Louis-Michaud (p. 16-24).

ii

La Campagne hantée



Cet incident diplomatique était réglé depuis plus d’un mois et l’on avait oublié « l’affaire de la Bretagne », quand l’attention de M. Le Tellier fut mise en éveil par un fait-divers du journal Lyon républicain. Et si l’on veut savoir pourquoi M. Le Tellier reçoit à Paris le Lyon républicain, je le dirai. C’est qu’il s’intéresse beaucoup à la région de l’Ain et particulièrement au Bugey, qui est le pays de Mme Le Tellier. La mère de celle-ci, Mme Arquedouve, y possède le château de Mirastel, où l’astronome et sa famille passent les vacances, et la sœur aînée de Mme Le Tellier, Mme Monbardeau, habite toute l’année le village d’Artemare, près de Mirastel, où son mari exerce la profession de médecin.

C’est donc avec un intérêt bien naturel que M. Le Tellier parcourut les lignes suivantes dans le numéro du 17 avril :

( pièce 8)
ÉTRANGES DÉPRÉDATIONS DANS LE DÉPARTEMENT DE L’AIN

« Il se passe dans l’Ain des faits regrettables. Des malfaiteurs, animés d’un stupide esprit de pillage et de dégradation, y commettent journellement leurs méfaits, et par malheur on n’a pu jusqu’ici s’emparer d’aucun d’eux. C’est à Seyssel[1], au confluent du Rhône et du Fier, aux confins des trois départements de l’Ain, de la Haute-Savoie et de la Savoie, que la chose a commencé.

« Dans la nuit du 14 au 15 avril, nombre d’outils de jardinage et d’instruments aratoires, laissés au dehors, ont été subtilisés. Les premiers Seysselans qui s’en aperçurent prirent le chemin de la mairie, afin d’y déposer une plainte. Et en arrivant à la maison commune, ils virent que pendant la nuit on avait absurdement arraché les aiguilles de la grande horloge. Une lanterne, accrochée à une potence, avait également disparu. L’opinion générale incrimina certains habitants qui, la veille au soir, s’étaient manifestement enivrés. Mais tous, ayant fourni l’emploi de leur temps, se disculpèrent. Le parquet fut avisé.

« La journée du 15 se passa tranquillement. À midi et au soir, en rentrant chez eux, les Seysselans ne trouvèrent aucune trace de vols ou de dégâts. Ils se couchèrent sans inquiétude.

« Mais le lendemain, ils constatèrent de nouvelles déprédations encore moins justifiées, encore moins raisonnables que les précédentes. Un drapeau, fixé au pignon d’une bâtisse neuve, avait été enlevé ; la sphère de zinc, peinte en jaune, qui servait d’enseigne à l’auberge de la Boule d’Or, ne pendait plus à sa ferrure ; une quantité de branches d’arbres avait été coupée dans les vergers ; une borne, au coin de la place, n’était plus là ; des moellons de silex avaient quitté leur tas pour une destination inconnue ; enfin le chat de l’épicier, qui depuis quelque temps rôdait sur les toits, ne put se retrouver.

« Les Seysselans, d’autant plus furieux que les gens d’alentour commençaient à les railler, se promirent à faire bonne garde la nuit d’après. Mais ce fut inutile. Rien ne se passa.

« L’avis de tous est qu’il s’agit d’une bande de mauvais plaisants. Ce sont là les menées de grossiers mystificateurs de village. »

Telles sont les nouvelles qui nous sont parvenues voilà vingt-quatre heures et que nous refusâmes d’insérer avant de nous être assurés de leur exactitude. Aujourd’hui nous en sommes certains, et nous savons de bonne source (car, en vérité, il n’est pas superflu de la mentionner) que la nuit où les Seysselans guettèrent sans résultat, ce fut le village voisin, Corbonod, qui reçut la visite des filous. Là, ils s’attaquèrent surtout aux potagers, qu’ils dévalisèrent. Et la nuit suivante, les tristes voyous se livrèrent à leurs actes de vandalisme dans le hameau de Charbonnière, toujours à côté de Seyssel. Un chevreau de cette localité, qui s’était échappé, n’a pas été revu.

