Le Mythe de la femme et du serpent/Chapitre I


CHAPITRE PREMIER


Le sage doit parler librement, et la science ne connaît que son objet. Mais l’esprit humain est fait pour chercher et chercher toujours ; c’est à la fois son droit et son devoir, et aucune autorité, quelle qu’elle soit, ne saurait prévaloir contre cette vocation. Or, parmi tant de problèmes moraux que nous proposent la nature de l’homme et la société, il en est de particulièrement intéressants à résoudre, et, pour notre part, nous voudrions savoir à cette heure pourquoi la chasteté et la pudeur, qui sont assurément des vertus, s’excluent l’une l’autre. Pareille chose, que je sache, ne s’est pas encore rencontrée.

Sans doute, il y a beaucoup de vertus qui sont opposées les unes aux autres, mais elles ne sont pas contradictoires pour cela ; toujours elles peuvent se concilier en celui qui les possède. L’honneur va on ne peut mieux avec le courage, quoique le collège des pontifes romains ait obligé Marcellus à placer leurs représentations plastiques dans deux temples séparés[1] ; de même la modestie s’accorde très-bien avec la force, comme la prévoyance avec la valeur ; la justice n’exclut pas l’humilité, ni la douceur l’austérité, ni la prudence la libéralité, ni la simplicité la finesse, et ainsi de suite. Mais jamais un homme chaste, et je prends bien entendu le mot chaste dans l’intégrité du sens primitif de pureté morale vierge, jamais un homme chaste ne connut la pudeur. Au moment où l’homme devient pudique, il est impossible qu’il soit encore chaste. Cela n’empêche nullement qu’il ne puisse conserver des mœurs très-pures ; le sentiment de la pudeur lui est au contraire une garantie qu’il les conservera, et c’est lui qui réalisera le casta pudicitiam servat domus[2]. Toutefois, l’impression que lui fait éprouver la pudeur est celle d’une atteinte pénible à la délicatesse de ses sentiments ; il se trouble, il rougit, une sensation indéfinissable le tourmente, il a honte, et sa conscience n’est plus tranquille. Mais l’homme dont la chasteté est encore intègre viole constamment les règles de la pudeur ; seulement il les viole sans le savoir, sans même le soupçonner, avec une sérénité placide. Il est impudique, mais il l’est naïvement, et sa conscience ne lui reproche rien.

D’après cela, il est clair que la chasteté fait essentiellement partie de l’état de nature, et c’est à cause de cela que l’enfant et l’homme à l’état de nature ignorent son contraire, cette pudeur que nous trouvons aussi belle que le motif en est honteux. Ah ! la pure et simple naïveté ! C’est elle qui est tout aimable, nous le voyons tous les jours, mais l’âge qui la possède passe rapidement ; la sainte ignorance de la chasteté s’évanouit en général de bonne heure. La vierge de nos vieilles civilisations n’est pas tant chaste que pudique, eût-elle, comme Occie, présidé pendant toute sa vie un collège de vestales[3]. La chose est vraie aussi, pour l’homme, fût-il cuisinier du roi d’Angoy[4]. Le chevalier des Grieux put, dit-on, conserver sa chasteté jusqu’à l’âge de dix-sept ans. « Jamais, assure-t-il, je n’avais pensé à la différence des sexes. » Mais c’est écrit dans un roman, comme Daphnis ; l’histoire parle autrement : elle nous dit, pour citer un exemple illustre, que Louis XIII, qui passe cependant pour chaste, s’irrita tellement d’un tableau mythologique fait par Michel-Ange, qu’il le fit brûler[5]. Jeter au feu, sous le prétexte fallacieux d’indécence, une œuvre du plus grand artiste qui ait jamais existé ! Certes, il n’était pas chaste celui qui commit une barbarie pareille. La chasteté est par un côté comme la charité ; elle n’a point de mauvais soupçon, non cogitat malum ; elle ne se scandalise de rien, non irritatur[6]. Elle est comme la Vierge qui, à l’annonce : « Tu concevras et tu enfanteras », demande placidement : « Comment cela se fera-t-il, car je ne connais point d’homme » ? quomodo fiet istud, quoniam virum non cognosco[7] ? Voilà qui est adorable, et je ne sais si on pourrait mettre en parallèle de cette naïveté celle des Lacédémoniennes qui, nous dit Montaigne, étaient à tout âge plus vierges femmes que ne sont nos filles[8]. Chez les Spartiates, en effet, l’éducation de Sparte explique le phénomène ; mais chez les Juifs ? Il est vrai que l’évangéliste Luc est le seul qui nous présente cet exemple prodigieux d’une chasteté pure et sans tache aucune ; Mathieu se borne à une allusion ; encore la revêt-il de la forme d’un songe. Quant à Luc, il convient de se le rappeler, il était Grec, c’est-à-dire amateur de mythes, et de plus, il était artiste, dit-on. Mais ce qu’un artiste fait, un autre artiste peut le défaire ; et, en effet, Fr. Albani n’a pas craint d’interpréter au sens réaliste la conception mystique de son confrère, en représentant l’ange qui s’avance la cuisse découverte vers la Vierge ; Vasari, de son côté, le fait rougir[9]. De plus, la légende qui dit que la Vierge n’abandonna sa ceinture qu’au moment où elle monta au ciel laisse percer un scepticisme impie quand elle ajoute que Marie remit sa ceinture aux mains de Thomas[10].

