Le Père de famille, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierVII (p. 187-205).


LE
PÈRE DE FAMILLE


COMÉDIE




ACTE PREMIER


Le théâtre représente une salle de compagnie, décorée de tapisseries, glaces, tableaux, pendule, etc. C’est celle du Père de famille. — La nuit est fort avancée. Il est entre cinq et six heures du matin.





Scène première


LE PÈRE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR, CÉCILE, GERMEUIL.
(Sur le devant de la salle, on voit le Père de famille qui se promène à pas lents. Il a la tête baissée, les bras croisés, et l’air tout à fait pensif. — Un peu sur le fond, vers la cheminée qui est à l’un des côtés de la salle, le Commandeur et sa nièce font une partie de trictrac. — Derrière le Commandeur, un peu plus près du feu, Germeuil est assis négligemment dans un fauteuil, un livre à la main. Il en interrompt de temps en temps la lecture, pour regarder tendrement Cécile, dans les moments où elle est occupée de son jeu, et où il ne peut en être aperçu. — Le Commandeur se doute de ce qui se passe derrière lui. Ce soupçon le tient dans une inquiétude qu’on remarque à ses mouvements.)


Cécile.

Mon oncle, qu’avez-vous ? Vous me paraissez inquiet.

Le commandeur, en s’agitant dans son fauteuil.

Ce n’est rien, ma nièce. Ce n’est rien. (Les bougies sont sur le point de finir ; et le Commandeur dit à Germeuil :) Monsieur, voudriez-vous bien sonner ? (Germeuil va sonner. Le Commandeur saisit ce moment pour déplacer son fauteuil et le tourner en face du trictrac. Germeuil revient, remet son fauteuil comme il était ; et le Commandeur dit au laquais qui entre :) Des bougies. (Cependant la partie de trictrac s’avance. Le Commandeur et sa nièce jouent alternativement, et nomment leurs dés.)

Le commandeur.

Six cinq.

Germeuil.

Il n’est pas malheureux.

Le commandeur.

Je couvre de l’une ; et je passe l’autre.

Cécile.

Et moi, mon cher oncle, je marque six points d’école. Six points d’école…

Le commandeur, à Germeuil.

Monsieur, vous avez la fureur de parler sur le jeu.

Cécile.

Six points d’école…

Le commandeur.

Cela me distrait ; et ceux qui regardent derrière moi m’inquiètent.

Cécile.

Six et quatre que j’avais, font dix.

Le commandeur, toujours à Germeuil.

Monsieur, ayez la bonté de vous placer autrement ; et vous me ferez plaisir.



Scène II


LE PÈRE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR, CÉCILE, GERMEUIL, LA BRIE.
Le père de famille.

Est-ce pour leur bonheur, est-ce pour le nôtre qu’ils sont nés ?… Hélas ! ni l’un ni l’autre. (La Brie vient avec des bougies, en place où il en faut ; et lorsqu’il est sur le point de sortir, le Père de famille l’appelle.) La Brie !

La Brie.

Monsieur.

Le père de famille, après une petite pause, pendant laquelle il a continué de rêver et de se promener.

Où est mon fils ?

La Brie.

Il est sorti.

Le père de famille.

À quelle heure ?

La Brie.

Monsieur, je n’en sais rien.

Le père de famille. (Encore une pause.)

Et vous ne savez pas où il est allé ?

La Brie.

Non, monsieur.

Le commandeur.

Le coquin n’a jamais rien su. Double deux.

Cécile.

Mon cher oncle, vous n’êtes pas à votre jeu.

Le commandeur, ironiquement et brusquement.

Ma nièce, songez au vôtre.

Le père de famille, à La Brie, toujours en se promenant et rêvant.

Il vous a défendu de le suivre ?

La Brie, feignant de ne pas entendre.

Monsieur ?

Le commandeur.

Il ne répondra pas à cela. Terne.

Le père de famille, toujours en se promenant et rêvant.

Y a-t-il longtemps que cela dure ?

La Brie, feignant encore de ne pas entendre.