La gendarmerie est sur les lieux. On soupçonne plusieurs individus et notamment un vagabond qui chemine avec lenteur et dont le séjour dans les villages éprouvés coïncide justement avec lesdites épreuves. Nous attendons d’autres détails et nous tiendrons nos lecteurs au courant. — Mais voilà une aventure de voleurs bien digne de ce pays ; car, ne l’oublions pas, c’est à la crête des rochers dominant le Val du Fier qu’on montre aux voyageurs la maison de qui ?… De Mandrin.

Ces lignes intriguèrent M. Le Tellier, peut-être même plus que de raison. Mais, à réfléchir, l’idée lui vint que probablement le mystère résidait surtout dans les termes de l’information, et que le manque de détails n’avait seul produit l’apparence.

Comme il devait écrire à son beau-frère Monbardeau, cet homme avide de lumière profita de l’occasion pour lui demander là-dessus quelques éclaircissements.

Voici sa lettre. Je la reproduis in extenso, car elle traite d’événements et de choses étroitement liés à notre histoire.

( pièce 9)
Au docteur C. Monbardeau,
Artemare,
(Ain).
.
Paris, 202, boulevard Saint-Germain. 18 avril 1912.
Mon cher Calixte,

Grande nouvelle ! Nous arriverons à Mirastel le 16 dans la soirée, ma femme, ma fille, mon fils, mon secrétaire et moi. Je préviens par même courrier cette bonne madame Arquedouve. — Tu as bien lu « mon fils », Maxime nous accompagne ; le prince de Monaco lui donne un mois de congé entre deux croisières océanographiques.

Et maintenant te voilà prodigieusement ahuri ! Tu te demandes pourquoi nous quittons Paris de si bonne heure cette année !… Mettons… mettons que je sois fatigué par l’inauguration du grand équatorial. Ce sera le prétexte officiel.

Ah ! mon pauvre Calixte, cet équatorial ! Tu ne reconnaîtras plus l’Observatoire. L’Observatoire de Perrault, on dirait maintenant le Panthéon de Soufflot ! Je m’explique : Pour loger l’immense lunette donnée par le milliardaire Hatkins, il a fallu construire sur la terrasse, au milieu des petites coupoles, un vrai dôme de basilique. C’est pourquoi je parle de Panthéon. L’esthétique en souffre cruellement. Si encore la science y gagnait I Mais quel enfantillage d’établir un instrument d’optique aussi merveilleux à Paris ! à Paris qui trépide sans cesse ! à Paris dont le ciel est chargé de poussière ! et sur un monument vibratile, où la chaleur rayonnante gêne l’observation !… Toutefois, l’Américain désirant que son télescope fût placé comme il l’est, on ne pouvait que s’incliner. La fête inaugurale du 12 avril a été de tous points réussie. Beaucoup d’étrangers, à cause de l’exotisme du donateur. — Mais je te raconterai tout cela.

Autre chose. Tu trouveras ci-inclus un article du Lyon Républicain. Il a piqué ma curiosité. Toi qui es sur place, donne-moi donc des explications complémentaires. Est-ce sérieux ? Je flaire une de ces farces pyramidales dont nos paysans sont coutumiers.

Affections à ta femme ainsi qu’à ton fils et à ta délicieuse belle-fille, puisque vous avez le bonheur de les posséder en ce moment.

De cœur,

Jean Le Tellier.

Et voici la réponse :

(pièce 10)
À Monsieur J. Le Tellier,
Directeur de l’Observatoire,
202, boulevard Saint-Germain,
Paris.
Artemare, 20 avril 1912.

Laisse-moi d’abord, mon cher Jean, bénir les causes de votre arrivée hâtive en Bugey. Ces causes, le ton dégagé de ta lettre accuse leur peu de gravité. Alors gaudeamus igitur !

Quant aux « Étranges déprédations », elles ne sont peut-être en effet qu’une mauvaise plaisanterie. Oui, mais bigrement mauvaise ! C’est quelque chose comme — en grand — une maison hantée. La campagne hantée, quoi ! Et sais-tu comment nos villageois, imbus de superstitions, nomment leurs mystérieux tourmenteurs ? Devine ? un mot de patois… Des Sarvants, parbleu ! Des fantômes !… Et de fait, les malandrins sont insaisissables et ne laissent de trace que la trace même de leurs délits. D’où, tu peux l’imaginer, une assez forte appréhension, qui s’étend à mesure que les pillages nocturnes se multiplient.