Mais n’insistons pas ; ce que personne n’a vu ni entendu est de plein droit du domaine de la poésie[11]. Demandons-nous pourquoi la chasteté et la pudeur ne s’harmonisent pas ; pourquoi même elles ne peuvent pas exister en nous simultanément. Il y a, cela est clair, dans cette incompatibilité allant jusqu’au plus rigoureux exclusivisme, une énigme à résoudre. Ce qu’on est peut-être autorisé à conclure avant toute autre recherche de ce fait singulier, c’est que la pudeur n’est pas réellement un étal de virilité, comme cela est indubitable quant à la chasteté, mais que, tout au contraire, elle présente un phénomène de défaillance morale. Elle se manifeste en effet par un état d’appréhension ou de crainte ; elle est donc, au sens propre du mot, une passion. Aussi voit-on que, quoiqu’elle puisse rendre la jeune personne qui l’éprouve « plus belle qu’un ange », la courtisane ne la subit pas moins que l’honnête fille[12]. En tous cas, on peut dire que, comme il y a deux sortes de vertus, celles qui relèvent de la morale naturelle et celles qui dépendent surtout des conditions du milieu où l’on vit, la chasteté et la pudeur se trouvent classées, l’une dans le domaine de l’éthique qui nous apprend ce que nous devons être, l’autre dans la sphère de la psychologie qui nous montre ce que nous sommes. Cependant les anciens ont dit : Naturalia non sunt turpia. Sans doute, mais ils n’ont pas voulu affirmer par là que la chasteté n’a aucune atteinte à redouter de la pudeur, ni que la pudeur n’a jamais à se voiler devant la nature. Le mot qu’on attribue à Livie, « qu’à une femme chaste un homme nu n’est pas plus qu’une image[13] », ce mot ne s’est peut-être jamais réalisé. Ce qui paraît possible, sinon au sentimental Yorick[14], du moins à l’héroïque Alexandre, c’est l’inverse. Plutarque rapporte du grand conquérant[15] qu’à un certain moment de sa vie, il passait auprès des femmes comme devant des statues. En effet, on ne devrait rougir que de ce qui est honteux en soi[16]. Il n’en est rien cependant, et de la sorte la sentence précitée n’est vraie pour les anciens que dans le domaine de l’idéal, alors qu’il s’agit d’art, de poésie ou d’esthétique transcendante. Hors de là, elle se trouve soumise chez les peuples civilisés de l’antiquité, sinon aux mêmes réserves que chez nous, du moins à toutes celles que l’honnêteté publique est en droit de réclamer. Aux enfants, en Grèce comme à Rome, on inculquait sévèrement le sentiment de la pudeur ; Aristophane et Juvénal nous le disent[17], et on peut les en croire. L’attentat à la pudicité était vengé par les mœurs autant que par la loi[18]. Les ménades mêmes, les bacchantes, dont le nom éveille l’idée de femmes emportées et ne gardant aucune mesure, n’avaient pas licence d’en agir à leur tête ; les monuments figurés nous les montrent toujours sévèrement couvertes[19]. Le contraire est une exception et ne devient la règle que dans les basses époques. La jeune fille n’allait sans ceinture que pendant son enfance[20] ; une fois nubile, elle ne valait autant qu’elle était vierge ; déflorée, sa considération était perdue parmi ses compagnes, et les jeunes gens n’avaient plus que de l’indifférence pour elle. On la comparait à une pomme tombée de l’arbre ou à une fleur cueillie et flétrie[21]. Diorna ou Diane (virgo puella) devenait Dirne (meretrix)[22].

