Le Mystère du B 14/Chapitre 12

F. Rouff, éditeur (p. 32-36).

xii

« cristal-dagger »



Rosic demeura assez longtemps comme prostré sur le rebord de la fontaine du Châtelet.

Les passants avaient un regard étonné vers cet homme bien mis, à l’air sérieux, et qui donnait ainsi publiquement les signes extérieurs d’une telle détresse.

Mais tout à coup, il se redressa.

Dans le chaos de son esprit, une idée venait de germer, et, à voix haute, il s’écria :

— Il n’y a que ce Cazeneuve qui peut me fournir des renseignements sur ce Burnt… Où diable habite-t-il déjà, ce banquier ?

Il se précipita vers l’un des cafés installés au rez-de-chaussée du théâtre du Châtelet et tomba sur une banquette en répondant au garçon, qui lui demandait ce qu’il lui fallait servir :

— Le Bottin !

Le garçon lui ayant apporté cet énorme volume, il se mit à le feuilleter fébrilement, n’eut pas de peine à y apprendre que le banquier Cazeneuve était installé rue Saint-Marc, et, ayant jeté une pièce de monnaie sur la table, il quitta le café et sauta dans un taxi :

— 1, rue Saint-Marc…

Sa tête brûlait ; les idées bouillaient dans sa cervelle… Jamais de sa vie, Rosic ne s’était trouvé dans un tel état d’agitation… C’est aussi que, jamais de sa vie, Rosic n’avait eu à résoudre un aussi insoluble problème ; jamais, il n’avait eu à débrouiller une question où les faits se présentaient si contradictoires, déroutant toute sagacité…

Ce drame du B.-14 lui apparaissait comme un film composé par un dément et tourné par un opérateur fou.

— Et pourtant, se disait Rosic, tous ces faits invraisemblables sont reliés par un fil raisonnable, et tendent à un but déterminé… Mais quel est ce fil ?… Quel est ce but ?… Surtout, quel est ce Burnt ?…

Mais il allait le savoir.

Voici que l’auto stoppa devant le numéro 1 de la rue Saint-Marc.

C’est au coin de la rue Feydeau et de la rue Saint-Marc, un somptueux immeuble dans le pur style Empire et qui fut construit par le grand-père même du banquier actuel, lequel fit une grosse fortune en qualité de fournisseur des armées napoléoniennes,

En entrant, on se trouve dans une sorte de hall où s’ouvrent deux immenses galeries abritant des guichets pour le public : entre les deux galeries, un fastueux escalier conduit au premier étage où se trouvent les bureaux.

Mais dès l’entrée, comme Rosic s’adressait à un gardien et lui manifestait son intention de voir M. Cazeneuve, l’homme eut un hochement de tête, et dit :

— Avez-vous une lettre d’audience ?

— Non… Mais c’est pour une affaire de la plus haute importance…

Le gardien eut un petit rire dédaigneux :

— Non… Mais est-ce que vous vous figurez que l’on voit M. Cazeneuve comme cela… et qu’il est à la disposition du premier venu…

— Mais je ne suis pas le premier venu… fit Rosic.

Et il exhiba au gardien sa carte de la Sûreté lyonnaise.

La police, à tort ou à raison, impressionne toujours le monde. Le gardien hocha la tête, une seconde fois mais tout son mépris avait disparu de sa physionomie.

— Je vais voir, dit-il.

Et, revenant vers son bureau, il téléphona à l’étage au-dessus.

La réponse ne se fit pas attendre.

— Ma foi, vous pouvez monter… Adressez-vous à l’huissier que vous allez trouver au premier étage.

Rosic grimpa l’escalier.

En haut, un huissier l’attendait qui, muet, s’inclinait devant lui, lui ouvrit une porte et Rosic se trouva dans un grand bureau, très luxueusement meublé, où se tenait un vieillard à favoris blancs, vêtu d’une redingote noire à la boutonnière de laquelle brillait une rosette de la Légion d’honneur.

— Monsieur Rosic ? fit le vieillard.

— Oui, Monsieur… je viens…

Mais le vieillard l’interrompit :

— Je sais… Je vous attendais…

— Ah ! fit Rosic surpris.

