Éditions Albert Lévesque (p. 79-99).


CHAPITRE I.




PAR ses succès et sa connaissance des affaires, le notaire Jofriau, depuis sept ans qu’il exerçait sa profession à Varennes, s’était acquis la même réputation d’intégrité et de compétence que possédait son oncle à Rouen. Affable et bienveillant, il inspirait confiance à tous ; aussi, avait-on recours à lui en toute occasion. S’il survenait un embarras quelconque ou le moindre marché à conclure, on attelait ; vite, on passait les habits du dimanche et l’on s’en venait consulter le notaire. Une lettre d’affaire, adressée à quelque censitaire qu’elle troublait, lui était soumise sans retard pour qu’il en expliquât la teneur et en simplifiât les termes. L’avoir et les épargnes des riches lui étaient connus aussi bien que les dettes et la détresse des miséreux. Il indiquait aux uns les placements heureux qui feraient fructifier leur fortune ; aux autres, il prodiguait des conseils et des encouragements. Et si, par suite de la perte d’une récolte ou d’une maladie, ils ne pouvaient faire face à une échéance, le notaire les protégeait d’un créancier impitoyable qu’il ramenait à plus d’humanité. Bref, il était le protecteur et le conseiller de cette population rurale, économe et laborieuse, qui vivait autour du clocher de Varennes.

Objet de l’estime de ses concitoyens dans sa vie extérieure et publique, Michel n’en était pas moins comblé dans sa vie familiale. Trois enfants étaient nés de son union avec Marie-Josephte Millault : Louis, Anne et Madeleine.

Dans la matinée du vingt-cinq janvier, quelques instants avant le repas du midi, le tabellion venait d’écrire le dernier mot d’un acte légalisant une transaction importante et qui devait être signée au cours de l’après-midi. Cette besogne terminée, il revenait vers sa femme pour lui exprimer sa satisfaction :

— Enfin, dit-il, acquéreur et vendeur sont parvenus à s’entendre. Depuis le temps que durent les pourparlers, ce n’est guère trop tôt.

— Qu’est-ce donc au juste, Michel ? Je sais vaguement que le Sieur de Sérigny et Antoine Huet se rencontrent souvent ici et que tu t’enfermes avec eux dans ton cabinet. Je n’ai jamais tenté d’en connaître davantage, sachant d’ailleurs, me heurter au secret professionnel que tu observes si scrupuleusement ; je devinais un peu de mystère, voilà tout.

— Il n’y a pourtant aucun mystère dans tout ceci, ma Josephte. Puisque le marché est conclu et que la vente sera connue publiquement, je puis t’en parler à l’aise. Le domaine de Sérigny va tout simplement passer à Huet. Tu connais la fortune de celui-ci dont il fait grand état et qui lui permet d’acquérir cette propriété. Ce qui a fait si longues les discussions préliminaires, c’est une ambition dont Huet ne veut pas démordre : Il ne veut acheter cette terre seigneuriale que s’il a de ce fait, le droit d’en prendre le titre qu’il convoite depuis longtemps. Ils en sont venus à une entente et Antoine pourra ajouter « de Sérigny » à son nom roturier ; l’acte de vente est prêt à être signé, j’attends mes clients tout à l’heure.

Un grand nombre de seigneurs de ce temps étaient d’anciens militaires venus au Canada comme colons et qui ignoraient tout des travaux de la glèbe. Leurs censitaires et laboureurs, par contre, étaient de vrais agriculteurs qui continuaient ici ce qu’ils faisaient dans leurs provinces françaises. Cela explique que ces derniers faisaient rapidement fortune, tandis que les maîtres, besogneux et découragés, cherchaient les fonctions publiques et vendaient volontiers leurs terres et leurs titres aux fils de ceux qui avaient été leurs dépendants.

Les deux époux continuaient leur conversation.

— Cette propriété avait été apportée en dot par la dame de Sérigny, n’est-ce pas Michel, et c’est le mari qui la vend ?

— Oui, en effet, il y a un mystère là-dessous. Et je soupçonne Sérigny d’avoir forcé la main de sa femme ; mais ne cherchons pas à voir clair dans cette affaire dont je ne connais pas les détails, reprend le notaire.

Un coup de marteau qui retentissait à « la porte de devant » les interrompit. Pendant que son mari allait ouvrir. Marie-Josephte pensait :

— Comment peut-on consentir à se déposséder d’un bien gracieusement octroyé par un roi puissant et reçu de ses pères ? Hélas ! quel drame secret se dissimule derrière ces chiffres et ces pages notariés ?

