Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre IV/§ 63

Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 437).
§ 63. — De la justice universelle. Elle résulte de l’unité de la volonté qui se manifeste en tous les individus, en lutte contre elle-même, à la fois bourreau chez l’un et victime chez l’autre. Pour l’apercevoir, il faut dépasser le point de vue du principe de raison et d’individuation. La formule védique et le mythe de la transmigration des âmes. 
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§ 63.


Nous avons étudié la justice temporelle, celle qui siège au sein de l’État ; nous l’avons vue récompenser et punir, et nous avons compris que si, dans cette fonction, elle n’avait les yeux fixés sur l’avenir, elle ne serait pas une justice : sans la pensée de l’avenir, tout châtiment, toute punition infligée pour une faute serait injustifiable, comme ne faisant qu’ajouter purement et simplement un second malheur au premier ; ce qui est un non-sens et une sottise sans effet. Mais quant à la justice éternelle, il en est tout autrement ; déjà nous en avons donné une idée : c’est elle qui gouverne non plus l’État, mais l’univers ; elle ne dépend pas des institutions humaines, elle n’est pas en butte au hasard ni à l’erreur ; elle n’est pas incertaine, vacillante et flottante : elle est infaillible, invariable et sûre. — La notion de la punition implique déjà l’idée de temps : aussi la justice éternelle ne peut point être une justice qui punit ; elle ne peut pas accorder des délais, fixer des termes ; elle ne peut pas, se résignant à compenser, moyennant un temps nécessaire, l’acte mauvais par la conséquence fâcheuse, se soumettre au temps pour exister. Ici le châtiment doit être si bien lié à la transgression, que les deux fassent un tout unique.

Δοκειτε πηδαν τ’αδικηματ εις Θεους
Πτεροισι, καπειτ εν Διος δελτου πτυχαις
Γραφειν τιν αυτα, Ζηνα δ’εισορωντα νιν
Θνητοις δικαζειν ; ουδ ο πας αν ουρανος
Διος γραφοντος τας βροτων αμαρτιας
Εξαρκεσειεν ουδ εκεινος αν σκοπων
Πεμπειν εκαστω ζημιαν αλλ η Δικη
’Ενταυθα που’στιν εγγυς, ει βουλεσθ οραν
.
__________(Eurip., ap. Stob. Ecl., I, c. iv)[1].

(Croyez-vous que les actions injustes montent au séjour des Dieux
Portées sur des ailes, et que là chez Jupiter sur des tablettes
Quelqu’un les inscrit, après quoi Jupiter les voyant —
Rend la justice aux mortels ? Mais le ciel entier lui-même,
Si Jupiter écrivait les fautes des vivants,
Ne suffirait pas, et le Dieu lui-même n’arriverait ni à lire
Ni à répartir les punitions. Allez, la Justice
Est quelque part ici près : ouvrez seulement les yeux.)
.

Cette justice éternelle, elle existe bien réellement, elle est dans l’essence de l’univers : c’est ce qui résulte de toute notre pensée telle que nous l’avons exposée jusqu’ici, et quiconque l’aura suivie est éclairé à cet égard.

