Louis-Michaud (p. 160-167).

xix

La Charmille tragique



Cela se découvrit aux environs de trois heures après dînée.

C’était le 19 juin. Mme Arquedouve et M. Le Tellier s’étaient rendus en automobile chez le docteur Monbardeau ; Robert Collin se trouvait à Lyon, pour des achats qu’il disait urgents ; — et Mme Le Tellier gardait Mirastel avec son fils.

L’état nerveux de Maxime exigeait encore beaucoup de soins ; du reste, il refusait avec une obstination maladive de quitter l’enceinte du parc. Au début, même, il n’avait plus voulu sortir du château, et maintenant ce n’était que sur les instances et les prescriptions de son oncle qu’il consentait à prendre l’air et à faire de l’exercice. Deux fois le jour, à dix heures et à deux heures, il marchait au bras de sa mère et faisait les cent pas sous la charmille. « Comme cela, disait-il, on est à l’abri du soleil. » Mais la vérité, c’est qu’on était à l’abri du Sarvant, la voûte des feuilles cachant les promeneurs à tout regard venu du ciel. — Tant de précautions pouvaient sembler enfantines, puisqu’il n’y avait plus de nuages, puisque aussi les promenades s’effectuaient à la grande clarté méridienne et dans un lieu surpeuplé… Mais ceux qui raillaient Maxime n’avaient pas vu l’Assomption de la petite Jeantaz.

Et voici donc que Mme Arquedouve et M. Le Tellier revenaient d’Artemare, ayant, par mesure de prudence, baissé la capote, et traversant ainsi la campagne inanimée.

On arrivait. L’automobile vira, franchit le portail, s’engouffra sous la galerie de verdure, ombreuse et tiquetée de soleil, — et stoppa tout à coup, brutale, dans le cri des freins et le frottement des roues bloquées.

— « Hé ! quoi ? » fit Mme Arquedouve, cramponnée à la carrosserie.

Décoché en avant par la brusquerie de l’arrêt, M. Le Tellier vit, au milieu de l’avenue, à deux mètres du capot, affalée par terre, Mme Le Tellier, qui fixait sur lui des yeux d’insensée… Elle avait l’air d’une pauvresse et d’une innocente. Décoiffée, son corsage arraché sous les bras, elle n’avait pas bougé devant l’automobile, et devant son mari ne bougeait pas davantage… Une fois relevée, soutenue par lui et le chauffeur, elle resta courbée, branlante…

M. Le Tellier la porta dans la voiture.

— « Ma mère, c’est Luce », dit-il. « Elle était là. Elle n’a rien, je crois, mais elle est très émue… »

Au son de sa voix, qu’il tâchait pourtant de composer, Mme Arquedouve saisit toute la gravité de l’accident. D’ailleurs :

— « Qui êtes-vous ? » balbutiait Mme Le Tellier. « Vous savez : Maxime… Il n’est plus là. Je n’ai plus d’enfants, plus, plus, plus… »

Jusqu’au perron de Mirastel, on n’eut pas la force de parler. On était retourné par ce nouveau désastre et par son contre-coup sur l’esprit de la malheureuse maman.

L’astronome envoya chercher le Dr et Mme Monbardeau, puis on coucha la malade.

Bientôt, de prostrée qu’elle était, Mme Le Tellier devint péniblement surexcitée. Elle prononça des paroles sans suite, elle fit des gestes incompréhensibles, et parla tout le temps de son fils et d’un veau inexplicable. À chaque instant, elle portait ses mains aux côtés de sa poitrine ou les jetait devant soi, comme pour écarter une étreinte ou se préserver d’une attaque.

— « Le veau ! Le veau qui glisse… » murmurait-elle. « Ha ! ne me serrez pas ! ne me serrez pas ! Qui me serre ? Mais qui donc me serre ? Lâchez-moi !… Maxime, va-t’en !… Ah ! aaaaaah ! À reculons ! Voilà qu’il s’en va à reculons ! Et vite !…… Ici nous sommes à couvert, oui, mon petit, bien à couvert sous la charmille…… Comme Marie-Thérèse !… Il est avec elle, au ciel. C’est un veau qui l’a enlevé. Ce n’est pas un ange, c’est un veau. »

M. Le Tellier, ahuri d’une telle divagation et redoutant le trouble qu’elle devait fomenter dans le cerveau même qui l’enfantait, essaya de lui donner au moins un semblant de suite rationnelle. Il posa des questions. Mais on aurait dit que Mme Le Tellier ne les entendait pas.

