Traduction par Louis Labat.
Pierre Lafitte - Je sais tout (Revue) (p. 95-104).


CHAPITRE XII
« Des ténèbres redoutables ».


J’ai dit – ou, peut-être j’ai oublié de dire, car ma mémoire me joue actuellement de ces tours, – que je rayonnais de fierté en entendant trois hommes aussi considérables me remercier d’avoir, sinon sauvé, du moins beaucoup amélioré la situation. Étant le plus jeune de la bande, et non pas seulement par les années, mais par l’expérience, le caractère, le savoir, par tout ce qui fait un homme, j’étais resté jusque là fort éclipsé. Et voilà que j’entrais dans la lumière ! Je m’échauffais à cette pensée. Orgueil fatal, précurseur de la chute ! Il n’augmentait ma confiance en moi-même que pour m’entraîner, pas plus tard que cette nuit, à une effroyable aventure. Je ne puis encore songer à la façon dont elle se dénoua sans que mon cœur se retourne.

Excité plus que de raison par les événements de la journée, je n’arrivais pas à m’endormir. Summerlee était de garde ; je voyais s’incliner au-dessus du feu sa silhouette anguleuse et falote. Il tenait son rifle en travers de ses genoux, et sa barbe de chèvre tremblotait au moindre mouvement de sa tête. Lord John reposait silencieux, enveloppé dans son poncho sud-américain. Challenger faisait retentir les bois de ses ronflements. La pleine lune resplendissait. L’air était craquant de froid. Quelle nuit pour une promenade ! Et l’idée me vint tout d’un coup : « Pourquoi pas ? » Supposé qu’après m’être furtivement glissé hors du camp, après avoir poussé jusqu’au lac central, je revinsse pour le déjeuner, rapportant quelques bonnes observations, mes compagnons ne me considéreraient-ils pas, plus que jamais, comme un digne auxiliaire ? Et si, par là-dessus, l’avis de Summerlee venait à prévaloir, si nous trouvions un moyen d’évasion, ne rapporterions-nous à Londres des renseignements de première main sur l’intérieur du plateau, puisque avant tous j’aurais pénétré jusqu’à son centre ! Je pensai à Gladys ; je me rappelai son mot sur les « héroïsmes en puissance » ; il me semblait l’entendre. Et je pensai aussi à Mc Ardle. Quelle colonne pour le journal ! Quel fondement pour une carrière ! À la première grande occasion, on me nommait correspondant de guerre ! J’empoignai un fusil ; j’avais déjà des cartouches plein mes poches ; et vivement, écartant les buissons qui fermaient l’entrée de notre « Zériba », je passai au dehors. Un dernier coup d’œil me montra Summerlee abimé dans le sommeil et, lamentable factionnaire, branlant devant les tisons une tête de poupée mécanique.

Je n’avais pas fait cent yards que je déplorais déjà ma témérité. Je crois m’en être expliqué quelque part dans ces lettres : j’ai trop d’imagination pour avoir vraiment du courage ; mais ce qui chez moi prédomine, c’est la peur de paraître avoir peur. Elle me poussa de l’avant. Je ne pouvais rebrousser chemin sans avoir fait quelque chose. Lors même que mes compagnons n’auraient pas remarqué mon absence, lors même qu’ils ne connaîtraient jamais, ma faiblesse, j’en garderais au cœur une intolérable honte. Et pourtant je frissonnais à l’idée de la situation où je m’étais mis ; j’aurais donné tout ce que je possédais pour me tirer honorablement d’affaire.