Monsieur ?

Le commandeur.

Ni à cela non plus. Terne encore. Les doublets me poursuivent.

Le père de famille.

Que cette nuit me paraît longue !

Le commandeur.

Qu’il en vienne encore un, et j’ai perdu. Le voilà (À Germeuil qui rit.) Riez, monsieur, ne vous contraignez pas.

(La Brie est sorti. La partie de trictrac finit. Le Commandeur, Cécile et Germeuil s’approchent du Père de famille.)



Scène III


LE PÈRE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR, CÉCILE, GERMEUIL.
Le père de famille.

Dans quelle inquiétude il me tient ! Où est-il ? Qu’est-il devenu ?

Le commandeur.

Et qui sait cela ?… Mais vous vous êtes assez tourmenté pour cette nuit[1]. Si vous m’en croyez, vous irez prendre du repos.

Le père de famille.

Il n’en est plus pour moi.

Le commandeur.

Si vous l’avez perdu, c’est un peu votre faute, et beaucoup celle de ma sœur. C’était, Dieu lui pardonne ! une femme unique pour gâter ses enfants.

Cécile, peinée.

Mon oncle !

Le commandeur.

J’avais beau dire à tous les deux : Prenez-y garde, vous les perdez.

Cécile.

Mon oncle !

Le commandeur.

Si vous en êtes fous à présent qu’ils sont jeunes, vous en serez martyrs quand ils seront grands.

Cécile.

Monsieur le Commandeur !

Le commandeur.

Bon, est-ce qu’on m’écoute ici ?

Le père de famille.

Il ne vient point.

Le commandeur.

Il ne s’agit pas de soupirer, de gémir, mais de montrer ce que vous êtes. Le temps de la peine est arrivé. Si vous n’avez pu la prévenir, voyons du moins si vous saurez la supporter… Entre nous, j’en doute… (La pendule sonne six heures.)

Mais, voilà six heures qui sonnent… Je me sens las… J’ai des douleurs dans les jambes, comme si ma goutte voulait me reprendre. Je ne vous suis bon à rien. Je vais m’envelopper de ma robe de chambre, et me jeter dans un fauteuil. Adieu, mon frère… Entendez-vous ?

Le père de famille.

Adieu, monsieur le Commandeur.

Le commandeur, en s’en allant.

La Brie.

La Brie, arrivant.

Monsieur ?

Le commandeur.

Éclairez-moi ; et quand mon neveu sera rentré, vous viendrez m’avertir.



Scène IV


LE PÈRE DE FAMILLE, CÉCILE, GERMEUIL.
Le père de famille, après s’être encore promené tristement.

Ma fille, c’est malgré moi que vous avez passé la nuit.

Cécile.

Mon père, j’ai fait ce que j’ai dû.

Le père de famille.

Je vous sais gré de cette attention ; mais je crains que vous n’en soyez indisposée. Allez vous reposer.

Cécile.

Mon père, il est tard. Si vous me permettiez de prendre à votre santé l’intérêt que vous avez la bonté de prendre à la mienne…

Le père de famille.

Je veux rester, il faut que je lui parle.

Cécile.

Mon frère n’est plus un enfant.

Le père de famille.

Et qui sait tout le mal qu’a pu apporter une nuit ?

Cécile.

Mon père…

Le père de famille.

Je l’attendrai. Il me verra. (En appuyant tendrement ses mains sur les bras de sa fille.) Allez, ma fille, allez. Je sais que vous m’aimez. (Cécile sort. Germeuil se dispose à la suivre ; mais le Père de famille le retient, et lui dit :) Germeuil, demeurez.



Scène V[2]


LE PÈRE DE FAMILLE, GERMEUIL.
Le père de famille, comme s’il était seul, et en regardant aller Cécile.

