les quais et la place de Grève, les rues voisines du Louvre et des halles se garnir d’ustensiles de cuisine, de tables improvisées avec des tréteaux et des planches. Des chapelets de harengs ou de mauvaise charcuterie étaient pendus à des ficelles ; la marmite bouillait entre quatre pierres ; le gril était chauffé sur le pavé. « Autour de chaque table sont disposées des assiettes, qui contiennent chacune trois harengs grillés saupoudrés de ciboule, arrosés d’un peu de vinaigre, le tout pour le billet de quinze sols ! A côté paraissent quelques plats de pruneaux cuits et de lentilles nageant dans une sauce claire. Des terrines de feuilles vertes occupent le milieu sous le nom de salades[9]. » Une chose manquait : c’était le pain.

Quand on crut le peuple suffisamment fatigué d’un tel régime, on le poussa sur la convention. Du pain! tel fut le cri de ralliement dans les terribles journées qui aboutirent au soulèvement de prairial. On en sait le résultat. La république avait encore assez de vitalité pour dominer la conspiration. Sous le directoire, la crise des subsistances se calma peu à peu. La perception de l’impôt territorial en nature mit à la disposition du gouvernement des ressources alimentaires assez considérables pour décourager les machinations basées sur le monopole. La loi du 9 juin 1797 débarrassa le commerce des entraves qu’avaient multipliées les mesures de circonstance. Les récoltes furent favorables. La meunerie et la boulangerie s’accoutumèrent à la liberté. Bref, on arriva sans secousses dignes de remarque jusqu’à l’année 1801, où le premier consul, effrayé par les apparences d’une disette, constitua la réglementation qui, après un règne de soixante-deux ans, va faire place à la liberté. On verra par la suite que les faits recueillis ici n’ont pas seulement un intérêt de curiosité historique, et qu’ils tiennent encore par beaucoup d’attaches aux problèmes agités en ce moment même.


ANDRE COCHUT.

  1. Les rues de Paris dont les noms rappellent encore ces privilèges seigneuriaux, rues du Four Saint-Germain, Saint-Honoré, Saint-Marcel, Saint-Hilaire, etc., étaient alors en dehors de la ville proprement dite, sur des terrains dépendant des abbaye» seigneuriales ou de l’évêché. Les fours des chanoines de Saint-Marcel furent ceux qui disparurent les derniers, en 1675.
  2. Ces redevances bizarres ont toujours eu à l’origine un prétexte plausible. Par exemple, à ces tristes époques où la lèpre était si commune, les boulangers devaient observer une grande vigilance sur eux-mêmes ou sur leurs auxiliaires. À la moindre apparence de maladie cutanée, l’individu suspect courait s’enfermer à Saint-Lazare, hôpital spécial pour les lépreux. Pour prix de cette hospitalité, chaque boulangerie envoyait chaque semaine un pain à Saint-Lazare. Plus tard, cette redevance fut changée en un louis d’or.
  3. Les historiens en ont compté soixante-quatre de ce genre, du Xe au XVIIIe siècle inclusivement.
  4. Voici quelques noms recueillis par Du Gange et Legrand d’Aussy : pain de pape, — de cour, — de pairs, — de chevaliers, — d’écuyers, — de chanoines, — de varlets, etc. Quelquefois l’artiste donnait son propre nom au produit : pain Truset, — Triboulet, — Maillan, — Denain, — Salignon, etc. On distinguait encore les pains matinaux, les pains de salle pour les hôtes, les pains de Noël et beaucoup d’autres sortes.
  5. Le grand Condé, dans les guerres de la fronde, crut faire un bon tour aux Parisiens en s’emparant de Gonesse.
  6. Entre toutes les estimations que je trouve pour les derniers temps de Louis XIV, la plus probable est celle qui attribue à Paris et à la banlieue une consommation de 4,000 muids de blé par semaine, soit 2,995,200 quintaux métriques par an. Comme on tirait du blé moins de farine, cela pouvait donner par tête et par jour entre 800 et 1,000 grammes de pain de toute nuance. Aujourd’hui la consommation moyenne du département de la Seine est de 434 grammes, presque tout en pain blanc. On n’y emploie pas beaucoup plus de blé qu’il y a deux cents ans (3 millions de quintaux métriques), bien que la population départementale soit de 1,900,000 âmes.
    Il y avait autrefois beaucoup plus d’issues qu’aujourd’hui, et elles étaient indispensables pour la nourriture du bétail. Elles sont beaucoup moins nécessaires depuis l’invention des prairies artificielles.
  7. Dans un bail des fermes de cette époque que j’ai sous les yeux, et qui devait rapporter aux fermiers 6 millions net par an, le montant des croupes s’élève à 1,980,000 fr.
  8. Chronique secrète de l’abbé Baudeau, 5 juin 1774.
  9. Mercier, le Tableau de Paris.