— Oui… sir Ralph Burnt m’avait annoncé votre prochaine visite…

Ce vénérable vieillard avait prononcé cela le plus gravement du monde, et la phrase faillit assomer ce pauvre Rosic.

Quoi, car ce devait être là M. Cazeneuve, le riche banquier l’attendait, et sa visite lui avait été annoncée par Burnt ?

Allons, les folies recommençaient, et Rosic, une seconde fois, se demanda s’il n’était pas le jouet de quelque fantastique cauchemar.

Et il dit :

— Vous avez donc vu ce Burnt ?

— Hier matin… Il est venu retirer de l’argent qu’il a chez moi… C’est un parfait gentleman…

— Lui ?

— En doutez-vous ?

Rosic se prit la tête entre les mains ; c’était son geste habituel maintenant et, à chaque instant, il se demandait si sa pauvre cervelle n’allait pas éclater.

— Et il vous a annoncé ma visite ?

— Il m’a dit, en effet, hier, en me quittant : « Vous recevrez sans doute la visite de M. Rosic, chef de Sûreté lyonnaise, qui viendra vous demander des renseignements à mon sujet… Je vous prie de le bien recevoir et de lui dire quelles sont nos relations. M. Rosic est un homme charmant et un policier d’un flair incomparable…

— Il a dit cela ?

— En propres termes…

— Il s’est payé ma tête…

— Je ne pense pas.

— Ainsi, vous avez vu ce Burnt ? Un homme grand, n’est-ce pas, rasé, vêtu d’un suffolk grisaille…

— Oui…

— Et c’est bien lui qui, avant-hier, vous a télégraphié de Viviers en vous demandant d’autoriser le banquier de cette petite ville à lui remettre mille francs ?

— C’est bien lui, en effet… Mais à ce moment, je ne savais pas que ce client, se nommait William Ralph Burnt…

— Vraiment ?…

M. Cazeneuve se recueillit une seconde ; enfin, il dit :

— Mais il faut, M. Rosic, que je commence par le commencement. D’ailleurs, je suis autorisé par M. Burnt à vous faire cette révélation, qui est d’ailleurs des plus simples… Voilà…

Il se tut une seconde, comme pour rassembler ses souvenirs ; Rosic attendait pantelant ; allait-il enfin avoir la clef de cette angoissante énigme ?…

— Il y a quatre mois environ, commença M. Cazeneuve, je fus informé par un banquier de Londres, possédant une succursale à Singapoure, qu’une somme de douze cent mille francs venait d’être déposée dans sa succursale indienne et qu’il venait de délivrer un carnet de chèques au nom de « Cristal-Dagger ».

— Le poignard de Cristal ?… demanda Rosic.

— En effet, cela veut dire en anglais : « Poignard de cristal ». La chose était étrange, mais, en somme n’avait pour moi aucune importance. J’étais prié d’ouvrir un crédit à ce « poignard de cristal » et quand, avant-hier, par un coup de téléphone, ce « poignard de cristal » me demanda mille francs, je répondis immédiatement à M. Coconnaz, le banquier vivarois, de verser cette somme à celui qui la demandait… Qu’est-ce que cinquante louis pour un homme qui a un dépôt de douze cent mille francs…

— Et vous n’avez pas craint d’être volé ?…

M. Cazeneuve eut un sourire :

— Le découvert était sans importance… Aurais-je été le jouet d’un escroc que la perte n’eût pas été bien importante, et justement la faiblesse de cette somme m’était un garant de la véracité de celui qui la demandait, car, si quelque filou eût eu connaissance de ce carnet de chèques, il ne se fût pas contenté de mille francs…

— En effet, approuva Rosic.

— Hier matin, continua le banquier, mon huissier me dit qu’un monsieur demandait à me parler, et me tendit une carte sur laquelle je lus ce mot : « Cristal-Dagger ». Ma foi, la curiosité me prit de voir ce gentleman porteur d’un nom aussi étrange et qui, possédant un dépôt en banque aussi considérable, se contentait de me demander, par téléphone, une aussi petite somme.