Son caractère a tout à fait changé. Elle n’a plus sa gaieté, sa vivacité… Ses charmes s’effacent… Elle souffre… Hélas ! depuis que j’ai perdu ma femme et que le Commandeur s’est établi chez moi, le bonheur s’en est éloigné !… Quel prix il met à la fortune qu’il fait attendre à mes enfants !… Ses vues ambitieuses, et l’autorité qu’il a prise dans ma maison, me deviennent de jour en jour plus importunes… Nous vivions dans la paix et dans l’union. L’humeur inquiète et tyrannique de cet homme nous a tous séparés. On se craint, on s’évite, on me laisse ; je suis solitaire au sein de ma famille, et je péris… Mais le jour est prêt à paraître, et mon fils ne vient point ! Germeuil, l’amertume a rempli mon âme. Je ne puis plus supporter mon état…

Germeuil.

Vous, monsieur !

Le père de famille.

Oui, Germeuil.

Germeuil.

Si vous n’êtes pas heureux, quel père l’a jamais été ?

Le père de famille.

Aucun… Mon ami, les larmes d’un père coulent souvent en secret… (Il soupire, il pleure.) Tu vois les miennes… Je te montre ma peine.

Germeuil.

Monsieur, que faut-il que je fasse ?

Le père de famille.

Tu peux, je crois, la soulager.

Germeuil.

Ordonnez.

Le père de famille.

Je n’ordonnerai point ; je prierai. Je dirai : Germeuil, si j’ai pris de toi quelque soin ; si, depuis tes plus jeunes ans, je t’ai marqué de la tendresse, et si tu t’en souviens ; si je ne t’ai point distingué de mon fils ; si j’ai honoré en toi la mémoire d’un ami qui m’est et me sera toujours présent… Je t’afflige ; pardonne, c’est la première fois de ma vie, et ce sera la dernière… Si je n’ai rien épargné pour te sauver de l’infortune et remplacer un père à ton égard ; si je t’ai chéri ; si je t’ai gardé chez moi malgré le Commandeur à qui tu déplais ; si je t’ouvre aujourd’hui mon cœur, reconnais mes bienfaits, et réponds à ma confiance.

Germeuil.

Ordonnez, monsieur, ordonnez.

Le père de famille.

Ne sais-tu rien de mon fils ?… Tu es son ami ; mais tu dois être aussi le mien… Parle… Rends-moi le repos, ou achève de me l’ôter… Ne sais-tu rien de mon fils ?

Germeuil.

Non, monsieur.

Le père de famille.

Tu es un homme vrai ; et je te crois. Mais vois combien ton ignorance doit ajouter à mon inquiétude. Quelle est la conduite de mon fils, puisqu’il la dérobe à un père dont il a tant de fois éprouvé l’indulgence, et qu’il en fait mystère au seul homme qu’il aime ?… Germeuil, je tremble que cet enfant…

Germeuil.

Vous êtes père ; un père est toujours prompt à s’alarmer.

Le père de famille.

Tu ne sais pas ; mais tu vas savoir et juger si ma crainte est précipitée… Dis-moi, depuis un temps, n’as-tu pas remarqué combien il est changé ?

Germeuil.

Oui ; mais c’est en bien. Il est moins curieux dans ses chevaux, ses gens, son équipage ; moins recherché dans sa parure. Il n’a plus aucune de ces fantaisies que vous lui reprochiez ; il a pris en dégoût les dissipations de son âge ; il fuit ses complaisants, ses frivoles amis ; il aime à passer les journées retiré dans son cabinet ; il lit, il écrit, il pense. Tant mieux ; il a fait de lui-même ce que vous en auriez tôt ou tard exigé.

Le père de famille.

Je me disais cela comme toi ; mais j’ignorais ce que je vais rapprendre… Écoute… Cette réforme dont, à ton avis, il faut que je me félicite, et ces absences de nuit qui m’effrayent…

Germeuil.

Ces absences et cette réforme ?…

Le père de famille.

Ont commencé en même temps. (Germeuil paraît surpris.) Oui, mon ami, en même temps.

Germeuil.

Cela est singulier.

Le père de famille.

