Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre III/§ 48

Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 436).
§ 48. — De la peinture : peinture de genre ; peinture d’histoire ; stérilité de l’histoire judéo-chrétienne en sujets pittoresques ; la morale chrétienne, inspiration artistique incomparable. 
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§ 48.


Outre la beauté et la grâce, la peinture d’histoire a encore pour objet principal le caractère ; par là il faut entendre la représentation de la volonté à son plus haut degré d’objectité, je veux dire à ce degré où l’individu, comme manifestation d’un côté particulier de l’Idée de l’humanité, prend une signification particulière et révèle cette signification non par la simple forme, mais par toute espèce d’actions, par des modifications de la connaissance et du vouloir qui déterminent ou accompagnent les actions et se manifestent elles-mêmes dans la physionomie et dans le geste. Du moment que l’on veut représenter l’Idée de l’humanité d’une manière aussi détaillée, il faut nous montrer le développement de ses mille faces dans des individus pleins de signification ; ces individus eux-mêmes, pour que leur signification devienne intelligible, doivent être présentés dans des scènes, dans des événements et dans des actions complexes. Cette tâche immense, la peinture d’histoire s’en acquitte en nous mettant sous les yeux les scènes de la vie, quelle qu’en soit l’espèce, quelle qu’en soit la signification. Aucun individu, aucune action ne peut être sans signification ; dans tout individu et par toute action l’Idée de l’humanité se développe de plus en plus. Aussi n’y a-t-il aucun événement de la vie humaine que l’on doive exclure du domaine de la peinture. On est très injuste envers les grands peintres de l’école hollandaise ; chez eux on n’estime que l’habileté technique ; pour le reste, on les dédaigne, parce qu’ils ont le plus souvent représenté des objets tirés de la vie ordinaire et que l’on ne considère comme intéressants que les événements tirés de l’histoire ou de la Bible. L’on devrait avant tout se rappeler que la signification intérieure d’une action est complètement différente de la signification extérieure ; que souvent ces deux significations sont séparées l’une de l’autre. La signification extérieure consiste dans l’importance d’une action par rapport à ses suites pour et dans le monde réel ; elle dépend donc du principe de raison. La signification intérieure de cette même action consiste dans la profondeur des vues qu’elle nous ouvre sur l’Idée de l’humanité, lorsqu’elle met en lumière les faces moins explorées de cette Idée au moyen d’individualités nettement et fortement accentuées qu’elle place dans des circonstances convenables et auxquelles elle permet par là même de développer leurs propriétés. C’est seulement la signification intérieure qui a de la valeur en art : il appartient à l’histoire d’apprécier la signification extérieure. Toutes deux sont complètement indépendantes l’une de l’autre ; elles peuvent se présenter ensemble, mais elles peuvent aussi apparaître séparément. Une action de la plus haute importance historique peut être, au point de vue de sa signification intérieure, des plus banales et des plus vulgaires ; réciproquement, une scène de la vie journalière peut avoir une signification intérieure considérable, du moment qu’elle met en pleine et claire lumière les individus, l’activité humaine, le vouloir humain, surpris dans leurs replis les plus secrets. Deux actions peuvent aussi avoir, malgré la différence de leur signification extérieure, une signification intérieure tout à fait identique ; au point de vue de cette dernière, par exemple, il est fort indifférent que ce soient des ministres qui jouent le sort des pays et des peuples sur une carte de géographie, ou bien des paysans, attablés dans un cabaret, qui se disputent au jeu de cartes ou au jeu de dés ; il est également indifférent que ce soit avec, des figurines d’or ou de bois qu’on joue aux échecs. En outre, les scènes et les événements qui composent pour tant de millions d’hommes la trame de la vie, leurs faits et gestes, leurs misères et leurs joies, ont déjà, en cette qualité, assez d’importance pour être du domaine de l’art et pour lui fournir, grâce à leur riche complexité, la matière nécessaire à la représentation de l’Idée si complexe de l’humanité. L’instant lui-même, dans tout ce qu’il a de fugitif et de momentané, peut être fixé par l’art : c’est ce qu’on appelle aujourd’hui un tableau de genre ; cette représentation produit une émotion subtile et particulière : car, en fixant dans une image durable ce monde fugitif, cette succession éternelle d’événements isolés qui composent pour nous tout l’univers, l’art accomplit une œuvre qui, en élevant le particulier jusqu’à l’Idée de son espèce, semble réduire le temps lui-même à ne plus fuir. Disons enfin que les événements historiques, importants au point de vue extérieur, ont quelquefois un inconvénient au point de vue de la peinture : il arrive souvent que ce qu’il y a de significatif en eux ne peut être représenté d’une façon intuitive, mais doit au contraire être ajouté par la pensée.