Les Grecs n’avaient pas comme les Romains un collège de Vestales ; chez eux, le culte de Vesta, Ἑστία, incombait aux mères de famille. Toutefois les vierges étaient censées former l’entourage de Vesta[23] et de cette Minerve Parthénos

dont l’âme acérée
Rebouchait tous les traits du fils de Cythérée[24].


C’est donc une exagération manifeste, une véritable calomnie, pour dire le mot, d’assurer que les anciens formaient une société uniquement occupée de choses charnelles ou matérielles[25]. L’idée de se figurer l’antiquité comme adonnée surtout au dévergondage des mœurs est due aux apologistes chrétiens. Les mœurs des anciens n’étaient pas plus immorales que les nôtres, et si le contraire paraît çà et là, c’est que la société antique était moins hypocrite que la nôtre. Spécialement les vierges jouissaient chez les Grecs du patronage respecté de la gardienne ou protectrice par excellence, τῆς ἐπισκόπου Ἀρτέμιδος[26], la déesse qui avait prié Jupiter en disant : « Ô mon

père, accorde à ta fille de rester toujours vierge[27] ! » Diane voulut même n’avoir d’autres compagnes que soixante filles ayant cet âge où, en Grèce, comme nous l’avons dit tout à l’heure, elles ne portaient point encore de ceinture.

On comprend donc que les Béotiens aient pu ériger à une vierge des autels sur lesquels, dit Plutarque[28], « les époux qui n’étaient que fiancés lui faisaient des sacrifices. » Il est vrai que ces mêmes Béotiens firent bâtir aussi un temple à la Vénus de Lamia, cette courtisane publique qui fut la maîtresse de Démétrius Poliorcète[29]. Il y avait, on le voit, compensation. Néanmoins, pour tout mettre à sa place, on doit reconnaître que la faveur dont jouissaient chez les Grecs les courtisanes tenait bien plus à la violence morale que nous font la grâce et la beauté, et, par suite, au tempérament esthétique de ce peuple, qu’à l’absence du sentiment des convenances et de la décence, c’est-à-dire au manque de sentiments de pudeur. Au contraire, les Athéniens, sur ce point, étaient d’une extrême délicatesse. Ainsi, pour n’en citer qu’un exemple, lors d’une recherche domiciliaire chez tous les orateurs qu’on soupçonnait d’avoir reçu des présents, le peuple d’Athènes respecta la maison de Calliclès, parce que, nouvellement marié, la jeune épouse était dans sa maison : νύμφης ἔνδον οὔσης[30]. Si donc, malgré ces traits d’une exquise pudeur, les Grecs étaient si faciles aux belles courtisanes, il faut en chercher la cause dans le sens singulièrement développé chez eux de la beauté plastique et des plaisirs transcendants de la grâce. C’est la beauté et la grâce qui levaient promptement leurs « esprits de terriene pensée en contemplation hautaine des merveilles de nature[31], » et les rendait accessibles, plus qu’il ne fallait sans doute, aux charmes de la société des hétaïres[32], ou, comme dit le bon Homère,[33] à l’attrait secret et indéfinissable de la ceinture de Vénus.