Le bois avait un aspect effrayant. Les arbres s’y pressaient tellement que leur feuillage ne laissait rien passer du clair de lune et que c’est au plus si, par intervalles, j’apercevais un peu de ciel étoilé derrière un filigrane de branches. Mes yeux s’accoutumant peu à peu aux ténèbres, j’arrivai à discerner des degrés dans le noir. Entre les noirceurs des arbres dont quelques-uns dessinaient obscurément leur forme, des noirceurs plus profondes bâillaient comme des gueules d’antres, et je ne pouvais, au passage, réprimer un frisson d’horreur. Je songeais aux cris de l’iguanodon torturé, à cette lamentation terrible et désespérée qui avait fait retentir le bois… Je songeais au mufle baveux, pustuleux, boursouflé, que m’avait permis d’entrevoir la torche de lord John. J’étais sur le terrain de chasse de l’infâme monstre anonyme ; à chaque instant, il pouvait bondir sur moi du fond de l’ombre. Je m’arrêtai, et, saisissant une cartouche, je me mis en devoir de charger mon arme ; mais quand je touchai le levier, mon sang ne fit qu’un tour : au lieu du rifle, j’avais pris le fusil de chasse !

J’éprouvai de nouveau une furieuse envie de revenir ; en cédant à la raison, je ne me diminuais devant personne. Ma vanité s’y opposa. Je ne pouvais pas, je ne devais pas céder. Après tout, contre les dangers que je bravais, un rifle ne m’eût pas mieux défendu qu’un fusil de chasse. Si je revenais au camp pour changer d’arme, je ne pouvais me flatter d’y entrer et d’en ressortir inaperçu. On me demanderait des explications : je n’aurais plus tout le bénéfice de mon entreprise. Je surmontai vite mon hésitation, et, prenant à deux mains mon courage, je repartis, tenant sous mon bras le fusil dont je n’avais que faire.

Si la forêt avait des ténèbres redoutables, combien plus redoutable encore était la blanche et paisible coulée du clair de lune dans la clairière des iguanodons ! Caché derrière un buisson, je la parcourus du regard, sans y voir aucun de ces grands animaux. Peut-être avaient-ils émigré après le drame dont un des leurs avait été victime. Dans le brouillard argenté de la nuit, rien ne bougeait. Je m’enhardis, je traversai vivement la clairière, et j’allai, de l’autre côté, dans la brousse, retrouver le ruisseau qui me servait de guide. Aimable et réconfortant compagnon, dont le joyeux gargouillis me rappelait le cher petit torrent de mon pays où, tout enfant, j’allais, la nuit, pêcher la truite ! Je n’avais qu’à le suivre pour être conduit au lac et ramené au camp. Souvent, je le perdais de vue, à cause de l’épaisseur de la broussaille, mais je ne cessais pas d’avoir dans l’oreille le tintement de son clapotis.

En descendant la pente, le bois s’amincissait, le fourré s’y substituait peu à peu, avec des intervalles de grands arbres. J’avançais donc assez vite, voyant et ne pouvant être vu. Non loin du marais des ptérodactyles, un d’eux, qui pouvait bien mesurer vingt pieds de long, se leva soudain de je ne sais où, claqua sèchement des ailes, et prit son essor. Quand il passa devant la lune, ses ailes membraneuses s’éclairèrent en transparence, tellement qu’il avait l’air d’un squelette volant dans la blancheur de cette sérénité tropicale. Je me blottis sous le fourré, sachant par expérience qu’il lui suffirait d’un cri pour ameuter cent mâles contre moi ; et j’attendis qu’il se fût posé pour me remettre en route.

La nuit était des plus calmes ; mais bientôt je commençai à percevoir, en avant de moi, un bruissement sourd, un murmure continu. À mesure que j’allais, il grossissait et se rapprochait ; au contraire, quand je m’arrêtais, il demeurait constant. Il avait donc apparemment une cause fixe. Cela ressemblait au chantonnement d’une bouilloire sur le feu ou d’une grande marmite. Je ne tardai pas à comprendre : au centre d’une petite clairière, je découvris un lac, ou, plutôt, — car il n’était pas plus grand que le bassin de la fontaine de Trafalgar-Square — un étang dont la surface, noire comme de la poix, se soulevait et se creusait en produisant de grosses bulles. L’air au-dessus luisait de chaleur ; la terre à l’entour me brûlait quand j’y posais la main. Évidemment, les forces volcaniques qui, tant de siècles auparavant, avaient suscité ce plateau, n’étaient pas encore tout à fait épuisées. J’avais déjà, de-ci de-là, sous la végétation luxuriante qui le drapait, vu percer des rocs noircis, des monticules de lave ; mais cet étang d’asphalte dans la broussaille, c’était le signe d’une activité persistante sur les bords de l’ancien cratère. Le temps me manquait d’ailleurs pour l’examiner si je voulais être rentré de bonne heure.