« Et je vis paraître dans mon bureau un homme grand et fort, paraissant âgé d’une quarantaine d’années, un type bien anglais et portant un complet de voyage en suffolk grisaille.

— Je suis « Cristal-Dagger », me dit-il en entrant, après m’avoir salué d’une inclinaison de tête.

— Qu’y a-t-il pour votre service ?

— J’ai besoin de cinquante mille francs…

— Voulez-vous me signer un chèque ?

— Voici…

Il tira de sa poche un carnet de chèques, d’ailleurs assez froissé, signa une feuille et me la tendit.

J’examinai la signature : c’était bien celle que m’avait fait tenir le banquier de Londres et qui avait été déposée dans la succursale de Singapoure. Je m’inclinai et dis :

— Je vais donner des ordres… Ces cinquante mille francs vont vous être versés tout de suite…

Rosic sursauta :

— Et vous n’avez pas eu la curiosité…

— Non, interrompit M. Cazeneuve… Je ne suis pas policier, moi, et je n’ai pas à interroger mes clients… D’ailleurs, ce n’était pas la peine, car gentleman de lui-même me dit :

— Pourrait-on me porter mon crédit à un autre nom que celui-là ?

— C’est facile… et si vous voulez m’indiquer un autre nom…

Le gentleman sourit :

— Je n’ai pas besoin de vous dire que « Cristal Dagger » n’est pas mon nom… Mais c’est un sobriquet que l’on m’a donné aux Indes. Quand je suis venu en France, j’avais des raisons pour que l’on ne connût pas mon véritable nom. Mais ces raisons n’existent plus maintenant que l’autre est mort, et je tiens à réintégrer ma véritable personnalité de William Ralph Burnt, officier dans l’armée de Sa Majesté…

Et il daigna m’expliquer :

— Voici prés de dix ans que je commande un poste avancé, dans le Kachmir, sentinelle perdue sur les pentes du terrifiant Kara Korum, là haut, tout là haut dans les Indes, entre les plateaux du Thibet et ceux du Pamir… Pays sauvage et loin de toute civilisation où il faut sans cesse se tenir en garde contre la traîtrise des rebelles… Là, il faut se faire craindre à tout prix, si l’on ne veut pas être assassiné par quelque fanatique… Je suis arrivé à ce résultat, grâce à un hasard…

J’avais, à cette époque, comme ordonnance un Écossais, brave et flegmatique, qui, pour avoir passé quelques années en France, avait tout l’esprit de vos gavroches parisiens. Un jour il m’apporta un poignard de cristal, car il savait que j’étais collectionneur et amateur de bibelots exotiques… Et il m’avoua qu’il avait volé ce poignard de cristal dans un temple de la déesse Kali.

« Mais, sans doute, ne connaissez-vous que vaguement cette déesse Maha-Kali, femme de Civa, c’est-à-dire de principe destructeur de la Trimourdi indienne, et qui est bien la déesse la plus terrible qui se puisse rencontrer… On la représente sous la forme d’une négresse à quatre bras, tenant chacun une tête humaine, et la poitrine ceinte d’un collier de crânes… C’est la déesse par excellence du mal, et j’aurai tout dit sur elle quand je vous aurai appris qu’elle est vénérée surtout par cette secte épouvantable les Thugs ou étrangleurs… Avoir volé la déesse Kali était un sacrilège qui ne pouvait s’expier que par les plus raffinés supplices, si jamais ce larcin était découvert… et il le fut, Monsieur… il le fut, car à peine quelques heures après deux prêtres venaient de demander de leur livrer le voleur du poignard de cristal…

« Que faire… ?

« C’est alors que j’eus une véritable inspiration d’en haut, et, montrant le fameux poignard aux prêtres, je leur dis :

« — Misérables impies… Que parlez-vous de voler… Ignorez-vous que c’est Maha-Kali elle-même qui m’a donné ce poignard, me jugeant seul digne de le porter… Croyez-vous que l’on puisse voler la déesse Kali, sans qu’elle foudroie le sacrilège !