C’était aussi le même motif qui les portait à l’amour des meirakia, cet amour de la beauté mâle à sa période la plus ferme et la plus gracieuse. On aurait tort de conclure de cet amour, τῶν παίδων ἔρως, si répandu chez les Grecs, et jusque chez les anciens Américains[34], à la perversion des mœurs de la Grèce et des autres pays. Les dieux et les héros étaient censés s’y adonner tout comme les hommes[35]. Et en effet, l’amour des garçons était, en principe et dans la réalité, un amour honnête, καλός ; Vénus Uranie l’avait inspiré, et la loi religieuse le consacrait. Platon et bien d’autres encore l’assurent.[36] Zénon, Chrysippe et Apollodore affirment que le sage peut aimer les jeunes gens dont la beauté révèle d’heureuses dispositions à la vertu ; que cet amour est un élan de bienveillance déterminé par la vue de la beauté, et qu’il a pour objet, non l’union charnelle, mais l’amitié.[37] Plutarque, qui est certainement un auteur moral, dit en toutes lettres que les attachements dont il s’agit n’avaient rien de vicieux, qu’ils étaient au contraire pleins de pudeur et d’honnêteté, qu’ils naissaient d’une émulation louable pour la vertu.[38] Ce n’est pas parce qu’il était aimé de Démétrius que le beau Damoclès, Δημοκλῆς ὁ καλός, cherche une mort affreuse dans les eaux bouillantes d’un bain public ; il se tua pour conserver pur un amour que le tyran voulait souiller.[39] Ces inclinations étaient si chastes à Lacédémone, ville où elles avaient le caractère d’institution religieuse, que ceux qui s’y adonnaient vivaient entre eux comme les pères avec leurs enfants et les frères avec leurs frères ;[40] de même les femmes les plus honnêtes s’y attachaient à de jeunes filles.[41] Rien ne s’oppose à penser que les fêtes dionysiaques appelées Anthestéries qu’on célébrait en Grèce, ainsi que les veillées secrètes et mystérieuses passées à Rome en l’honneur de la Bonne-Déesse, fêtes où, dans l’un et l’autre pays, n’étaient admises que des femmes, ne fussent également des réunions honnêtes. Pour les Anthestéries, nous avons le témoignage d’Euripide, qui dit que la femme sage s’y conservait pure[42] ; et quant aux fêtes de Rome, on sait que c’est à leur occasion que fut dite la parole célèbre : « La femme de César ne doit pas même être soupçonnée[43]. »

Mais la passion fait brèche partout et finit par tout pervertir ; l’amour même de Dieu y passe ; les fureurs érotiques des mystiques sont connues ; comment l’amour des éphèbes ferait-il exception[44] ? Mais la preuve invincible que l’amour érastique, dont le nom nous paraît aujourd’hui si effroyable, est et a été en principe pur et innocent, c’est que le fondateur du christianisme s’y est adonné publiquement et sans réserve. Il aimait un beau jeune homme qu’on pouvait voir couché sur son sein.[45] Un argument non moins célèbre est l’existence et surtout la mort du fameux bataillon sacré, ἱερὸν λόχον, de Thèbes. Ceux qui le produisent pour soutenir le contraire ne sont pas recevables en leur conclusion. Ils oublient que le vice ne rend pas héroïque ; ils oublient le témoignage que rendit aux jeunes gens dont cette phalange était composée le roi qui avait éprouvé leur valeur à Chéronée. S’arrêtant devant les trois cents cadavres étendus par terre, serrés les uns contre les autres, et tous percés par devant, Philippe de Macédoine s’écria avec des larmes dans la voix : « Périssent misérablement ceux qui soupçonnent de tels hommes d’avoir pu faire ou souffrir rien de déshonnête ! » Ἀπόλοιντο κακῶς οἱ τούτους τι ποιεῖν πάσχειν αἰσχρὸν ὑπονοοῦτες[46]. Cri du cœur et digne d’un homme dont le fils répondit au courtisan lui proposant deux jeunes gens d’une grande beauté : « Quelle action infâme m’a-t-on donc vu faire pour m’en proposer une pareille[47] ? » Il est vrai que plus tard… mais alors la flatterie l’avait fait dégénérer de lui-même et l’avait corrompu[48].

D’ailleurs, j’en conviens tant qu’on voudra, la παιδεραστία dégénérée (κιναιδία) n’est pas un conte[49] ; elle existait en Grèce ainsi que dans les pays de dépendance[50], et y exerçait des ravages. Platon, en nous disant que l’amour des garçons, au sens mauvais du mot, était dans l’Ionie et ailleurs, déclaré infâme, αἰσχρόν, le constate[51], et Platon n’est pas le seul[52]. La République romaine aussi souffrit de ce vice ; Caïus Gracchus, dans une occasion solennelle, en fit la censure publique[53]. Qu,’on lise au surplus l’ouvrage de Valère Maxime : De la Chasteté et de la Volupté. Mais qu’est-ce à dire ? Voudrait-on par hasard accabler l’antiquité sous le blâme d’un vice que la société moderne, à en juger par les débats officiels que publient nos gazettes des tribunaux, est loin de pouvoir ranger parmi les crimes qui se commettent rarement ? Le christianisme, tout en réformant la société, mais frappé lui-même d’un germe morbide originel comme toutes les autres religions[54], sauf celle de la pure et simple morale, le christianisme assiste impuissant à la continuation d’une infinité de superstitions, et n’a encore extirpé dans aucun temps ni parmi n’importe quel peuple la pratique des mœurs les plus détestables. Tout au plus, l’état des mœurs publiques oblige-t-il aujourd’hui le vice de se cacher, ce qui était le cas aussi dans les bonnes époques de la Grèce et de Rome.