Aussi longtemps que je garderai la mémoire, cette équipée restera l’un de mes pires souvenirs. Dans les grandes échappées de lumière, je me dissimulais en longeant les bords d’ombre ; dans la brousse, j’avançais en rampant, m’arrêtant, avec un battement de cœur, chaque fois — et c’était souvent — que des branches craquaient au passage d’une bête sauvage. Constamment, des formes apparaissaient et disparaissaient, de grandes formes silencieuses et mystérieuses qui semblaient rôder avec des pieds d’ouate. Je m’arrêtais sans cesse dans l’intention de revenir ; puis, la vanité, plus forte que la peur, me poussait vers le but que j’ambitionnais d’atteindre.

Ma montre marquait une heure lorsque enfin, à travers les éclaircies, des reflets d’eau scintillèrent, et dix minutes plus tard je débouchai au milieu des roseaux qui bordent le lac central. Mourant de soif, je me couchai à terre, je bus à grands traits de cette eau : elle était douce et fraîche. Une large piste couverte d’empreintes montrait que les animaux venaient s’y abreuver. Il y avait tout près de la rive un bloc de lave solitaire : je me juchai sur ce belvédère, d’où mon regard plongea librement dans toutes les directions.

La première chose que je vis me remplit d’étonnement. J’ai dit que du haut de l’arbre j’avais distingué, sur la paroi de la falaise intérieure, un certain nombre de taches sombres qui semblaient des orifices de cavernes. En regardant cette même falaise, j’apercevais, cette fois, de tous les côtés, des disques de lumière, vermeils, définis comme les hublots d’un paquebot dans les ténèbres. Un moment, je pensai voir luire des laves, je crus à une manifestation volcanique ; puis, je réfléchis que cette manifestation ne se fût pas produite en haut, dans les rochers, mais en bas, dans le creux du plateau. Que pouvaient donc signifier ces taches vermeilles ? Une seule chose, invraisemblable, mais certaine : elles signifiaient des feux allumés dans les cavernes, et allumés par la main de l’homme. Il y avait donc sur le plateau des êtres humains ! Quelle justification glorieuse de mon expédition ! Et quelles nouvelles je rapporterais à Londres !

Je regardai longuement trembler ces lumières. Même à la distance de dix milles qui, à mon calcul, m’en séparait, j’observais parfaitement comme elles clignotaient et se voilaient quand quelqu’un passait devant elles. Que n’aurais-je donné pour me traîner jusque-là, pour voir de près, pour me mettre en état de renseigner un peu mes compagnons sur l’aspect et les mœurs des gens qui vivaient à une place si singulière ! Provisoirement je devais m’en tenir à ma découverte : restait que nous ne pourrions quitter le plateau sans l’avoir élucidée.

Le lac Gladys, mon lac, étendait devant moi son miroir poli où se reflétait la lune. Il était peu profond, car, en maints endroits, des bancs de sable émergeaient de l’eau. La vie s’y décelait partout à la surface ; tantôt des cercles, des rides, se formaient ; tantôt un poisson argenté bondissait dans l’air, un monstre passait, bombant une échine couleur d’ardoise. Sur un des îlots se dandinait une espèce de très grand cygne au corps massif, au long cou flexible. Il plongea ; je vis onduler un moment son cou, sa tête effilée ; puis il s’enfonça tout entier.

