Le Musée du Louvre au temps de Napoléon

LE MUSÉE DU LOUVRE
AU TEMPS DE NAPOLÉON
D’APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS


I. — LES ORIGINES AVANT LE CONSULAT

Aux XVIe et XVIIe siècles, les précieuses collections d’objets d’art formées par les rois de France n’avaient eu d’autre destination que de décorer les résidences princières où elles se trouvaient disséminées ; les courtisans étaient seuls admis à les contempler, avec quelques visiteurs privilégiés. C’est vers le milieu du XVIIIe siècle que l’idée s’accrédita de les faire servir à l’agrément et à l’éducation esthétique des simples particuliers. Marigny, le frère de Mme de Pompadour, qui sous le titre de directeur général des bâtimens du Roi exerçait une véritable surintendance des beaux-arts, Marigny n’éprouvait aucun scrupule à orner son château et son parc de Ménars de statues appartenant au domaine de la couronne ; mais en même temps, il aménageait au Luxembourg un petit musée de 110 toiles, dont l’accès, à partir du 14 septembre 1750, était ouvert au public deux fois par semaine, en même temps que celui de la galerie contenant la suite consacrée par Rubens à Marie de Médicis. Le comte d’Angevillers, directeur des bâtimens sous Louis XVI, conçut le projet d’agrandir cet embryon de musée et de le transporter dans la grande galerie reliant le Louvre aux Tuileries, galerie alors encombrée par les plans des forteresses et principales villes du royaume : il aurait voulu y « réunir tout ce que la couronne possédait de beau en peinture et en sculpture, » et l’exposer sous le nom de Muséum, imité de l’Angleterre ou renouvelé de l’Alexandrie des Ptolémées. Il en fut du Muséum prôné par d’Angevillers comme de tant d’idées, utiles ou ingénieuses, mises en avant dans les derniers temps de la monarchie : non seulement la réalisation en fut indéfiniment ajournée, mais, par suite de l’attribution du palais du Luxembourg au Comte de Provence, les toiles qui y étaient réunies furent expédiées à Versailles à partir de 1785 et soustraites aux regards du public.

C’est Barère, le futur « Anacréon de la guillotine, » qui reprit le projet dans un rapport à la Constituante, et qui fit voter, le 26 mai 1791, un décret de principe, décidant la création d’un Muséum dans la galerie du Louvre. Après la chute de la royauté, le ministre Roland annonçait au peintre et conventionnel David cette création comme imminente. Le 8 février 1793 pourtant, Barère devait revenir à la charge dans un rapport à la Convention ; le 27 juillet, un nouveau décret ordonnait l’ouverture pour le premier anniversaire du Dix Août. En fait, c’est à une date qui n’avait encore rien d’historique, le 18 brumaire an II (8 novembre 1793), que le Muséum Français ouvrit ses portes : le public y était admis les trois derniers jours, et les artistes les cinq premiers jours, de chaque décade.

Il avait fallu non seulement triompher des résistances de la municipalité de Versailles, acharnée à conserver les collections royales, mais trier l’abondant produit des confiscations révolutionnaires, et surtout récupérer une partie des locaux du Louvre sur les hôtes qui s’y étaient plus ou moins indûment installés. Sous l’ancien régime déjà, malgré les protestations et les actes de rigueur intermittens de Marigny, écrivains, artistes et courtisans avaient obtenu des ateliers et des logemens soit au-dessous de la grande galerie, soit sur la façade de la colonnade de Perrault, soit même dans des baraques surgies au milieu des cours. La Révolution expulsa les serviteurs de la monarchie, mais pour leur donner des successeurs moins discrets et plus entreprenans : « Le Louvre fut envahi, » a écrit le comte de Clarac, qui avait pu entrevoir ces campemens ; « c’était une ville prise d’assaut, livrée au pillage, et que chacun se partageait à son gré… On bâtissait des maisons entières dans des salles qui n’étaient pas terminées : on ne respectait pas plus celles qui relaient ; elles recevaient de nouvelles distributions : on criblait de trous les plus belles parties de l’architecture. Les corridors, les salles, encombrés d’immondices, ne présentaient plus de tous côtés que des murs dégoûtans de saleté, et d’où l’on aurait dû être chassé par l’air infect qui s’en exhalait. »


Les collections royales comprenaient surtout des tableaux des maîtres italiens de la Renaissance, avec quelques spécimens des écoles flamande et hollandaise. La fermeture des couvens, la spoliation des églises avaient mis à la disposition du gouvernement de nombreuses toiles des peintres du XVIIe siècle. Avec une largeur d’esprit qui leur fait honneur, les membres de la « commission du Muséum » résolurent de réagir contre le préjugé dominant, de le déraciner si possible, en réhabilitant les œuvres nationales ; leur intention, comme l’expliquaient un peu plus tard leurs successeurs, « fut de présenter à l’admiration des étrangers des tableaux de l’école française qui puissent par leur beauté lutter avec succès contre les écoles italienne et flamande… On exposa donc les ouvrages de Le Sueur, de Poussin, de Le Brun ; la sublimité et la sagesse de leurs compositions tirent revenir les Français eux-mêmes, enthousiastes inconsidérés des productions des peintres italiens, sur les beautés des ouvrages de leurs compatriotes… » Mais bientôt l’afflux imprévu des chefs-d’œuvre étrangers vint rompre décidément l’équilibre, en apportant d’ailleurs à l’amour-propre national d’incomparables compensations.

Tout d’abord, à la suite de l’occupation et de l’annexion de la Belgique, on n’hésita point à traiter les églises flamandes ou wallonnes comme les françaises, c’est-à-dire à les dépouiller au profit de la nouvelle collection parisienne : c’est ainsi que les Rubens d’Anvers, que le célèbre tableau d’autel des frères van Eyck à Gand, prirent le chemin du Muséum. Dans le rapport même où, après Thermidor, il flétrissait les ravages du vandalisme terroriste, Grégoire faisait ingénument valoir que les conquêtes belges aideraient à combler des pertes déplorables. Ce fut une protestation à peu près isolée que celle du voltairien révolutionnaire Ginguené, s’obstinant à écrire, sept ans après la translation du tableau de la Mise en croix : « Il serait à désirer, pour le bien des arts, qu’on en privât le Muséum et qu’on le replaçât au lieu même pour lequel Rubens l’avait fait. » De Belgique, les armées républicaines débordèrent en Hollande. Ce pays calviniste ne recelait plus guère de « monumens de la superstition ; » mais, à défaut des trésors du « fanatisme, » ceux du « despotisme » furent déclarés de bonne prise, et les collections du stathouder enrichirent à leur tour le Muséum.

Il y avait donc déjà comme une sorte de tradition instituée quand Bonaparte franchit les Alpes. Pour les hommes à formation classique de la fin du XVIIIe siècle, non seulement l’Italie était par excellence la terre des chefs-d’œuvre, le foyer de la Renaissance, l’asile des principaux vestiges de l’art antique : mais en vertu de cette conception romaine de la conquête et de l’hégémonie intellectuelle, qui jadis avait fait affluer dans la péninsule les dépouilles de la Grèce et de l’Orient hellénisé, la France, héritière moderne de Home, se devait à elle-même de centraliser à son tour dans sa capitale, devenue celle du monde civilisé, les merveilles de la Renaissance et de l’antiquité, pour attester sa prééminence, pour mieux assurer aussi le progrès des arts et des « lumières. » Comme le Directoire le notifiait à Bonaparte : « Le temps est arrivé où leur règne (des beaux-arts) doit passer en France pour affermir et embellir celui de la liberté. Le Muséum national doit renfermer les monumens les plus célèbres de tous les arts. » Quant aux peuples dépossédés des chefs-d’œuvre dont tant de générations s’étaient enorgueillies, leur consolation serait de se sentir « affranchis » et rattachés à la « grande nation » par un lien d’alliance ou de vassalité.

Le jeune général de l’armée d’Italie partageait et encourageait cet état d’esprit. Dès ses premières victoires, à côté des contributions destinées à satisfaire un gouvernement famélique, il eut toujours soin de faire figurer des prélèvemens d’objets d’art, qui iraient enrichir le Muséum, susciter l’admiration des amateurs, exalter la vanité des Parisiens ; le jour même où il avait signé le traité par lequel Pie VI consacrait l’abandon de cent d’entre les joyaux du Vatican et du Capitole, Bonaparte écrivait triomphant : « Nous aurons tout ce qu’il y a de beau en Italie, excepté un petit nombre d’objets qui se trouvent à Turin et à Naples. »

Triés sur place par une commission d’artistes et de savans, les trophées des victoires d’Italie furent concentrés à Livourne, et de là transportés par mer à Marseille, puis acheminés vers Paris par le Rhône et le réseau des canaux. Le choix et l’emballage dus objets, le voyage même avaient nécessité de longs délais, et le convoi ne parvint point à destination avant l’été de 1798. Quand il approcha de Paris, un des commissaires qui le dirigeaient, Thouin, manifesta son indignation à la pensée de voir débarquer tant de trésors « sur le quai du Louvre comme des caisses de savon ; » il suggéra l’organisation d’une fête pompeuse, qui accueillerait et célébrerait leur arrivée. L’idée était trop conforme aux goûts du temps pour ne pas séduire un gouvernement en quête de popularité : le Directoire, qui en cette année 1798 avait maille à partir avec les « exclusifs, » héritiers plus ou moins directs de l’ancienne « Montagne, » imagina de faire coïncider la réception des objets d’art conquis en Italie avec l’anniversaire de la chute de Robespierre. Le 9 thermidor an VI (27 juillet 1798), un cortège triomphal partit du voisinage du Jardin des Plantes, où étaient amarrés les chalands, et se dirigea vers le Champ-de-Mars : escortées par des détachemens de troupes, par les principales autorités constituées, par les membres de l’Institut, les précieuses caisses défilèrent sur des chars ornés de feuillages et de rubans ; des inscriptions placées sur des banderoles signalaient a l’ébahissement des Parisiens les chevaux de Venise, l’Apollon du belvédère, le Laocoon, le Brutus du Capitole, la Transfiguration de Raphaël, le Saint Jérôme du Corrège, et tant d’autres merveilles. Au Champ-de-Mars, les chars furent rangés sur trois lignes circulaires, et les commissaires firent la remise officielle du convoi au ministre de l’Intérieur. Le lendemain, le Directoire en corps vint en prendre possession : après échange de discours entre Reubell et Thouin, le cortège se reforma, pour se diriger vers le Louvre. De cette double cérémonie l’orgueil patriotique et, si l’on peut ainsi parler, la passion de rapine artistique furent exaltés à un degré incroyable : un général qui n’était point le premier soudard venu, mais un lettré, un futur directeur de la librairie sous l’Empire, Pommereul, proposait sérieusement d’enlever encore de Rome la colonne Trajane et de l’ériger à la pointe de l’Ile de la Cité. D’autre part, la fête de 1798 laissa chez les contemporains un si durable souvenir que quinze ans plus tard, au déclin de la fortune napoléonienne, Denon, chargé de pourvoir à la décoration du grand escalier du Musée, commandait à Gérard comme sujet de fresque u l’arrivée à Paris des monumens des arts conquis par le traité de Tolentino. »