Michel avait ouvert la porte et introduit un homme dans la pièce. Sa femme, qui entendait leur conversation, comprit qu’il s’agissait d’un colporteur en fourrures. L’accent étranger du nouveau venu indiquait son origine anglaise, mais il parlait parfaitement le français.

— Des fourrures ?… oh ! murmura Marie-Josephte.

Madame Jofriau avait une prédilection pour les belles pelleteries ; et son mari l’en taquinait souvent :

— Dis, mon amie, les belles peaux de bêtes n’ont-elles pas la première place dans ton cœur, avant ton mari et tes enfants ?

Et ils avaient ri. Le bon notaire ne laisserait pas passer l’opportunité d’offrir à sa jeune femme une parure qui la tentait. Il autorisa le marchand à ouvrir ses ballots et appela Josephte, l’invitant à choisir ce qui lui plairait. Mais au même instant, il entendit un nouveau coup de heurtoir et passa dans la salle voisine pour y recevoir les clients attendus. Madame Jofriau demeura seule avec l’homme qui avait étalé ses marchandises. Absorbée par le choix à faire, elle hésitait entre la loutre et le castor. Tour à tour elle palpait les peaux, glissait ses doigts dans les poils soyeux, drapait une fourrure sur ses épaules et l’enroulait autour de son cou. Elle cherchait l’effet en se regardant dans la glace. Le colporteur, assuré d’une vente fructueuse, suivait, amusé, ce manège, pendant que des bribes de phrases indiquant la clause du contrat que Michel lisait à haute voix, parvenaient à ses oreilles. Il n’y prêta d’abord aucune attention ; mais, soudain intéressé, il écouta davantage. La jeune femme ne l’observait pas.

« Quatre mille livres » entend-il ; et ce chiffre passe en éclair dans son cerveau. Dans le cabinet du notaire, après avoir fait signer les parties, Michel disait :

— C’est entendu, monsieur de Sérigny ; je garderai la somme jusqu’à ce que vous la preniez demain, en revenant de Boucherville. Je vais incontinent la mettre en sûreté dans ce solide tiroir.

Tandis que l’acquéreur et le vendeur, satisfaits d’avoir conclu une transaction depuis si longtemps pendante, quittaient l’étude Jofriau, Marie-Josephte prenait enfin une décision en faveur des peaux de loutre.

Libéré, le notaire revint vers elle.

— Regarde mon choix, Michel, puis-je garder ceci ?

— Assurément, chère amie, et, Dieu merci, je suis en mesure aujourd’hui, d’en solder le prix. Il versa la somme demandée par le marchand et bientôt la porte se referma sur les pas de l’étranger, laissant les époux satisfaits de leur double marché.

Les heures de clarté sont courtes en janvier ; déjà le jour baissait. La saison était mauvaise et rude ; au dehors, la tempête mugissait, activée par le « nordet ». Le froid déchirait les figures et paralysait les doigts. Marie-Josephte alluma les bougies. Quelques temps après le souper et la prière faite en commun, la mère mit les enfants au lit et vint retrouver son mari près du foyer où flambait la bûche si résistante de l’érable canadien. Quelques tisons s’écroulant soudain, des étincelles s’envolèrent en fusée et projetèrent une lueur plus vive dans la salle où devisaient Michel et sa femme. Celle-ci s’empara des pincettes qu’elle tendit à son mari en disant :

— Ramasse donc ces tisons tombés tout près de ton siège ; il n’en faut pas plus pour allumer un incendie, un malheur est si vite arrivé !

Et pendant que, docile, il replaçait les braises échappées de l’âtre elle continua :

— Sais-tu Michel ? j’ai parfois de noirs pressentiments ; il me semble que notre cher bonheur ne peut durer. Ainsi, ce soir, j’éprouve un étrange serrement de cœur alors que je devrais plutôt être gaie. Je sens comme des ombres malfaisantes rôder autour de nous.

Michel, se moquant un peu, lui répondit :

— Tu es fatiguée, ma petite, tes nerfs tendus te suggère ces noires pensées. Il est tard, allons nous reposer. Demain matin, après une bonne nuit de sommeil, tu redeviendras sereine et gaie comme tu l’as été depuis sept ans que nous sommes mariés.