Un spectacle plus proche détourna mon attention. À mes pieds mêmes, deux animaux, pareils à d’énormes tatous, étaient venus boire. Accroupis, ils lapaient l’eau à coups répétés et leurs langues minces sinueuses, avaient l’air de rubans écarlates. Un daim gigantesque, armé de cornes rameuses, une bête magnifique, au port de roi, survint, accompagné de sa daine et de ses petits, et but à côté des tatous. Nulle part ailleurs il n’existe un daim de cette taille ; les élans de toutes sortes que j’ai vus lui atteindraient à peine aux épaules. Il fit entendre tout d’un coup un reniflement d’alarme et s’enfuit dans les roseaux avec sa famille, pendant que les tatous se sauvaient de leur côté : un nouvel animal, plus monstrueux, descendait la piste.

Je me demandai une seconde où j’avais pu voir cette forme contrefaite, ce dos rond, hérissé de lames triangulaires, cette baroque tête d’oiseau qui touchait presque au sol. Puis, je me souvins : c’était le stégosaure, l’animal dont Maple White avait gardé l’image dans son album, et qui, le premier, avait éveillé la curiosité de Challenger ! Il était là ; peut-être était-ce le même individu qu’avait rencontré l’artiste ! Le sol tremblait sous son poids, le bruit de ses lampées résonnait dans le silence nocturne. Pendant cinq minutes, il se tint si près de mon bloc de lave qu’en allongeant la main j’aurais touché l’horrible peigne de son dos ; puis, il se retira lourdement et se perdit entre les quartiers de roches.

Je consultai ma montre : elle marquait deux heures et demie ; il était grand temps de m’en revenir. Pas de difficulté pour la direction à suivre, car j’avais eu soin de toujours garder le ruisseau à ma gauche, et il se jetait dans le lac central à un jet de pierre de l’endroit où j’étais couché pour boire. Je repartis donc plein d’entrain, car j’avais le sentiment d’avoir fait de bon travail et de rentrer avec un joli bagage de nouvelles. Ce qui, là-dedans, avait le plus d’importance, c’était, bien entendu, la découverte des cavernes illuminées : elles abritaient évidemment une race troglodyte. Par surcroît, je pouvais parler du lac central en connaissance de cause, je pouvais certifier qu’il était peuplé de créatures bizarres et que diverses formes de la vie des premiers âges, encore ignorées de nous, hantaient ses bords. Je réfléchissais, tout en marchant, que bien peu d’hommes au monde avaient, dans le cours d’une nuit plus extraordinaire, ajouté davantage au savoir humain.

L’esprit plein de ces pensées, je remontais laborieusement la pente, et j’arrivais à mi-chemin du camp, lorsqu’un bruit derrière moi me ramena au sentiment de ma situation. C’était quelque chose d’insolite, à la fois ronflement et grognement, quelque chose de bas, de profond, de très menaçant, qui trahissait le voisinage de quelque bête. Je pressai le pas. Et j’avais déjà fait un demi-mille quand le bruit se répéta, toujours derrière moi, mais plus fort, plus menaçant encore. Il fallait donc que la bête fut à mes trousses. Mon cœur s’arrêta, ma chair se glaça, mes cheveux se hérissèrent. Que les monstres qui habitaient ce plateau se déchirassent entre eux, cela faisait partie de la lutte pour l’existence ; mais qu’ils se tournassent contre l’homme moderne, que l’être qui avait affirmé sa suprématie devint leur gibier, cette idée m’effarait, me bouleversait. Je me rappelai derechef, comme une vision vomie par les derniers cercles de l’Enfer du Dante, le mufle souillé d’écume sanglante qu’avait éclairé pour moi la torche de lord John. Mes genoux s’entrechoquaient. Je m’arrêtai, et, me retournant, je regardai avec des yeux exorbités le chemin de lumière tracé par la lune. Partout régnait l’immobilité d’un paysage de rêve. Je n’apercevais rien que des espaces argentés entre des masses noires de buissons. Mais, dans le silence, le grognement guttural, une troisième fois, monta, sinistre, impressionnant, toujours plus proche. Nul doute possible : j’étais poursuivi, et mon poursuivant gagnait sur moi à chaque minute.

