Le Monument de Marceline Desbordes-Valmore/07

Collectif
Le Monument de Marceline Desbordes-ValmoreImprimerie L. & G. Crépin (p. 19-24).



Discours de M. Anatole France
De l’Académie Française
Délégué par M. le Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts


Messieurs,


Il y a cent dix ans, dans une humble maison de votre noble ville, à la porte d’un cimetière, au pied de l’Église Notre-Dame, naissait de parents modestes et généreux, qui par quelques côtés touchaient aux arts, cette Marceline-Félicité-Josèphe Desbordes, dont vous inaugurez aujourd’hui le monument avec un concours d’admirateurs venus de toute la France. La voici devant nous les mains jointes, la tête inclinée à gauche comme pour écouter son cœur, muse et femme, avec ce qu’il fallait de mode ancienne dans la coiffure, les manches et la taille pour rappeler les années qu’elle a vécues ; et jeune, belle, claire comme la mémoire et les vers qu’elle a laissés. Vous faites bien, Messieurs, d’honorer ainsi votre enfant privilégiée et de célébrer sa gloire innocente.

Marceline Desbordes fut nourrie dans cette ville. Ses plus anciens amis, elle l’a dit, furent les saints de pierre abattus par la Terreur et couchés dans l’herbe des tombes. Elle vécut à Douai les dix premières années de sa vie, dix années d’indigence, qui furent ses années heureuses. Son père était peintre d’armoiries. La Révolution l’avait ruiné. Mme Desbordes se rappela dans sa détresse un vieux parent riche qui habitait la Guadeloupe. Elle fit la traversée avec sa fille. Mais elle trouva la plantation ravagée par les noirs et la fièvre jaune dévorant les Européens. Elle en fut atteinte. Marceline revint orpheline en France. Elle avait un visage aimable, une voix juste et touchante. Elle entra au théâtre pour gagner le pain des siens.

Elle avait déjà fait quelque peu l’apprentissage des planches, avec sa mère sur la route de Marseille. Mais c’est à Douai (le bibliothécaire de votre ville nous l’a appris) qu’elle débuta dans les ingénues et les dugazons. Elle alla, comédienne errante de ville en ville. Dans une existence qui ne convenait point à son âme modeste et recueillie, du moins elle goûta le plaisir d’être charmante, puisque charmer est une joie même pour les plus timides et les plus solitaires. Elle fut Evelina, Cécile, Eulalie, Claudine, avec des grâces, pour nous effacées et lointaines, mais dont quelque air de Grétry et quelque vignette de style empire peuvent nous donner l’idée. Mais que cela dura peu !

C’est elle même qui va nous dire comment, après de grandes tristesses, elle cessa d’être chanteuse et devint poète :

« À vingt ans, des peines profondes m’obligèrent de renoncer au chant, parce que ma voix me faisait pleurer, mais la musique roulait dans ma tête malade, et une mesure toujours égale arrangeait mes idées à l’insu de ma réflexion. »

Disons tout de suite qu’elle était douée entre toutes les femmes pour aimer et souffrir, et montrons ses premières douleurs, ses premières blessures, avec respect comme la source cachée d’où coula un flot abondant et pur de poésie.

Ayant dû renoncer au chant elle se mit à jouer la comédie et continua ainsi quelque temps encore son triste roman comique. À trente ans, seule, libre de sa vie, pleine de deuil et d’inutile tendresse, désolée, non désespérée, bonne et courageuse, jeune de cette jeunesse extérieure qu’elle devait garder jusqu’à sa mort, comme une vertu, se trouvant engagée au théâtre de Bruxelles, elle inspira un sentiment profond à son camarade Prosper Lanchantin, dit Valmore, qui, après ses débuts au Théâtre-Français errait de scène en scène, débutant toujours. Il était plus jeune qu’elle de six ans, bien fait, non sans quelque talent et très honnête homme. Elle vit qu’il l’aimait sincèrement ; elle était sensible aux sentiments vrais. Elle se laissa toucher et ne refusa pas la main qu’on lui demandait. Je ne voudrais point comparer Valmore à Delobelle dont le nom, malgré moi, me vient aux lèvres. Ce serait injuste. Delobelle, qui était sublime, ne jouait jamais ; et Valmore, qui était homme de cœur, faisait consciencieusement son métier. Mais il n’était pas heureux. La malchance fidèle s’attacha à ses cothurnes. On conte que dans une représentation d’Amphitryon, étant Jupiter et paraissant avec son aigle et ses foudres dans les nues, la corde qui soutenait sa gloire se rompit et qu’il fut précipité de quarante-cinq pieds de haut sur les planches. Et l’on a dit récemment que cette chute était symbolique, que durant toute sa vie Valmore tomba d’un ciel de toile peinte.

