Le Mort vivant/Chapitre 12

Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 242-257).


XII

OÙ LE GRAND ÉRARD APPARAÎT (IRRÉVOCABLEMENT)
POUR LA DERNIÈRE FOIS


On dit volontiers que les Anglais sont un peuple sans musique : mais, pour ne point parler de la faveur exceptionnelle accordée par ce peuple aux virtuoses de l’orgue de Barbarie, il y a tout au moins un instrument que nous pouvons considérer comme national dans toute l’acception de ce mot : c’est, à savoir, le flageolet, communément appelé le sifflet d’un sou. Le jeune pâtre des bruyères, — déjà musical au temps de nos plus anciens poètes, — réveille (et peut-être désole) l’alouette avec son flageolet ; et je voudrais qu’on me citât un seul briquetier ne sachant pas exécuter, sur le sifflet d’un sou, les Grenadiers anglais ou Cerise mûre. Ce dernier air est, en vérité le morceau classique du joueur de flageolet, de telle sorte que je me suis souvent demandé s’il n’avait pas été, à l’origine, composé pour cet instrument. L’Angleterre est en tout cas le seul pays du monde où un très grand nombre d’hommes trouvent à gagner leur vie simplement par leur talent à jouer du flageolet, et encore à n’y jouer qu’un seul air, l’inévitable Cerise mûre.

Mais, d’autre part, on doit reconnaître que le flageolet est un instrument sinon mystérieux, du moins entouré d’une épaisse couche de mystère. Pourquoi, par exemple, l’appelle-t-on le « sifflet d’un sou », tandis que je ne vois pas que quelqu’un ait eu jamais un de ces instruments pour un sou ? On l’appelle aussi parfois le « sifflet d’étain » : et cependant, ou bien je me trompe fort, ou l’étain n’a point de place dans sa composition. Et enfin, je voudrais bien savoir dans quelle sourde catacombe, dans quel désert hors de portée de l’oreille humaine s’accomplit l’apprentissage du joueur de flageolet ? Chacun de nous a entendu des personnes apprenant le piano, le violon, ou le cor de chasse : mais le petit du joueur de flageolet (comme celui du saumon) se dérobe à notre observation. Jamais nous ne l’entendons avant qu’il soit parvenu à la pleine maîtrise.

D’autant plus remarquable était le phénomène qui se produisait, certain soir d’octobre, sur une route traversant une verte prairie, non loin de Padwick. Sur le siège d’une grande carriole couverte, un jeune homme d’apparence modeste (et quelque peu stupide, disons le mot !) se tenait assis ; les rênes reposaient mollement sur ses genoux ; le fouet gisait derrière lui, à l’intérieur de la carriole ; le cheval s’avançait sans avoir besoin de direction ni d’encouragement ; et le jeune cocher, transporté dans une sphère supérieure à celle de ses occupations journalières, les yeux levés au ciel, se consacrait entièrement à un flageolet en , tout battant neuf, dont il s’efforçait péniblement d’extraire l’aimable mélodie du Garçon de charrue. Et vraiment, pour un observateur que le hasard aurait amené sur cette prairie, cet instant aurait été d’un intérêt inoubliable. « Enfin, aurait-il pu se dire, enfin voici le débutant du flageolet ! » Le bon et stupide jeune homme (qui s’appelait Harker, et était employé chez un loueur de voitures de Padwick) venait de se bisser lui-même pour la dix-neuvième fois, lorsqu’il fut plongé dans un grand état de confusion en s’apercevant qu’il n’était pas seul.

— Bravo ! s’écria une voix virile, du rebord de la route. Voilà qui fait du bien à entendre ! Peut-être seulement encore un peu de rudesse, au refrain ! — suggéra la voix, sur un ton connaisseur. — Allons, encore une fois !

Du fond de son humiliation, Harker considéra l’homme qui venait de parler. Il vit un solide gaillard d’une quarantaine d’années, hâlé de soleil, rasé, et qui escortait la carriole avec une démarche toute militaire, en faisant tourner un gourdin dans sa main. Ses vêtements étaient en très mauvais état : mais il paraissait propre et plein de dignité.