La manifestation, l’expression objective de l’universelle volonté de vivre, c’est le monde, le monde avec toutes ses divisions, avec toutes ses formes d’être. L’existence même et le genre d’existence, celle de l’ensemble et celle de chaque partie, n’a de racine que dans la volonté. Elle est libre, elle est toute-puissante. Dans chaque chose, la volonté apparaît, avec la détermination qu’elle se donne d’elle-même, en elle-même et hors du temps. Le monde n’est que son miroir ; toutes les limitations, toutes les souffrances, toutes les douleurs qu’il enferme, ne sont qu’une traduction de ce qu’elle veut, ne sont que ce qu’elle veut. L’existence est donc distribuée selon la plus rigoureuse justice entre les êtres ; mais l’existence, c’est pour chacun l’existence propre à son espèce et à son individu particulier, tels qu’ils sont l’un et l’autre, dans les circonstances données, au milieu du monde tel qu’il est, gouverné par le hasard et par l’erreur, soumis à la loi du temps, périssable, souffrant sans trêve. Il y a plus : tous les obstacles que chacun rencontre, tous ceux qu’il pourrait rencontrer, ne sont sur sa route qu’avec juste raison. Car la volonté universelle est sa volonté : et si le monde est tel ou tel, c’est que la volonté l’a voulu. Sur qui alors doit tomber la responsabilité de l’existence du monde et de son organisation ? Sur elle seule, et sur personne autre : car comment un autre aurait-il pu l’assumer ? Voulez-vous savoir ce que valent, au sens moral du mot, les hommes, pris en général et d’ensemble ? Considérez leur destinée, d’ensemble et en général. Cette destinée, la voici : besoin, misère, plaintes, douleur, mort. C’est que l’éternelle justice veille : si, pris en masse, ils ne valaient pas si peu, leur destinée moyenne ne serait pas si affreuse. C’est dans ce sens que nous pouvons dire : le tribunal de l’univers, c’est l’univers même. S’il était possible de mettre dans une balance, sur l’un des plateaux toutes les souffrances du monde, et sur l’autre toutes les fautes du monde, l’aiguille de la balance resterait perpendiculaire, fixement.

Maintenant, il est bien vrai que, pour les yeux de l’intelligence, telle qu’elle est dans l’individu, soumise au service de la volonté, le monde ne se montre pas avec la même figure que lorsqu’il finit par se révéler au chercheur, qui reconnaît en lui la forme objective de la volonté unique et indivisible, à laquelle il se sent identique lui-même. Non, le monde étend devant le regard de l’individu brut le voile de Maya, dont parlent les Hindous : ce qui se montre à lui, à la place de la chose en soi, c’est le phénomène seul, sous les conditions du temps et de l’espace, du principe d’individuation, et sous celles des autres formes du principe de raison suffisante. Et avec cette intelligence ainsi bornée, il ne voit pas l’essence des choses, qui est une ; il en voit les apparences, il les voit distinctes, divisées, innombrables, prodigieusement variées, opposées même. Il prend la joie pour une réalité, et la douleur pour une autre ; il voit en tel homme un bourreau et un meurtrier, en tel autre un patient et une victime ; il place le crime ici, et la souffrance ailleurs. Il voit celui-ci vivre dans la joie, l’abondance et les plaisirs, tandis qu’à la porte, celui-là meurt torturé par le besoin et le froid. Alors il demande : Où donc est l’équité ? Et lui-même, dans cette ardeur de vouloir qui est sa substance et son être, se précipitera sur les joies et les plaisirs de la vie ; il s’y cramponnera de toutes ses forces ; et il ne saura pas que dans cet acte de sa volonté, ce qu’il saisit, ce qu’il attache à sa propre chair, ce sont les douleurs et les souffrances de l’existence, c’est l’objet même de sa