Pour préparer le digne aménagement de tant de richesses, le Louvre ferma momentanément ses portes. On avait renoncé depuis le début de 1797 au vocable exotique ou pseudo-antique de Muséum, dont, par une destinée bizarre, devait hériter l’ensemble de collections, de chaires et de laboratoires d’histoire naturelle groupé dans le vénérable « Jardin des Plantes[1]. » Le Muséum français avait fait place au Musée central des arts, et la commission du Muséum à une organisation plus centralisée. Le conseil d’administration, composé de sept artistes avancés en âge[2], n’avait plus guère qu’un rôle consultatif : la direction effective appartenait à un administrateur, l’architecte Dufourny, assisté d’un administrateur-adjoint, Foubert, et d’un secrétaire, Lavallée. Au-dessous d’eux un commissaire-expert (Jean-Baptiste-Pierre Lebrun, mari de Mme Vigée-Lebrun), un garde des dessins (Morel d’Arleux), un marbrier-sculpteur, un expéditionnaire, douze gardiens-travailleurs et deux portiers extérieurs complétaient le personnel du Musée.

Comme toutes les administrations publiques, le Musée central des arts fut victime de l’effroyable pénurie financière qui demeure un des traits caractéristiques du gouvernement directorial. La vente des catalogues, grâce à la curiosité provoquée par les récens enrichissemens des collections, produisit en trois ans environ 34 000 francs, et permit de parer à quelques dépenses d’extrême urgence : mais sur les sommes régulièrement allouées par le budget, l’administration ne toucha que 1 000 francs en dix-huit mois. Dans la lettre où il se plaignait de ce retard, Dufourny représentait que les sept membres du conseil étaient « pour la plupart octogénaires et sexagénaires, ayant tous des droits à la bienveillance du gouvernement, soit par les services qu’ils ont rendus aux arts, soit par la perte totale de leur fortune, soit enfin par la suppression des pensions et des rentes : » il y avait une vraie cruauté à différer le paiement de leur modeste traitement de 2 500 francs, déjà écorné par les lois de circonstance issues de la détresse budgétaire. Les dépenses du matériel demeuraient pareillement en souffrance : quinze mois après la fastueuse cérémonie de thermidor an VI, on n’avait pas encore, faute de fonds, « décaissé » les chefs-d’œuvre venus d’Italie ; Dufourny rougissait de ce qu’il appelait à juste titre « un délit envers nos frères d’armes et nos concitoyens. »


II. — LE MUSÉE CENTRAL DES ARTS

Pas plus au Louvre qu’ailleurs, la substitution du Consulat au Directoire ne ramena instantanément la prospérité matérielle. Au printemps de 1800 encore, Dufourny annonçait que les employés subalternes, à bout de ressources, en étaient réduits pour subsister à vendre leurs hardes et leurs effets mobiliers : à la fin de janvier 1801, il rappelait « ses demandes répétées sur les besoins prouvés d’un établissement qui depuis neuf mois n’a reçu du gouvernement que 1 250 francs. » Le 1er décembre 1799, Bonaparte, qui n’était encore officiellement que l’un des trois consuls provisoires, mais qui prenait insensiblement le rôle et le langage de chef de l’Etat, Bonaparte vint au Louvre, et manifesta le vœu que le public fût admis le plus tôt possible à contempler les statues rapportées d’Italie ; comme on alléguait le manque de fonds, il suggéra de percevoir un droit d’entrée. Les administrateurs exposèrent les objections déjà classiques alors, sinon décisives, fondées sur les principes démocratiques et le soi-disant honneur national. Le général n’insista point, mais six mois plus tard, à son instigation sans nul doute, son frère Lucien, devenu ministre de l’Intérieur, réclama un projet de règlement pour la perception des rétributions à la porte du Musée. Les administrateurs renouvelèrent leurs objections et la question demeura pendante : elle l’est encore après plus d’un siècle écoulé.

Mais à défaut de ressources pécuniaires immédiates, au Louvre comme partout, l’événement de Brumaire ramena la confiance en l’avenir, le courage d’édifier des projets et d’en tenter l’exécution. A part les courtes périodes de fermeture nécessitées par la présentation et l’aménagement des nouveaux arrivages, la galerie des tableaux demeurait publique les trois derniers jours de chaque décade, puis le samedi et le dimanche à partir de la promulgation du Concordat et de la reprise officielle du régime hebdomadaire ; les autres jours étaient en principe réservés aux artistes, mais on admettait les visiteurs étrangers sur la présentation de leur passeport ; le vendredi, jour réservé pour le nettoyage, la porte ne s’ouvrait que sur l’autorisation spéciale du ministre de l’Intérieur.


Presque immédiatement après le coup d’Etat de Brumaire, le personnel du Musée s’accrut d’un éminent archéologue, bien qualifié pour classer et placer les marbres et les bronzes conquis en Italie. Descendant d’un bâtard des anciens seigneurs de Milan, Ennio-Quirino, ou, comme on disait plus volontiers en ce temps féru de latinisme, Ennius-Quirinus Visconti était le fils du principal collaborateur de Winckelmann à Rome et de l’organisateur du musée Pio-Clementino ; lui-même, après avoir été un enfant prodige, avait conquis une renommée européenne en continuant et en décrivant l’œuvre paternelle. Mais ce haut fonctionnaire pontifical avait donné avec enthousiasme dans le mouvement révolutionnaire, acceptant, lors de la crise de 1798, d’être l’un des cinq consuls de l’éphémère République romaine. Quand l’armée d’occupation française dut battre en retraite, Visconti s’estima trop compromis pour ne pas la suivre au-delà des Alpes[3]. Bonaparte, bientôt consul à son tour d’une république plus puissante, sinon plus durable, voulut fixer à Paris le savant fugitif et utiliser sa compétence : après quelques hésitations, non point sur les fonctions, mais sur le titre à lui attribuer, on l’attacha au Musée central des arts en qualité d’antiquaire (le mot n’avait point pris alors une désobligeante acception de brocante), avec entrée au conseil d’administration et un traitement de 4 000 francs.

Sans l’ombre de scrupule ni même d’embarras, Visconti s’employa de son mieux à disposer dans les salles du rez-de-chaussée du Louvre les merveilles dont une bonne partie avait été naguère cataloguée et « conservée » par lui au Vatican ou au Capitole. Malgré sa diligence et celle de l’architecte Raymond, la mise en état de la collection des antiques demanda bien près d’une année : par un trait de cet esprit de courtisanerie qui commençait à partout prévaloir, on décida de l’ouvrir au public pour le premier anniversaire de la Révolution du 18 brumaire. L’avant-veille (16 brumaire an IX-7 novembre 1800), Bonaparte parcourut les salles, suivi d’un cortège d’élite : son collègue Lebrun, Joséphine et Hortense, Murat, le conseiller d’Etat Benezech, qui sans en avoir le titre remplissait les fonctions de grand chambellan, Duroc, Eugène, le jeune Lebrun, Denon enfin, le directeur du lendemain, dont les ambitions se dissimulaient sous cette désignation inoffensive, « l’un des savans de l’expédition d’Egypte. » Le maître félicita chaudement Foubert, Visconti, Raymond, le vieux peintre et « sénateur » Vien, membre du conseil d’administration. Comme le temps avait manqué pour frapper une médaille commémorative de cette inauguration, on pria le général de daigner fixer lui-même, sur le socle de l’Apollon du Belvédère, une plaque de bronze avec une inscription dans laquelle Visconti, en style déjà presque monarchique, glorifiait Bonaparte conquérant et chef de gouvernement[4].

L’ouverture officielle eut un tel succès que les membres du conseil d’administration et les commissaires envoyés en Italie résolurent d’en perpétuer le souvenir par un banquet annuel. Les journaux célébraient « le théâtre pompeux où les chefs-d’œuvre de l’antique s’étonnent eux-mêmes de se voir fixés parmi nous et brillans d’un éclat tout nouveau. » Les visiteurs affluaient, badauds parisiens ou provinciaux, artistes, touristes surtout, très nombreux en ce premier hiver de paix continentale. Si tous admiraient une accumulation de chefs-d’œuvre telle qu’on n’en avait jamais réalisé auparavant, ceux qui avaient jadis été à Rome se divisaient sur la question de savoir si l’Apollon en particulier était plus ou moins heureusement présenté au Louvre. Avec la belle désinvolture de certains transfuges, Visconti n’admettait point la discussion à cet égard ; montrant l’Apollon à un politicien français qu’il avait connu comme agioteur au temps de la République romaine, il s’écriait triomphant : « Il est mieux là qu’au Vatican…, mieux placé, mieux éclairé, mieux vu dans toutes ses parties. » C’était l’opinion aussi enthousiaste et plus désintéressée d’une Anglaise, miss Berry. En revanche, les personnes attachées à l’ancien état de choses par leurs convictions ou par leur âge étaient généralement de l’avis de cette dame de l’émigration, qui, quelques années plus tard, adressait ses doléances à la veuve du dernier Stuart : « Vous pleurerez en voyant le bel Apollon du Belvédère presque jaune et très peu élevé devant une niche de poêle… Qu’il était rayonnant de charmes dans sa tribune ! » Le musicien allemand Reichardt, tout en se félicitant qu’on eût supprimé au Louvre « les affreuses feuilles de vigne vertes, imaginées par la pruderie romaine, » et « les inscriptions dorées rappelant les noms des papes, qui enlaidissaient presque chaque statue, » estimait lui aussi que l’Apollon, et surtout la Vénus du Capitole, étaient moins bien mis en valeur qu’à Rome.