— Je ne suis qu’un pauvre commençant, murmura le pauvre Harker, je ne croyais pas que quelqu’un m’entendît !

— Eh bien ! vous me plaisez ainsi ! dit l’homme. Vous commencez peut-être un peu tard, mais ce n’est pas un mal. Allons, je vais moi-même vous aider un peu ! faites-moi une place à côté de vous !

Dès l’instant suivant, l’homme à l’allure militaire était assis sur le siège, et tenait en main le flageolet. Il secoua d’abord l’instrument, en mouilla l’embouchure, à la manière des artistes éprouvés, parut attendre l’inspiration d’en haut, et se lança enfin dans la Fille que j’ai laissée derrière moi. Son exécution manquait peut-être un peu de finesse : il ne savait pas donner au flageolet cette aérienne douceur qui, entre certaines mains, fait de lui le digne équivalent des oiseaux des bois. Mais pour le feu, la vitesse, et l’aisance coulante du jeu, il était sans rival. Et Harker l’écoutait de toutes ses oreilles. La Fille que j’ai laissée derrière moi, d’abord, le pénétra de désespoir, en lui donnant conscience de sa propre infériorité. Mais le Plaisir du soldat, ensuite, le souleva, pardessus la jalousie, jusqu’à l’enthousiasme le plus généreux.

— À votre tour ! lui dit l’homme à l’allure militaire, en lui offrant le flageolet.

— Oh ! non, pas après vous ! s’écria Harker. Vous êtes un artiste !

— Pas du tout ! répondit modestement l’inconnu : un simple amateur, tout comme vous. Et je vais vous dire mieux que cela ! J’ai une manière à moi de jouer du flageolet : vous, vous en avez une autre, et je préfère la vôtre à la mienne. Mais, voyez-vous, j’ai commencé quand je n’étais encore qu’un gamin, avant de me former le goût ! Allons, jouez-nous encore cet air ! Comment donc cela est-il ?…

Et il affecta de faire un grand effort pour se rappeler le Garçon de charrue.

Un timide espoir (et d’ailleurs insensé) jaillit dans la poitrine de Harker. Était-ce possible ? Y avait-il vraiment « quelque chose » dans son jeu ? Le fait est que lui-même, parfois, avait eu l’impression d’une certaine richesse poétique, dans les sons qu’il émettait. Serait-il, par hasard, un génie ? Et, pendant qu’il se posait cette question, l’inconnu continuait vainement à tâtonner, sans pouvoir retrouver l’air du Garçon de charrue.

— Non ! dit enfin le pauvre Harker. Ce n’est pas tout à fait ça ! Tenez, voici comment ça commence !… Oh ! rien que pour vous montrer !

Et il prit le flageolet entre ses lèvres. Il joua l’air tout entier, puis une seconde fois, puis une troisième ; son compagnon essaya de nouveau de le jouer, et échoua de nouveau. Et quand Harker comprit que lui, le timide débutant, était en train de donner une véritable leçon à ce flûtiste expérimenté, et que ce flûtiste, son élève, ne parvenait toujours pas à l’égaler, comment vous dirai-je de quels rayons glorieux s’illumina pour lui la campagne qui l’entourait ? comment, — à moins que le lecteur ne soit lui-même un flûtiste amateur, — comment pourrai-je lui faire entendre le degré d’idiote vanité où atteignit le malheureux garçon ? Mais, au reste, un seul fait suffira à dépeindre la situation : désormais, ce fut Harker qui joua, et son compagnon se borna à écouter, et à approuver.

Tout en écoutant, cependant, il n’oubliait pas cette habitude de prudence militaire qui consiste à regarder toujours devant et derrière soi. Il regardait, derrière lui, et comptait la valeur des colis divers que contenait la carriole s’efforçant de deviner le contenu des nombreux paquets entourés de papier gris, de l’importante corbeille, de la caisse de bois blanc ; et se disant que le grand piano, soigneusement emballé dans sa caisse toute neuve, pourrait être en somme une assez bonne affaire, s’il n’y avait pas, du fait de ses dimensions, une difficulté considérable à l’utiliser. Et l’inconnu regardait devant lui, et il apercevait, dans un coin de la prairie, un petit cabaret rustique tout entouré de roses. « Ma foi, je vais toujours essayer le coup ! » conclut-il. Et, aussitôt, il proposa un verre d’eau-de-vie.