terreur. Il voit le mal, il voit la méchanceté dans le monde : mais comme il est loin de voir que ce sont là deux faces différentes, et rien de plus, dans lesquelles apparaît l’universelle volonté de vivre ! Il les croit bien distinctes, ou plutôt même opposées, et souvent il appelle à son aide la méchanceté, il cause la souffrance d’autrui, pour épargner à son propre individu la souffrance : prisonnier qu’il est du principe d’individuation ! dupe du voile de Maya ! — Ainsi, sur la mer courroucée, lorsque, écumeuse et hurlante, elle élève et engloutit des montagnes d’eau, le marin, sur son banc, se fie à son faible canot ; de même, au milieu d’un océan de douleurs, s’assied paisible l’homme encore à l’état d’individu ; il s’abandonne et se fie au principe d’individuation, c’est-à-dire à l’aspect que les choses prennent pour les yeux de l’individu, l’aspect du phénomène. L’univers sans bornes, plein d’une inépuisable douleur, avec son passé infini, son avenir infini, cet univers ne lui est rien. Il n’y croit pas plus qu’à un conte. La personne, cette personne qui va s’évanouissant ; son existence présente, ce point sans étendue ; son plaisir du moment, voilà la seule réalité qui existe pour lui : c’est pour sauver cela, qu’il fait tout, jusqu’au moment où une notion plus vraie des choses dessille ses yeux. Jusque-là, il faut descendre dans les profondeurs dernières de sa conscience pour y trouver l’idée, bien obscurcie, que tout cela ne lui est point tant étranger, qu’entre le reste et lui il y a des liens dont le principe d’individuation ne saurait le débarrasser. Là est l’origine de ce sentiment, si irrésistible, si naturel à l’homme (et peut-être aussi aux plus intelligents des animaux), cette horreur qui nous saisit soudain quand, par quelque accident, nous nous trompons dans l’usage du principe d’individuation, et que le principe de raison suffisante, sous une quelconque de ses formes, semble souffrir une exception ; par exemple, si quelque changement paraît se produire sans cause, si l’on croit voir un mort qui revient, le passé ou le futur devenir présent, ce qui est loin se trouver près. Ce qui nous cause en ces occasions une si prodigieuse terreur, c’est que nous doutons tout à coup de ces formes qui sont les conditions de la connaissance du phénomène, et qui seules établissent une distinction entre notre individu et le reste du monde. Mais justement cette distinction n’est vraie que du phénomène et non de la chose en soi : et c’est sur quoi repose l’existence d’une justice éternelle. — En fait, tout bonheur temporel est bâti sur la même base ; toute sagesse humaine repose sur le même terrain, un terrain miné. La sagesse garantit la personne contre les coups du sort ; la bonne fortune lui apprête des jouissances : mais la personne elle-même n’est qu’une apparence ; ce qui la fait paraître distincte des autres individus, à l’abri des douleurs qui les frappent, c’est cette forme de toute apparence, le principe d’individuation. La vérité et le fond des choses, c’est que chacun doit considérer comme siennes tout ce qu’il y a de douleurs dans l’univers, comme réelles toutes celles qui sont simplement possibles, tant qu’il porte en lui la ferme volonté de vivre, tant qu’il met toutes ses forces à affirmer la vie. Quand l’intelligence perce ce voile du principe d’individuation : alors elle juge mieux ce que vaut une vie heureuse sous la condition du temps, présent de la fortune ou récompense de l’habileté, et qui s’écoule au milieu d’une infinité d’existences douloureuses : le rêve d’un mendiant qui se croit roi ; mais le réveil viendra, et le dormeur éprouvera qu’entre les souffrances de sa vie réelle et lui il n’y avait que l’épaisseur d’une illusion.