Très fière de sa collection de sculpture, l’administration du Musée n’en était point satisfaite. Elle revendiquait contre le propriétaire actuel du domaine de Menars les marbres jadis accaparés par Marigny, en déclarant qu’elle ne se désisterait de ses prétentions que si on lui opposait une donation régulièrement consentie par Louis XV. Elle se préoccupait surtout de compléter les antiques venues d’Italie. Onze des objets d’art cédés à la suite du traité de Tolentino, et notamment les groupes colossaux personnifiant des fleuves, trop lourds pour être transportés à Livourne sur des chariots, n’avaient point fait partie du grand convoi, et étaient demeurés à Borne dans un magasin. Après la retraite de l’armée française, les Napolitains, usant à leur tour des droits de la victoire ou de l’occupation, avaient fait main basse sur ces trophées, ainsi que sur une statue de Pallas, récemment déterrée près de Velletri, sur les antiques de la villa Albani et sur la collection du duc Braschi (les Français avaient spolié ce dernier en sa qualité de neveu de Pie VI). Dès que le gouvernement consulaire eut engagé des négociations avec les puissances italiennes, l’administration du Musée multiplia les instances pour que ces différens articles fussent réclamés par voie diplomatique ; elle écrivit même directement à Cacault, après sa nomination à Rome, pour intéresser au succès son amour-propre et son goût artistique. Le traité de Florence, signé le 28 mars 1801, entre la France et les Deux-Siciles, spécifiait expressément la restitution au gouvernement consulaire des objets litigieux. Mais il fallut compter alors avec les démarches tendant à en obtenir la rétrocession gracieuse à Rome : tantôt c’étaient les Albani qui s’adressaient à la générosité de Bonaparte ; tantôt le gouvernement pontifical, en échange de la bonne volonté dont il faisait preuve dans la délicate négociation du Concordat, sollicitait l’abandon du reliquat des trophées de Tolentino. Le Premier Consul fut bien près de se laisser ébranler, si près que Talleyrand conseillait sous main de presser à Naples l’embarquement, afin de pouvoir opposer aux Romains le fait accompli. Heureusement pour le Musée, Dufourny, que Foubert avait remplacé comme administrateur titulaire depuis l’automne de 1800, fit en 1801 et 1802 un long séjour en Italie avec une mission officielle : il seconda, inspira au besoin les requêtes diplomatiques de Cacault et d’Alquier. Bonaparte, par ménagement pour la noblesse romaine, finit par accorder la rétrocession d’une partie des collections Albani et Braschi, mais il fut inflexible sur les « onze articles du traité de Tolentino, » à l’exécution complète duquel sa gloire personnelle était intéressée. « Toutes réflexions faites, » écrivaient à Dufourny les autres administrateurs, « la superbe collection que vous avez expédiée de Naples, si vous pouvez y joindre la belle Pallas, doit nous consoler de celle qui est restée à Rome. »

La question de la Pallas demeurait en effet en suspens, et cette statue, que le Louvre devait garder après les reprises de 1815, n’y parvint qu’après bien des péripéties. Elle avait été exhumée, à l’automne de 1797, d’une vigne proche de Velletri ; le 15 avril 1798, les commissaires de la République française l’avaient séquestrée et mise en dépôt au château Saint-Ange, où les Napolitains s’en étaient emparés en octobre 1799. A Dufourny, qui la réclamait en vertu du traité de Florence, le gouvernement de Naples objectait que la Pallas ne faisait pas partie des cessions de Tolentino, et que d’ailleurs il l’avait régulièrement achetée au propriétaire de la vigne. Assez disposé d’abord à abandonner la Pallas en échange de la Vénus de Médicis, que les hasards de la guerre avaient pareillement fait tomber entre les mains des Napolitains, Bonaparte fut stimulé par une note de Dufourny, et fit ordonner à Alquier de réclamer impérieusement la statue de Velletri. Mais au moment où les administrateurs croyaient avoir cause gagnée, ils apprirent que Gallo, l’ambassadeur des Deux-Siciles, représentait Talleyrand comme affichant l’indifférence en cette affaire, et prêtait même au Premier Consul ce mot, qu’il ne ferait jamais la guerre pour une statue. Il fallut de nouvelles instances, et c’est le 11 septembre 1802 seulement qu’Alquier pouvait officiellement annoncer le départ imminent de la Pallas : quand elle arriva à Paris, le Musée avait changé de direction.


Pour les tableaux, en grande majorité plus faciles à déplacer que les sculptures, on adopta un système tout différent. Au fur et à mesure de leur arrivée et de leur mise en état, les toiles les plus belles ou les plus fameuses étaient provisoirement exhibées dans le Salon Carré, consacré alors aux expositions temporaires, et notamment à l’exposition annuelle ou bisannuelle des œuvres des artistes vivans (de là le nom de Salon employé encore aujourd’hui pour désigner cette exposition, quoiqu’elle ait changé de local et singulièrement augmenté d’étendue). C’est ainsi que le public fut successivement convié à venir contempler le Portrait de Léon X et la Vierge à la Chaise, les grandes toiles de Paul Véronèse et plusieurs Rubens, d’autres Rubens encore avec des van Dyck venus de Gênes et des Fra Bartolomeo, puis la Madone de Folignovet la Mort de Saint Pierre Martyr, du Titien. Un touriste anglais prétendait que la reconnaissante admiration des Parisiens avait baptisé le Salon Carré, à cause des chefs-d’œuvre que nos victoires y renouvelaient, le « bouquet de Bonaparte. » Mais ces chefs-d’œuvre n’y séjournaient point : c’est après la période napoléonienne que l’idée prévalut de réunir dans le Salon Carré du Louvre, comme dans la Tribune des Offices à Florence, les tableaux les plus réputés de l’ensemble du Musée.

A l’occasion de la venue à Paris du nouveau souverain de l’éphémère royaume d’Etrurie, on décora le Salon Carré des deux immenses tableaux de Véronèse, les Noces de Cana et le Repas chez Lévi, et des Batailles d’Alexandre de Le Brun. « L’administration, » écrivait Dufourny, « a eu pour but, en faisant cette exposition provisoire du grand salon, de montrer à M. le comte de Livourne le Musée dans toute sa magnificence. » A la réflexion, on estima que cet ensemble de grandes toiles se trouvait admirablement à sa place dans le Salon Carré : comme, d’autre part, il était incommode et même dangereux de les déménager (les Noces de Cana étaient venues de Venise en deux morceaux), l’architecte Raymond fut chargé de préparer un jeu de cloisons, qui, à l’époque des Salons traditionnels, masqueraient les tableaux de Véronèse et de Le Brun et pourraient recevoir les œuvres des peintres modernes.

Les autres toiles italiennes avaient leur place définitive dans la grande galerie du bord de l’eau, à la suite des écoles française, allemande, hollandaise et flamande. L’installation traîna quelque peu, à cause de la disette d’argent et du manque de place : dans ce vaste Louvre, l’espace était si chichement mesuré au Musée, qu’on avait dû prendre le fond de la galerie pour y camper les ateliers de restauration. C’est seulement le 26 messidor an IX, pour célébrer l’anniversaire encore officiel du 14 juillet, que la partie de la galerie contenant l’école italienne fut ouverte au public. La première impression fut d’éblouissement : « Quelle galerie, mais quelle galerie ! » s’écriait une Anglaise ; « telle que le monde n’en a jamais vu, comme grandeur et comme décoration !… tout ce que je puis dire, et en vérité tout ce que je pus voir, c’est que chacune de ces divisions générales contient toutes les toiles fameuses et excellentes admirées autrefois dans leurs pays respectifs. » A la réflexion seulement, les délicats se plaignaient, soit que l’entassement des tableaux empêchât de bien jouir de certains d’entre eux, soit que l’éclairage, donné exclusivement par les fenêtres des deux côtés de la galerie, multipliât les faux jours. Mais l’architecte Raymond songeait déjà à remédier à ce dernier défaut en pratiquant des ouvertures dans le plafond ; et quant à l’excessive accumulation des œuvres d’art, la masse des visiteurs était plutôt portée à y trouver un sujet d’admiration.


III. — DENON ET LE MUSÉE NAPOLÉON

L’organisation du Musée central des arts, telle qu’elle avait été réglée par le Directoire, avec une administration plus ou moins collective, avec un conseil appelé en théorie à délibérer sur les questions qui intéressaient l’établissement, cette organisation n’était plus en harmonie avec le régime gouvernemental instauré par la Constitution de l’an VIII, ni surtout avec la centralisation de plus en plus autocratique qui avait accompagné l’établissement du Consulat à vie. A l’automne de l’année 1802, où tant d’événemens de capitale importance s’étaient accumulés, un arrêté consulaire, peut-être dicté et sûrement inspiré par le Premier Consul, modifia profondément le statut administratif du Musée (28 brumaire an XI-19 novembre 1802).

« Il y aura un directeur[5] général du Musée central des arts. Il aura sous sa direction immédiate le Muséum (sic) du Louvre : le Musée des monumens français ; le Musée spécial de l’Ecole française à Versailles ; les galeries du palais du gouvernement ; la Monnaie des médailles ; les ateliers de chalcographie, de gravure sur pierres fines et de mosaïques ; enfin l’acquisition et le transport des objets d’art… Il sera assigné un logement au directeur général. » Toutes les dépenses devaient être ordonnancées par le ministre de l’Intérieur. L’arrêté statuait encore que les membres (sic) du Musée cesseraient leurs fonctions le 1er frimaire, soit dans un délai de trois jours, et que ceux qui n’exerçaient pas d’emplois effectifs dans la nouvelle organisation recevraient, avec le titre d’administrateurs honoraires, une gratification annuelle égale à la moitié de leur traitement pour l’an XI.

Au bout de quelques mois et sans attendre la proclamation de l’Empire, le changement d’organisation intérieure fut doublé d’un changement de nom très significatif. Pour ménager en apparence la modestie du Premier Consul, on affecta d’agir en dehors de lui ; pendant qu’une tournée triomphale et toute monarchique le retenait en Belgique, son collègue Cambacérès vint, le 22 juillet 1803, visiter au Louvre les nouvelles salles des Antiques, non encore ouvertes au public ; rentré chez lui, il adressa au directeur une lettre où, après avoir chaleureusement exprimé son admiration, il ajoutait : « Le titre qui convient le mieux à cette précieuse collection est le nom du héros à qui nous la devons. Je crois donc exprimer le vœu national en vous autorisant adonner pour inscription à la frise qui domine la porte d’entrée ces mots : Musée Napoléon. »

Depuis le vote du Consulat à vie, le général Bonaparte accolait à sa signature ce prénom exotique, destiné à une renommée sans égale, mais tourné jadis en ridicule par les condisciples de Brienne, et laissé depuis lors dans une ombre prudente. C’était ici la première fois que le prénom s’isolait, à la mode princière : le Musée Napoléon précédait et annonçait le Code Napoléon et l’établissement même du trône impérial.