— C’est que… je ne suis pas buveur ! dit Harker.

— Écoutez-moi ! interrompit son compagnon. Je vais vous dire qui je suis ! Je suis le sergent Brand, de l’armée coloniale. Cela vous suffira pour savoir si je suis ou non un buveur !

Peut-être la révélation du sergent Brand n’était elle pas aussi significative qu’il le supposait. Et c’est dans une circonstance comme celle-là que le chœur des tragédies, grecques aurait pu intervenir avec avantage, pour nous faire remarquer que le discours de l’inconnu ne nous expliquait que très insuffisamment ce qu’un sergent de l’armée coloniale avait à faire, le soir, vêtu de haillons, sur une route de village. Personne mieux que ce chœur ne nous aurait donné à entendre que, suivant toute vraisemblance, le sergent Brand devait avoir renoncé depuis quelque temps déjà à la grande œuvre de la défense nationale, et, suivant toute vraisemblance, devait, à présent, se livrer à l’industrie toute personnelle de la maraude et du cambriolage. Mais il n’y avait point de chœur grec présent en ce lieu ; et le guerrier, sans autres explications autobiographiques, se contenta d’établir que c’étaient deux choses très différentes, de s’enivrer régulièrement et de trinquer avec un ami.

Au cabaret du Lion Bleu, le sergent Brand présenta à son nouvel ami, M. Harker, un grand nombre d’ingénieux mélanges destinés à empêcher l’approche de l’intoxication. Il lui expliqua que l’emploi de ces mélanges était indispensable, au régiment, car, sans eux, pas un seul officier ne serait dans un état de sobriété suffisante pour assister, par exemple, aux revues hebdomadaires. Et le plus efficace de ces mélanges se trouvait être de combiner une pinte d’ale doux avec quatre sous de gin authentique. J’espère que, même dans le civil, mon lecteur saura tirer profit de cette recette, pour lui-même, ou pour un ami : car l’effet qu’elle produisit sur M. Harker fut vraiment celui d’une révolution. Le brave garçon eut à être hissé sur son siège, où il déploya dès lors une disposition d’esprit entièrement partagée entre le rire et la musique. Aussi le sergent se trouva-t-il tout naturellement amené à prendre les rênes de la voiture. Et, sans doute, avec l’humeur poétique de tous les artistes, avait-il un penchant tout particulier pour les beautés les plus solitaires du paysage anglais : car, après que la carriole eût voyagé pendant quelque temps sous sa direction, sans cesse les chemins qu’elle suivait étaient plus déserts, plus ombreux, plus éloignés des routes passantes.

Au reste, pour vous donner une idée des méandres que suivit la carriole, sous la conduite du sergent, je devrais publier ici un plan topographique du comté de Middlesex, et ce genre de plan est malheureusement bien coûteux à reproduire. Qu’il vous suffise donc d’apprendre que, peu de temps après la tombée de la nuit, la carriole s’arrêta au milieu d’un bois, et que, là, avec une tendre sollicitude, le sergent souleva d’entre les paquets, et déposa sur un tas de feuilles sèches, la forme inanimée du jeune Harker.

« Et si tu te réveilles avant demain matin, mon petit, songea le sergent, il y aura quelqu’un qui en sera bien surpris ! »

De toutes les poches du camionneur endormi, il retira doucement ce qu’elles contenaient, c’est-à-dire, surtout, une somme de dix-sept shillings et huit pence. Après quoi, remontant sur le siège, il remit le cheval en marche. « Si seulement je savais un peu où je suis, ce serait une bien bonne farce ! se dit-il. D’ailleurs, voici un tournant ! »

Il le tourna, et se trouva sur la berge de la Tamise. À cent pas de lui, les lumières d’un yacht brillaient gaiement ; et tout près de lui, si près qu’il ne pouvait songer à n’en être pas vu, trois personnes, une dame et deux messieurs, allaient délibérément à sa rencontre. Le sergent hésita une seconde : puis, se fiant à l’obscurité, il s’avança. Alors un des deux hommes, qui était de l’apparence la plus imposante, s’avança au milieu du chemin et leva en l’air une grosse canne par manière de signal.