Pour une intelligence qui ne marche qu’à la suite du principe de raison suffisante, et qui est prisonnière du principe d’individuation, la justice éternelle n’est pas saisissable : ou bien elle la méconnaît, ou bien elle la défigure de ses fictions. Elle voit le méchant, après des forfaits et des cruautés de tout genre, vivre dans la joie et sortir du monde sans avoir été frappé. Elle voit l’opprimé traîner jusqu’à la fin une vie douloureuse, sans rencontrer un vengeur, un justicier. Pour concevoir, pour comprendre la justice éternelle, il faut abandonner le fil conducteur du principe de raison suffisante, monter au-dessus de cette connaissance qui s’attache toute au particulier, s’élever jusqu’à la vision des Idées, percer de part en part le principe d’individuation, et se convaincre qu’aux réalités prises en elles-mêmes ne peuvent plus s’appliquer les formes du phénomène. De là seulement il est permis de voir, d’atteindre, par la connaissance même, l’essence véritable de la vertu, telle que nous serons amenés par le cours de notre doctrine à la contempler ; ce qui n’empêche point que, pour la pratiquer, cette connaissance abstraite n’est pas nécessaire. Mais une fois arrivé à ce point de vue, on voit avec clarté que, la volonté étant ce qui existe en soi dans tout phénomène, la souffrance, celle qu’on inflige et celle qu’on endure, la malice et le mal, sont attachés à un seul et même être : c’est en vain que, dans le phénomène en qui l’un et l’autre se manifestent, ils apparaissent comme appartenant à des individus distincts, et même séparés par de grands intervalles d’espace et de temps. Celui qui sait voit que la distinction entre l’individu qui fait le mal et celui qui le souffre est une simple apparence, qu’elle n’atteint point la chose en soi, que celle-ci, la volonté, est à la fois vivante chez tous deux ; seulement, dupée par l’entendement, son serviteur naturel, cette volonté se méconnaît elle-même ; dans l’un des individus qui la manifestent, elle cherche un accroissement de son bien-être, et en même temps chez l’autre elle produit une cuisante souffrance ; dans sa violence, elle enfonce en sa propre chair ses dents, sans voir que c’est encore elle qu’elle déchire ; et par là, grâce à l’individuation, elle met au jour cette hostilité intérieure qu’elle porte dans son essence. Le bourreau et le patient ne font qu’un. Celui-là se trompe en croyant qu’il n’a pas sa part de la torture ; et celui-ci, en croyant qu’il n’a pas sa part de la cruauté. Si leurs yeux se levaient en haut, ils verraient ceci : le tortureur, qu’il vit lui-même au fond de quiconque, dans ce vaste univers, souffre quelque torture, sans pouvoir comprendre, — bien qu’il se le demande, s’il est doué de raison, — pourquoi il a été appelé à une existence pleine de misères qu’il ne savait pas avoir méritées. Et de son côté, la victime verrait que tout ce qui se déploie ou a été déployé de malice dans l’univers sort de cette volonté en qui il puise lui aussi sa substance, dont il est lui aussi une manifestation ; il verrait qu’étant une telle manifestation, étant une affirmation de la volonté, il a assumé sur lui toute la souffrance qui peut être le résultat d’une volonté de vivre, et que s’il souffre c’est avec justice, tant qu’il est identique à cette volonté. — C’est à cela que pensait le profond poète Calderon, dans la Vie est un songe :