Cela est. Hélas ! le désordre ne m’est connu que depuis peu : mais il a duré… Arranger et suivre à la fois deux plans opposés ; l’un de régularité qui nous en impose de jour, un autre de déréglement qui remplit la nuit ; voilà ce qui m’accable… Que, malgré sa fierté naturelle, il se soit abaissé jusqu’à corrompre des valets ; qu’il se soit rendu maître des portes de ma maison ; qu’il attende que je repose ; qu’il s’en informe secrètement ; qu’il s’échappe seul, à pied, toutes les nuits, par toute sorte de temps, à toute heure ; c’est peut-être plus qu’aucun père ne puisse souffrir, et qu’aucun enfant de son âge n’eût osé… Mais avec une pareille conduite, affecter l’attention aux moindres devoirs, l’austérité dans les principes, la réserve dans les discours, le goût de la retraite, le mépris des distractions… Ah ! mon ami !… Qu’attendre d’un jeune homme qui peut tout à coup se masquer, et se contraindre à ce point ?… Je regarde dans l’avenir ; et ce qu’il me laisse entrevoir, me glace… S’il n’était que vicieux, je n’en désespérerais pas ; mais s’il joue les mœurs et la vertu !…

Germeuil.

En effet, je n’entends pas cette conduite ; mais je connais votre fils. La fausseté est de tous les défauts le plus contraire à son caractère.

Le père de famille.

Il n’en est point qu’on ne prenne bientôt avec les méchants ; et maintenant avec qui penses-tu qu’il vive ?… Tous les gens de bien dorment quand il veille… Ah ! Germeuil !… Mais il me semble que j’entends quelqu’un… c’est lui peut-être… éloigne-toi.



Scène VI


LE PÈRE DE FAMILLE, seul.
(Il s’avance vers l’endroit où il a entendu marcher. Il écoute, et dit tristement :)


Je n’entends plus rien. (Il se promène un peu, puis il dit :) Asseyons-nous. (Il cherche du repos ; il n’en trouve point, et il dit :) Je ne saurais… quels pressentiments s’élèvent au fond de mon âme, s’y succèdent et l’agitent !… Ô cœur trop sensible d’un père, ne peux-tu te calmer un moment !… À l’heure qu’il est, peut-être il perd sa santé… sa fortune… ses mœurs… Que sais-je ? sa vie… son honneur… le mien… (Il se lève brusquement, et dit :) Quelles idées me poursuivent !



Scène VII


LE PÈRE DE FAMILLE, UN INCONNU.
(Tandis que le Père de famille erre, accablé de tristesse, entre un inconnu, vêtu comme un homme du peuple, en redingote et en veste, les bras cachés sous sa redingote, et le chapeau rabattu et enfoncé sur les yeux. Il s’avance à pas lents. Il paraît plongé dans la peine et la rêverie. Il traverse sans apercevoir personne.)


Le père de famille, qui le voit venir à lui, l’attend, l’arrête par le bras, et lui dit :

Qui êtes-vous ? où allez-vous ?

L’inconnu. (Point de réponse.)
Le père de famille.

Qui êtes-vous ? où allez-vous ?

L’inconnu. (Point de réponse encore.)
Le père de famille, relève lentement le chapeau de l’inconnu, reconnaît son fils, et s’écrie :

Ciel !… c’est lui !… C’est lui !… Mes funestes pressentiments, les voilà donc accomplis !… Ah !… (Il pousse des accents douloureux ; il s’éloigne, il revient, il dit :) Je veux lui parler… Je tremble de l’entendre… Que vais-je savoir !… J’ai trop vécu, j’ai trop vécu.

Saint-Albin, en s’éloignant de son père, et soupirant de douleur.

Ah !

Le père de famille, le suivant.

Qui es-tu ? d’où viens-tu ?… Aurais-je eu le malheur ?

Saint-Albin

Je suis désespéré.

Le père de famille.

Grand Dieu ! que faut-il que j’apprenne !

Saint-Albin, revenant et s’adressant à son père.

Elle pleure, elle soupire, elle songe à s’éloigner ; et si elle s’éloigne, je suis perdu.

