Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 8-12).

CHAPITRE II

Vous voulez donc passer pour Hearne le chasseur ?
Shakspeare. Les joyeuses Femmes de Windsor.

Dans un des cantons les plus reculés du sud de l’Écosse, un jeune homme nommé Halbert ou Hobbie Elliot, fermier aisé qui se vantait de descendre de l’ancien Martin Elliot de la tour de Preakin, si fameux dans les traditions et les ballades nationales des frontières, revenait de la chasse et regagnait son habitation. Les daims, autrefois si multipliés dans ces montagnes solitaires, avaient presque entièrement disparu : le peu qui en était resté se retirait dans des lieux presque inaccessibles. Cependant on voyait plusieurs jeunes gens du pays se livrer avec ardeur à cette chasse, malgré les périls et les fatigues qui y étaient attachés. L’épée des habitants des frontières avait dormi dans le fourreau depuis la pacifique union des deux couronnes sous le règne de Jacques, premier roi de ce nom qui occupa le trône de la Grande-Bretagne ; mais ces contrées conservaient des traces de ce qu’elles avaient été naguère. Les habitants, dont les occupations paisibles avaient tant de fois été interrompues par les guerres civiles ne s’étaient pas encore pliés tout à fait aux habitudes d’une industrie régulière. Ce n’était encore que sur une très petite échelle que l’exploitation des bêtes à laine était établie, et l’on s’occupait principalement de l’élève du gros bétail. Le fermier ne songeait qu’à semer la quantité d’orge et d’avoine nécessaire aux besoins de sa famille ; et le résultat d’un pareil genre de vie était que bien souvent lui et ses domestiques ne savaient que faire de leurs loisirs. Les jeunes hommes les consacraient à la chasse et à la pêche ; et à l’ardeur avec laquelle ils se livraient à ces exercices, on reconnaissait l’esprit aventureux qui jadis guidait dans leurs déprédations les habitants des frontières de ce district.

À l’époque où commence cette histoire, les plus hardis jeunes gens de la contrée attendaient avec plus d’impatience que de crainte une occasion d’imiter les exploits guerriers de leurs ancêtres, dont le récit faisait une partie de leurs amusements domestiques. L’acte de sécurité publié en Écosse avait donné l’alarme à l’Angleterre, en ce qu’il semblait menacer les deux royaumes d’une séparation inévitable après la mort de la reine Anne. Godolphin, qui était alors à la tête de l’administration anglaise, comprit que le seul moyen d’écarter les malheurs d’une guerre civile était de parvenir à l’incorporation et à l’unité des deux royaumes. Pour l’intelligence de notre récit, il suffit de savoir que l’indignation fut générale en Écosse, quand on y apprit à quelles conditions le parlement d’Édimbourg avait sacrifié son indépendance. Cette indignation donna naissance à des ligues secrètes, aux projets les plus extravagants. Les caméroniens mêmes, qui regardaient avec raison les Stuarts comme leurs oppresseurs, étaient sur le point de prendre les armes pour le rétablissement de cette dynastie ; et les intrigues politiques présentaient l’étrange spectacle des papistes, des épiscopaux et des presbytériens cabalant contre le gouvernement britannique, poussés par un commun ressentiment des outrages faits à la patrie. La fermentation était universelle ; et comme depuis la proclamation de l’acte de sécurité, la population avait été exercée au maniement des armes, elle n’attendait que la déclaration de quelques-uns des chefs de la noblesse qui voulussent diriger le soulèvement, pour se porter à des actes hostiles.

Le cleugh ou la ravine sauvage où Hobbie Elliot venait de poursuivre le gibier, était déjà loin derrière lui, et il était à peu près à mi-chemin de sa ferme quand la nuit étendit ses premiers voiles sur l’horizon. Il n’existait dans les environs ni un buisson ni une pointe de rocher qu’il ne connût parfaitement, et il aurait regagné son gîte les yeux fermés ; mais ce qui l’inquiétait malgré lui, c’est qu’il se trouvait près d’un endroit qui ne jouissait pas d’une bonne réputation. La tradition disait qu’il était hanté par des esprits, et qu’on y voyait des apparitions. Il avait entendu faire ces contes depuis son enfance, et personne n’y ajoutait plus de foi que le bon Hobbie de Heugh-Foot.