A la suite de la proclamation de l’Empire et conformément à la tradition monarchique, le Musée, rattaché au domaine impérial, fut placé dans la dépendance de l’intendant général de la couronne. Attribuée d’abord à un ancien ministre de Louis XVI, Fleurieu, cette intendance échut bientôt à Daru, que son étonnante puissance de travail et sa forte culture intellectuelle mettaient à même de s’intéresser efficacement au Musée. Quand, en 1811, Daru eut remplacé Maret à la secrétairerie d’Etat, le nouvel intendant général, Champagny, parait avoir quelque peu négligé le Louvre ; du moins, à partir de cette date, c’était plutôt le ministre de l’Intérieur, l’affable et laborieux Montalivet, que le directeur prenait pour confident doses projets et de ses mécomptes, toutes les fois qu’il s’agissait d’une question délicate.

Ainsi qu’il avait été établi lors de la promulgation du Concordat, le Musée demeura ouvert au public les samedis et dimanches de 2 à 4 heures. Ces jours-là, il s’y pressait une foule très mêlée : mais Napoléon tenait à ce que, dans ces limites étroites, le principe du libre accès au Musée fut rigoureusement respecté : en septembre 1806, au lendemain de l’agression prussienne, quatre jours avant de quitter Saint-Cloud pour entamer la campagne d’Iéna, il trouvait le temps de se plaindre qu’on eût un samedi « retardé l’entrée du Muséum » et contraint le public à attendre à la porte : « On ne peut rien faire qui soit plus contraire à mon intention. »


Le bruit se colportait dans certains cercles parisiens qu’après avoir été préposé à l’installation de la Galerie des Antiques, Visconti croyait pouvoir compter sur la direction générale du Musée, et que le gouvernement aurait été effarouché par l’excessive liberté de son langage, par l’exaltation de ses idées démocratiques ou anti-religieuses. Il n’y a vraisemblablement de fondé dans ce racontar que la déception de Visconti ; sous le titre de Direction générale du Musée central des arts, Bonaparte ressuscitait l’antique direction générale des bâtimens, avec ses multiples attributions, ou plutôt il créait une surintendance des beaux-arts : il y fallait, outre les aptitudes de l’administrateur et la dextérité du courtisan, la notion approfondie et jusqu’à un certain point la pratique des diverses branches de l’art, la connaissance exacte du personnel des artistes contemporains, toutes qualités dont se trouvait évidemment pourvu l’éminent archéologue romain. Ce qui est certain, c’est que le jour même où était remaniée l’organisation du Musée, un second arrêté consulaire, minuté de la main de Chaptal, nommait directeur général, avec un traitement de 12 000 francs, « le citoyen Denon. »

Ce futur baron de l’Empire s’était appelé sous l’ancien régime le « chevalier de Non : » sensiblement plus âgé que la majorité des collaborateurs de l’œuvre napoléonienne, il comptait alors cinquante-cinq ans. On a maintes fois rapporté comment, venu de Bourgogne pour étudier le droit à Paris, l’antiquaire Caylus l’avait déterminé sans peine à suivre sa vocation artistique ; comment il avait forcé en quelque sorte, par l’audacieuse assiduité de ses hommages, la faveur de Louis XV à Versailles et celle de Voltaire à Ferney ; comment, secrétaire et un moment chargé d’affaires de l’ambassade de France à Naples, il avait mené de front la diplomatie, l’art, la galanterie, et renouvelé auprès de la reine Marie-Caroline les exploits légendaires de La Chétardie à la Cour de la tsarine Elisabeth ; comment enfin il avait ouvert un atelier de gravure à Venise, puis traversé la Terreur à Paris, grâce à la protection du peintre David. Nous savons aussi que Denon avait volontiers le propos leste dans l’intimité, que sa plume était à l’occasion badine, comme en témoigne un petit conte trop vanté, Point de lendemain[6], et que son crayon, spirituel autant que facile, s’oubliait parfois jusqu’à reproduire ou imiter les plus infâmes inspirations de l’art païen. Sans être prude ni même vertueux, Bonaparte n’avait aucun goût pour le libertinage des roués : c’est à contre-cœur que, sur les instances de Joséphine, il s’était résigné à emmener Denon en Egypte. « Mais bientôt… il fut charmé par cette conversation si vive, si spirituelle et si nourrie, par cette infatigable curiosité qui poussait Denon à risquer sa vie pour prendre un croquis, par cette vision qu’il avait si juste et si graphique des faits contemporains, par cette instruction encyclopédique qui en faisait le meilleur juge en matière d’art[7]. » De son côté, Denon fut ébloui et conquis, comme tant d’autres, par un génie si dissemblable de tout ce dont il avait approché dans une carrière déjà longue. Dès l’Egypte, il entrevit combien il serait honorable et passionnant pour un artiste d’illustrer cette fabuleuse destinée. Devenu directeur du Musée avec des attributions qui en faisaient « le ministre, si l’on peut dire, chargé du portefeuille des idées d’art et d’histoire, » il conçut l’ambition, non seulement de reprendre et de développer l’œuvre de Marigny et de d’Angevillers, mais par les richesses entassées au Louvre, par les peintures décoratives, les statues, les monumens suscités à Paris et sur toute l’étendue du territoire français, de donner à la gloire napoléonienne une consécration grandiose. Six semaines après sa nomination, il écrivait au Premier Consul : « Je passe mes jours à me mettre au fait de tout ce que vous m’avez confié, afin de m’en rendre maître et de justifier peut-être à l’avenir l’opinion que votre choix a donné de moi : et chaque fois que j’aperçois une amélioration à faire, je vous en fais l’hommage et vous adresse des remerciemens de m’avoir élu pour l’opérer. »

Sans doute, Denon en tenant ce langage demeurait l’adroit courtisan qu’il avait toujours été, de même que le directeur du Musée Napoléon conservait les préjugés antireligieux de l’ancien visiteur de Ferney. Pour obtenir la restitution des salles du Louvre naguère mises à la disposition de l’Institut, il raillait agréablement l’incohérence parlementaire qui avait présidé aux délibérations de la Convention. Le désir de contenter le maître l’entraînait même, — et ceci était une vraie faute professionnelle, — à machiner une supercherie archéologique. C’était au moment où se préparait la descente en Angleterre, où Bonaparte cherchait à mettre en évidence les souvenirs de Guillaume le Conquérant. Denon lui signalait, dans les caves du Musée des monumens français, aux Petits-Augustins, une statue anonyme, « costume du XIe siècle, visage gras, les yeux à fleur de tête et l’air colérique : » on l’emballerait en cachette, puis une charrette la transporterait mystérieusement sur les bords de la Seine, à deux lieues en aval de Paris. De là, un bateau la ramènerait en grande pompe au port Saint-Nicolas, pendant que les journaux dûment stylés annonceraient la découverte près de Cocherel d’une effigie authentique du duc Guillaume. Le préfet Frochot, « sans être instruit que de ce qu’il doit savoir, c’est-à-dire que l’on a véritablement trouvé cette statue en Normandie et qu’elle est arrivée à Paris, » voudrait sûrement l’ériger sur une des places de la capitale, et, concluait Denon triomphant, « l’illusion sera telle que moi-même, ainsi que tout Paris enchanté de la trouvaille, je voudrais me la contester que je ne le pourrais plus. » Ce dernier trait était exquis, et toute l’invention d’ailleurs faisait honneur à la fertilité d’imagination de l’auteur de Point de lendemain, sinon à la probité scientifique du directeur du Musée. On n’en était pas moins à la merci du bavardage d’un ouvrier ou « l’un marinier : par prudence ou par scrupule, le Consul s’abstint de donner suite à cette trop ingénieuse suggestion.

A côté du courtisan, il y avait chez Denon un administrateur fort avisé. Quand il entra en fonctions, la Monnaie des médailles était dans un tel dénuement, qu’il dut avancer de ses deniers les sommes indispensables pour continuer la fabrication : sous sa direction, cet établissement combla rapidement le déficit de la période antérieure, puis connut des bénéfices qui dépassèrent 61 000 francs pour la seule année 1808. Mais surtout, Denon était passionné pour l’accroissement et l’embellissement de la merveilleuse collection dont il avait la garde. A chacune des grandes campagnes napoléoniennes, il sollicitait l’autorisation de suivre le quartier général, pour prendre sans doute les croquis qui lui serviraient à commander les tableaux commémoratifs des actions d’éclat, mais aussi et principalement pour inventorier les trésors artistiques des vaincus, pour les écrémer au profit des galeries du Louvre. Indifférent à l’humiliation de ceux qu’il dépouillait, dédaigneux de dissimuler son orgueil de conquérant et ses convoitises de collectionneur, ses prélèvemens d’objets d’art provoquaient presque autant de malédictions dans les pays envahis que l’inflexible fiscalité de son ami Daru ; les rancunes accumulées se traduisirent parfois en propos calomnieux, que Mme de Rémusat a recueillis sans parvenir à les accréditer. Si les grognards de la Grande Armée s’amusaient à appeler Denon « l’huissier priseur, » ce sobriquet était dépourvu sur leurs lèvres de toute intention outrageante. Ils savaient ou ils devinaient que Denon s’estimerait pleinement récompensé au retour, en organisant une de ces triomphales exhibitions des « objets conquis, » qui provoquaient la curiosité et l’enthousiasme des Parisiens.


IV. — LES SCULPTURES ANTIQUES

A la fin de mars 1803, les journaux annonçaient l’arrivée à Paris d’un premier convoi des antiques rétrocédées par le gouvernement napolitain ; le reste, comprenant les pièces les plus volumineuses et les plus précieuses, devait suivre de près.

Plus tard, en séance publique de l’Institut, Denon se mit en frais de rhétorique et d’adulation pour exalter les conditions prodigieusement favorables dans lesquelles le transport s’était accompli : « Une étoile, qui est devenue la nôtre, a présidé à tous les événemens relatifs à ces envois. » En réalité, s’il n’y eut aucun marbre sérieusement endommagé, le second convoi, le plus impatiemment attendu, chemina avec une désespérante lenteur. Par négligence ou indolence, le commissaire qui le dirigeait, un certain Psesser, se laissa surprendre par la baisse estivale du plan d’eau dans les canaux, et il fallut faire une halte prolongée à Saint-Aubin, non loin de Moulins. Des animaux vivans exotiques, que le convoi amenait au Jardin des Plantes, souffrirent beaucoup de cette navigation interminable : Denon rapportait sérieusement, et même avec une pointe d’émotion, l’histoire d’un lionceau qui, depuis le départ de Marseille, aurait grossi au point de ne plus pouvoir faire un mouvement dans sa cage !