— Soit, tu as raison comme toujours, allons !

Bientôt les ténèbres s’amoncelèrent autour de ce toit où la lumière et la vie s’étaient endormies. À plusieurs reprises au cours de la nuit, Michel fut réveillé par les hurlements du vent ou le bruit sec d’un clou brisé dans le mur. Habitué à ces clameurs des nuits hivernales, il s’étonna d’en être troublé et se dit :

— Ma femme m’aurait-elle communiqué sa hantise de malheur ? Pourquoi ai-je tant de peine à trouver le sommeil ?

Il se retourna dans son lit et referma les yeux. Mais bientôt, de nouveaux bruits venus de l’intérieur, sembla-t-il, le firent se redresser et tendre fièvreusement l’oreille. Se trompait-il ? Était-ce toujours de la voix courroucée du vent que les échos retentissaient jusque sous son toit ? Ce craquement… mais c’est le grincement d’un tiroir ! Mu comme par ressort à la pensée de la somme qu’il avait en dépôt, il descendit en hâte. Hélas ! il ne s’était pas mépris : une ombre se profilait sur le mur, penchée sur son pupitre, un voleur évidemment. Affolé, Michel s’élança et fondit sur l’homme, mais celui-ci avait déjà enfoui le contenu du tiroir dans un grand sac de cuir qu’il portait en bandoulière, sous une houppelande dissimulant entièrement sa taille. Sa figure se dérobait également dans les plis enroulés d’un large cache-nez. Un corps à corps s’engagea, mais le voleur, plus souple, se débarrassa du notaire en lui assénant un violent coup de poing qui l’étendit sur le parquet, inconscient.

Marie-Josephte s’était vaguement réveillée quand elle avait entendu son mari se lever et descendre vivement. Le bruit de la chute la tira tout à fait de son sommeil et lui donna conscience que quelque chose d’insolite se passait au rez-de-chaussée. Elle accourut et trouva Michel évanoui, tandis qu’un fort courant d’air engouffré par la porte qui s’ouvrit et se referma, la fit trembler de froid et de terreur. Un coup de cravache claqua dans la nuit ; quelqu’un s’enfuyait à cheval. Et le silence retomba au dehors comme si une fausse alerte, seulement, avait troublé la nuit. Sous les soins empressés de sa femme, le notaire reprit connaissance et lui raconta, en phrases brèves, ce qui venait de se passer.

— Mon Dieu, que faire ? gémit Marie-Josephte.

— Partir, mon amie, à la poursuite du misérable.

Sans perdre un instant Michel se vêtit, alla seller son cheval et cria à sa femme sortie sur le perron :

— Courage, ma chérie, je reviendrai bientôt, en possession de la somme volée.

Il courut vers elle pour un dernier baiser, sauta sur sa monture et s’élança dans la nuit, la laissant anxieuse et atterrée. Aussitôt qu’il fut éloigné, Marie-Josephte se ressaisit. Énergique et forte dans ces tragiques circonstances, comme savaient l’être les femmes de ce temps, elle chercha un moyen d’aider Michel. Elle inspecta minutieusement la pièce où venait de se dérouler le drame.

— Si je pouvais trouver un indice qui puisse aider à retracer le bandit, murmura-t-elle !

S’éclairant de la lanterne qu’elle avait saisie avant de rentrer, elle regarda en tous sens, constata le bouleversement du bureau, les tiroirs ouverts, les paperasses en désordre. Rien ! Elle scruta partout. Toujours rien ! Désespérée, elle allait verrouiller la lourde porte extérieure, quand son pied heurta un objet. Elle se pencha, ramassa un petit portefeuille de cuir usé et vide. Elle l’examina, le palpa, le retourna en tous sens, sans rien trouver qui l’éclairait.

— Ceci n’appartient pas à mon mari, pensa-t-elle, mais à qui ? au voleur ou à ceux qui sont venus ici aujourd’hui ? Et d’ailleurs, que ce petit carnet appartienne à l’un ou aux autres, il me paraît bien insignifiant comme indice.

La jeune femme remonta tristement à sa chambre ; dans son angoisse, elle pria Dieu avec ferveur de bénir la poursuite entreprise par son mari.