Il faut convenir que le lieu dont il s’agit prêtait un peu à la superstition, et Hobbie n’eut pas besoin de faire de grands efforts pour se rappeler les événements merveilleux qu’il avait entendu raconter. Ce lieu sinistre était un common, ou bruyère communale, appelée Mucklestane-Moor[1] à cause d’une colonne de granit brut placée sur une éminence au centre de la bruyère, soit pour servir de mausolée à un ancien guerrier enseveli en ce lieu, soit pour perpétuer le souvenir de quelque combat. La tradition expliquait l’origine de ce monument par une légende que la mémoire d’Hobbie ne manqua pas de lui rappeler. Autour de la colonne, le terrain était semé d’un grand nombre de fragments énormes du même granit, que leur forme et leur disposition avaient fait appeler les « oies grises de Mucklestane-Moor » ; et la légende trouvait l’explication de cette singularité dans la catastrophe d’une fameuse et redoutable sorcière qui jadis fréquentait les environs, faisait avorter les brebis et les vaches, qui en un mot jouait tous les méchants tours qu’on attribue aux gens de son espèce. C’était sur cette bruyère que la vieille pratiquait le sabbat avec ses sœurs les sorcières. On montrait encore des places circulaires dans lesquelles ni bruyère ni gazon ne pouvaient croître, le terrain étant en quelque sorte calciné par les pieds brûlants des diables qui venaient prendre part à la danse. Un jour, la vieille sorcière fut obligée de traverser ce lieu pour conduire, dit-on, des oies à une foire voisine ; car on n’ignore pas que le diable, tout prodigue qu’il est de ses funestes dons, est assez peu généreux pour laisser ses associés dans la nécessité de travailler pour vivre. Le jour était avancé, et, pour tirer un meilleur parti de son troupeau, il fallait qu’elle arrivât la première au marché. Mais, aux approches de cette lande sauvage, coupée par des flaques d’eau et des fondrières, les oies se dispersèrent tout à coup pour se plonger dans leur élément favori. Furieuse de voir que ses efforts pour les rassembler restaient inutiles, la sorcière s’écria : — Démon ! que je ne sorte plus de ce lieu, ni mes oies ni moi ! — À peine ces mots étaient-ils prononcés que, par une métamorphose subite, la vieille et le troupeau furent convertis en pierres.

Tous ces détails se retracèrent à l’esprit d’Hobbie ; il se rappela également qu’il n’existait pas un seul villageois qui n’évitât soigneusement cet endroit, surtout à la nuit tombante.

Hobbie ne manquait pas de courage ; il appela près de lui les chiens qui l’avaient suivi à la chasse, il regarda si son fusil était bien amorcé, puis, il se mit à siffler. Toutefois, on juge bien qu’il ne fut pas fâché d’entendre derrière lui une voix de sa connaissance ; il s’arrêta aussitôt, et fut joint par un jeune homme qui demeurait dans les environs, et qui, comme lui, avait passé la journée à la chasse.

Patrick Earnscliff d’Earnscliff venait d’atteindre sa majorité et d’entrer en possession d’une fortune fort honnête. Il était d’une bonne famille universellement respectée dans le pays ; et, doué d’excellentes qualités.

— Allons, Earnscliff, s’écria Hobbie, je suis toujours aise de rencontrer Votre Honneur, et il fait bon d’être en compagnie dans un désert comme celui-ci. — C’est un endroit tout rempli de fondrières. — Où avez-vous chassé aujourd’hui ?

— Jusqu’au Carla-Cleugh, Hobbie, répondit Earnscliff en lui rendant son salut amical. — Croyez-vous que nos chiens vivront en paix ?

— Ah ! ne craignez rien des miens ; ils sont si fatigués qu’ils ne peuvent mettre une patte devant l’autre. Diable ! les daims ont déserté le pays, je crois. Je suis allé jusqu’à Inger-Fellfoot ; de toute la journée, je n’ai aperçu d’autre gibier que trois vieilles perdrix rouges.

— Hé bien ! Hobbie, j’ai abattu ce matin un chevreuil que mon domestique a porté à Earnscliff. Je vous en enverrai la moitié pour votre grand’mère.

— Grand merci, monsieur Patrick ; vous êtes connu dans tout le pays pour votre bon cœur. Ah ! je suis sûr que la bonne femme l’acceptera avec plaisir, surtout quand elle saura que c’est vous qui l’avez tué. — J’espère que vous viendrez en prendre votre part, car je crois que vous êtes seul à la tour d’Earnscliff. Tous vos gens sont à cet ennuyeux Édimbourg. Que diable font-ils dans ces longs rangs de maisons de pierres avec un toit d’ardoises, ceux qui pourraient vivre dans le bon air de leurs vertes montagnes ?