Certes, Marceline l’aima, car elle était aimante, mais ce fut d’un amour sans flamme ni bandeau et dans cet amour dès l’origine, coulait une douceur toute maternelle. Elle lui disait bien qu’il était beau comme un de ces bergers que Le Poussin a mis dans son Arcadie. Mais elle l’appelait son enfant et était sa mère pour le soigner, le consoler, le soutenir, hélas ! et le plaindre. En l’épousant, la sainte créature avait saisi une incomparable occasion de se dévouer. Elle partagea la vie errante et dispersée de l’acteur. Elle le suivit à Lyon. Cette grande ville noire, ville de labeur, assourdie par le bruit de ses trente mille métiers, fière de son travail et de sa richesse, ne fut pas clémente à Marceline Desbordes-Valmore. Le comédien, dont le genre commençait à se perdre, gagnait peu. Les faillites des directeurs, la fermeture des théâtres pendant l’émeute réduisaient le pauvre ménage à la misère et personne, dans la ville énorme, ne savait qu’au cinquième étage d’une maison d’ouvriers frissonnait sans feu, sans pain, dans la fièvre, la prière et la résignation, avec un mari malade et trois petits enfants, la femme la plus belle du monde par le cœur et le génie, celle qu’un poète a nommé la Sapho chrétienne.

En ces jours troublés par des crises économiques dont la violence nous étonne aujourd’hui, nous, qui pourtant ne pouvons nous flatter d’avoir ramené l’âge d’or, les ouvriers de Lyon affamés par le chômage, se soulevèrent et cette révolte de moutons finit en boucherie. Marceline Desbordes vit le massacre de ces malheureux, coupables d’avoir eu faim. Elle se sentit peuple avec ce peuple égorgé. Devant ces morts mis en tas dans la rue, son âme se brisa, elle poussa ce cri : « je deviendrai folle ou sainte dans cette ville » et elle jeta aux veuves et aux orphelins cet appel véhément et pacifique, d’une religieuse grandeur :

Prenons nos rubans noirs. Pleurons toutes nos larmes,
On nous a défendu d’emporter nos meurtris.
Ils n’ont fait qu’un monceau de leurs pâles débris.
Dieu ! bénissez-les tous ; ils étaient tous sans armes.

Et cette même voix, messieurs, qui gémissait avec tant de courage sur les morts d’avril, huit ans plus tard le 13 juillet 1842, plaignait un deuil royal et pleurait l’héritier du trône, un jeune prince, aimé, estimé, mort d’un accident vulgaire et tragique. Le cœur de Marceline Desbordes-Valmore, trop haut pour être d’un parti, la menait toujours du côté des malheureux. Elle allait naturellement à toutes les misères. Pauvre, elle fut charitable. Elle pratiquait abondamment les sept œuvres de la miséricorde ; surtout elle demandait la grâce des prisonniers.