Le père de famille.

Qui, elle ?

Saint-Albin.

Sophie… Non, Sophie, non… je périrai plutôt.

Le père de famille.

Qui est cette Sophie ?… Qu’a-t-elle de commun avec l’état où je te vois, et l’effroi qu’il me cause ?

Saint-Albin, en se jetant aux pieds de son père.

Mon père, vous me voyez à vos pieds ; votre fils n’est pas indigne de vous. Mais il va périr ; il va perdre celle qu’il chérit au delà de la vie ; vous seul pouvez la lui conserver. Écoutez-moi, pardonnez-moi, secourez-moi.

Le père de famille.

Parle, cruel enfant ; aie pitié du mal que j’endure.

Saint-Albin, toujours à genoux.

Si j’ai jamais éprouvé votre bonté ; si dès mon enfance j’ai pu vous regarder comme l’ami le plus tendre ; si vous fûtes le confident de toutes mes joies et de toutes mes peines, ne m’abandonnez pas ; conservez-moi Sophie ; que je vous doive ce que j’ai de plus cher au monde. Protégez-la… elle va nous quitter, rien n’est plus certain… Voyez-la, détournez-la de son projet… la vie de votre fils en dépend… Si vous la voyez, je serai le plus heureux de tous les enfants, et vous serez le plus heureux de tous les pères.

Le père de famille, à part.

Dans quel égarement il est tombé ! (à son fils :) Qui est-elle, cette Sophie, qui est-elle ?

Saint-Albin, relevé, allant et venant avec enthousiasme.

Elle est pauvre, elle est ignorée ; elle habite un réduit obscur. Mais c’est un ange, c’est un ange ; et ce réduit est le ciel. Je n’en descendis jamais sans être meilleur. Je ne vois rien dans ma vie dissipée et tumultueuse à comparer aux heures innocentes que j’y ai passées. J’y voudrais vivre et mourir, dussé-je être méconnu, méprisé du reste de la terre… Je croyais avoir aimé, je me trompais… C’est à présent que j’aime… (En saisissant la main de son père.) Oui… j’aime pour la première fois.

Le père de famille.

Vous vous jouez de mon indulgence, et de ma peine. Malheureux, laissez là vos extravagances ; regardez-vous, et répondez-moi. Qu’est-ce que cet indigne travestissement ? Que m’annonce-t-il ?

Saint-Albin

Ah, mon père ! c’est à cet habit que je dois mon bonheur, ma Sophie, ma vie.

Le père de famille.

Comment ? parlez.

Saint-Albin

Il a fallu me rapprocher de son état ; il a fallu lui dérober mon rang, devenir son égal. Écoutez, écoutez.

Le père de famille.

J’écoute, et j’attends.

Saint-Albin

Près de cet asile écarté qui la cache aux yeux des hommes… Ce fut ma dernière ressource.

Le père de famille.

Eh bien ?…

Saint-Albin

À côté de ce réduit… il y en avait un autre.

Le père de famille.

Achevez.

Saint-Albin

Je le loue, j’y fais porter les meubles qui conviennent à un indigent ; je m’y loge, et je deviens son voisin, sous le nom de Sergi, et sous cet habit.

Le père de famille.

Ah ! je respire !… Grâce à Dieu, du moins, je ne vois plus en lui qu’un insensé.

Saint-Albin

Jugez si j’aimais !… Qu’il va m’en coûter cher !… Ah !

Le père de famille.

Revenez à vous, et songez à mériter par une entière confiance le pardon de votre conduite.