« À ces mots, les prêtres, pris de terreur, s’inclinèrent, se prosternèrent à mes pieds et me nommèrent Brahmah…

« À partir de ce moment on ne me nomma plus, sur les pentes du Kara Karum, que Cristal-Dagger, le protégé de Maha-Kali et ma personne fut sacrée à tous les disciples du Grand-Lama, et surtout, aux Thugs, qui me considéraient comme un des leurs… Cela me protégea dans plus d’une circonstance, et assurément, sans cet étrange talisman, il y a beau temps que j’aurais été assassiné car les commandants de ce poste avancé ne durèrent guère au delà de dix-huit mois, et j’ai pu y vivre dix ans…

« Voilà pourquoi, au moment d’entreprendre en Europe une entreprise aussi délicate, j’ai pris le nom de Cristal-Dagger dans l’espoir qu’il me protégerait et que la déesse Maha-Kali me serait aussi secourable dans le vieux monde qu’elle me l’avait été aux Indes… »

Et ayant ainsi parlé il ajouta :

— Sans doute, demain allez-vous recevoir la visite de M. Rosic. C’est un policier émérite et plein de flair… Répétez-lui, je vous prie, cette histoire, qui ne saurait manquer de l’intéresser.

À ces mots, Rosic devint rouge comme une tomate. Il regarda M. Cazeneuve. Mais aucune intention ironique ne se lisait sur les traits si graves du banquier, et il était de toute évidence qu’il répétait les propres paroles de W.-R. Burnt, sans en discerner toute la portée.

Et il était non moins évident que ce W.-R. Burnt avait voulu nettement se moquer de lui…

— Et ce Burnt… vous savez où il se trouve ?

— Mais à Londres, je suppose. Oui… il m’a dit sa ferme intention de partir par le train de Calais qui lui permettra de prendre le bateau à deux heures et d’arriver à Londres vers cinq heures du soir…

— Et vous ignorez ce qu’il venait faire en Europe…

— Il ne m’a pas fait de confidence à ce sujet…

M. Cazeneuve s’était levé, indiquant que l’entretien était fini et qu’il n’avait plus rien à apprendre au policier.

Et Rosic prit congé.

Il n’était guère plus avancé qu’avant… Il savait maintenant pourquoi ce Burnt se faisait nommer Cristal-Dagger… Mais pourquoi avait-il quitté les Indes… Pourquoi avait-il failli être assassiné… Pourquoi ne s’était-il pas fait connaître… Pourquoi avait-il volé la valise contenant des documents… Pourquoi…

— Et puis zut… clama Rosic, tout en descendant machinalement la rue Montmartre… J’y perdrai la raison et je n’ai pas envie de devenir fou… Après tout… l’affaire est classée… Comme l’a si bien dit M. Chaulvet, la justice possède une victime, elle sait que l’assassin a été tué à Saint-Rambert… qu’importe le reste, je suis bien bon de me tournebouler l’esprit… Après tout ce Burnt m’a joué… Mais il est à Londres… Il m’échappe, et d’ailleurs, que pouvais-je contre lui… Il m’a volé sa valise… C’était son droit… Je retourne à Lyon et au diable cette sotte affaire du poignard de cristal…

Il arrêta un fiacre, se fit conduire à la gare de Lyon, monta au buffet, s’offrit un plantureux déjeuner, arrosé de vins délicats, et, à deux heures montait paisiblement dans le train qui, le soir, allait le mener à sa villa du coteau de Sainte-Foy, bien décidé à ne plus penser à W.-R. Burnt, au poignard de cristal et à toute cette angoissante affaire qui avait failli lui faire perdre la raison…

Mais, comme il allait monter le marchepied de son wagon, il entendit une voix derrière lui qui disait :

— Monsieur Rosic… Monsieur Rosic…

Il se détourna et faillit tomber à la renverse… Burnt était devant lui… Il crut qu’il était fou… Mais, non, Burnt souriait. Burnt lui tendait une valise. Burnt lui disait :

— Je vous demande pardon, Monsieur Rosic. Je vous cherche depuis deux jours… Voilà votre valise que l’autre jour, par mégarde, j’avais prise pour la mienne…