Car cela continue (tu as dû l’apprendre par le Lyon Républicain), et les villages de Remoz et de Mieugy, entre Seyssel et Corbonod, ont subi, chacun à son tour, leur petite brimade nocturne.

Lorsque j’ai reçu ta lettre comme par un fait exprès, on venait de m’appeler près d’une malade d’Anglefort. Je m’y suis rendu avec ma 9-chevaux, et j’en ai profité pour pousser jusqu’au théâtre de la beffa, comme disent les Italiens.

À parler franc, les dégâts sont de piètre conséquence et plus vexatoires que réellement dommageables. Mais ils n’en restent pas moins bizarres et commis avec un luxe de particularités burlesques voulant avoir l’air surnaturelles, bien faites pour frapper l’imagination de mes concitoyens. — Un point remarquable : ce sont des vols. Où la main des chenapans s’est posée, sans exception il manque un objet. Non contents d’abîmer un cadran d’horloge, ils en chipent les aiguilles. On ne retrouve pas les branches coupées, les légumes arrachés, l’enseigne dépendue, rien. Ce sont des vols, et souvent de choses inutilisables. Que ferait-on d’un vieux drapeau ? de rameaux à peine feuillus ? d’une moitié de bicyclette jetée aux ordures ?… Il est vrai qu’on a dérobé des pelles, des hoyaux, des bêches et, ce qui est plus grave, des animaux : un chat et une biquette. Mais j’ai le pressentiment que tout sera restitué une fois la comédie terminée, ou, si tu préfères, une fois la vengeance exercée. Exercée… par qui ? Dans le pays, on ne devine pas. Les populations ne se connaissent pas d’ennemis. Et alors, en désespoir de cause, on admet la possibilité de quelque vindicte d’outre-tombe : une levée en masse de revenants, une invasion de Sarvants ! C’est fou ! mais que veux-tu : tout cela se perpètre la nuit, avec de ces raffinements puérils que l’on a coutume d’attribuer aux spectres ; et puis, le matin, nulle empreinte de pas ! nul vestige d’une présence quelconque !

Au surplus, on a vite observé que la plupart des vols étaient commis à des hauteurs où la mode n’est pas de cambrioler : au sommet d’un arbre, au pignon d’une toiture, au fronton d’une mairie ; et comme les malicieux personnages ont soin d’effacer toute trace des pieds de leurs échelles, deux légendes sont nées qui courent le pays, l’une de spectres géants, l’autre de spectres grimpeurs !

Maintenant, où se cachent les sacripants durant la journée ? Où vont-ils déposer le fruit de leurs larcins ? Autant de questions qu’il serait facile de résoudre, si les campagnards voulaient bien passer la nuit à l’affût. Mais ils s’enferment à double tour, et quand les chiens aboient, ils se cachent sous leurs couvertures. Quelques esprits forts veillent cependant, et des policiers avec eux. Par malchance, toutes les fois qu’ils s’embusquent dans un village, les déprédations s’accomplissent dans un autre. — D’après moi, la troupe (car ils sont plusieurs, à n’en pas douter) se retire avant le jour au fond des bois du Colombier, qui déverse ses dernières pentes jusqu’aux villages maraudés, à l’ouest. C’est là qu’ils se dissimulent et qu’ils enterrent leur butin, à moins qu’ils ne l’enfouissent dans les sables du Rhône, lequel, tu le sais, coule tout au long de ces communes, de l’autre côté, à l’est.

Une énigme plus malcommode à déchiffrer, par exemple, c’est l’absence de piste d’arrivée et de départ. Ah ! ce sont des malins. Et ils ont juré d’affoler cette région.


Je reprends ma lettre, interrompue un instant. Il paraît qu’Anglefort a été saccagé cette nuit. On ne s’y attendait pas. Les habitants faisaient les farauds, quand j’y suis allé. Ils traitaient leurs voisins de jobards ou de menteurs, les accusant même de simulation… Eh bien ! ça y est ! On leur a pris une brouette, une charrue, des branches encore (beaucoup moins), un épouvantail à moineaux dans un champ de blé tendre (quelques vieilles défroques sur une perche) et une statue dans le jardin de ma cliente. C’est le domestique de cette dame qui vient de me l’annoncer. Je ne sais pourquoi, mais ces deux derniers vols paraissent l’avoir ému davantage (lui et tout le monde là-bas). Je ne vois pas ce qu’il y a de si troublant au rapt d’un mannequin de guenilles et d’un bonhomme en plâtre…

On a soustrait aussi des volailles et… Mais je veux te narrer l’histoire ; elle est amusante.