Saint-Albin

Mon père, vous saurez tout. Hélas ! je n’ai que ce moyen pour vous fléchir !… La première fois que je la vis, ce fut à l’église. Elle était à genoux au pied des autels, auprès d’une femme âgée que je pris d’abord pour sa mère ; elle attachait tous les regards… Ah ! mon père, quelle modestie ! quels charmes !… Non, je ne puis vous rendre l’impression qu’elle fit sur moi. Quel trouble j’éprouvai ! avec quelle violence mon cœur palpita ! ce que je ressentis ! ce que je devins !… Depuis cet instant, je ne pensai, je ne rêvai qu’elle. Son image me suivit le jour, m’obséda la nuit, m’agita partout. J’en perdis la gaieté, la santé, le repos. Je ne pus vivre sans chercher à la retrouver. J’allais partout où j’espérais de la revoir. Je languissais, je périssais, vous le savez, lorsque je découvris que cette femme âgée qui l’accompagnait se nommait madame Hébert ; que Sophie l’appelait sa bonne ; et que, reléguées toutes deux à un quatrième étage, elles y vivaient d’une vie misérable… Vous avouerai-je les espérances que je conçus alors, les offres que je fis, tous les projets que je formai ? Que j’eus lieu d’en rougir, lorsque le ciel m’eut inspiré de m’établir à côté d’elle !… Ah ! mon père, il faut que tout ce qui l’approche devienne honnête ou s’en éloigne !… Vous ignorez ce que je dois à Sophie, vous l’ignorez… Elle m’a changé, je ne suis plus ce que j’étais… Dès les premiers instants, je sentis les désirs honteux s’éteindre dans mon âme, le respect et l’admiration leur succéder. Sans qu’elle m’eût arrêté, contenu, peut-être même avant qu’elle eût levé les yeux sur moi, je devins timide ; de jour en jour je le devins davantage ; et bientôt il ne me fut pas plus libre d’attenter à sa vertu qu’à sa vie.

Le père de famille.

Et que font ces femmes ? quelles sont leurs ressources ?

Saint-Albin

Ah ! si vous connaissiez la vie de ces infortunées ! Imaginez que leur travail commence avant le jour, et que souvent elles passent les nuits. La bonne file au rouet : une toile dure et grossière est entre les doigts tendres et délicats de Sophie, et les blesse. Ses yeux, les plus beaux yeux du monde, s’usent à la lumière d’une lampe. Elle vit sous un toit, entre quatre murs tout dépouillés ; une table de bois, deux chaises de paille, un grabat, voilà ses meubles… Ô ciel ! quand tu la formas, était-ce là le sort que tu lui destinais ?

Le père de famille.

Et comment eûtes-vous accès ? Soyez vrai.

Saint-Albin

Il est inouï tout ce qui s’y opposait, tout ce que je fis. Établi auprès d’elles, je ne cherchai point d’abord à les voir ; mais quand je les rencontrais en descendant, en montant, je les saluais avec respect. Le soir, quand je rentrais (car le jour on me croyait à mon travail), j’allais doucement frapper à leur porte, et je leur demandais les petits services qu’on se rend entre voisins ; comme de l’eau, du feu, de la lumière. Peu à peu elles se firent à moi ; elles prirent de la confiance. Je m’offris à les servir dans des bagatelles. Par exemple, elles n’aimaient pas sortir à la nuit ; j’allais et je venais pour elles.

Le père de famille.

Que de mouvements et de soins ! et à quelle fin ! Ah ! si les gens de bien !… Continuez.

Saint-Albin

Un jour, j’entends frapper à ma porte ; j’ouvre : c’était la bonne. Elle entre sans parler, s’assied et se met à pleurer. Je lui demande ce qu’elle a. « Sergi, me dit-elle, ce n’est pas sur moi que je pleure. Née dans la misère, j’y suis faite ; mais cette enfant me désole… — Qu’a-t-elle ? que vous est-il arrivé ?… — Hélas ! répond la bonne, depuis huit jours nous n’avons plus d’ouvrage ; et nous sommes sur le point de manquer de pain. — Ciel ! m’écriai-je ! tenez, allez, courez. » Après cela… je me renfermai, et l’on ne me vit plus.

Le père de famille.

J’entends, voilà le fruit des sentiments qu’on leur inspire ; ils ne servent qu’à les rendre plus dangereux.