Dieu sait pourtant que l’astronome eût voulu connaître quelque chose ! Car cet enlèvement sous une charmille, au grand jour, par un ciel sans nuages, dans un parc des plus fréquentés, puis encore le salut de Mme Le Tellier — cette grâce accordée ou bien ce coup manqué, si contraires aux habitudes des Sarvants —, c’étaient là de véritables phénomènes.

— « Voyons, ma Luce, de quel veau parles-tu ? »

— « Il est parti… Il est parti… » gémissait la détraquée.

— « Tu dis qu’il glissait, ce veau… comment ? »

— « Lâchez-moi ! »

— « Oui : tu as été saisie rudement… Ta blouse est déchirée comme par des crocs, à droite et à gauche… Mais il n’y a plus personne. Calme-toi… Ne fais pas ce geste toujours, ma petite Luce ; il n’y a plus de Sarvants. »

— « Maxime ! Maxime ! »

— « Eh bien : comment est-il parti, Maxime ?… À travers les feuilles du berceau, n’est-ce pas ? comme attiré vers le ciel ?… Le feuillage empêchait de voir le ballon dirigeable ?… Comment est-il parti, Maxime ? »

— « C’est un veau ! »

M. Le Tellier recula, effrayé par le problème de la folie dressé contre lui pour la première fois. Hélas ! il n’y avait sur le lit de sa femme qu’un pauvre corps sans âme, une misérable moitié d’être humain… Et le savant regardait cela du fond de sa pensée. Et il se disait :

« La science ne sait pas plus où va l’esprit des fous qu’elle ne sait où vont les prisonniers du Sarvant. Ce sont d’atroces disparitions. Et pourtant, depuis que les hommes ont une âme, ils acceptent, sans épouvante ni blasphème, que par-ci par-là quelqu’une de ces âmes soit dérobée par un voleur immatériel, comme paraît l’être celui de mes enfants. De même que chaque jour apporte en Bugey de nouveaux rapts, chaque jour amène par le monde l’enlèvement de Psychés nouvelles. Où sont-elles toutes ?… Il en est qui reviennent… Où est celle de Lucie ?… Où sont Marie-Thérèse, Maxime, tous les autres ?… Et reviendront-ils ?… »

Le docteur, qui survint, apaisa sa belle-sœur grâce à quelque drogue, et Mme Monbardeau s’installa près d’elle.

Avant de la remplacer pour la nuit au chevet de la démente, M. Le Tellier put conférer de l’événement avec Robert Collin, qui venait de rentrer, rapportant de Lyon plusieurs paquets bien ficelés, sur lesquels on ne songea guère à le pressentir.

Tout défait par cette double abomination, le secrétaire opina :

— « Il serait précieux de tirer de Mme Le Tellier quelques mots significatifs. Au risque de la fatiguer un peu…, dans l’intérêt de tous… il le faudrait. La supposition d’une sorte d’aimant, que vous émettiez l’autre jour, n’était pas mauvaise ; mais la place occupée par M. Maxime et sa mère, sous la charmille, viendrait la révoquer. Ils étaient invisibles pour des gens situés au-dessus…, des gens de n’importe quelle nature, il me semble…, à moins que… »

— « Soyons nets, Robert. Vos allures, en tout ceci, restent dissimulées… Je ne doute pas un instant de l’excellence, de la pureté de vos spéculations… Mais enfin, est-ce que vous ne savez pas, vous ? Est-ce que vous n’avez pas deviné ?… Alors, par pitié, dites-le-moi : est-ce que l’effroyable épisode d’aujourd’hui confirme ou non vos hypothèses ?… »

— « Je ne puis déclarer qu’il les infirme. Il ne touche en rien à l’essence de la question, c’est-à-dire à l’identification des Sarvants, — que j’entrevois bien vaguement, allez ! — Mais, étant donné que mes connaissances sont encore plus vagues touchant le procédé d’enlèvement, je ne serais pas fâché d’acquérir là-dessus des indications supplémentaires…

» Quant à l’ensemble de mes conjectures… c’est tellement nébuleux que je manque de termes assez flottants pour l’exposer. C’est tellement redoutable, aussi, que je ne dirai rien qu’avec certitude… Et, pour être certain, il faudrait aller voir. Encore suis-je assuré qu’une telle expérience ménagerait bien des surprises au plus malin.