— Mon brave homme, cria-t-il, n’auriez-vous pas rencontré la voiture d’un camionneur ?

Le sergent Brand ne laissa pas d’accueillir cette question avec un certain embarras.

— La voiture d’un camionneur ? répéta-t-il d’une voix incertaine. Ma foi, non, monsieur !

— Ah ! fit l’imposant gentleman, en s’écartant pour laisser passer le sergent. La dame et le second des deux hommes se penchèrent en avant, et parurent examiner la carriole avec la plus vive curiosité.

« Je me demande ce que diable ils peuvent avoir ? » songea le sergent Brand. Il pressa son cheval, mais non sans se retourner discrètement une fois encore, ce qui lui permit de voir le trio debout au milieu de la route, avec tout l’air d’une active délibération. Aussi ne s’étonnera-t-on pas que, parmi les grognements articulés qui sortirent alors de la bouche du camionneur improvisé, le mot « police » ait figuré au premier plan. Et Brand fouettait sa bête, et celle-ci, galopant de son mieux (ce qui n’était encore qu’un galop très relatif), courait dans la direction de Great Hamerham. Peu à peu, le bruit des sabots et le grincement des roues s’affaiblirent ; et le silence entoura le trio debout sur la berge.

— C’est la chose la plus extraordinaire du monde ! s’écriait le plus mince des deux hommes. J’ai parfaitement reconnu la voiture !

— Et moi, j’ai vu un piano ! disait la jeune fille.

— C’est certainement la même voiture ! reprenait le jeune homme. Et ! ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que ce n’est pas le même cocher !

— Ce doit être le même cocher, Gid ! déclarait l’autre homme.

— Mais alors, demandait Gédéon, pourquoi s’est-il sauvé ?

— Je suppose que son cheval sera parti tout seul ! suggérait le vieux radical.

— Mais pas du tout ! j’ai entendu le fouet vibrer comme un fléau ! disait Gédéon. En vérité, ceci dépasse la raison humaine !

— Je vais vous dire quoi ! s’écria enfin la jeune fille. Nous allons courir et — comment appelle-t-on ça dans les romans ? — suivre sa piste ! ou plutôt nous allons aller dans le sens d’où il est venu ! Il doit y avoir là quelqu’un qui l’aura vu et qui pourra nous renseigner !

— Oui, très bien, faisons cela, ne serait-ce que pour la drôlerie de la chose ! dit Gédéon.

La « drôlerie de la chose » consistait sans doute, pour lui, en ce que cette course lui permettait de se sentir tout proche de miss Hazeltine. Quant à l’oncle Edouard, ce projet d’excursion lui souriait infiniment moins. Et quand ils eurent fait une centaine de pas, dans les ténèbres, sur une route déserte, entre un mur, d’un côté, et un fossé, de l’autre, le président du Radical Club donna le signal du repos.

— Ce que nous faisons n’a pas le sens commun ! dit-il.

Mais alors, quand eut cessé le bruit de leurs pas, un autre bruit parvint à leurs oreilles. Il sortait de l’intérieur du bois, mystérieusement.

— Oh ! qu’est-ce que c’est ? s’écria Julia.

— Je n’en ai aucune idée ! dit Gédéon, en faisant mine de vouloir entrer dans le bois.

Le radical brandit sa canne, à la façon d’une épée.

— Gédéon ! commença-t-il, mon cher Gédéon…

— Oh ! monsieur Forsyth, par pitié, n’avancez pas ! fit Julia. Vous ne savez pas ce que cela peut être ! J’ai si peur pour vous !

— Quand ce serait le diable lui-même, répondit Gédéon en se dégageant, je veux aller voir ce qui en est !

— Pas de précipitation, Gédéon ! criait l’oncle.

L’avocat marcha dans la direction du bruit, qui était effectivement d’un caractère monstrueux. On y trouvait mélangées les voix caractéristiques de la vache, de la sirène de bateau, et du moustique, mais tout cela combiné de la façon la moins naturelle. Une masse noire, non sans quelque ressemblance avec une forme humaine, gisait parmi les arbres.