Saint-Albin

On s’aperçut de ma retraite, et je m’y attendais. La bonne madame Hébert m’en fit des reproches. Je m’enhardis : je l’interrogeai sur leur situation ; je peignis la mienne comme il me plut. Je proposai d’associer notre indigence, et de l’alléger en vivant en commun. On fit des difficultés ; j’insistai, et l’on consentit à la fin. Jugez de ma joie. Hélas ! elle a bien peu duré, et qui sait combien ma peine durera !

Hier, j’arrivai à mon ordinaire, Sophie était seule ; elle avait les coudes appuyés sur sa table, et la tête penchée sur sa main ; son ouvrage était tombé à ses pieds. J’entrai sans qu’elle m’entendît ; elle soupirait. Des larmes s’échappaient d’entre ses doigts, et coulaient le long de ses bras. Il y avait déjà quelque temps que je la trouvais triste… Pourquoi pleurait-elle ? qu’est-ce qui l’affligeait ? Ce n’était plus le besoin ; son travail et mes attentions pourvoyaient à tout… Menacé du seul malheur que je redoutais, je ne balançai point, je me jetai à ses genoux. Quelle fut sa surprise ! « Sophie, lui dis-je, vous pleurez ? qu’avez-vous ? ne me celez pas votre peine. Parlez-moi ; de grâce, parlez-moi. » Elle se taisait. Ses larmes continuaient de couler. Ses yeux, où la sérénité n’était plus, noyés dans les pleurs, se tournaient sur moi, s’en éloignaient, y revenaient. Elle disait seulement : « Pauvre Sergi, malheureuse Sophie ! » Cependant j’avais baissé mon visage sur ses genoux, et je mouillais son tablier de mes larmes. Alors la bonne rentra. Je me lève, je cours à elle, je l’interroge ; je reviens à Sophie, je la conjure. Elle s’obstine au silence. Le désespoir s’empare de moi ; je marche dans la chambre, sans savoir ce que je fais. Je m’écrie douloureusement : « C’est fait de moi ; Sophie, vous voulez nous quitter : c’est fait de moi. » À ces mots ses pleurs redoublent, et elle retombe sur sa table comme je l’avais trouvée. La lueur pâle et sombre d’une petite lampe éclairait cette scène de douleur, qui a duré toute la nuit. À l’heure que le travail est censé m’appeler, je suis sorti ; et je me retirais ici accablé de ma peine…

Le père de famille.

Tu ne pensais pas à la mienne.

Saint-Albin

Mon père !

Le père de famille.

Que voulez-vous ? qu’espérez-vous ?

Saint-Albin

Que vous mettrez le comble à tout ce que vous avez fait pour moi depuis que je suis ; que vous verrez Sophie, que vous lui parlerez, que…

Le père de famille.

Jeune insensé !… Et savez-vous qui elle est ?

Saint-Albin.

C’est là son secret. Mais ses mœurs, ses sentiments, ses discours n’ont rien de conforme à sa condition présente. Un autre état perce à travers la pauvreté de son vêtement : tout la trahit, jusqu’à je ne sais quelle fierté qu’on lui a inspirée, et qui la rend impénétrable sur son état !… Si vous voyiez son ingénuité, sa douceur, sa modestie !… Vous vous souvenez bien de maman… vous soupirez. Eh bien ! c’est elle. Mon papa, voyez-la ; et si votre fils vous a dit un mot…

Le père de famille.

Et cette femme chez qui elle est, ne vous en a rien appris ?

Saint-Albin.

Hélas ! elle est aussi réservée que Sophie ! Ce que j’en ai pu tirer, c’est que cette enfant est venue de province implorer l’assistance d’un parent, qui n’a voulu ni la voir ni la secourir. J’ai profité de cette confidence pour adoucir sa misère, sans offenser sa délicatesse. Je fais du bien à ce que j’aime, et il n’y a que moi qui le sache.

Le père de famille.

Avez-vous dit que vous aimiez ?

Saint-Albin, avec vivacité.

Moi, mon père ?… Je n’ai pas même entrevu dans l’avenir le moment où je l’oserais.

Le père de famille.

Vous ne vous croyez donc pas aimé ?