Mais laissons ce sujet, et remarquons que quant aux artistes et aux poètes de l’antiquité, il est vrai qu’ils étaient autorisés à se mettre, dans leurs œuvres lyriques, dramatiques et plastiques, au-dessus de la pudeur et de la critique vive, ou du blâme implacable à qui la pudeur doit le privilège d’exister et dont le nom est honte, hônida en vieux allemand[55]. Toutefois, cette exemption dépendait d’une condition, de la condition de faire oublier la pudeur au public dans la contemplation de la justice ou de la beauté, comme nous le voyons par les œuvres d’Eschyle et de Sophocle, de Platon et d’Hypéride[56] ; c’était à la condition de ravir le spectateur dans l’empire de l’idéal, à la condition d’être un Apelle ou un Praxitèle. Seuls, les poètes comiques avaient les coudées franches, licence pleine et entière leur était laissée à ce sujet[57]. C’était une nécessité sociale, une sorte de soupape de sécurité publique. N’en avons-nous pas aussi ?

Maintenant, si de tout cela il résulte que la nature particulière de la pudeur est un fait constant, il doit y avoir dans ses origines un motif qui l’explique, un motif sui generis ; et comme elle s’impose à tout le monde, avec cette circonstance caractéristique que quand nous commençons à ressentir son atteinte nous sortons à peine de l’âge de l’enfance, il est permis d’inférer par raison d’analogie que l’apparition de la pudeur parmi les hommes doit remonter au berceau de la société, ou du moins à l’époque de l’organisation sociale des races méditerranéennes. Car remarquons que toutes les races ne connaissent pas, originellement, les phénomènes psychologiques dont nous traitons ici, que beaucoup de peuples n’ont appris à connaître la honte et la pudeur sexuelles qu’ensuite de leur contact avec la race blanche. C’est là le cas de tous les peuples dont les croyances sont, en principe, purement cosmiques, c’est-à-dire libres de tout élément surnaturel, comme par exemple le dravidisme, le bouddhisme primitif[58]. Il en est ainsi encore, les voyageurs les plus dignes de foi nous l’assurent, chez beaucoup de tribus nègres et négritos, où l’entière nudité est le fait des femmes plutôt que celui des hommes. Tandis que les hommes, dans certains pays du Victoria Niyanza, dans l’Ouganda et ailleurs, ne doivent pas même laisser entrevoir un seul instant leurs jambes nues, et que les ânes même y portent des caleçons ou culottes (trousers), le laisser-aller excessif des femmes n’y scandalise personne[59]. Les jeunes filles, dans une nudité complète, in a state of absolute nudity, à l’âge de puberté, s’exposaient, dit Speke, hardiment à nos regards, sans la moindre arrière-pensée du mal. Ainsi, chez les Égyptiens, Isis est habituellement toute nue, mais Osiris porte toujours le pagne nommée schenti.

Schweinfurth remarque que le langage et les gestes des Bongo[60], qui habitent sous le 7e degré latitude nord, sont fort souvent de telle nature qu’ils feraient « baisser les yeux à nos harangères et rougir jusqu’aux oreilles le sapeur… » Quant aux Bongo, ils ne se doutent seulement pas des énormités qu’ils commettent. Rappelons aussi ce que le grand navigateur Cook rapporte des Taïtiens de son temps. « Ce peuple, dit-il, n’a aucune idée de l’indécence, et il satisfait en public ses désirs et ses passions avec aussi peu de scrupule que nous apaisons notre faim en mangeant avec nos parents et nos amis. Les deux sexes y parlent de tout sans retenue et dans les termes les plus simples[61] ». Cela est toujours vrai de beaucoup de peuples. Voici par exemple ce que remarque un missionnaire des Dayaks indépendants de Bornéo : « Entre les jeunes personnes des deux sexes, pas l’ombre de retenue. Les plus complètes familiarités amoureuses sont échangées

