Le Nain noir (traduction Dufauconpret)/11

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 50-54).

CHAPITRE XI

Trois scélérats hier nous attaquèrent ;
J’eus beau prier, ils m’enlevèrent,
Et m’attachant sur un blanc palefroi
Il me fallut les suivre malgré moi.
Mais qui sont-ils ? Je ne puis vous le dire.
Coleridge. Christabelle


Il faut maintenant que notre histoire rétrograde un peu, afin que nous rendions compte des circonstances qui avaient placé miss Isabelle Vere dans la situation fâcheuse dont elle fut délivrée si inopinément par l’arrivée d’Earnscliff, d’Hobby et de leurs compagnons.

La veille de la nuit pendant laquelle la ferme d’Hobbie avait été incendiée, M. Vere engagea sa fille, dans la matinée, à venir faire une promenade dans les bois qui entouraient le château. « Entendre, c’était obéir, » dans le sens le plus rigoureux de cette formule du despotisme oriental, et Isabelle tremblante se rendit aux ordres de son père. Ils sortirent suivis d’un seul domestique. Le silence que gardait Ellieslaw faisait penser à miss Vere qu’il avait fait choix de cette promenade pour amener un sujet de conversation qu’elle craignait par-dessus toutes choses, celui de son mariage avec sir Frédéric, et qu’il réfléchissait aux moyens de l’y déterminer. Ses craintes furent quelque temps sans se vérifier car le peu de paroles qu'il lui adressait n’avaient rapport qu’à la beauté du paysage. Le ton avec lequel ces observations étaient faites prouvait que, tandis que la bouche de M. Vere les prononçait, son esprit était occupé de réflexions plus importantes. Isabelle tâchait de mettre dans ses réponses autant d’aisance et de gaieté qu’il lui était possible d’en affecter au milieu des craintes qui venaient assaillir sa propre imagination.

Soutenant, non sans peine, une conversation interrompue à chaque instant, et qui sautait brusquement d’un sujet à un autre, ils arrivèrent enfin au centre d’un petit bois composé de chênes, de houx et de frênes, dont l’existence semblait remonter à plusieurs siècles. — C’est dans un lieu comme celui-ci, dit Ellieslaw, que je voudrais consacrer un autel à l’amitié.

— À l’amitié, mon père ! et pourquoi dans un endroit si sombre ?

— Oh ! il est aisé de prouver que le local lui conviendrait


Les deux autres s’étant emparés d’Isabelle, l’entraînèrent au fond du bois.

parfaitement, répondit-il avec un sourire amer. Vous qui êtes une jeune fille savante, vous devez savoir que les Romains ne se contentaient pas d’adorer leurs divinités sous un seul nom, mais qu’ils leur élevaient autant de temples qu’ils leur supposaient d’attributs différents. Eh bien, l’amitié à laquelle j’élèverais ici un temple ne serait pas l’amitié des hommes, qui repousse la duplicité, l’artifice, toute espèce de déguisement ; ce serait l’amitié des femmes, qui ne consiste que dans la secrète intelligence de deux amies, pour s’aider mutuellement dans leurs petits complots.

— Vous êtes bien sévère, mon père.

— Je ne suis que juste, et j’ai l’avantage d’avoir sous les yeux d’excellents modèles en Lucy Ilderton et vous.

— Si j’ai été assez malheureuse pour vous offenser, mon père, vous ne devez pas en accuser ma cousine, car certainement elle ne fut ni ma conseillère ni ma confidente.

— En vérité ? Et qui donc a pu vous inspirer, il y a deux jours, la force et la hardiesse de parler à sir Frédéric avec un ton d’aigreur.

— Si ce que je lui ai dit vous a déplu, mon père, j’en ai un sincère regret ; mais je ne puis me repentir d’avoir parlé à sir Frédéric comme je l’ai fait. S’il oubliait que je suis votre fille, il devait au moins se souvenir que je suis une femme.

— Réservez vos remarques pour une autre occasion, je suis si las de ce sujet, que voici la dernière fois que je vous en parlerai.

— Que de grâces j’ai à vous rendre, mon père ! Délivrez-moi de la persécution de cet homme, et il n’est rien que vous ne puissiez m’ordonner.

— Vous êtes fort soumise quand cela vous convient, je m’épargnerai à l’avenir de vous donner des avis qui vous déplaisent.