— C’est un homme, dit Gédéon ; ce n’est qu’un homme ! Il est endormi et ronfle ! Holà ! ajouta-t-il un instant après, il ne veut pas se réveiller !

Gédéon frotta une allumette, et, à sa lueur, il reconnut la tête rousse du charretier qui s’était engagé à lui amener le piano.

— Voici mon homme, dit-il, et ivre comme un porc ! Je commence à entrevoir ce qui se sera passé !

Et il exposa à ses deux compagnons, qui maintenant s’étaient enhardis à le rejoindre, son hypothèse sur la façon dont le charretier avait été conduit à se séparer de sa carriole.

— L’abominable brute ! dit l’oncle Edouard. Secouons-le, et administrons-lui la correction qu’il mérite !

— Gardez-vous-en, pour l’amour du ciel ! dit Gédéon. Nous n’avons pas à désirer qu’il nous voie ensemble ! Et puis, vraiment, mon oncle, je dois à ce brave homme la plus vive reconnaissance : car ceci est la chose la plus heureuse de tout ce qui pouvait m’arriver. Il me semble, mon cher oncle Edouard, il me semble, en vérité, que me voici délivré !

— Délivré de quoi ? demanda le radical.

— Mais de toute l’affaire ! s’écria Gédéon. Cet homme a été assez fou pour voler la carriole, avec le piano et ce qu’il contenait ; ce qu’il espère en faire, je ne le sais, ni ne me soucie de le savoir. Mes mains sont libres ! Jimson cesse d’exister ; plus de Jimson ! Félicitez-moi, oncle Édouard !… Julia, ma chère Julia, je…

— Gédéon ! Gédéon ! fit l’oncle.

— Oh ! il n’y a pas de mal, mon oncle, puisque nous allons nous marier bientôt ! dit Gédéon. Vous savez bien que vous nous l’avez dit vous-même, tout à l’heure, dans le pavillon !

— Moi ? demanda l’oncle, très surpris, je suis bien sûr de n’avoir dit rien de pareil !

— Suppliez-le, jurez-lui qu’il l’a dit, faites appel à son cœur ! s’écriait Gédéon en s’adressant à Julia. Il n’a pas son pareil au monde quand il laisse parler son cœur !

— Mon cher monsieur Bloomfield, dit Julia, Gédéon est un si brave garçon, et il m’a promis de tant plaider, et je vois bien qu’il le fera ! Je sais que c’est un grand malheur que je n’aie pas d’argent ! ajouta-t-elle.

— L’oncle Édouard en a pour deux, ma chère demoiselle, comme ce jeune coquin vous le disait tout à l’heure ! répondit le radical. Et je ne puis pas oublier que vous avez été honteusement dépossédée de votre fortune ! Donc, pendant que personne ne nous regarde, embrassez votre oncle Édouard !… Quant à vous, misérable — reprit-il lorsque cette cérémonie eut été dûment accomplie — cette charmante jeune dame est à vous, et c’est à coup sûr beaucoup plus que vous ne méritez ! Mais maintenant, retournons bien vite au pavillon, puis chauffons le yacht et rentrons à Londres !

— Voilà qui est parfait ! s’écria Gédéon. Et demain il n’y aura plus de Jimson, ni de carriole, ni de piano ! Et quand ce brave homme se réveillera, il pourra se dire que toute l’affaire n’a été qu’un rêve !

— Oui, dit l’oncle Édouard, mais il y aura un autre homme qui aura un réveil bien différent ! Le gaillard qui a volé la carriole s’apercevra qu’il a été trop malin !

— Mon cher oncle, dit Gédéon, je suis heureux comme un roi, mon cœur saute comme une balle, mes talons sont légers comme des plumes ; je suis délivré de tous mes embarras, et je tiens la main de Julia dans la mienne ! Dans ces conditions, comment trouverais-je la force d’avoir de mauvais sentiments ? Non il n’y a de place en moi que pour une bonté angélique ! Et quand je pense à ce pauvre malheureux diable avec sa carriole, c’est de tout mon cœur que je m’écrie : « Que Dieu lui vienne en aide ! »

— Amen ! répondit l’oncle Édouard.