Je restais comme paralysé, fouillant du regard le terrain. Soudain, je vis. À l’extrémité de la clairière que je venais de traverser, les buissons remuèrent ; une grande ombre qui sautillait entra dans le clair de la lune. Je dis qu’elle sautillait, car l’animal se mouvait à la façon des kangourous, droit sur ses puissantes pattes de derrière, et portait repliées contre la poitrine ses pattes de devant. Il avait la taille d’un éléphant dressé ; mais son agilité, nonobstant son volume, était extrême. À cause de sa forme, je voulus d’abord le prendre pour un iguanodon, que je savais inoffensif ; mais je ne pouvais longtemps m’y tromper, tout ignorant que je fusse. De l’animal aux trois doigts, du paisible brouteur de feuilles, il n’avait pas la bonne tête candide, assez semblable comme forme à celle du daim ; au contraire, sa tête large, plate, rappelant celle du crapaud, était la même qui nous avait épouvantés dans notre camp. Son cri féroce, l’énergie de sa poursuite m’assuraient que j’avais bien affaire à quelqu’un des grands dinosauriens carnivores, les plus terribles des animaux qui aient jamais foulé le sol de la planète. Tous les vingt yards environ, il se laissait tomber sur ses pattes antérieures et portait son nez contre le sol. Il quêtait ma trace. Il la perdait parfois un instant, puis la retrouvait, et il reprenait en bondissant le chemin que j’avais suivi moi-même.

Aujourd’hui encore, je n’évoque pas ce cauchemar sans qu’il m’en vienne au front une sueur. Que pouvais-je faire ? Mon fusil ne m’était d’aucune aide. Je cherchai désespérément des yeux un rocher, un arbre ; mais je me trouvais au milieu de broussailles que dépassait tout juste un arbrisseau, et je savais que l’animal qui me donnait la chasse eût aisément déraciné un arbre ordinaire. Je n’avais de chance que dans la fuite. Le terrain inégal et coupé rendait la marche difficile. Mais en promenant de tous les côtés un regard désespéré, je vis devant moi un sentier très marqué, très battu : déjà, au cours de notre expédition, nous avions remarqué plusieurs de ces pistes frayées par les animaux sauvages. Celle-ci m’offrait le salut, s’il ne tenait qu’à mes jambes. Et m’allégeant de mon fusil, je m’élançai, pour fournir à la course un demi-mille comme jamais je n’en avais fourni un, comme je n’en ai pas fourni un depuis. Tous les membres me faisaient mal, je suffoquais, le manque d’air me brûlait la gorge ; mais, talonné par l’horreur, je courais, je courais, je courais. Enfin, je m’arrêtai, n’en pouvant plus. Et soudain, des craquements, des déchirements, un bruit de pieds géants, un halètement formidable me signalèrent son approche. Il me rattrapait. J’étais perdu.

Quelle folie j’avais faite de tarder à fuir ! Jusque là, son flair seul le guidait, il n’allait que lentement ; mais il m’avait vu prendre la course, et, pour ne plus me perdre, il n’avait eu qu’à s’engager après moi dans le sentier. Je l’aperçus, à un tournant, qui s’avançait par grands bonds. La lune éclairait ses yeux bouffis, la rangée de ses dents énormes dans sa gueule ouverte, les griffes de ses bras courts et puissants. Je poussai un cri de terreur et pris, le long du sentier, une fuite éperdue. Son souffle épais, haletant, m’arrivait de plus en plus sonore. J’attendais à chaque instant son étreinte sur mon épaule. Soudain, il se fit un grand fracas. Je me sentis tomber dans le vide. Tout devint noir.