En ce moment, quatre brigands les attaquèrent : Ellieslaw tira son épée, et se défendit contre un des assaillants ; le second se jeta sur le domestique. Les deux autres, s’étant emparés d’Isabelle, l’entraînèrent au fond du bois, où ils avaient préparé trois chevaux sur l’un desquels ils la placèrent, et ils la conduisirent à la tour de Westburnflat. La mère du bandit, à la garde de qui elle fut confiée alors, l’enferma dans une chambre située au dernier étage.

L’arrivée d’Earnscliff avec une troupe nombreuse alarma le brigand. Comme il avait donné ordre de remettre Grace en liberté, et qu’il croyait que déjà elle devait être rendue à ses parents, il ne crut pas qu’elle fût l’objet de cette visite désagréable. Ayant reconnu Earnscliff, et instruit des sentiments qu’il nourrissait pour Isabelle, il ne douta pas qu’il ne vînt pour la délivrer, et la crainte des suites que pourrait avoir pour lui toute résistance lui fit prendre le parti de capituler.

Lorsque le bruit des chevaux qui emmenaient Isabelle se fit entendre, son père tomba subitement à terre ; le bandit qui l’attaquait prit la fuite, et celui qui tenait le domestique en respect en fit autant. Celui-ci courut au secours de son maître, qu’il croyait tué ou mortellement blessé ; mais, à son grand étonnement, il ne lui trouva pas même une égratignure. — Je ne suis pas blessé, Dixon, lui dit-il en se relevant ; le pied m’a malheureusement glissé dans un moment où je pressais ce scélérat avec trop d’ardeur.

L’enlèvement de sa fille lui causa un désespoir qui, suivant l’expression de l’honnête Dixon, aurait attendri le cœur d’une pierre. Il se mit à la poursuite des ravisseurs, et fit tant de recherches inutiles, qu’il se passa un temps considérable avant qu’il fût venu donner l’alarme au château.

Sa conduite et ses discours annonçaient le désespoir et l’égarement. — Ne me parlez pas, sir Frédéric, dit-il au baronnet qui demandait des détails sur cet événement ; vous n’êtes pas père, vous ne pouvez sentir ce que j’éprouve. Où est miss Ilderton ? Elle ne doit pas être étrangère à cette aventure : c’est un de leurs complots. — Dixon, appelle M. Ratcliffe ; qu’il vienne sans perdre une seule minute. M. Ratcliffe entra. — Ah ! vous voilà, mon cher Monsieur, c’est de vous seul que j’attends de sages conseils dans cette malheureuse circonstance.

— Qu’est-il donc arrivé, Monsieur, qui puisse vous agiter ainsi ? demanda M. Ratcliffe d’un air grave.

Tandis qu’Ellieslaw lui conte en détail la rencontre, nous allons faire connaître à nos lecteurs les relations qui existaient entre ces deux personnages.

Dès sa première jeunesse, M. Vere d’Ellieslaw avait mené une vie très dissipée. Une ambition démesurée avait marqué le milieu de sa carrière. Quoique d’un caractère naturellement avare et sordide, aucune dépense ne lui coûtait quand il s’agissait de satisfaire ses passions. Ses affaires se trouvaient déjà fort embarrassées, quand il fit un voyage en Angleterre. Il s’y maria, et le bruit se répandit que son épouse lui avait apporté une fortune considérable. Il passa plusieurs années dans ce pays, et quand il revint en Écosse il était veuf, et accompagné de sa fille, alors âgée de dix ans. Depuis lors il s’était livré à des dépenses plus excessives que jamais, et l’on supposait qu’il devait avoir contracté des dettes considérables.

Il n’y avait que quelques mois que M. Ratcliffe était venu résider au château d’Ellieslaw, du consentement tacite mais évidemment au grand déplaisir du maître du logis sur la personne et sur les affaires duquel il prit une influence aussi certaine qu’elle paraissait incompréhensible. C’était un homme d’une soixantaine d’années, d’un caractère sérieux et réservé. Tous ceux avec qui il avait occasion de s’entretenir d’affaires rendaient justice à l’étendue de ses connaissances ; et si en toute autre occasion il parlait peu, ce n’était jamais sans montrer un esprit actif et cultivé. Avant de devenir habitant du château, il y faisait des apparitions assez fréquentes ; et M. Vere, qui recevait avec hauteur et dédain les gens qu’il regardait comme ses inférieurs, ne cessait de lui témoigner les plus grands égards. C’était lui qui réglait ses affaires les plus importantes. M. Vere ne ressemblait pas à ces hommes riches qui, trop indolents pour s’occuper de leurs intérêts, se déchargent volontiers de ce soin sur un autre ; et pourtant on le voyait, en beaucoup d’occasions, renoncer à son opinion pour adopter celle de M. Ratcliffe.