Avec ; le restant des trophées de Tolentino, notamment les groupes colossaux dits des Fleuves, ce convoi retardé comprenait la célèbre Vénus de Médicis, venue en la possession de la France par une suite assez compliquée d’événemens et de négociations.

En 1797, à l’approche des Français, le grand-duc Ferdinand de Toscane avait fait emballer en 74 caisses et déposer à Livourne les plus précieux objets des collections de Florence. Peut-être insoupçonné et en tout cas inviolé pendant l’occupation, ce dépôt avait été, à l’automne de 1800, transporté à Païenne par la Hotte anglaise, sous prétexte de mieux garantir les droits du propriétaire. Lorsqu’en 1801 la Toscane eut été attribuée, sur l’initiative du gouvernement consulaire, a Louis de Bourbon-Parme, avec le titre de roi d’Etrurie, notre envoyé à Naples, l’ancien conventionnel Alquier, eut mission de négocier la restitution à la cour de Florence des objets d’art naguère amenés en Sicile par les Anglais. C’est alors que l’idée fut mise en avant, peut-être par l’administration du Louvre, de prélever la Vénus pour le compte de la France, comme récompense des bons offices rendus en cette circonstance par noire diplomatie : « La Vénus de Médicis, » écrivait ingénument Foubert, « est une des statues antiques les plus renommées et les plus précieuses ; il serait glorieux pour la France d’en faire ainsi l’acquisition… » Et il suggérait qu’on pourrait en échange offrir des produits de nos manufactures, pour une valeur de 300 000 francs. Le roitelet d’Etrurie eût préféré, comme il l’écrivait piteusement au Premier Consul, « un agrandissement et un arrondissement plus régulier de mes Etats, » pour moins humilier l’amour-propre de ses nouveaux sujets. Bonaparte fut inflexible : sa convoitise était maintenant allumée, et son orgueil intéressé à placer la Vénus de Médicis à côté de l’Apollon du Belvédère ; d’autre part, son sens politique répugnait à un remaniement immédiat des territoires italiens. Par son ordre exprès, Clarke se montra exigeant à Florence, Alquier menaçant à Naples, et, le 7 septembre 1802, la Vénus fut embarquée à Palerme pour Marseille.

Les Toscans demeurèrent inconsolables. L’année suivante, un conservateur des Uffizi, désignant du doigt à un officier français le piédestal resté vide, osait lui dire : « Nous n’avons rien mis à sa place, parce que rien ne peut remplacer notre Vénus ; c’était la gloire de Florence. » En vain plus tard l’Empereur commandait-il à Canova une statue destinée à occuper la place vacante ; en vain le directeur de la police française en Toscane écrivait-il : « les artistes assurent que la Vénus de Napoléon égale la Vénus de Médicis, » rien ne fut capable de satisfaire les Florentins, rien que le retour après Waterloo de la statue tant pleurée.

Il faut dire qu’à Paris l’arrivée de la Vénus avait été saluée par des transports de joie bien propres à aviver les regrets des précédens possesseurs. Grâce aux incroyables lenteurs dont il a été question plus haut, la statue, partie de Marseille le 7 septembre 1802, ne parvint au quai du Louvre, que dans la matinée du 14 juillet 1803 : il fut donc impossible d’en inaugurer l’exposition pour ce jour de fête nationale, comme l’aurait désiré Bonaparte. Denon profita du mécompte pour préparer à loisir l’installation de la Vénus dans le musée provisoirement fermé ; son admiration s’épanchait en termes dithyrambiques : « La Vénus sera prête dans quelques jours et plus belle qu’elle n’a jamais été. C’est sans contredit la plus belle production de l’art ; c’est ce dont je me suis convaincu depuis qu’elle est arrivée et que je m’en occupe plusieurs heures par jour. Comme certains êtres dont la nature est avare, elle est encore au-dessus de sa réputation. »

C’est au Premier Consul, alors en tournée dans les départemens belges, que s’adressaient ces effusions. « J’attendrai votre retour, » poursuivait le directeur, « pour ouvrir le musée des statues. C’est vous, général, qui l’avez rassemblé, c’est à vous d’en faire l’inauguration, et c’est à tout jamais le monument des monumens. »

Bonaparte accepta de présider à l’inauguration, mais il y mit un cachet marqué de simplicité. Revenu depuis peu à Saint-Cloud, il avait passé à Paris la journée du 15 août 1803, la première où l’anniversaire de sa naissance fut solennisé par des fêtes religieuses. Il coucha aux Tuileries, et le lendemain 16, à six heures du matin, en compagnie de Joséphine, qui savait à l’occasion faire violence à son indolence de créole, il se présenta à la porte du Musée Napoléon, comme venait de le baptiser Cambacérès. Denon le promena à travers les nouvelles salles, et, en face de la Vénus, lui offrit une médaille commémorative gravée par Jeuffroy : d’un côté, l’artiste avait reproduit la célèbre statue, avec une légende, et de l’autre l’effigie même du Consul.

Le caractère intime et matinal de cette cérémonie excluait les grandes envolées d’éloquence. Six semaines plus tard (8 vendémiaire an XII-1er octobre 1803), Denon, récemment entré à l’Institut, profita de la séance publique de la classe des beaux-arts pour donner lecture d’un « discours » sur les monumens de l’art antique récemment acquis par le Musée. Brillant, spirituel, adulateur, alliant la fierté patriotique à une pointe de sentimentalité libertine, ce morceau est un échantillon caractéristique de la façon dont on entendait alors la critique d’art. Après avoir agréablement énuméré et décrit les principales sculptures qui venaient d’arriver d’Italie, Denon effeuillait aux pieds de la Vénus de Médicis les fleurs les plus précieuses de sa rhétorique. Avec une assurance qu’un avenir peu lointain devait cruellement démentir, il la proclamait définitivement fixée au Louvre : « Aujourd’hui nous pouvons dire aux arts rassurés qu’elle est sous la sauvegarde de la plus puissante des nations, et que le sanctuaire où elle est déposée est pour elle le temple de Janus dont les portes sont fermées à jamais. » Venait enfin l’obligatoire parallèle entre l’Apollon du Belvédère et la Vénus de Médicis, modèle d’archéologie galante à la mode du XVIIIe siècle : « L’Apollon vivant intimiderait la femme la plus hardie ; le jeune homme le plus timide accompagnerait d’une expression de sensibilité la première phrase qu’il adresserait à la Vénus. »

A peine était calmée l’émotion causée par l’installation au Louvre de la Vénus de Médicis, que les journaux annonçaient l’arrivée de la Pallas de Velletri. « Cette statue », avait naguère écrit le diplomate Alquier, « n’est pas aussi précieuse que la Vénus de Médicis, mais elle ne déparera pas la collection des chefs-d’œuvre dont le Premier Consul a enrichi la France. » Si sa célébrité était moindre, elle offrait par contre l’attrait de la nouveauté, puisque, exhumée depuis six ans seulement, elle avait été ensuite séquestrée, contestée, ballottée de Rome à Naples et de Naples à Marseille, au demeurant à peu près invisible. Les artistes qui l’avaient aperçue à Home la déclaraient d’ailleurs « aussi parfaite dans son genre que l’Apollon, la Vénus du Capitule, celle de Médicis, le Laocoon, l’Antinoüs, » auprès desquels elle allait prendre place au Musée Napoléon. Ce fut aussi l’opinion de Denon : « Mon cher collègue, » écrivait-il au savant Monge, naguère commissaire du Directoire à Rome, « la Pallas est arrivée. Elle n’est point au-dessous des éloges que vous lui donniez ; la juste appréciation que vous m’en avez faite prouve que vous l’aviez vue avec les yeux d’un amateur éclairé des beaux-arts. Venez la voir, mon cher collègue : elle est maintenant décaissée. J’ai pensé que les soins que vous aviez pris pendant votre administration à Rome pour procurer ce chef-d’œuvre à la France méritaient que vous fussiez un des premiers à en jouir. » Avec le Premier Consul, Denon entrait dans des détails plus didactiques, expliquant comment la statue, antérieure à la domination romaine, avait dû être apportée de Grèce après la conquête ; mais son admiration s’exprimait en termes aussi enthousiastes : « On peut l’annoncer avec assurance comme la plus belle figure drapée qui soit connue. »

Provisoirement placée dans la première salle des antiques, la Pallas reçut, le 19 décembre 1803, la visite du Consul et de Mme Bonaparte. Quelques semaines plus tard, de l’examen d’un fragment original de la main et de l’avant-bras, expédié de Rome par le chargé d’affaires Artaud, Denon conclut que la restauration effectuée en Italie trahissait la pensée de l’auteur, et il la fit reprendre sur d’autres données. Loin d’estimer comme nous que toute tentative de restauration constitue une sorte de sacrilège, on se croyait alors obligé de réparer les injures du temps ou des hommes, et de rétablir les chefs-d’œuvre antiques dans leur état soi-disant primitif.


Au moment où la galerie des antiques, enrichie des statues récemment arrivées, allait être rouverte au public, le directeur laissait échapper un excusable cri d’orgueil : « Ce monument si précieux de la gloire de nos armées est maintenant, par les nouvelles dispositions qui lui ont été données et les nombreux chefs-d’œuvre qu’il renferme, le plus bel établissement de l’univers. » Mais Denon avait l’ambition d’augmenter encore cette incomparable collection. S’il devait renoncer à l’espoir de posséder au Louvre les chevaux de Venise, transportés en 1807 de la grille des Tuileries à l’arc de triomphe du Carrousel, et le quadrige de Berlin, destiné au futur temple de la Victoire ; s’il avait le bon goût et la discrétion de se refuser à dépouiller les villes françaises de leurs antiquités[8], il se dédommageait ardemment, âprement, en pays étranger ; une guerre victorieuse, les embarras financiers de quelque riche collectionneur, une fouille heureuse en Italie ou en Grèce, toutes les occasions lui étaient propices pour ajouter à la splendeur du Musée Napoléon. Admis à suivre l’Empereur dans ses campagnes, à être son interlocuteur familier pendant les déjeuners des Tuileries, il lui était facile de suggérer des revendications ou des achats que le maître prenait à cœur, comme tout ce qui intéressait sa gloire et la splendeur de son règne.