On sait que tout enfant, se promenant avec son frère sur le bord de la Scarpe, elle vit un vieillard qui, par la fenêtre d’une tour où il était enfermé, tendait les bras vers elle. Le jour même, elle partit à pied avec son frère pour Paris, où on lui avait dit qu’était la liberté du prisonnier. On les ramena le soir à leur mère. Mais, depuis lors, sa belle voix mendia obstinément la liberté des prisonniers de Perrache et celle d’Armand Barbés. Son cœur fut avec Napoléon Bonaparte au fort de Ham, avec Raspail à Doullens. Faible, elle obsédait les puissants pour leur arracher des grâces. Ainsi, elle mérita d’être appelée, comme l’a fait Sainte-Beuve, « l’âme féminine la plus pleine de courage, de tendresse, et de miséricorde ». Elle était en sympathie avec toute la nature, ce fut son don précieux et c’est par là qu’elle fut poète.

En 1856, vieillie, mais toute jeune encore de tendresse humaine, elle écrivait à une amie qui lui ressemblait un peu, du moins par la destinée, Pauline Duchambge, ce mot heureux, ce mot trouvé, qui la peint :

« Nous pleurons toujours, nous pardonnerons et tremblerons toujours. Nous sommes nées peupliers ».

Ai-je besoin de vous rappeler, messieurs, que dans sa vie déracinée, sous les affres de Lyon et plus tard dans les ennuis de Paris elle gardait de la ville de Douai un cher souvenir et qu’elle exprima dans des vers, que vous savez par cœur, le regret de la maison natale !

N’irai-je plus courir dans l’enclos de ma mère,
N’irai-je plus m’asseoir sur les tombes en fleurs ?

Espérance faible et timide, et qui ne lui était pas même permise ! Marceline ne devait plus revoir sa ville qu’un moment, au déclin de sa jeunesse, lorsque venant d’Italie, elle traversa les Flandres pour aller à Bruxelles changer de misère. Nulle épreuve ne lui fut épargnée. Mère douloureuse, elle vit mourir ses deux filles charmantes, l’une à vingt ans, l’autre un peu plus âgée, en plein bonheur.

Pourtant, cette vie humble et dure fut éclairée par des rayons de gloire. Marceline Desbordes-Valmore fut aimée, admirée des plus grands et des meilleurs. Victor Hugo, Alfred de Vigny, Alexandre Dumas, Michelet, Béranger, Brizeux, Sainte-Beuve la tenaient pour leur parente en esprit et pour une âme de la famille. Lamartine qui sut la deviner toute entière, lui adressa une ode digne de lui et d’elle :

Ta voix enseigne avec tristesse
Des airs de fêtes à tes petits,
Pour qu’attendri de leur faiblesse
L’oiseleur les épargne et laisse
Grandir leurs plumes dans les nids,

Mais l’oiseau, que ta voix imite,
T’a prêté sa plainte et ses chants.
Et plus le vent du nord agite
La branche où ton malheur s’abrite ;
Plus ton âme a des cris touchants.

Ainsi, messieurs, noblement, sous de tels auspices, naquit la réputation que vous consacrez aujourd’hui.

J’aurai dû peut-être m’attacher uniquement à recueillir ces louanges pour en former une couronne et des palmes au pied de cette statue. J’aurais dû peut-être ne rappeler de Marceline que les témoignages de son génie et les monuments de sa gloire. Je vous ai découvert beaucoup de douleurs pour un jour de fête. En y songeant mieux, je ne le regrette point. Comment, sans cela, vous montrer cette source agitée de poésie ? Comment, sans cela, vous expliquer votre grande poètesse ? Il fallait enfin qu’elle nous fût un exemple et qu’elle nous apprît la pitié, ne pouvant nous enseigner le génie. Ce sera la conclusion de mes faibles paroles. À l’imitation de cette sainte femme, soyons pitoyables autant et plus encore que justes. La justice peut être fausse : c’est un système. La pitié ne trompe jamais : c’est un sentiment.

Messieurs, je viens de voir que votre ville française, empreinte de bon génie flamand et d’honneur espagnol, porte dans ses armes un cœur saignant d’or, percé d’une flèche. Gravez ces armes sur ce socle. C’est l’emblême qui convient entre tous à votre fille douloureuse et bénie, Marceline-Félicité Desbordes-Valmore.