Quand je sortis de mon évanouissement — qui ne dut guère durer, je crois, plus de quelques minutes, — je fus saisi par une odeur fétide. J’étendis mes deux mains dans les ténèbres : l’une se ferma sur un os, tandis que l’autre s’arrêtait sur un gros tas qui me parut être de la viande. Au-dessus de moi, un rond de ciel étoilé me montrait que j’étais au fond d’une fosse. Tant bien que mal, je me levai et me tâtai. Je me sentais raidi, endolori des pieds à la tête, mais enfin je remuais les membres, je pliais les jointures. Peu à peu, mes idées s’éclaircissant, les circonstances de ma chute me revinrent. Je levai les yeux avec épouvante, certain de voir se découper sur le ciel pâlissant la face du monstre. Elle n’était pas là. Nul bruit ne se faisait entendre. Alors, je commençai de tourner lentement, à l’aveuglette, essayant de comprendre ce que pouvait être la fosse qui m’avait si opportunément engouffré.

Elle avait des parois en pente raide, et un fond uni qui pouvait mesurer vingt pieds de large. Ce fond était jonché de quartiers de viande, arrivés pour la plupart au dernier degré de la décomposition. Ils empoisonnaient l’atmosphère. En tâtonnant dans cette pourriture, je rencontrai quelque chose de dur et m’avisai qu’il y avait un piquet très solidement planté au centre de la fosse. Il était si haut que ma main n’en trouvait pas le bout, et il semblait enduit de graisse.

Je me rappelai brusquement que j’avais dans ma poche une boîte d’allumettes de cire. J’en frottai une, ce qui me permit d’avoir tout de suite une opinion sur la fosse dans laquelle j’avais chu. Impossible de m’y tromper : c’était un piège, et un piège fait de main d’homme. Le piquet du centre, long de neuf pieds, et très aiguisé à son extrémité supérieure, était noir du sang des animaux qui s’y étaient empalés. Les restes épars dans le fond étaient ceux des victimes, qu’on avait découpées pour en débarrasser l’épieu à l’intention du premier qui viendrait encore s’y prendre. Challenger prétendait que l’homme ne pouvait exister sur le plateau, car, pour se défendre contre les monstres qui l’infestaient, il n’aurait eu que de trop faibles armes : eh bien, ceci démontrait le contraire. Les cavernes habitées par l’homme lui offraient, avec leurs ouvertures basses, un refuge impénétrable aux grands sauriens ; cependant, grâce à un cerveau développé, il imaginait ces pièges tendus sur le passage des animaux, et qui lui permettaient de les détruire en dépit de leur agilité et de leur force. L’homme restait le maître.

Escalader la paroi oblique ne demandait qu’un peu de souplesse ; mais j’hésitai longtemps avant d’aller m’exposer à une atteinte qui avait failli m’être mortelle. Savais-je si le plus proche buisson ne dissimulait pas une embuscade ? Je m’enhardis cependant, au souvenir d’une conversation entre Challenger et Summerlee. Tous les deux s’accordaient à reconnaître que ces monstres n’avaient pour ainsi dire pas de cerveau, qu’il n’y avait pas de place pour l’intelligence dans les étroites cavités de leurs crânes, et que, s’ils avaient disparu du reste de la terre, c’était assurément à cause de leur stupidité, qui les avait empêchés de s’adapter aux conditions changeantes de l’existence.

Que l’animal qui m’avait poursuivi me guettât, cela eût signifié qu’il se rendait compte de ce qui m’arrivait, et qu’il était donc capable d’établir, dans quelque mesure, la relation de cause à effet. N’avais-je pas lieu d’admettre comme plus vraisemblable qu’un animal sans cerveau, n’obéissant qu’à un vague instinct de rapine, devait, après ma disparition, avoir abandonné la poursuite, et, sa surprise passée, être parti en quête d’une autre proie ? Je grimpai jusqu’au bord de la fosse. Les étoiles s’éteignaient, le ciel blanchissait, le vent frais du matin me caressa la figure. Rien, à mes yeux ni à mes oreilles, ne dénonçait la présence de mon ennemi. Je me glissai lentement au dehors, m’assis par terre, et demeurai là un certain temps, prêt à bondir dans mon trou au premier signe de danger. Puis, rassuré par la tranquillité qui m’environnait et par la montée de la lumière, je pris à deux mains mon courage et j’enfilai le sentier par où j’étais venu. En passant, je ramassai mon fusil ; après quoi ayant retrouvé le ruisseau qui me servait de guide, je me hâtai dans la direction du camp, non sans jeter, de temps en temps, derrière moi, un regard effrayé.