À ce point de vue, il faut en général distinguer dans un tableau la signification nominale de la signification réelle : la première est tout extérieure, elle réside dans une pure notion que l’on veut bien ajouter ; la seconde consiste dans une face particulière de l’Idée de l’humanité qui devient par le moyen du tableau saisissable à l’intuition. Supposons, par exemple, que la signification extérieure soit : Moïse trouvé par une princesse égyptienne ; voilà une circonstance singulièrement importante pour l’histoire ; la signification réelle, au contraire, j’entends ce qui est effectivement offert à notre intuition, c’est un enfant, abandonné sur un berceau flottant, sauvé par une femme de haute naissance : voilà un fait qui a pu se produire assez souvent. C’est le costume seul qui dans ce cas peut renseigner un homme instruit sur l’événement précis dont il s’agit ; mais le costume n’a de valeur que pour la signification nominale ; pour la signification réelle, il n’en a aucune : car cette dernière n’a trait qu’à l’homme en tant qu’homme, et non point à ses déterminations contingentes. Les événements tirés de l’histoire n’offrent donc aucun avantage comparativement à ceux que l’on prend dans la simple possibilité et que par conséquent on ne peut désigner sous une dénomination individuelle, mais seulement sous une rubrique générale : car ce qu’il y a de vraiment significatif dans les premiers, ce n’est point la partie individuelle, ce n’est point la circonstance particulière considérée comme telle ; c’est au contraire ce qu’ils contiennent de général, c’est le côté de l’Idée de l’humanité qui s’exprime par eux. Cependant il ne faut point s’autoriser de cela pour proscrire les sujets historiques précis : leur valeur proprement artistique repose, pour le peintre comme pour le spectateur, non sur le fait individuel et particulier qui fait leur intérêt historique, mais sur la signification générale qui s’exprime par eux, sur leur Idée. Il convient aussi de ne choisir dans l’histoire, en fait de sujets, que ceux où la signification générale est effectivement exprimable et ne demande point à être ajoutée par la pensée, sans quoi la signification nominale est par trop différente de la signification réelle : ce que la pensée ajoute au tableau prend trop d’importance et nuit à ce que l’on perçoit par la vue. Même au théâtre, il ne convient pas que l’action principale se passe, comme dans la tragédie française, derrière la scène ; évidemment et à plus forte raison, c’est un défaut bien plus grave encore dans la peinture. Comment l’effet d’un sujet historique peut-il être franchement médiocre ? Il faut pour cela que, par la nature même du sujet, le peintre se trouve renfermé dans un cercle déterminé par des raisons étrangères à l’art, et que ce cercle soit pauvre en objets pittoresques ou intéressants ; c’est ce qui arrive par exemple à l’artiste qui se renferme dans l’histoire d’un petit peuple de rien du tout, isolé, bizarre, gouverné sacerdotalement, c’est-à-dire par la folie, parfaitement méprisé d’ailleurs de toutes les grandes nations de l’Orient et de l’Occident, ses contemporaines, je veux parler du peuple juif.

Puisqu’entre nous et les anciens l’invasion des barbares a mis une démarcation semblable à celle que les dernières révolutions hydrographiques ont mise entre la période géologique actuelle et celle dont les organismes ne sont plus pour nous que des fossiles, il est à déplorer que le peuple dont la culture devait servir de base générale à la nôtre ait été justement le peuple juif et non le peuple hindou, le peuple grec, tout au moins le peuple romain. Mais ce sont surtout les grands peintres de l’Italie, au quinzième et au seizième siècle, qui ont pâti de cette mauvaise étoile : dans le cercle étroit où ils étaient arbitrairement renfermés pour le choix des sujets, ils ont été obligés de s’arrêter à toute espèce d’événements insignifiants : en effet, pour la partie historique, le Nouveau Testament forme une matière encore plus ingrate que l’Ancien ; l’histoire des martyrs et des Pères, qui y fait suite, est un sujet singulièrement aride. Malgré tout, il est nécessaire de faire une distinction entre les tableaux qui traitent de la partie historique ou mythologique du judaïsme ou du christianisme et ceux qui révèlent à notre intuition l’esprit original, c’est-à-dire la morale du christianisme, sous la forme de personnages imbus de cet esprit. Ces derniers sont en réalité les plus hautes et les plus admirables créations de la peinture ; elles n’ont été réalisées que par les plus grands maîtres de cet art, particulièrement par Raphaël et par le Corrège, surtout par ce dernier dans ses premières œuvres. Une telle peinture ne peut vraiment point rentrer dans la peinture d’histoire : car elle ne représente le plus souvent aucun événement, aucune action ; ce ne sont la plupart du temps que de simples groupes où entrent les Saints et le Sauveur lui-même, celui-ci souvent encore dans l’enfance, accompagné de sa mère et des anges. Dans leurs physionomies et surtout dans leur regard, nous voyons l’expression et le reflet de la connaissance la plus parfaite, je veux dire de celle qui ne s’applique point aux choses particulières, mais qui conçoit d’une manière parfaite les Idées, c’est-à-dire toute l’essence du monde et de la vie ; cette connaissance réagit aussi sur leur volonté ; mais, à la différence de la connaissance vulgaire, bien loin de présenter des motifs à cette même volonté, elle répand sur le vouloir tout entier sa vertu apaisante, le quiétif ; de là vient cette résignation parfaite, qui est à la fois l’esprit intime du christianisme et de la sagesse hindoue ; de là procèdent le renoncement à tout désir, la conversion, la suppression de la volonté qui entraîne dans le même anéantissement le monde tout entier ; de là résulte, en un mot, le salut. Voilà les signes éternellement admirables par lesquels les maîtres de l’art ont exprimé dans leurs œuvres la suprême sagesse. C’est ici le dernier sommet de l’art : après avoir suivi la volonté dans son objectité adéquate, dans les Idées ; après avoir parcouru successivement tous les degrés où son être se développe, les degrés inférieurs, où elle obéit aux causes, ceux où elle cède aux excitations, ceux-où elle est si diversement agitée par les motifs, l’art, pour terminer, nous la montre qui se supprime elle-même librement, grâce à l’immense apaisement que lui procure la connaissance parfaite de son être[1].

  1. Ce passage ne peut être compris, si l’on ne connaît parfaitement le livre suivant.