  1. Valère Maxime, Memorabilia, I, 1, 8.
  2. Virgile, Georgica, II, 524.
  3. Tacite, Annal., II, 86.
  4. Le cuisinier du roi d’Angoy, nous dit Bastian (Deutsche Expedition an der Loango-Küste, I, 216), doit être chaste et ne jamais avoir commerce avec une femme.
  5. Lépicié, Catalogue raisonné des tableaux du Roy, I, p. 27.
  6. I Corinth., xiii, 5.
  7. La grâce naïve du moyen âge aimait à amplifier ce thème. On lit dans un manuscrit du xiiie siècle : « Jésus : Nam ego sum absque labe natus humane condicionis ac originalis peccati seu libidinis contagii carnalis. — Marie : Vere, fili, sicut dicis fine commixtione virilis contagii seu pollutione humane fragilitatis te concipi salvo pudore pudicicie seu castitatis alvo. » (V. Zeitsch. für Deutsch. Alterthum, XVII, p. 526.)
  8. Essais, III, 5.
  9. V. au Louvre l’Annonciation, de Fr. Albani, no 2 de la collection, et la Salutation angélique de G. Vasari, no 453.
  10. Socin, Palaestina und Syrien, p. 226.
  11. C’est ainsi qu’un pape (Grégoire le Grand) déclara que le diable avait sa demeure dans le Nord : diabolus sedit in lateribus aquilonis. Il ne l’avait vu ni entendu dire, mais cela lui semblait ainsi, probablement parce qu’il craignait le froid plus que le feu.
  12. Scarron, Le Roman comique, XIII.
  13. Viros nudos… pudicis mulieribus hos nihil a statuis differre. (Dion Cassius, Hist. rom., LVIII, 3, vol. II, 876, éd. Reimar.)
  14. « Si j’en trouvais dans cet état, dit-il, je les couvrirais d’un manteau, pourvu que je susse comment il faudrait m’y prendre. »
  15. Ὡοσπερ ἀψύχους εἰκόνας ἀγαλμάτων παρέπεμψεν. (Plut., Alex., XXI.) V. aussi l’impassibilité du philosophe Xénocrate, sur le sein duquel Phryné s’était couchée avec l’intention de le séduire. N’y réussissant pas, elle se vengea en disant : « J’entendais avoir affaire à un homme, non à une statue. » (Valère Maxime, IV, 3.)
  16. Assuefaciens se ne cujus ipsum rei nisi turpis puderet. (Plutarch., Cato, VI.)
  17. V. Aristophanes, Nubes, v. 973 sqq. ; Juvénal, Satir. VII, v. 237. Cf. Xénophon, République de Sparte, III.
  18. V. Demosth., c. Androt, p. 321 ; c. Stephan., p. 590, éd. Didot. Les Athéniens poussaient à cet égard le scrupule jusqu’à ne pas permettre qu’aucun chien entrât dans le Parthénon. La raison qu’ils en donnaient était que cet animal s’accouple publiquement, quod præcipue id animal palam coit. (Plutarch., Demet. cum Ant. comp., IV.) V. Val. Max., Memor., VI, 1.
  19. Cf. A. Rapp, Die Mänade im griech. Cultus, in der Kunst und Poesie, dans Rhein. Museum, XXVII, p. 577, 579, etc. Voir surtout les peintures céramiques si nombreuses au Louvre.
  20. Callimaque, Hymne à Diane, v. 14, 43.
  21. Sapho, Fragmenta, rec. Volger, LIV. Catulle, LXII, 4. Cf. Musaeus, Stumme Liebe : Nach ihrer strengen Moral verglich sie ein Mädchen, das vor der priesterlichen Einsegnung Liebe im Herzen hatte einnisten lassen, einem wurmstichigen Apfel, etc., p. 87, éd. 1839.
  22. Il est probable que l’allemand Dirne, qui d’abord avait aussi le sens de vierge, se rattache au nom de Diorna, la Diane celtique, qu’on a trouvé inscrit sur une pierre au monastère de Saint-Nabor, en Lorraine. (V. Jean de Wal, Mythologiæ septentrionalis monumenta, no 6, p. 71.) Le sens de Dirne, tout comme celui de garce (on disait « son garçon et sa garce, » Livre des métiers, p. 203, pass.), n’a pas été péjoratif dès l’abord, parce que les Germains primitifs ne connurent pas de filles de mauvaise vie, et que leurs femmes étaient chastes. « Les femmes des Teutons, dit Valère Maxime (VI, 1), supplièrent Marius de les mettre entre les mains des Vestales, assurant qu’elles vivraient, comme les Vestales, dans la continence.
  23. On voit cependant par la Vesta de Scopas, flanquée de deux chamétaïres, que des hétaïres distinguées par leur beauté trouvaient place aussi auprès de la grave déesse du foyer. C’est le cas de dire que tout cède à la beauté ; elle est la reine du monde. (V. au sujet des chamétaïres Welcker, dans Denkmäler und Forschungen, XII, col. 7, sqq., 1860.)
  24. Denys le Périégète, tr. p. Saumaize, 1597, fol. 13. Callimaque,
    Hymne à Pallas, v. 33.
  25. Cette exagération est sortie de la bouche de l’infaillible Pie IX, parlant, par bref, à l’évéque d’Avanzo. (V. l’Univers du 7 août 1875.)
  26. Un sanctuaire spécial, l’Aristarchéum, lui était consacré en Élide. (Plutarch., Quæstiones græcæ, XLVII.)
  27. Δός μοι παρθενίην αἰώνιον, ἄππα, φυλάσσειν. (Callim., Hymne à Diane, 6.)
  28. Plut., Aristide, XXXV.
  29. Alciphron, Lettre Ire ; Athénée, l. VI. — Les Béotiens étaient d’ailleurs particulièrement adonnés au culte de Priape. (Pausanias, Beotica, IX, c.31.)
  30. Theopompe, ap. Plut., Demosthenes, XXV.
  31. Pantagruel, iii, 18.
  32. Alciphron, Lettre x.
  33. Ilias, xiv, 214 :