— Ma mère a été retenue pendant plusieurs années à Édimbourg pour mon éducation et celle de ma sœur ; mais je me propose bien de réparer le temps perdu.

— Et vous sortirez un peu de la vieille tour pour vivre en bon voisin avec les vieux amis de la famille. Savez-vous bien que ma grand’mère prétend qu’il a une parenté entre vous et nous.

— Cela est vrai, Hobbie ; et j’irai demain dîner à Heugh-Foot.

— Voilà qui est bien dit. S’il n’est pas sûr qu’il existe une parenté entre nous, au moins nous sommes d’anciens voisins. Ma mère a tant d’envie de vous voir ! elle jase si souvent de votre père, qui a été tué il y a longtemps.

— Paix. Hobbie ! ne parlez pas de ce malheur.

— Je n’en sais trop rien ! Si cela était arrivé à mon père, je m’en souviendrais jusqu’à ce que je m’en fusse vengé, et mes enfants s’en souviendraient après moi. Mais, vous autres seigneurs, vous savez ce que vous avez à faire. J’ai entendu dire que c’était un ami d’Ellieslaw qui avait frappé votre père.

— Laissons cela, Hobbie.

— Quoi qu’il en soit, le vieux Ellieslaw était fauteur et complice. Je suis sûr que si vous vouliez en tirer vengeance, personne ne vous blâmerait, car le sang de votre père rougit encore ses mains…

— N’êtes-vous pas honteux, Hobbie, d’exciter votre ami à la vengeance, à contrevenir aux lois civiles et religieuses, et cela dans un endroit où nous ne savons pas qui peut nous écouter ?

— Chut ! chut ! dit Hobbie, j’avais oublié… Mais je vous dirais bien monsieur Patrick, ce qui arrête votre bras. Nous savons que ce n’est pas le manque de courage ; ce sont les deux yeux d’une jolie fille, de miss Isabelle Vere, qui vous tiennent si tranquille.

— Je vous assure que vous vous trompez, Hobbie, et vous avez grand tort de parler ainsi. Je n’aime pas qu’on se donne la liberté de joindre inconsidérément à mon nom celui d’une demoiselle.

— Là ! ne vous disais-je pas bien que si vous étiez si calme, ce n’était pas faute de courage ? — Allons, je n’ai pas eu dessein de vous offenser. Mais il y a encore une chose qu’il faut que je vous dise entre amis. Le vieux laird d’Ellieslaw a plus que vous dans ses veines l’ancien sang du pays. Il n’entend rien à toutes ces nouvelles idées de paix ; il est pour les expéditions et les coups du bon vieux temps. On voit à sa suite une foule de vigoureux garçons. Aussi, dès qu’il y aura un soulèvement il sera un des premiers à se déclarer. Or, croyez bien qu’il n’a pas oublié son ancienne querelle avec votre famille ; je parierais qu’il rendra quelque visite à la vieille tour d’Earnscliff.

— S’il est assez malavisé pour le faire, Hobbie, j’espère lui prouver que la vieille tour est encore assez solide pour lui résister.

— Fort bien ! vous parlez en homme à présent… Eh bien, si jamais il vous attaque, faites sonner la grosse cloche de la tour, et en un clin d’œil vous m’y verrez arriver avec mes deux frères, le petit Davie de Stenhouse, et tous ceux que je pourrai ramasser.

— Je vous remercie, Hobbie ; mais j’espère que, dans le temps où nous vivons, nous ne verrons pas des événements si contraires à tous les sentiments de religion et d’humanité.

— Bah ! monsieur Patrick, ce ne serait qu’un petit bout de guerre entre voisins : le ciel et la terre le savent, dans un pays si peu civilisé, c’est la nature du pays et des habitants.

— Pour un homme qui croit aussi fermement que vous aux apparitions surnaturelles, il me semble que vous parlez du ciel un peu légèrement.

— Est-ce que la plaine de Mucklestane m’effraie plus que vous, Earnscliff ? Je n’ignore pas qu’il y revient des esprits, mais qu’est-ce que j’ai à craindre ? J’ai une bonne conscience.

— Et Dick Turnbull, à qui vous cassâtes la tête, et Williams de Winton, sur qui vous fîtes feu ?

— Ah ! monsieur Earnscliff, vous tenez donc un registre de mes mauvais tours ? La tête de Dick est guérie, et nous devons vider notre différend, le jour de Sainte-Croix, à Jeddart. Quant à Willie, nous sommes redevenus amis. Mais, Dieu me préserve ! Earnscliff, qu’est-ce que j’aperçois là-bas ?

  1. La plaine de la Grande-Pierre.