C’est ainsi que Denon participa sûrement non seulement à l’aménagement, mais à l’acquisition des antiques de la villa Borghèse, dont la vente fut en 1808 imposée par Napoléon à son beau-frère Camille. Pour transporter les pièces les plus considérables, on construisit des chars spéciaux, attelés, dans les passages de montagnes, de douze et quinze paires de -bœufs. « Un premier convoi des sculptures de la villa Borghèse vient d’arriver, » écrivait joyeusement Denon le 14 octobre 1808. « J’en ai fait déposer les caisses dans l’ancienne salle des séances de l’Institut. Je procéderai à leur ouverture aussitôt après l’exposition, et, si V. M. l’ordonne, le placement de ces chefs-d’œuvre sera pour Paris une curiosité qui succédera à l’intérêt qu’inspire aujourd’hui le Salon. »

Vers la même époque, Denon pressait son maître de mettre à profit l’annexion de la Toscane pour attribuer au Louvre une partie des antiques de Florence. « C’est peut-être actuellement, » représentait-il, « la seule occasion d’ajouter à la sublime collection du Musée Napoléon huit morceaux de sculpture de premier ordre, principalement l’Apollon, qui est le pendant naturel de la Vénus, et deux bas-reliefs les plus beaux connus. » Le tentateur insinuait cet argument spécieux, que les marbres en question, transférés de la villa Médicis de Rome depuis moins de quarante ans, par le grand-duc et futur empereur Léopold, ne faisaient point partie, à proprement parler, du patrimoine artistique de Florence. Mais soit qu’il voulût ménager la susceptibilité de ses nouveaux sujets, soit par égard pour sa sœur Elisa, qui allait être promue au gouvernement de la Toscane, Napoléon ne se décida point à la revendication proposée.

L’ambition de l’Empereur était de grouper au Louvre les antiques qui avaient une célébrité européenne : c’est ainsi qu’il avait si passionnément convoité la Vénus de Médicis. Il méditait d’extorquer un présent analogue à son beau-frère Murat ; certain jour de 1810, causant avec Canova qui assistait à son déjeuner, il se laissa aller à dire : « C’est ici que sont les anciens chefs-d’œuvre de l’art ; il ne manque que l’Hercule Farnèse, mais nous l’aurons aussi. » Le sculpteur s’est vanté d’avoir répliqué : « Que V. M. laisse au moins quelque chose à l’Italie ! Ces anciens monumens forment une chaîne ou collection avec une infinité d’autres qui ne peuvent être transportés, ni de Kome, ni de Naples. » L’objection, renouvelée de Quatremère de Quincy, n’était point de nature à ébranler la détermination de Napoléon : elle s’appliquait d’ailleurs avec moins de justesse aux antiques, déjà déplacées à plusieurs reprises depuis leur création, qu’aux monumens ou tableaux des églises. L’Empereur laissa pourtant l’Hercule à Naples.

A la fin du règne de Napoléon, le nombre des antiques exposées au Louvre, statues, bustes et bas-reliefs, dépassait 400. Dès le temps du Consulat, on se plaignait de l’encombrement des salles, qui forçait à entasser pour ainsi dire les chefs-d’œuvre, au lieu de ménager entre eux un espace convenable. Aussi Denon et Visconti saluèrent-ils avec joie le décret du 20 ventôse an XIII, qui transférait l’Institut sur l’autre rive de la Seine, dans l’ancien collège des Quatre-Nations. Cet exode, accompli dans l’été de 1806, laissa à la disposition du Musée les locaux que l’Institut occupait au rez-de-chaussée du Louvre et notamment la salle dite des Caryatides, où se tenaient les séances publiques. Cette salle, qui doit son nom aux célèbres sculptures de Jean Goujon, avait depuis la Renaissance servi de théâtre à bien des scènes dramatiques ou mémorables : c’est là notamment que pendant la Ligue quatre des plus compromis parmi les Seize avaient subi le dernier supplice ; là qu’avait tout d’abord été transporté Henri IV blessé à mort : là que la troupe de Molière avait joué le Nicomède de Corneille ; là enfin que le 4 avril 1790, en présence des cinq directeurs, l’Institut National avait tenu son interminable première séance publique. Mais, comme l’écrivait sans exagération un contemporain de Louis-Philippe, en 1806 « il y avait au moins deux cent vingt ans que l’on ne s’était occupé, si ce n’est pour la dégrader, de la belle salle des Caryatides : » la décoration en était demeurée inachevée, et les murs portaient la trace des nombreux méfaits des tapissiers. Fontaine et Percier, chargés de la mettre en état, eurent le tact de conserver le style Renaissance, de placer auprès des statues de Jean Goujon des bas-reliefs en bronze d’André Riccio et de Benvenuto Cellini, et de dessiner une ornementation en harmonie avec les cariatides ou la nymphe de Fontainebleau. Denon attendait impatiemment la fin des travaux d’appropriation : « Cette salle conviendra parfaitement à l’exposition des statues colossales et à quelques-uns des chefs-d’œuvre de la collection de la villa Borghèse. » On y plaça notamment les groupes du Nil et du Tibre, venus du Vatican, d’où le nom de salle des Fleuves, qui lui était parfois attribué.


V. — LES TABLEAUX

L’aménagement de la grande galerie du bord de l’eau, affectée à la peinture ancienne, fut le souci dominant de Denon pendant les premières années de son directorat.

A peine entré en fonctions, il consacrait tout un « trumeau, » ou, comme nous dirions plutôt aujourd’hui, toute une travée, comprise entre deux fenêtres, aux œuvres de Raphaël ; seize tableaux du maître étaient groupés autour de la Transfiguration et permettaient de suivre l’évolution de son génie, « Je continuerai dans ce même esprit pour toutes les écoles, » expliquait le nouveau directeur au Premier Consul, « et dans quelques mois, en parcourant la galerie, on pourra faire sans s’en apercevoir un cours historique de l’art de la peinture. » Mais les visiteurs qui affluaient, tout en se déclarant émerveillés d’un tel ensemble, dénonçaient plus que jamais un mode d’éclairage qui empêchait de jouir pleinement des chefs-d’œuvre de Raphaël. Aussi, peu après la proclamation de l’Empire, Denon était-il tout joyeux d’annoncer que l’architecte Raymond avait trouvé le moyen d’éclairer la galerie par la voûte, ce qui procurerait aux toiles une lumière plus douce et plus égale : « Le nouveau développement que va donner à la collection des tableaux la suppression des croisées me met dans le cas d’assurer Votre Majesté que cette galerie prendra dans son genre un caractère aussi imposant que celle des statues, et que les deux collections réunies seront le plus grand monument qui aura jamais existé. »

La transformation indiquée par Raymond s’accomplit par les soins de Fontaine et de Percier ; la galerie fut divisée en travées, le jour ménagé par la voûte, et l’on tira, comme peuvent s’en assurer les innombrables visiteurs du Louvre, le meilleur parti possible d’un local qui n’avait pas été construit pour servir de musée. Mais cette opération souffrit bien des lenteurs et des contretemps. Tantôt c’était la bibliothèque du Conseil d’Etat, qui, entreposée dans le fond de la galerie soi-disant pour quelques semaines, l’encombrait pendant plus d’une année et retardait d’autant les travaux ; tantôt c’étaient les tableaux mêmes qu’on était obligé de déplacer et de soustraire aux regards du public : « Ce que j’avais prévu arrive en ce moment, » écrivait Denon exaspéré ; « la moitié du Musée devient le magasin de l’autre moitié ; il faut que je ferme la totalité de la grande galerie. » Ce qui était plus grave, c’est qu’un dissentiment fondamental persistait entre le directeur et l’architecte : mal converti aux idées de son prédécesseur Raymond, Fontaine tantôt insinuait qu’on pourrait ne pas étendre à toute la galerie l’éclairage par le haut, et tantôt mettait a poursuivre l’opération une lenteur calculée. Avant le départ de Napoléon pour la campagne d’Eckmühl et de Wagram, une vive discussion, presque une altercation, eut lieu en sa présence : Denon, non content d’avoir obtenu le plafond vitré sur toute l’étendue de la galerie, aurait voulu qu’on bouchât les fenêtres, pour gagner de la place et mieux éviter les faux-jours ; Fontaine s’y opposa avec indignation, au nom de la symétrie, de l’élégance, et finit par avoir gain de cause. Cependant ces travaux, ainsi que la construction de l’escalier monumental (détruit sous le Second Empire), avaient pour résultat d’interdire complètement au public l’accès de la collection des tableaux pendant plus de dix-huit mois.

L’aménagement était enfin terminé, au début de 1810, quand le musée des tableaux fut inopinément désigné pour servir de cadre à l’une des plus mémorables cérémonies du régime. C’est trois semaines d’avance seulement que Denon fut avisé par Daru : « Le mariage religieux de Sa Majesté, monsieur, sera célébré à Paris, dans la salle de l’Exposition des tableaux, qui sera décorée en chapelle… Il y aura des places particulières pour tous les ordres de l’Etat, et tout y sera disposé de manière qu’il n’y ait point de confusion. Il y aura dans la galerie du Muséum deux rangs de banquettes pouvant servir à asseoir 3 000 personnes des deux côtés, et derrière deux rangs d’hommes debout formant 3 000 hommes, ce qui fera 6 000 personnes. On ne saurait prendre trop de précautions pour qu’il ne puisse résulter aucun accident du rassemblement d’une aussi grande quantité de personnes dans cette galerie. »

Dressé à exécuter promptement des ordres catégoriques, le personnel des administrations intéressées déploya une activité plus fébrile encore que de coutume. Le problème pourtant parut d’abord insoluble, non pas tant d’aménager le Salon Carré en chapelle que d’y disposer des tribunes pour 400 assis-tans. Une tentative faite pour déménager les Noces de Cana faillit amener la destruction du tableau, et devait servir en 1815 d’argument décisif pour en obtenir le maintien au Louvre. Comme Denon se risquait à objecter la difficulté de déplacer tant de tableaux volumineux et précieux, Napoléon répondit par une boutade de despote mal civilisé et d’enfant gâté de la fortune : « Eh bien, il n’y a qu’à les brûler ! » Il se fût indigné sans doute d’être pris au mot, mais il entendait marquer que sa volonté était inébranlable. « Là-dessus, on s’ingénia, » a écrit l’un de ses plus récens historiens : Denon fit détendre et rouler plusieurs tableaux : les autres furent masqués et protégés tant bien que mal, par les soins de Fontaine et d’Isabey, à l’aide de tentures de taffetas et de velours.