    ἱμάντα…
    ἔνθ᾽ ἔνι μὲν φιλότης, ἐν δ᾽ ἵμερος, ἐν δ᾽ ὀαριστὺς

    πάρφασις, ἥ τ᾽ ἔκλεψε νόον πύκα περ φρονεόντων.

  34. On l’y connaissait, selon le P. Lafiteau, sous le nom de atour assap, alliance parfaite. Les liaisons d’amitiés particulières entre les jeunes gens, nous dit cet auteur, ne laissent aucun soupçon de vice… (Mœurs des sauvages américains, I, p. 607 ; édit. 1724)
  35. Parmi les plus célèbres de ces amours, il faut nommer ceux de Jupiter pour Ganymède, et d’Héraclès pour Hylas. Voyez, quant à ce dernier, Panofka, Explication d’un camée au musée Borbonico, dans Archäol. Zeit., mai 1848.
  36. Plato, Convivium, viii, ix. Cf. Ælian., Hist. var., III, 9, t1.
  37. V. Diogenis Laertii, 1. viii, c. 1, 66 : Καὶ ἐρασθήσεσθαι δὲ τὸν σοφὸν τῶν νέων κτλ.
  38. Plutarch., Agesilaus, xx.
  39. Plutarch., Demetrius, xxiv.
  40. Xénophon, De republi. Lacedœm., ii.
  41. Plutarch., Lycurgus, xviii,
  42. Καὶ γὰρ ἐν βακχεύμασιν οὖσ’ἥ γε σώφρων οὐ διαφθαρήσεται.(Euripides, Bacchæ, 217 et al.)
  43. Plutarch., Cæsar, x ; Cicer., xxix.
  44. Cernik (Expedition durch die Gebiete des Euphrat und Tigris, p. 7) décrit sommairement un de ces excès qui reviennent périodiquement chez les Ismaéliens et les Nazaréens. V. aussi Erman, Reise um die Erde, 1, 299 et alibi pl.
  45. Erat ergo recumbens unus ex discipulis ejus in sinu Jesu, quem diligebat Jesus. (Joan., xiii, 23, 25 ; xxi, 20.)
  46. Plutarch., Pelopidas, xviii.
  47. Plutarch., Alexander, xxix.
  48. Ad ultimum a semetipso degeneravit. (Quinte Curce, x, 1.)
  49. Ce qui a lieu de surprendre, c’est que cet amour comme vice contre nature est pratiqué par les animaux. Il suffira de nommer les colombidés, et parmi eux les tourterelles. Dés qu’on met dans une cage des mâles seulement ou même des femelles, on les voit pratiquer le jeu. Buffon en parle. (Œuvr. compl., v, 408, édit. Comte.)
  50. À ce sujet, il me paraît opportun de relever le passage de la vie de Dion, où Plutarque dit que Denys l’ancien était si méfiant, qu’il ne souffrait pas qu’on lui fit les cheveux avec des ciseaux, mais qu’il se les faisait raccourcir par un ouvrier sculpteur : τῶν πλαστῶν τις. Ce garçon sculpteur a toujours intrigué les philologues, mais je suis d’avis que c’est un euphémisme qui cache l’érastès, le mignon du tyran.
  51. Plato, Convivium, ix.
  52. V. Xénophon, La Républ. de Sparte, II. Suivant Élien et Athénée, ce seraient les Crétois, le peuple vicieux par excellence, qui auraient perverti en Grèce l’amour licite des Érastes, φιλία ἐρωτική. (Ælian., De natura animalium, IV, 1 ; Variæ historiæ, III, 9.)