Rien ne mortifiait plus M. Ellieslaw que quand des étrangers s’apercevaient de l’espèce d’empire que cet homme exerçait sur lui.

Tel était le personnage à qui M. Vere racontait les détails de l’enlèvement d’Isabelle, et qui l’écoutait d’un air de surprise mêlée d’incrédulité.

— Maintenant, mes amis, dit M. Ellieslaw, comme pour conclure, à sir Frédéric et aux autres personnes présentes, donnez vos avis au plus malheureux des pères : que dois-je faire ? quel parti prendre ?

— Monter à cheval, prendre les armes, et poursuivre les ravisseurs, s’écria sir Frédéric. Partons sans perdre une minute.

— N’existe-t-il personne que vous puissiez soupçonner de ce crime ? demanda froidement Ratcliffe. Nous ne sommes plus dans le siècle où l’on enlevait les dames uniquement pour leur beauté.

— Je crains, répondit Ellieslaw, de ne savoir que trop qui je dois accuser de cet attentat. Lisez cette lettre que miss Ilderton avait jugé convenable d’écrire chez moi à un jeune homme des environs, nommé Earnscliff, celui de tous les hommes que j’ai le plus de droit d’appeler mon ennemi héréditaire. Vous voyez qu’elle lui écrit comme confidente de la passion qu’il a osé concevoir pour ma fille, et qu’elle lui dit qu’elle plaide sa cause avec chaleur auprès de son amie.

— Et c’est d’après une lettre écrite par une jeune fille romanesque, que vous concluez que M. Earnscliff a enlevé votre fille et s’est porté à un acte de violence si criminel ?

— Qui voulez-vous que j’en accuse ?

— Qui pouvez-vous en soupçonner ? s’écria sir Frédéric. Qui peut avoir eu un motif pour commettre un tel crime, si ce n’est lui ?

— Si c’était là le meilleur moyen de trouver le coupable, répondit M. Ratcliffe avec sang-froid, on pourrait indiquer des personnes à qui leur caractère permettrait plus facilement d’imputer une pareille action, et qui ont aussi des motifs suffisants pour l’avoir commise. — Ne pourrait-on pas, par exemple, supposer que quelqu’un ait jugé convenable de placer miss Vere dans un endroit où l’on puisse exercer sur ses inclinations un degré de contrainte auquel on n’oserait avoir recours dans le château de son père ? — Que dit sir Frédéric Langley de cette supposition ?

— Je dis, répliqua sir Frédéric furieux, que s’il plaît à M. Ellieslaw de permettre à M. Ratcliffe des libertés qui ne conviennent pas au rang qu’il occupe dans la société, je ne souffrirai pas qu’une telle licence s’étende impunément jusqu’à moi.

— Et moi, s’écria le jeune Mareschal de Mareschal Vells, qui était aussi un des hôtes du château, je dis que vous êtes tous des fous et des enragés de rester ici à vous disputer tandis que nous devrions déjà être à la poursuite de ces scélérats.

— J’ai donné ordre de préparer des chevaux et des armes, dit Ellieslaw, et si vous le voulez, nous allons partir.

On se mit en marche ; mais toutes les recherches furent inutiles, probablement parce que Ellieslaw dirigea la poursuite du côté de la tour d’Earnscliff, dans la supposition qu’il était l’auteur de l’enlèvement, c’est-à-dire dans une direction diamétralement opposée à celle que les brigands avaient suivie. On rentra au château vers le soir, après s’être inutilement fatigué. De nouveaux hôtes y étaient survenus, et, après avoir parlé de l’événement arrivé dans la matinée, on l’oublia pour se livrer à la discussion des affaires politiques.

Plusieurs de ceux qui composaient ce divan étaient catholiques, et tous des jacobites déclarés. Leurs espérances étaient plus vives que jamais. On s’attendait de jour en jour à une descente que la France devait opérer en faveur du Prétendant, et un grand nombre d’Écossais étaient disposés à accueillir les Français plutôt qu’à leur résister. Ratcliffe, qui ne se souciait guère de prendre part à ce genre de discussion, s’était retiré dans son appartement, et miss Ilderton avait été confinée dans le sien par ordre de M. Ellieslaw.

Les domestiques ne pouvaient s’empêcher d’être surpris qu’on oubliât si facilement le malheur de leur jeune maîtresse. Ils ignoraient que ceux qui étaient le plus intéressés à sa destinée connaissaient fort bien et la cause de son enlèvement et le lieu de sa retraite ; et que les autres, à la veille d’une conspiration, n’avaient l’imagination occupée que des moyens de réussir dans leur entreprise.