Une vieille bigote, dont la maison s’appuie au chevet de l’église, entendit, cette nuit, du bruit. Quel bruit ? On n’a pu le lui faire spécifier. Elle dormait encore. Elle a dit s’être éveillée au moment où le bruit cessait. Mais alors elle distingua très nettement le cri d’un coq. Ce coq chantait dans les ténèbres, et son chant venait d’en haut et du clocher ! Ce n’était pas, du reste, une fanfare d’aurore, pas l’aubade classique et coqueriquante, mais c’était « le cri d’un coq qui se sauve, qui se débat ou qui s’envole ». Et le lendemain (c’est-à-dire ce matin), elle vit — et chacun put voir — que le coq de fonte, perché depuis cent ans au faîte du clocher, s’en était évadé !…

Aussitôt on crie au miracle, au lieu de crier au ventriloque ; et l’on refuse de poursuivre une affaire dont le bon Dieu se mêle ; et l’on déniche je ne sais quelle corrélation macaronique entre le coq religieux, symbole du reniement de saint Pierre, et le coq gaulois, gallus gallus, emblème de la France renégate ! Galimatias, c’est le cas de le dire.

Heureusement, la police ouvre l’œil. Car, vengeance ou plaisanterie, en voilà assez. On va surveiller, j’espère, les villages qui se trouvent dans la direction suivie par les ravageurs : le sud. On va garder cette traînée de hameaux dont la file s’égrène entre le Rhône et le Colombier.

Cependant les pistes suivies sont abandonnées l’une après l’autre. On a relaxé un chemineau, reconnu sans méchanceté. Mais il y a, dit-on, de nouveaux suspects : deux journaliers piémontais. Ils travaillent depuis peu dans la contrée et suivent la même route que les bizarreries. Porteurs de pelles et de pioches, ils auraient donc, dès le début, possédé les outils nécessaires à l’inhumation de leurs rapines, avant de s’être procuré par la fraude un surcroît d’instruments analogues, — ce qui révèle encore une bande.

Figure-toi que ma femme s’effraie ! Comme c’est curieux ! Elle, si intelligente ! Elle dit : « J’ai toujours eu en horreur les charivaris et les farces macabres. Or ceci est macabre, puisque les morts sont en jeu et qu’on fait dire des messes pour le repos de leur âme. — Et le pire, c’est que, si cela persiste, de deux choses l’une : Jusqu’à présent, n’est-ce pas, les mystificateurs ont suivi à la fois le cours du Rhône et le bas du Colombier. Mais, à Culoz, celui-ci s’arrête brusquement. Eh bien, puisqu’il n’est de villages qu’au long du fleuve et qu’autour de la montagne, il leur faudra donc choisir entre ces deux directions. Et s’ils s’avisent de contourner l’éperon que fait le Colombier, dans ce cas, Mirastel d’abord, Artemare ensuite se trouvent en plein sur leur trajet ! »

Voilà beaucoup de prévoyance ! Toutes ces billevesées auront leur terme bien avant d’arriver à Culoz, — bien avant que vous n’y débarquiez vous-même le 26. Dans le cas contraire, votre présence, ajoutée à celle d’Henri et de Fabienne, nos chers amoureux, stimulera la vaillance d’Augustine.

Je souhaite donc cette présence, de tout mon cœur de beau-frère et de mari.

Tout à toi,

Calixte Monbardeau

À partir de cette lettre, dont l’ampleur inattendue étonna grandement son destinataire, les coupures de journaux abondent au dossier. Comme tout ce qui paraît toucher à l’au-delà, les mésaventures du Bugey défraient rapidement la presse française. — Ces coupures sont, pour la plupart, des entrefilets narquois, fourmillant d’erreurs. Nous en retiendrons seulement l’adoption du mot « Sarvants » qui, par sa nouveauté apparente et son acception fantasmagorique, semble propre à désigner des créatures inédites et mystérieuses.

Mais on lira ci-dessous une suite de passages choisis (pour éviter les redites) dans un rapport très remarquable dû au procureur de la République à Belley, — donc un professionnel de l’observation. Ce magistrat, avant d’être commis officiellement, opéra des recherches pour son propre compte, en dilettante, et les bribes suivantes sont tirées des notes officieuses où fut consigné le résultat de cette enquête.