  53. Plutarch., Caïus Gracchus, VI.
  54. « Tout en ce monde naît moribond, » a dit le poète. Et les langues latines confirment sa sentence par le mot « déicide. » Paul Chenavard a illustré le sentiment général par cet admirable tableau philosophique : Comment les religions s’en vont, qui est conservé au Luxembourg.
  55. De hônida dérivent à la fois hohn, raillerie, et honte, humiliation, et, par suite, déshonneur. Voyez d’ailleurs Grimm, D.W. s. v.
  56. J’ai en vue le fait d’Hypéride, qui, par le spectacle que cet orateur offrit aux juges de la beauté sans voile de Phryné, porta ces connaisseurs des grâces plastiques à absoudre la célèbre courtisane de la peine qu’elle avait encourue par un crime capital. (V. Athénée, XIII, 8.)
  57. « Le phallus, remarque O. Jahn (Denkm. und Forsch., 1855, col. 55), était une pièce indispensable du costume des personnages comiques. Toutefois, chez les anciens, cela ne se voyait qu’au théâtre, que les femmes ne fréquentaient pas, tandis que chez nous, aux XVe et XVIe siècles, les regards du public étaient continuellement blessés par cette braguette en forme « d’un arc-boutant, » comparable, suivant Rabelais (Garg., I, 8), « à une belle corne d’abondance, » à peu près comme on en voit aux quatre coins du postament de la colonne d’Égypte sur la place du Châtelet. Fischart en parle comme d’un arc tendu, wie er zu Roan in der Kirchen hangt, » et le compare à une tête de bœuf, disant encore : Es war sein vorschuss und vorschupff wie eyn lang Ror oder Feld Geschutz. (V. Huldrich Elloposcleron (Fischart), Gargantua, etc., f. N, 5, éd. 1582.) On peut s’en convaincre de visu par les statues de Philippe le Beau, de Maximilien Ier et de Charles-Quint, de la cheminée de Bruges, faite en 1529 et suivant, dont le moulage est au Louvre. (Cf. Quicherat, Histoire du costume en France, p. 301 et suiv.) Rien de semblable ne s’est jamais vu en public chez les anciens, ni même chez les nègres, chez lesquels la nudité entière est moins contraire à la chasteté que nos pantalons. (Speke, Voyage aux sources du Nil, p. 294, tr. fr.)
  58. V. mon ouvrage Le Buddhisme, où j’expose les raisons de l’existence primordiale du bouddhisme indien, réformé dans les temps historiques par Çâkhya-Muni.
  59. Speke, l. c., p. 169, 207, 261, 320, tr. fr. ; 194, 237, éd. angl. Cf. Barth, Voyage en Afrique, II, 475.
  60. Schweinfurth, Im Herzen von Afrika, I, 384 sq.
  61. V. Bibliothèque des voyages, V, p. 253.