Pendant ce temps, celui-ci galopait sur les traces du voleur qu’il avait retrouvées dans la neige folle tombée après que le vent eut cessé. Les pistes le conduisirent vers le fleuve glacé qu’il traversa en trombe, vers la Pointe aux Trembles. Arrivé sur la berge, la nuit encore obscure l’empêcha de constater que deux pistes y étaient marquées, l’une descendant le long du fleuve, l’autre allant vers Montréal. Sans hésiter, convaincu que le fuyard était parti pour cette dernière ville où il aurait plus de chance de se dissimuler, il poussa sa bête dans cette direction. L’aube se dessinait à l’horizon ; la tempête était tout à fait apaisée ; le grand jour, chassant les horreurs de la nuit, ranimait son courage. À Montréal, il alla tout droit aux autorités policières qu’il mit au courant du vol dont il venait d’être la victime. Aucun des personnages à qui il s’adressa ne douta de la véracité des déclarations faites par le notaire, avantageusement connu dans la ville. L’ordre fut aussitôt donné de se mettre à la recherche du criminel ; mais, après plusieurs heures, il fallut se convaincre, hélas ! que ces démarches demeuraient sans résultat. Jofriau fut atterré. Les constantes relations qu’il avait eues avec le peuple au milieu duquel il vivait l’éclairait assez sur sa nature soupçonneuse et difficile à convaincre, pour qu’il entrevît l’impossibilité où lui-même se trouverait d’expliquer la disparition de la somme qui lui avait été confiée ; car il était le seul témoin du vol et le malfaiteur n’avait laissé aucune trace de son passage. Quelle preuve pourrait-il fournir de l’attentat hormis le témoignage de sa femme qu’il serait si facile d’accuser de complicité ! Sa noble et pure Josette, complice d’une action malhonnête, quel blasphème ! Les conséquences inévitables du drame, s’il n’arrivait à prouver son innocence en mettant la main sur le criminel, se déroulèrent devant l’imagination enfiévrée de Michel Jofriau. Il voit son bonheur conjugal ruiné, sa carrière si florissante brisée ; Marie-Josephte, Louis, Anne et Madeleine, vivant dans l’ombre et dans une gêne voisine de la misère avec, au front, l’opprobre immérité de passer pour l’épouse et les enfants d’un voleur. Non ! cela ne se pouvait pas ! Dieu qui le savait innocent, ne permettrait pas cette injustice ; à tout prix ses recherches devront aboutir.

Soulevé par une nouvelle ardeur, Michel se détermina à continuer la poursuite : il parviendra à faire arrêter et condamner le scélérat qui le met en pareille impasse. Soudain, le souvenir lui vint de sa marraine, de la femme sublime qui oubliait ses propres souffrances pour soulager celles des pauvres et des malheureux. Il sentit qu’il pouvait en attendre réconfort, conseil et lumière.

Madame d’Youville habitait alors, avec quatre compagnes, la maison de madame Le Verrier, sise rue Notre-Dame, près de l’église des Récollets. Sans tarder, il s’y rendit et raconta son malheur à celle qui savait s’apitoyer sur toutes les détresses et relever les courages abattus. Elle l’écouta, silencieuse, tandis qu’il disait les circonstances du vol, ses craintes, et son désespoir. Puis, à son tour, elle parla :

— Cher enfant, ne vous hâtez pas de douter de la Providence et sachez attendre un peu. Il est certain qu’après son forfait, l’individu se cache avec précaution ; et ce n’est pas au bout de trois ou quatre jours seulement qu’il sortira de sa retraite. Avec de la persévérance vous viendrez sûrement à le découvrir. De plus, votre passé honorable et celui de votre famille, votre dévouement et votre loyauté envers vos clients empêcheront de naître les soupçons que vous redoutez. Retournez donc à Varennes, expliquez-vous, donnez tous les détails ; la sincérité et la vérité ont des accents qui ne trompent pas. Continuez d’être utile aux autres en attendant le jour où vous pourrez faire éclater votre innocence.

Ces paroles pleines de confiance et d’encouragement remirent un peu de calme dans l’âme du filleul de Marguerite Dufrost et le soulagèrent. Il raisonna avec plus d’ordre et de pondération dans ses idées bouleversées par l’événement.

— Soyez bénie pour votre sagesse, chère marraine. En effet, à quoi me servirait de courir ici ou là, sans indication, épuisant mes forces, perdant mon temps et l’argent que je dois à l’entretien des miens ! La police gardera l’œil ouvert, les routes seront surtout surveillées et aussi les navires qui lèveront l’ancre au printemps. Quoiqu’il m’en coûte de rentrer sans avoir réussi, je retournerai chez-nous.