Le bruit sec d’un coup de feu lointain retentit à l’improviste dans l’air calme. Je m’arrêtai, j’écoutai : il ne fut suivi d’aucun autre. Un instant, je me demandai avec angoisse si quelque brusque danger ne venait pas de fondre sur mes compagnons. Mais je m’avisai d’une explication plus simple et plus naturelle : il faisait maintenant grand jour ; nul doute qu’on n’eût remarqué mon absence ; on me croyait probablement égaré dans les bois, et le coup de feu n’avait pour but que de me rendre ma direction. Il est vrai que nous avions fermement résolu d’éviter les coups de feu ; mais toute considération avait fléchi devant celle du péril où je pouvais être. J’avais donc à me presser pour dissiper le plus tôt possible l’inquiétude que j’avais fait naître.

Rompu de fatigue, j’allais moins vite que je ne l’aurais voulu : à la fin, pourtant, j’arrivai dans une région que je connaissais. J’avais à ma gauche le marais des ptérodactyles ; en face de moi, la clairière des iguanodons. En franchissant le dernier rideau d’arbres qui me séparait de « Fort Challenger », je poussai des cris joyeux pour prévenir mes compagnons et pour les rassurer. Je n’en reçus pas de réponse. Ce silence me glaça. Je me mis à courir. La « zériba » m’apparut telle que je l’avais laissée ; mais la porte en était ouverte. Je m’élançai. La froide lumière du matin éclairait un affreux spectacle : tous nos bagages s’éparpillaient en désordre sur le sol : il n’y avait personne au camp ; près des cendres encore vives de notre foyer, une large flaque de sang rougissait l’herbe.

Le choc me laissa un moment étourdi et tout près de perdre la raison. Je me rappelle vaguement, comme on se rappelle un mauvais rêve, de m’être rué dans les bois en jetant des appels fous ; mais les ombres des bois restèrent silencieuses. La pensée me désespérait de ne jamais revoir peut-être mes compagnons, de me trouver abandonné tout seul, sans moyen de redescendre vers le monde, dans ce pays de cauchemar où il me faudrait vivre et mourir ! Je me serais arraché les cheveux, battu le front contre terre. Maintenant seulement, je voyais combien j’avais appris à m’appuyer sur les autres, sur l’imperturbable confiance de Challenger, sur l’autoritaire et spirituel sang-froid de lord Roxton. Sans eux, je me faisais l’effet d’un enfant incapable de se venir en aide à lui-même. Je ne savais à quoi me résoudre, ni de quel côté me tourner.

Au bout d’un certain temps, où je restai comme hébété, je me secouai, j’essayai de déterminer la catastrophe qui avait pu se produire. L’aspect lamentable du camp montrait qu’il avait subi une attaque ; le coup de feu en précisait le moment ; s’il n’y avait eu qu’un seul coup de feu, c’est que tout s’était réglé dans une minute. Les rifles gisaient encore sur le sol ; et l’un d’eux, celui de lord John, gardait dans le culasse une douille vide. Les couvertures de Challenger et de Summerlee, étendues près du feu, témoignaient qu’ils dormaient tous les deux au moment de l’attaque. Le contenu de nos caisses, vivres et munitions, étendu à terre, n’y formait plus qu’un affreux pêle-mêle ; nos appareils photographiques et nos porte-plaques traînaient à la débandade ; dans tout cela, d’ailleurs, pas un objet ne manquait. Par contre, une quantité considérable de provisions que nous avions retirées des caisses avait entièrement disparu. Donc, c’était à des animaux, non pas à des hommes qu’il fallait imputer le désastre ; car des hommes eussent tout balayé sur leur passage.