» Dans tous les cas, maître, fût-ce au détriment de sa santé, tâchez d’obtenir de Mme Le Tellier quelque phrase précise. »

— « Vous y tenez tant… Je demanderai à Monbardeau si cela n’est pas une cruauté superflue. Elle repose, maintenant. »

— « Va pour demain », concéda Robert.

Mais avant l’aurore il savait à quoi s’en tenir.

M. Le Tellier veille sa femme.

Aux lueurs atténuées d’un lumignon, l’astronome observe le mauvais sommeil qui secoue la malade à coups de décharges nerveuses.

Deux heures sonnent.

Elle se retourne, elle vagit, elle pousse des sons inarticulés, bégaie ces larves de paroles si lugubres qui sont les soliloques du cauchemar… Ses paupières viennent de s’ouvrir sur des prunelles endormies… Elle veut se lever, et la voici, hagarde et tremblotante, qui se redresse, et qui dort cependant.

M. Le Tellier s’empresse. Il veut la recoucher, lui faire boire une cuillerée de potion. Elle le regarde et l’interpelle :

— « Maxime ! »

— « Mon amie, voyons… C’est moi, Jean ! »

— « Maxime, viens-tu te promener sous la charmille ? »

— « Couche-toi, dors, Lucette chérie. C’est l’heure ; il fait nuit… »

— « C’est l’heure de ta promenade, oui, Maxime : deux heures sonnaient à la minute. Nous serons bien, à l’ombre. Donne-moi ton bras et promenons-nous dans le bois pendant que le loup… — Ah ! ah ! le loup, non ! pendant que ta grand’mère et ton père sont à Artemare. »

Elle a saisi le bras de son mari. Elle veut encore se lever…

Malgré la toute-souffrance qu’il éprouve, M. Le Tellier profitera de l’aubaine odieuse qui s’offre à lui, pour savoir. — Mais il n’entend pas que la somnambule en pâtisse le moins du monde.

Elle veut toujours se lever…

Alors, une inspiration fait dire au malheureux, dont la voix s’étouffe :

— « … Maman… C’est moi : Maxime. Et nous sommes sous la charmille… »

À présent, il n’y a plus qu’à bien écouter.

— « C’est agréable de marcher », fait la dormeuse en mouvant ses jambes sous les draps. « Nous voilà au bout de l’allée, près de la grille. Rebroussons chemin. Demi-tour… Vois, Maxime, que c’est joli, cette nef toute verte, si fraîche et vaste, avec, au bout, cette éblouissante trouée, ce porche « fou de clarté »… Oui, c’est vrai, tu as raison, « tunnel » est plus juste que « nef ». La charmille a les dimensions et l’ombre d’un tunnel… Ah ! qu’est-ce qui vient, à l’extrémité, dans le soleil, vers nous ?… Un veau ? Tu dis que c’est un veau ? Hé ! comme il va vite ! Mais, Maxime, ses pattes ne bougent pas… En effet : il ne pose pas sur la terre… Il glisse en l’air… Ho ! mais il arrive sur nous à fond de train, ce veau !… Il ne faut pas avoir peur ? Tu dis ça et tu es blanc comme un linge… Le voilà ! il nous charge ! sans remuer ! C’est effrayant ! Haaaaaaaaah ! lâchez-moi ! Maxime ! on me tient… par derrière…, on me serre… Ah ! on m’a lâchée… Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que tu as ?… C’est ce veau, ce veau immobile !… Ooooh ! ne crie pas ! Pourquoi ces mouvements déréglés ? Non, non, ne crie pas, mon petit, mon petit !… Enfin, tu ne cries plus. Enfin. Merci… Pourquoi t’accroches-tu à cette bête ?… Aaaahhh ! il l’enlève !… Le veau… s’enfuit… à reculons… sous la charmille… Arrêtez !… Arrêtez-le !… Maxime, mais crie donc ! Crie ! Appelle !… Rien… Ah ! dans le soleil, là·bas, il se retourne… Appelle ! appelle !… Disparu… Comme Marie-Thérèse……

» …… Qui êtes-vous ? Vous savez : Maxime… Il n’est plus là. Je n’ai plus d’enfants, plus, plus, plus… »…… Le veau ! Le veau qui glisse… »

Mme Le Tellier s’agite désespérément. Au bruit qu’elle fait, sa sœur et le médecin, qu’on a retenus à Mirastel, se dépêchent d’accourir. M. Le Tellier leur abandonne la garde de cette lamentable créature délirante qui ne sait plus que repousser des fantômes, qui maintenant revit par bribes décousues la scène effroyable, — et, sans perdre une seconde, il va chez Robert.