— Nos prières vous y accompagneront, soyez-en sûr.

Résigné, mais encore confiant, Michel revint à Varennes où il reprit les occupations de sa profession, cherchant toujours la solution du douloureux problème qui l’obsédait. Les jours semblèrent se traîner au foyer naguère si riant et, jamais, le lendemain en lequel on espérait n’apportait la lumière attendue avec une si fébrile impatience.

Au village, la consternation fut grande quand monsieur de Sérigny, apprenant de Josette la disparition de son argent et de l’acte de vente, parla du vol à ses concitoyens. D’abord, on se montra sympathique au jeune notaire. Plusieurs voulurent même s’associer aux recherches. Dans toutes les demeures, le soir, après la journée faite, les paysans s’entretenaient de l’événement et l’on s’apitoyait sur le malheur arrivé au notaire Jofriau ; d’aucuns se fâchaient tout rouge aussi contre le voleur :

— Ah ! le gueux, si je l’empoignais !

Et les honnêtes poings calleux et musclés se serraient, faisant le geste d’étrangler. Mais le temps s’écoula, atténuant les premières impressions ; on en vint à ne plus parler du vol ou presque plus. Puis un malaise inavoué succéda à cette apathie ; il se traduisit par des sous-entendus, des haussements d’épaule ou des hochements de tête. Le sujet fut repris, les dimanches de l’été suivant, après la messe paroissiale. Car c’est à ce moment que la classe rurale se rassemble et cause : les jours de semaine, les cultivateurs levés avec le jour et couchés tôt, n’ont pas le loisir de perdre des instants que la terre réclame et dont elle est jalouse. Aussitôt la cérémonie dominicale finie et la foule des paroissiens endimanchés répandue hors de l’église, partout, sur le porche, on causait de l’affaire. Par groupes de deux ou trois, les hommes s’entretenaient :

— Y-a-t’y quéque chose de nouveau pour l’argent volé chez le notaire, Prime ?

— Du nouveau ?… moi je pense qu’y en aura jamais, Toussaint.

— C’est égal, mais c’est pas mal curieux ce vol là. C’est toujours pas les âmes qui sont venues se servir. On le dirait quasiment.

— Eh ! Eh ! riait malicieusement l’autre, c’est pas mal rare à cause de ce papier qu’est disparu. As-tu vu des voleurs prendre ces choses-là ? Ça rapporte pas ben des écus sonnants. Excepté, comme de raison, si quelqu’un avait intérêt à les faire disparaître. Des fois que la famille de la dame de Sérigny aurait du regret de voir passer dans d’autres mains un si beau bien. Ou ben, le notaire avait p’tet besoin d’argent. Ça coûte cher pour vivre comme eux autres.

— Et pis, Prime, as-tu vu sa dame y a queque temps, qui étrennait de la belle pelleterie ?

Un silence, des regards qui se croisent, des lèvres qu’une moue avance, un branlement de tête approbateur et entendu, et le doute, l’affreux doute était né. De Prime à son voisin, de Toussaint à son beau-frère et de celui-ci à d’autres, l’odieux soupçon cheminait. Et Michel vit la méfiance s’allumer au fond des prunelles de ceux qui le saluaient encore, mais froidement. Son cœur se brisait devant le flot montant d’hostilité qui grossit de jour en jour, venait battre l’îlot de son honorabilité professionnelle et de son bonheur familial. En plusieurs circonstances, et pour accommoder les gens, Michel avait perçu les rentes seigneuriales. Un jour, il apprit qu’un fermier qui avait l’habitude de le prendre pour intermédiaire était allé payé sa rente au seigneur lui-même, comme s’il avait eu peur de confier de l’argent au notaire. Cette preuve de méfiance poussa celui-ci à bout.

Il se décida alors de parler à sa femme d’une extrémité douloureuse à laquelle il se résignait :

— Ne penses-tu pas, Josette, qu’il vaudrait mieux, pour l’avenir de nos enfants et notre tranquillité, quitter Varennes et même le Canada ? Mon oncle François, qui se fait vieux, nous recevrait à bras ouverts et me donnerait les mêmes avantages que naguère, j’en suis sûr.