Quant à la galerie, où le cortège nuptial devait défiler devant l’élite de la société parisienne, le directeur général avait craint au contraire qu’elle ne parût par endroits dégarnie de tableaux, en raison des prélèvemens improvisés pour les résidences impériales. Il s’en expliquait spirituellement avec Daru, une semaine avant le grand jour ; « Depuis le dernier envoi que j’ai fait à Compiègne, j’ai fait travailler jour et nuit à la restauration de quelques tableaux extraits de notre hôpital, non pour remplacer, mais pour boucher tant bien que mal les lacunes qu’avait laissées la décoration du salon de Compiègne. Il y aura peut-être parmi ces tableaux quelques productions qui pèseront sur ma conscience, mais le public, occupé de la grande cérémonie et de l’intérêt attaché aux augustes personnages qui en sont l’objet, n’apercevra pas ce qu’en d’autres temps il pourrait prendre pour des négligences ou des fautes de connaissances. Vous pouvez donc, monsieur l’intendant général, assurer Sa Majesté que le public et les étrangers verront et que sa Cour traversera le plus beau musée de l’univers. »

Plus encore que la bénédiction nuptiale dans le Salon Carré, assombrie par l’abstention de la majorité des cardinaux, le défilé dans la galerie du bord de l’eau fut le point culminant, l’épisode triomphal de la cérémonie du 2 avril 1810, celui qui laissa aux assistans le plus saisissant souvenir. Comme l’avait prévu Denon, le cortège impérial, attendu avec curiosité, acclamé par ce public d’élite avec un enthousiasme quasi populaire, accapara l’attention, et nul ce jour-là ne se soucia du détail des tableaux, de la vue desquels les Parisiens étaient pourtant sevrés depuis de longs mois.

Dès le surlendemain, Napoléon fit à la nouvelle Impératrice les honneurs du Musée : mais cette fois, loin de consentir à donner sa lune de miel en spectacle aux Parisiens, il prescrivit une consigne rigoureuse. « Monsieur le comte, » mandait Du roc à Daru, « LL. MM. comptent aller demain à deux heures de l’après-midi visiter le Musée. L’Empereur désire que les portes en soient bien fermées, et de n’y trouver absolument personne, si ce n’est vous, M. Costaz, M. Denon et M. Fontaine. Je vous prie de recommander que l’on fasse retirer tous les gardiens et autres employés que Sa Majesté ne veut pas y rencontrer. »

Cette visite solitaire, presque mystérieuse, fut enfin suivie de l’ouverture ou de la réouverture de la galerie au public. Les Parisiens, les provinciaux et étrangers venus en foule pour le mariage furent éblouis d’une telle accumulation de merveilles. Le succès alla surtout aux quatre travées consacrées aux écoles italiennes : la dernière en particulier, la plus proche du pavillon de Flore, ornée de cent chefs-d’œuvre, aurait fait « à elle seule la plus riche galerie de l’Europe, » comme Denon en donnait l’assurance à Napoléon, en proposant pour cette travée le nom de salon impérial. Quant aux jeunes artistes, formés plus ou moins à l’école de David, c’était une révélation pour eux que le coloris des Vénitiens et de l’école de Rubens, admirablement représentée dans la travée des Flamands : on a pu assigner l’ouverture du Musée Napoléon comme point de départ à l’évolution qui allait se marquer dans la peinture française.

Judicieusement classées, restaurées avec respect, convenablement éclairées, les peintures ne trouvaient point, dans la grande galerie du Louvre, les conditions les plus favorables à leur conservation. En été, il manquait des stores pour tamiser l’éclat du soleil ; l’humidité de l’hiver était surtout redoutable. Pour la combattre, on ne disposait que de poêles chauffés au bois, rares et mal commodes. Au retour de la campagne de Russie, Napoléon se plaignait de l’atmosphère glaciale qu’il avait trouvée au Musée. Pour activer le tirage des poêles, on était obligé d’ouvrir les vasistas, ce qui avait le double résultat de mettre les visiteurs en fuite et de détériorer les tableaux, principalement les Italiens, dont les auteurs ne s’étaient point prémunis contre le climat brumeux des bords de la Seine.


Loin de se contenter de cette collection incomparable, Denon jusqu’à la fin de la période impériale travailla assidûment à l’agrandir. Accouru en Allemagne après Iéna, il pressait Napoléon d’exiger du roi de Saxe, en remplacement d’une partie des contributions de guerre, quelques toiles de la fameuse galerie de Dresde, notamment des Corrège et des Holbein : « Ce dernier peintre manque à Votre Majesté… Je dois répéter à Votre Majesté qu’en faisant la conquête du reste de l’Europe, elle ne retrouvera jamais l’occasion que Lui offre la Saxe en ce moment. » Napoléon tenait à ménager Frédéric-Auguste, dont il voulait se faire un allié. Déçu à Dresde, Denon se dédommagea à Cassel, où il préleva 299 tableaux[9], sans compter 153 objets d’art et 367 pièces de laque, porcelaine ou faïence, à Brunswick, à Berlin et à Potsdam. Par manière de consolation et presque d’aumône, on accorda dédaigneusement à l’Académie de Berlin une collection de reproductions en plâtre des antiques du Musée Napoléon. Cependant Denon organisait au Salon Carré, avant le placement définitif, « l’exposition des monumens conquis en Allemagne ; » il écrivait triomphant à Daru : « Tout Paris a admiré avec étonnement une si grande quantité de chefs-d’œuvre, et n’a pas été moins surpris de l’activité avec laquelle un si grand nombre d’objets précieux avaient été réparés. Il fallait, pour que cette exposition eût lieu le 14 octobre, anniversaire de la bataille d’Iéna, un travail qu’on devait croire impossible. » Mais le maître avait habitué alors ses meilleurs serviteurs à de tels prodiges de diligence, que rien n’était plus impossible.

Les affaires d’Espagne vinrent ouvrir un nouveau terrain aux chasses artistiques de Denon. Ici pourtant, il se heurtait à la fiction de la souveraineté de Joseph Bonaparte : « Si tout autre prince que le frère de Votre Majesté eût occupé le trône de Madrid, je les aurais sollicités (les ordres impériaux) pour ajouter à la collection du Musée vingt tableaux de l’école espagnole dont elle manque absolument et qui auraient été à perpétuité un trophée de cette dernière campagne. » Denon, qui, entre temps, avait noté un certain nombre de toiles dans les hôtels des grands seigneurs madrilènes adhérens à la junte insurrectionnelle, Denon ne renonça point au rêve de mettre à contribution les collections royales. Il travailla certainement, dans ses conversations avec l’Empereur, à suggérer un décret que le docile Joseph signa le 30 décembre 1809, et dont les considérans déclamatoires annonçaient l’intention de « disposer au profit des beaux-arts du nombre considérable de tableaux ensevelis dans les cloîtres, remettre en honneur l’école espagnole peu connue des nations voisines, assurer le tribut de gloire qu’ils méritent aux noms immortels de Velazquez, Ribera, Murillo, Rivalta, Navarrete, Juan San-Vicente et autres. » Quant au dispositif, entre deux articles dont l’un prescrivait la formation d’un musée de peinture à Madrid et l’autre réservait la décoration des deux palais des Cortès et du Sénat, on en avait glissé un troisième, ordonnant en outre la formation d’une collection « générale » des grands peintres espagnols, « afin que Nous puissions l’offrir à Notre auguste frère l’empereur des Français et lui manifester Notre désir de la voir placée dans l’une des salles du Musée Napoléon. »

En transmettant cette nouvelle, l’ambassadeur La Forest y joignait la liste des 46 toiles destinées au Louvre : mais la remise du cadeau plus ou moins spontané se fit singulièrement attendre. Avec l’évidente intention d’inspirer des regrets au roi Joseph, on avait compris dans la liste un certain nombre des toiles qui décoraient ses propres appartemens : quand il en fut averti, il ne déguisa point son mécontentement, et ordonna qu’on lui soumit d’autres propositions. De là des retards considérables, si bien que Denon, perdant confiance et patience, écrivait, comme si l’affaire était manquée : « Il a été longtemps question d’un choix de tableaux des peintres de l’école espagnole que Sa Majesté le roi d’Espagne devait envoyer à Sa Majesté l’Empereur. » Lorsque enfin, après une attente de trois ans et demi, le convoi fut arrivé à Paris, le déballage provoqua une très vive déception : « Il se trouve tout au plus six tableaux qui pourront entrer dans le Musée Napoléon, et l’on peut s’apercevoir facilement par ce choix combien Sa Majesté le roi d’Espagne a été trompée par les personnes qu’Elle avait chargées du soin de les désigner. »

D’autres envois d’Espagne compensèrent la médiocrité de l’hommage fraternel. Au printemps de 1813, Soult offrit quatre tableaux au Musée, peut-être pour désarmer les censures importunes et prévenir les recherches indiscrètes. Surtout, la « Commission impériale des séquestres et indemnités en Espagne » expédia à Paris un lot de 230 tableaux « choisis tant par vous, lors du voyage que vous avez fait à Madrid, » écrivait-on à Denon, « que par les membres de la commission dans les galeries des hôtels appartenant au domaine extraordinaire de Madrid. » C’était l’application, au préjudice des grands d’Espagne fidèles à Ferdinand VII, de ce droit de conquête que Denon avait regretté de ne pouvoir invoquer en 1808 et 1809. Le directeur charmé déclarait que, sur les 250 tableaux, tous estimables, deux étaient de premier ordre et 150 se prêteraient admirablement à la décoration des résidences impériales. Mais on était arrivé à l'automne de 1813, et les événemens se précipitaient ; le temps fit défaut pour exposer les tableaux espagnols. Dès le mois de mai 1814, Louis XVIII en ordonnait la restitution.