(pièce 33)

… À ce moment [celui de son arrivée, 24 avril] sept villages avaient été molestés, à savoir : le bourg de Seyssel et les hameaux de Corbonod, Charbonnière, Remoz, Mieugy, Anglefort et Champron, tous situés sur la route de Bellegarde à Culoz, entre fleuve et mont, du nord au sud… Les populations étaient presque atterrées… voyaient plus de choses qu’il n’y en avait

… Ils se claquemuraient… L’histoire du coq d’Anglefort avait provoqué une grande sensation… Je suis monté au clocher. Rien n’aurait été plus facile que d’enlever sans effraction le coq de tôle dorée ; il n’était qu’enfoncé sur une hampe de fer, au moyen d’une douille soudée à ses pattes et non goupillée. Il n’y avait donc qu’à le tirer de bas en haut. Néanmoins, dans leur précipitation, les délinquants ont coupé la douille à l’aide d’une cisaille. — Le chant du coq n’a-t-il pas été lancé pour masquer le bruit du coup de cisaille ?

Les branches disparues sont assez grosses, d’après les tronçons. Non pas sciées, mais tranchées, avec un sécateur d’une puissance inaccoutumée… Les gens se lamentent : « C’est la faux de la Mort ! »… La boule de l’auberge n’a pas été décrochée, mais on a coupé sa chaînette, d’un coup de ces mêmes ciseaux robustes… Tous les vols commis au dehors et la nuit… Pas d’exemple qu’on ait pris deux objets semblables ; même pour les branches. Si deux branches de poiriers manquent à l’appel, c’est qu’un des poiriers est en feuilles et l’autre, en bourgeons. Il n’y a pas deux choux de la même espèce qui aient été razziés. Les volailles emportées ne sont pas de même race…

… Aucune marque d’escalade sur le mur de l’auberge, ni sur la façade de la mairie, à Seyssel. Aucune, non plus, sur les tuiles de la flèche d’Anglefort…

… La façon d’évacuer, sans laisser de trace, charrue, brouette et autres corps de délit pesants et volumineux, est aussi un problème… L’emploi d’un ballon dirigeable expliquerait tout ; mais ce serait, pour une simple farce, un matériel étrangement disproportionné… Les histoires les plus fantastiques courent les rues. Le Diable y rejoue son vieux rôle. On ne peut croire personne… La statue grandeur nature, volée dans un jardin d’Anglefort, est devenue un cauchemar. Elle est assez belle, au dire des paysans, et « peinte de manière à simuler une personne ». Sans doute quelque ignoble coloriage…

… Un garde de l’État, descendu de la forêt, m’a dit avoir entendu sous bois, en plein jour, des espèces de détonations sèches, pareilles aux claquements d’un fouet. Considérant qu’il a trouvé par là des arbres décapités, il impute ces bruits, ces « clac », au jeu d’une forte cisaille. Il dépose également qu’il a mis le pied dans une petite flaque de sang frais, dont il est incapable d’interpréter la formation sur le sol, attendu qu’elle ne se trouve pas sous un arbre (d’où quelque bête aurait pu saigner) mais dans une clairière ; qu’elle n’est mêlée d’aucun débris de plume ou de poil, et qu’elle n’est entourée d’aucun vestige de bataille. Cet homme m’a fait l’impression d’un nerveux suggestionné par les racontars, puis halluciné par la solitude. Requis par moi d’avoir à développer son idée, il n’a plus voulu parler.

Conclusion. — Nous avons affaire à une association d’individus armés de puissants moyens d’exécution, c’est-à-dire abondamment pourvus de capitaux, et dont le but immédiat est de terroriser leurs victimes. (Les deux manouvriers que l’on surveille doivent être seulement des complices.) — Mais cette terreur est-elle répandue pour elle-même, ou bien comme une sorte d’anesthésique préalable ? Est-ce la comédie ? ou n’est-ce qu’un prologue ? Et alors est-ce le prologue d’un drame ?

Ce n’était ni ceci, ni cela.

Ou plutôt, c’était ceci et cela, tout à la fois.


  1. Seyssel de l’Ain, par conséquent, sur la rive droite du Rhône, et non pas Seyssel de la Haute-Savoie, qui est en face, sur la rive gauche.