Monsieur Duval-Chesnay lui était apparu, en effet, comme le port où se réfugier alors qu’il se débattait comme une mouette dans la tempête, pendant ses longues nuits d’insomnie…

— Y as-tu songé sérieusement ? lui dit sa femme étonnée. Partir ainsi semblerait une fuite, ce serait presque t’avouer coupable. Supportons ces épreuves qui ne seront que passagères ; je ne désespère pas encore, moi. Du moment où nous croyons sombrer, un incident fortuit peut surgir qui rétablira tout. Prenons le conseil de madame d’Youville et suivons l’exemple de patience et de persévérance qu’elle nous donne. Le bon Dieu aura pitié de nous.

— Hélas ! puisse cette prophétie s’accomplir ! Tu as peut-être raison de vouloir rester ici. Moi, je enfin ! je ne sais plus penser ni réagir, moi. J’envie la résignation que tu conserves et que j’ai perdue.

Marie-Josephte se rapprocha de son mari qu’elle entoura de ses bras et tous deux, serrés l’un contre l’autre, silencieusement pleurèrent. Puis, pour la centième fois, ils repassèrent ensemble les incidents de la nuit fatale :

— Michel, l’homme n’a donc pas prononcé une parole ? Parfois le son de la voix, l’accent sont des indices qui peuvent mettre sur une piste.

— Je te l’ai répété, pauvre amie, pas un mot. Toi-même, alors que j’étais sans connaissance, n’as-tu rien saisi quand il a commandé son cheval ?

— Un coup de cravache, ce fut tout. Mais, sais-tu, Michel, j’ai toujours eu l’idée que ce chemineau, qui m’avait vendu des fourrures dans l’après-midi, était revenu nous voler, la nuit.

— Je l’ai souvent pensé moi-même, et c’est très plausible ; mais le marchand m’a paru grand et mince, tandis que le voleur semblait de forte carrure et de taille moyenne.

— Un déguisement ou un manteau ont pu changer son apparence, et tu devais être si bouleversé !

— Ah ! j’aurais dû lui arracher le lainage qui cachait sa figure et y projeter le rayon de ma lanterne. Cela eut mieux valu pour l’identifier que ce chiffon de cuir, unique et vaine preuve du passage de ce misérable. Pourquoi t’obstines-tu à garder cet objet qui doit attirer sur nous la malédiction, à cause de son infâme provenance. Donne-le moi que je le brûle et que nous nous débarrassions au moins de ce souvenir-là.

Marie-Josephte alla vers le bahut d’où elle retira le petit carnet qu’elle tendit à son mari :

— Pourquoi le détruire ? Qui sait s’il ne nous sera pas utile un jour ?

Mais déjà le notaire avait saisi l’article, l’avait déchiré et allait le jeter parmi les bûches de la cheminée quand la jeune femme, suppliante arrêta son geste et reprit l’objet en lequel, malgré tout, un secret instinct lui faisait placer quelque espoir.

— Mon mari, crois-moi, il ne faut pas détruire cela, nous pourrions le regretter. Tu l’as déjà fort malmené, vois la doublure qui se détache… Oh !… Mais, Michel !… Regarde ce compartiment secret que nous n’avions pas remarqué, parce qu’il était caché par la doublure.

Sceptique, mais entraîné par l’accent de sa femme, il s’approcha et vit la petite poche dérobée. Soudain, il s’écria :

— Tiens !… est-ce un mirage ou de l’hallucination ? Vite, Josette, apporte la chandelle.

Il plaça le carnet sous la lumière et tous deux l’examinèrent avidement. Ensemble, ils découvrirent des lettres presque effacées : —o-ell-u-m. Le notaire saisi, continua de regarder ardemment, puis :

— Oh ! Dieu soit loué ! Voici un indice ! Si petit qu’il soit, c’est un rayon lumineux au milieu de l’obscurité profonde qui nous avait enveloppés jusqu’ici.


Les pierres de cette construction ont appartenu au vieux Manoir Lajemmerais, ancienne résidence de Mlle Marguerite Dufrost de Lajemmerais, (en religion Madame d’Youville).

L’énergie de Michel se réveilla et la confiance renaissait chez les deux époux.

— Je pars, Marie-Josephte, je pars dès demain ; car sans surseoir, je vais soumettre ceci au gouverneur qui saura mieux que nous y découvrir quelque chose.

Le lendemain, en effet, il quitta Varennes pour aller à Montréal. Un pressentiment l’avertissait qu’il avait en main une clef du mystère et que leurs souffrances, à partir d’aujourd’hui, touchaient à leur terme.