Avec une indépendance de goût fort rare parmi ses contemporains, Denon appréciait les primitifs italiens : il pensait et il disait que leur présence au Louvre était nécessaire « afin de compléter la collection impériale, qui maintenant est bien la plus magnifique réunion de l'Europe, mais à qui cependant il manque encore cette partie érudite et historique qui constitue réellement un musée. » Lors de la réunion de la Toscane à l'Empire, il signalait la convenance d'annexer aussi au Musée Napoléon « quelques peintres de l'école florentine, les plus anciens de la restauration des arts en Europe. » Il redoubla d'instances quand fut prononcée la suppression des couvens de la Toscane, du duché de Parme et des Etats Romains, tout en protestant que son ambition saurait se borner : « Vous pouvez, monseigneur, compter sur ma discrétion. Je ne demanderai jamais des tableaux de peintres dont nous aurions déjà des productions. »

A sa demande sans nul doute, il reçut en 1811 une double mission en Italie. Il devait d'abord parcourir les champs de bataille de la première campagne qui avait fondé la gloire du général Bonaparte, pour en joindre les croquis à ceux des guerres impériales. Mais en même temps, il s'était fait charger par Montalivet, le ministre de l'Intérieur qui partageait et secondait ses désirs, de visiter les monastères supprimés, depuis la Ligurie jusqu'aux Etats Romains, « afin d'indiquer à Son Excellence les objets d'art à conserver, ceux à laisser à la disposition du culte et ceux à abandonner au domaine pour être vendus. » Il fit douze cents lieues, séjourna assez longtemps à Rome, revint émerveillé et ravi, comme après ses voyages à la suite du quartier général : « Si le Musée Napoléon, monseigneur, peut obtenir de Votre Excellence que les tableaux dont j'ai l'honneur de lui adresser l'état lui soient envoyés, il n'aura plus rien à désirer. Il se trouvera complété par cette partie historique de l'art qui lui manquait, et il devra à votre administration une collection éminemment intéressante de la renaissance des arts en Italie, commençant au (sic) Cimabue et finissant à Raphaël… Si on ne saisit cette occasion, on ne pourra, vu la rareté des peintures sur bois des premiers maîtres, la retrouver… Je n'ai indiqué qu'un tableau de chaque peintre, et deux au plus. »

Denon se faisait illusion sur sa propre modération. Non seulement ses préoccupations artistiques étaient à l'antipode de celles de Canova, suppliant Napoléon de ne point dépouiller les églises de Florence de leurs tableaux et objets d'art, « qui sont un accompagnement nécessaire des ouvrages à fresque, lesquels ne peuvent être transportés ailleurs, » mais les fresques mêmes ne lui inspiraient pas un respect sans limites. Sans doute, à l'énoncé de la monstrueuse proposition de deux prétendus artistes, qui offraient d'enlever du Vatican et de transporter au Louvre la Dispute du Saint-Sacrement et l’Ecole d’Athènes, le directeur du Musée s'exclamait tout indigné que ce serait là « le comble du vandalisme ; » mais il ajoutait que l'enlèvement s'imposerait pour les fresques des couvens supprimés, notamment pour la charmante et profane décoration donnée par le Corrège au réfectoire des bénédictines de Parme ; quatre ans auparavant, il avait reçu et probablement provoqué les ordres de Napoléon pour « faire enlever de l'église de la Trinité-du-Mont à Rome la fameuse fresque représentant la Descente de Croix, de Daniel de Volterre, l'une des plus célèbres productions des arts. » Au cours du voyage de 1811, il jeta son dévolu sur un certain nombre de tableaux de l'Académie des Beaux-Arts de Florence et de la Brera de Milan. Dans ce dernier musée, il nota cinq toiles de primitifs non représentés au Louvre, et en négocia l'échange contre un Rubens, un van Dyck et un Jordaens, « peintres coloristes qui sont, essentiellement nécessaires à l'école de Milan ; » comme les conservateurs milanais faisaient mine de regimber, Denon le prit de très haut : « Mais de quoi s'agit-il enfin ! L'Empereur prend dans son musée de Brera cinq tableaux pour son musée de Paris. Dans ce dernier, il cherche à compléter la collection la plus étonnante qui ait jamais été faite, et due presque en totalité à ses victoires. Sa Majesté eût pu les prendre sans envoyer en compensation les trois beaux tableaux de l'école flamande. » Il gourmandait vertement aussi le chevalier degli Alessandri, directeur de l’Académie des Beaux-Arts de Florence, qui au Fra Filippo Lippi choisi par lui dans cette collection avait substitué un tableau très endommagé du même peintre : Denon faisait valoir cet argument inattendu, que, le Louvre étant à la veille d’acquérir un très beau Filippino Lippi, il serait inconvenant que le père fût moins avantageusement représenté que le fils.

Soit négligence dans l’emballage, soit vétusté des tableaux, le premier envoi de primitifs italiens, arrivé en août 1812, subit de sérieuses avaries : un Cosimo Roselli et surtout un Rafaelino del Garbo durent être considérés comme à peu près perdus. Denon multiplia les recommandations pratiques, et suggéra même de spécifier sur l’acte de voiture que le commissionnaire en roulage répondrait des dégâts à dire d’expert ; précaution ingénue de la part d’un aussi spirituel amateur, et qui fait penser au légendaire proconsul Mummius, prétendant exiger le remplacement des dépouilles artistiques de Corinthe.

Les arrivages d’Italie se succédèrent littéralement jusqu’à la chute de l’Empire. Les caisses étaient transportées par eau de la Spezia à Arles et Chalon-sur-Saône, d’où des chariots les amenaient à Paris. En novembre 1813, une voiture reçut un chargement si volumineux qu’elle ne put franchir les portes de Villeneuve-sur-Yonne, et dut contourner cette bourgade. Le 8 décembre 1813 encore, Denon faisait ordonnancer les frais de transport de « cinq caisses de tableaux de la primitive école d’Italie, expédiées de Florence. » Le 12 décembre 1813, avec une raideur qui à cette date tient de l’inconscience ou de l’héroïsme, il réprimandait le baron Rœderer, fils du sénateur, préfet du département romain du Trasimène, sur sa nonchalance à mettre en route les dix-neuf caisses de tableaux « marqués à Pérouse, Foligno, Città di Castello et Todi. »

Ce convoi, le dernier qu’on attendit, ne quitta jamais l’Italie. Mais grâce à la largeur du goût ou plutôt à l’étendue de la curiosité artistique de Denon, grâce aussi au zèle passionné qu’il déployait dès qu’il s’agissait de son cher musée, le Louvre se trouvait en possession d’une collection de primitifs italiens fort importante, sinon tout à fait complète. Comme on dédaignait alors un art soi-disant barbare, presque tous ces tableaux échappèrent aux reprises de 1814 et 1815, et les acquisitions de Denon constituent non seulement le noyau, mais la meilleure part de notre galerie actuelle de quattrocentistes.


La splendeur prodigieuse des collections du Louvre devait être aussi éphémère que la fortune de Napoléon. Les traités de 1814, qui réduisaient la France à peu près à son territoire de 1789, lui conservaient à la vérité ses conquêtes artistiques, et plus d’un officier des armées coalisées, plus d’un diplomate étranger, en parcourant les galeries où étaient entassées tant de merveilles, dut maudire à part lui la générosité des souverains alliés. De son côté, le gouvernement de la Restauration ne pouvait déguiser que ces trophées des guerres de la Révolution et de l’Empire lui étaient parfois indifférens, sinon importuns : la Vénus de Médicis et l’Apollon du Belvédère ne lui tenaient guère plus au cœur que les départemens de Jemmapes, Montenotte ou Marengo. Quand le coup de folie du retour de l’île d’Elbe eut déchaîné une seconde invasion plus haineuse et plus rapace, les revendications s’élevèrent impérieuses, bientôt brutales. Après un semblant de discussion, les ministres de Louis XVIII s’inclinèrent : ils admirent même les reprises de la cour de Rome, quoique les cessions de Tolentino, consenties par traité, fussent venues en déduction d’une indemnité pécuniaire. Pour avoir protesté trop vivement, Denon fut mis à la retraite et le secrétaire Lavallée frappé de révocation. Il convenait de rappeler tout au moins ce sombre épilogue d’une magique et étincelante féerie.


DE LANZAC DE LABORIE.

  1. Le bon Littré, plus lexicographe qu’historien, prononce d’un ton tranchant : « On ne dit pas : le Muséum du Louvre. » C’est vrai aujourd’hui, mais on l’a dit à la fin du XVIIIe siècle, et cette locution, qui se trouve encore en 1802 dans un arrêté du Premier Consul (Correspondance de Napoléon, 6439), a persisté dans le langage courant jusque sous l’Empire.
  2. A la fin de la période directoriale, les sept membres du Conseil étaient Jollain, Hubert Robert, Suvée, Barthélémy, Vien, Pajou et Moilte.
  3. Il fit naturaliser dès 1799 son fils enfant, Louis-Tullius-Joachim, qui devint par la suite un architecte réputé, et fut chargé par Napoléon III de l’achèvement du Louvre.
  4. « La statue d’Apollon qui s’élève sur ce piédestal, trouvée a Antium sur la fin du XVe siècle, placée au Vatican par Jules II au commencement du XVIe siècle, conquise l’an V de la République par l’année d’Italie sous les ordres du général Bonaparte, a été fixée ici le 20 germinal an VIII, première année de son consulat. »
  5. Le mot a été introduit par une correction sur la minute, qui portait d’abord « administrateur. » (AF, IV. plaq. 411.)
  6. En dehors de la question de moralité, ces scènes de libertinage encadrées et stimulées par des « trucs » mécaniques à la Vaucanson sont étrangement artificielles et même monotones, malgré la brièveté du récit : on comprend qu’une société mise à ce régime se soit pâmée d’émoi à la lecture de Paul et Virginie.
  7. Frédéric Masson. Napoléon chez lui, p. 136.
  8. Cf. cette lettre caractéristique au maire de Vienne en Dauphiné : « Le Musée Napoléon est fondé, Monsieur le Maire, pour recevoir et exposer à la curiosité du public et à l’instruction des artistes les illustres trophées des années et les richesses du gouvernement en objets d’art, mais non pour dépouiller les villes de l’Empire des antiquités qu’elles possèdent. Si quelques monumens épars dans quelques villes de France ont été demandés pour le Musée Napoléon, c’est que l’insouciance des autorités locales et des administrés pour leur conservation exigeait cette mesure ; » (10 septembre 1807. Archives des musées nationaux.)
  9. Une cinquantaine des plus beaux tableaux de la galerie de Cassel (notamment la Descente de croix de Rembrandt et la célèbre Vache de Paul Potter avaient été après la bataille d’Iéna cachés par l’ordre de l’électeur de liesse, dans une maison de garde forestier : le général Lagrange les y saisit et les expédia à Mayence à l’impératrice Joséphine, qui, forte de l’acquiescement tacite de l’Empereur, se les adjugea malgré les réclamations de Denon et les fit placer à Malmaison ; après la mort de Joséphine, en 1814, sa collection fut vendue près d’un million au tsar Alexandre, et c’est ainsi qu’une partie des merveilles de Cassel est depuis lors demeurée en Russie, à la vive déception des Hessois.