Saint-Albin.

Pardonnez-moi… Hélas ! quelquefois je l’ai cru !…

Le père de famille.

Et sur quoi ?

Saint-Albin.

Sur des choses légères qui se sentent mieux qu’on ne les dit. Par exemple, elle prend intérêt à tout ce qui me touche. Auparavant, son visage s’éclaircissait à mon arrivée, son regard s’animait, elle avait plus de gaieté. J’ai cru deviner qu’elle m’attendait. Souvent elle m’a plaint d’un travail qui prenait toute ma journée, et je ne doute pas qu’elle n’ait prolongé le sien dans la nuit, pour m’arrêter plus longtemps.

Le père de famille.

Vous m’avez tout dit ?

Saint-Albin.

Tout.

Le père de famille, après une pause.

Allez vous reposer… je la verrai.

Saint-Albin.

Vous la verrez ? Ah, mon père ! vous la verrez !… Mais songez que le temps presse…

Le père de famille.

Allez, et rougissez de n’être pas plus occupé des alarmes que votre conduite m’a données, et peut me donner encore.

Saint-Albin.

Mon père, vous n’en aurez plus.



Scène VIII


LE PÈRE DE FAMILLE, seul.

De l’honnêteté, des vertus, de l’indigence, de la jeunesse, des charmes, tout ce qui enchaîne les âmes bien nées !… À peine délivré d’une inquiétude, je retombe dans une autre… Quel sort !… mais peut-être m’alarmé-je encore trop tôt… Un jeune homme passionné, violent, s’exagère à lui-même, aux autres… Il faut voir… il faut appeler ici cette fille, l’entendre, lui parler… Si elle est telle qu’il me la dépeint, je pourrai l’intéresser, l’obliger… que sais-je ?…



Scène IX


LE PÈRE DE FAMILLE, LE COMMANDEUR
en robe de chambre et en bonnet de nuit.


Le Commandeur.

Eh bien ! monsieur d’Orbesson, vous avez vu votre fils ? De quoi s’agit-il ?

Le père de famille.

Monsieur le Commandeur, vous le saurez. Entrons.

Le Commandeur.

Un mot, s’il vous plaît… Voilà votre fils embarqué dans une aventure qui va vous donner bien du chagrin, n’est-ce pas ?

Le père de famille.

Mon frère…

Le Commandeur.

Afin qu’un jour vous n’en prétendiez cause d’ignorance, je vous avertis que votre chère fille et ce Germeuil, que vous gardez ici malgré moi, vous en préparent de leur côté, et, s’il plaît à Dieu, ne vous en laisseront pas manquer.

Le père de famille.

Mon frère, ne m’accorderez-vous pas un instant de repos ?

Le Commandeur.

Ils s’aiment ; c’est moi qui vous le dis.

Le père de famille, impatienté

Eh bien ! je le voudrais.

(Le Père de famille entraîne le Commandeur hors de la scène tandis qu’il parle.)
Le Commandeur.

Soyez content. D’abord ils ne peuvent ni se souffrir, ni se quitter. Ils se brouillent sans cesse, et sont toujours bien. Prêts à s’arracher les yeux sur des riens, ils ont une ligue offensive et défensive envers et contre tous. Qu’on s’avise de remarquer en eux quelques-uns des défauts dont ils se reprennent, on y sera bien venu !… Hâtez-vous de les séparer ; c’est moi qui vous le dis…

Le père de famille.

Allons, monsieur le Commandeur, entrons ; entrons, monsieur le Commandeur[3].

Le Commandeur.

C’est-à-dire que vous voulez avoir du chagrin ? Eh bien ! vous en aurez.

  1. Un exemplaire de cette pièce, conforme à la représentation, et corrigé de la main de l’auteur, porte pour cette nuit ; dans toutes les éditions imprimées on lit pour ce soir. (Br.)
  2. La marche de cette scène est lente.
  3. L’acte premier finit ici dans l’édition de 1758 ; l’auteur a ajouté depuis la réplique du Commandeur. (Br.)