Mais s’ils avaient eu affaire à des animaux, ou à quelque terrible animal, qu’étaient devenus mes camarades ? Un animal féroce, s’il les eût égorgés, eût au moins laissé leurs restes… Cependant, il y avait la hideuse mare sanglante. Un monstre comme celui qui m’avait donné la chasse eût-il emporté sa victime comme le chat une souris, les autres, dans ce cas, l’auraient poursuivi. Mais alors, ils auraient pris leurs rifles. Plus j’y pensais, moins mon esprit me fournissait une explication plausible. Je fouillai le bois de tous les côtés sans découvrir aucun indice qui me permît d’arriver à une conclusion. Je finis même par m’y perdre, et j’errai pendant une heure avant que ma bonne chance me fît retrouver le chemin du camp.

Une idée subite me vint, qui me rendit un peu de courage. Je n’étais pas seul au monde. Dans la plaine, en bas de la falaise, à portée de ma voix, le fidèle Zambo attendait. Je gagnai le bord de la falaise et je regardai. Naturellement, il était là, près du feu, blotti dans ses couvertures. Mais, à ma grande surprise, j’aperçus un homme assis en face de lui. Mon cœur sursauta de joie, car je pensai d’abord qu’un de mes compagnons avait réussi à descendre. Hélas ! je dus vite en rabattre. Le soleil levant luisait sur la peau de cet homme. Je reconnus un Indien. Je criai très fort, j’agitai mon mouchoir. Instantanément, Zambo se leva, me répondit de la main, partit pour escalader l’aiguille ; et ce fut avec une profonde angoisse que, bientôt après, debout devant moi, à courte distance, il m’écouta lui faire mon récit.

— Pour sûr, dit-il, le diable les a pris, monsieur Malone. Vous êtes dans le pays du diable, monsieur, il vous prendra tous. Croyez-en mon avis, dépêchez-vous de descendre, ou il vous aura vous-même.

— Mais comment descendre, Zambo ?

— Arrachez des lianes, monsieur Malone. Jetez-les-moi. Je les fixerai à la souche de l’arbre, cela vous fera un pont.

— Nous y avions pensé. Mais il n’y a pas de lianes assez solides.

— Alors, faites chercher des cordes.

— Par qui ? et où ?

— Dans les villages indiens, monsieur. Il y a toujours, dans un village indien, de la corde de cuir en abondance. J’ai avec moi un Indien, envoyez-le.

— Qu’est-ce que cet homme ?

— Un des nôtres. Les autres l’ont battu et lui ont enlevé son argent. Alors, il est revenu vers nous. Il peut vous prendre une lettre, vous rapporter de la corde… tout ce que vous voudrez.

— Me prendre une lettre ? Pourquoi pas ? Et peut-être rapporterait-il, en effet, des moyens de secours ; en tous cas, grâce à lui, nous n’aurions pas inutilement sacrifié notre vie, puisque nos amis d’Angleterre sauraient ce que nous avions acquis pour la science. J’avais deux lettres déjà prêtes. Une troisième mettrait à jour cette relation. Je décidai de l’écrire et d’expédier le tout par l’Indien. En conséquence, j’ordonnai à Zambo de revenir dans la soirée, puis, seul et misérable, je passai la journée à dresser ce rapport des aventures de ma nuit précédente. Je rédigeai aussi, à l’adresse du premier marchand blanc ou capitaine de navire que mon Indien trouverait sur sa route, un billet le suppliant de nous envoyer des cordes, puisque notre salut en pouvait dépendre. Enfin, le soir, je lançai à Zambo ces papiers, en les accompagnant de ma bourse, qui contenait trois souverains. Il remit l’argent à l’Indien, et lui promit le double s’il rapportait les cordes.

Vous comprendrez, maintenant, comment vous parvient cette communication, mon cher Mc Ardle ; vous saurez la vérité si votre infortuné correspondant ne vous donne plus jamais de ses nouvelles. Tirer des plans me serait impossible ce soir, dans mon état de dépression et de fatigue ; mais il faut que j’avise demain aux moyens de rechercher mes amis, de retrouver leurs traces, sans perdre le contact avec le camp.