Pues el delito mayor
Del hombre, es haber nacido.

(Car le grand crime
De l’homme, c’est d’être né.)

Et en effet, qui ne voit que c’est un crime, puisqu’une loi éternelle, la loi de la mort, n’a pas d’autre raison d’être ? D’ailleurs, dans ces vers, Calderon n’a fait que traduire le dogme chrétien du péché originel.

Pour arriver à la notion vive de la justice éternelle, de cette balance qui compense impitoyablement le mal de la faute par le mal de la peine, il faut s’élever infiniment au-dessus de l’individualité et du principe qui la rend possible : c’est pourquoi, comme une autre notion voisine et accessible au prix des mêmes efforts, la notion de l’essence de la vertu, elle demeurera toujours inaccessible au plus grand nombre. — Aussi les sages ancêtres du peuple hindou, si, dans les Védas dont la lecture est permise aux trois castes régénérées, dans leur doctrine ésotérique, ils l’ont exprimée directement, autant du moins que la pensée raisonnée et le langage en sont capables, et autant que le permet leur mode d’exposition imagé et rhapsodique ; en revanche, là où le peuple pénètre, dans la doctrine exotérique, ils ne l’ont laissée passer que sous forme de mythe. Nous en trouvons l’expression directe dans les Védas, ce fruit de la plus haute science et de la plus haute sagesse humaine, dont le noyau, les Oupanishads, nous est enfin parvenu, et demeure le plus riche présent que nous devions au siècle actuel. Les expressions en sont variées ; en voici une en particulier : devant l’œil du néophyte défile la série des êtres, vivants et sans vie, et sur chacun d’eux est prononcé le mot invariable, qu’on appelle pour ce motif la Formule, la Mahavakya : Tatoumes, ou plus correctement : Tat twam asi, c’est-à-dire : « Tu es ceci[2]. » — Quant au peuple, il s’agissait de faire pénétrer en lui cette grande vérité, autant que son esprit borné peut la recevoir ; pour cela, elle fut traduite dans la langue du principe de raison suffisante. Certes, en elle-même et par nature, cette langue se refuse à rendre complètement une telle vérité, car entre elles il y a contradiction absolue ; toutefois il fut possible d’en créer un succédané, mais sous forme de mythe. C’était assez pour fournir une règle de conduite ; car le mythe, tout en étant le produit d’un mode de connaissance fondé sur le principe de raison suffisante et par conséquent à jamais inconciliable avec cette vérité, arrive pourtant à enfermer dans une image la pensée morale qui en est le fond. Et c’est là tout le but, en général, des doctrines religieuses : elles ne font toutes que mettre sous une enveloppe mythique une vérité inaccessible à l’entendement vulgaire. Aussi, à ce point de vue, on pourrait, dans la langue de Kant, appeler le mythe en question un postulat de la raison pratique : seulement, à le prendre ainsi, il a le grand avantage de ne contenir aucun élément qui ne soit emprunté au domaine de la réalité visible ; si bien que toutes les idées qui y sont portent un vêtement imagé. C’est du mythe de la transmigration des âmes qu’il s’agit. Voici ce qu’il nous enseigne : « Toute souffrance que vous aurez infligée à d’autres êtres durant votre vie, vous devrez, dans une vie ultérieure, et en ce même monde, vous en purifier en la subissant à votre tour ; la loi est absolue : n’eussiez-vous fait que mettre à mort un animal, il faudra qu’à un moment de l’infinie durée, vous soyez un animal tout pareil et que vous subissiez la même mort. » Ce qu’il nous enseigne, c’est encore ceci : « Une vie méchante exige à sa suite une vie nouvelle, dans ce monde, sous la forme de quelque être malheureux et méprisé ; le mauvais renaîtra dans une caste inférieure : il sera femme, bête, paria, tschandala, lépreux, crocodile, etc. » Et toutes les misères dont le mythe nous menace ainsi, ce sont des misères que nous voyons dans le monde réel : ce sont celles qu’endurent des êtres qui ne savent comment ils les ont encourues ; comme enfer, celui-là lui suffit. En fait de récompense, d’autre part, le mythe nous promet une renaissance sous des formes plus parfaites, plus excellentes : celles de brahmane, de sage, de saint. Enfin la récompense suprême, celle qui est réservée aux héros et à l’être parfaitement résigné, à la femme, — oui, à la femme, — si, dans sept existences successives, elle a librement voulu mourir sur le bûcher de son époux, à l’homme dont la bouche toujours pure n’aura jamais laissé passer un mensonge, cette récompense, le mythe, réduit aux ressources de la langue de ce monde, ne peut l’exprimer que d’une manière négative ; il le fait sous la forme d’une promesse qui revient souvent : « Tu ne renaîtras plus. » Non assumes iterum existentiam apparentem (Tu ne reprendras pas l’existence phénoménale). Ou bien il emprunte l’expression des bouddhistes, qui n’admettent ni Véda ni castes : « Tu arriveras au Nirvana, là où tu ne trouveras plus ces quatre choses : la naissance, la vieillesse, la maladie, la mort. »

Jamais mythe ne s’est approché, jamais mythe ne s’approchera plus près de la vérité accessible à une petite élite, de la vérité philosophique, que n’a fait cette antique doctrine du plus noble et du plus vieux des peuples : antique et toujours vivante, car, si dégénérée qu’elle soit en bien des détails, elle domine toujours les croyances populaires, elle exerce toujours sur la vie une action marquée, aujourd’hui comme il y a des milliers d’années. C’est le nec plus ultra de la puissance d’expansion du mythe ; déjà Pythagore et Platon l’écoutaient émerveillés, ils l’empruntaient aux Hindous, aux Égyptiens peut-être ; ils le vénéraient, ils se l’appropriaient, et enfin, dans quelle mesure ? nous l’ignorons, ils y croyaient. — Aujourd’hui nous envoyons aux brahmanes des clergymen anglais ou des tisserands frères moraves, par compassion, pour leur porter une doctrine meilleure, pour leur apprendre qu’ils ont été faits de rien, et qu’ils doivent s’en trouver pénétrés de gratitude et de joie. Notre succès, d’ailleurs, est à peu près celui d’un homme qui tire à balle contre un roc. Nos religions ne prennent ni ne prendront racine dans l’Inde : la sagesse primitive de la race humaine ne se laissera pas détourner de son cours pour une aventure arrivée en Galilée. Non, mais la sagesse indienne refluera encore sur l’Europe, et transformera de fond en comble notre savoir et notre pensée.

  1. Ce fragment est tiré d’une tragédie perdue d’Euripide, intitulée Mélanippe ou la Captive. Il est classé sous le numéro 508 dans l’édition de Naucke (Teubner). — (Tr.)
  2. Oupnek’hat, vol. I, p. 60 et suiv.