Pour n’être pas surpris de le trouver debout encore à pareille heure, tandis que l’aube filtrait aux ouvertures, il fallait vraiment que M. Le Tellier fût abîmé dans les dernières profondeurs de son génie. Sur le moment, c’est à peine s’il remarqua que son secrétaire fermait précipitamment l’armoire à glace, que cette armoire était pleine d’objets qui lui donnaient l’apparence d’une devanture d’opticien, et que le tapis de la chambre disparaissait sous une profusion de papiers récemment déficelés.

Robert se retourna vers lui d’un air embarrassé. Par contenance, il caressait un gros cahier rouge à fermoirs de cuivre, tout neuf.

Mais déjà M. Le Tellier racontait comment sa femme venait de jouer l’enlèvement.

Le petit homme chétif l’écouta jusqu’au bout, sans mot dire, puis se recueillit durant quelques minutes.

— « Que de choses incompréhensibles ! » dit-il enfin. « Toujours est-il que les Sarvants ne se gênent plus ! À deux heures après midi ! c’est du toupet !… — Les domestiques ont dû entendre… »

— « Ils disent que non. Mais j’ai la conviction, moi, qu’ils en ont menti. La peur les aura pétrifiés, quand leur devoir était d’aller au secours de ma femme qui criait. C’est cela qu’ils refusent d’avouer, et c’est pour cela qu’ils nient avoir entendu quoi que ce soit. Nous ne saurons jamais rien de ce côté-là. »

Robert Collin réfléchit encore, et demanda :

— « Il n’y avait personne, dans les champs, qui puisse nous documenter sur l’état du ciel à ce moment précis ? »

— « Personne. En revenant d’Artemare, j’ai noté le spectacle extraordinaire de la route déserte et des cultures vacantes. Nous étions seuls au dehors. Mais Mme Arquedouve n’a plus ses yeux, et la capote, tendue comme un dais, bouchait complètement la vue du ciel, pour le chauffeur aussi bien que pour moi. »

— « Bon ; c’est regrettable. — Ah ! quelle robe portait Mme Le Tellier ? »

— « Une robe noire, toute simple, unie », répondit l’astronome un peu démonté.

— « Pas de chapeau ? »

— « Non. »

Le secrétaire tira son calepin, le consulta, et dit :

— « Mon maître, tout s’éclaire en ce qui concerne l’anormale libération de Mme Le Tellier. Elle a des cheveux au henné, elle était vêtue d’un costume de deuil ; son signalement est donc le même que celui de la demoiselle Charras, enlevée le 11 juin à Champagne, laquelle demoiselle est d’un blond rougeoyant et venait de perdre sa mère. »

— « Que voulez-vous dire avec votre signalement ?… Pour l’amour de Dieu, apprenez-moi ce que vous savez ! Tous ces embrouillages !… Ce veau qui enlève mon fils !… J’y laisserai le sens, moi aussi ! »

— « Eh bien, » commença Robert, compatissant, « je suppose que… — Et puis non, tenez ; vraiment, je ne peux pas ! Mettez-vous à ma place : je ne fais que supposer, et supposer du vague… Je vous l’ai déjà dit, maître : je ne parlerai qu’à l’heure où j’aurai toutes les certitudes… Mais alors — c’est plus que probable — d’autres considérations survenues m’empêcheront de parler…, ne serait-ce que la peur de semer la peur… »

« La peur de semer la peur ?!… » se disait M. Le Tellier. « Le signalement de Lucie conforme à la désignation de Mlle… Chose ?!… Ah çà ! fichtre, voilà un discours superlativement incohérent !… Est-ce que d’aventure… Tiens ! tiens ! tiens !… Et tout cet arsenal que j’ai aperçu dans l’armoire !?… Et ces rangements à trois heures du matin !?… Diable ! diable ! Est-ce qu’il déménage, à son tour ?… »

Il quitta les lieux sur cette réflexion désagréable. Et nous devons reconnaître que les actes de Robert devaient à juste titre, chaque jour un peu plus, l’ancrer dans son idée qu’il perdait la raison.