Le Monastère/Chapitre VII

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 111-118).
CHAPITRE VII.


le retour du sacristain.


Fais disparaître le trouble qui est écrit dans ton cerveau ; nettoie ton sein impur de ce poids dangereux qui pèse sur ton cœur.
Shakspeare,Macbeth.


Saisi de froid et accablé de frayeur, le sacristain se présenta devant l’abbé Boniface, appuyé sur le bras charitable du meunier du couvent, les vêtements tout mouillés, et pouvant à peine articuler une syllabe.

Après avoir essayé plusieurs fois de parler, les premiers mots qu’il prononça furent ;

« Nageons gaiement, car la lune est brillante. »

« Nageons gaiement, » répéta l’abbé d’un air d’indignation ; c’est vraiment une gaie soirée que vous avez choisie pour nager, et une manière bien convenable de saluer votre supérieur.

— Notre frère est tout étourdi, dit Eustache ; parlez, frère Philippe : comment vous trouvez-vous ? »

« Boudoir, Kelpy ! bonne nuit, bonne chasse !


continua le sacristain en faisant un douloureux effort pour imiter le ton de son étrange compagne de voyage.

« Bonne pêche ! répéta l’abbé, encore plus surpris et plus mécontent ; » par Notre-Dame ! il a bu trop de vin, et vient en notre présence avec de joyeux refrains à la bouche. Si une diète au pain et à l’eau peut guérir cette folie…

— Pardon, vénérable père, dit le sous-prieur ; pour de l’eau, notre frère en a eu assez, je pense, et il me semble que le trouble peint dans ses yeux est plutôt produit par la terreur que par quelque action contraire à ses devoirs. Où l’avez-vous trouvé, Hob-Miller[1] ?

— Avec la permission de Votre Révérence, répondit le meunier, j’étais sorti pour fermer l’écluse du moulin… et, comme j’allais le faire, j’ai entendu quelque chose qui grognait près de moi ; je pensais que c’était un des pourceaux de Gilles Flescher, car, ne vous en déplaise, il ne ferme jamais sa porte ; je pris donc mon bâton et j’allais… que sainte Marie me pardonne !… frapper là où j’avais entendu le son, lorsque, grâces en soit rendues aux saints du paradis j’ai entendu un second gémissement absolument semblable à celui d’un homme vivant. En conséquence, j’ai appelé mes garçons, et j’ai trouvé le père sacristain étendu tout mouillé et sans connaissance au pied du mur de notre tour.. Aussitôt que nous l’eûmes fait un peu revenir à lui, il a demandé à être conduit devant Votre Révérence ; mais, ou je me trompe fort, ou son esprit n’a fait que battre la campagne pendant toute la route. Ce n’est que depuis un instant qu’il parle un peu plus raisonnablement.

— C’est bien, dit le frère Eustache ; tu as très-bien agi. Hob-Miller, maintenant tu peux t’en aller ; examine une autre fois avant de frapper dans l’obscurité.

— Oh ! je puis assurer Votre Révérence, dit le meunier, que ce sera pour moi un avertissement de ne jamais prendre un saint homme pour un pourceau, tant que je vivrai. » Et faisant une humble et profonde inclination, le meunier se retira.

« Maintenant que ce rustre est parti, père Philippe, dit Eustache, veux-tu dire à notre vénérable supérieur quel est ton mal ? Es-tu vino gravatus[2] ? dis-nous si cela est, nous allons te faire conduire à ta cellule ?

— C’est de l’eau, de l’eau, et non pas du vin ! marmotta le sacristain.

— Oh ! dit le moine, si c’est là ta maladie, il est possible que le vin te guérisse. » Et il lui en présenta une coupe, que le malade avala, au grand réconfort de son estomac.

« À présent, dit l’abbé, qu’on change ses vêtements, ou plutôt qu’on le transporte à l’infirmerie ; car ce serait une chose préjudiciable à notre santé, que d’écouter son récit pendant qu’il se tient là comme dans les vapeurs d’une gelée blanche.

— Je vais écouter moi-même le récit de ses aventures, dit Eustacbe, et j’en ferai le rapport à Votre Révérence. » À ces mots, il sortit et accompagna le sacristain jusqu’à sa cellule. Au bout d’une demi-heure il revint trouver l’abbé.

« Eh bien ? comment va le père Philippe ? demanda celui-ci ; et par quelle aventure se trouve-t-il dans un pareil état ?

— Il vient de Glendearg, mon révérend père, dit Eustache ; et quant au reste, il raconte une légende telle que rien de semblable n’a été entendu dans ce monastère depuis long-temps. » Alors il donna à l’abbé un aperçu des aventures du sacristain dans son retour ; il ajouta qu’à de certains moments on aurait pu croire que le sacristain avait perdu la raison, en le voyant à la fois chanter, rire et pleurer.

— Il nous paraît bien étonnant, dit l’abbé, qu’il ait été permis à Satan d’étendre sa main sur un frère de notre saint ordre.

— Cela est vrai ; mais pour chaque texte il y a une glose, et je suis très porté à soupçonner que si le plongeon du père Philippe est l’ouvrage du malin, ce n’a pas été tout à fait sans quelque faute de sa part.

— Comment ? dit le père abbé ; je ne puis croire que vous mettiez en doute que dans les anciens jours Satan ait eu la permission d’affliger les personnages saints et pieux, témoin le saint homme Job.

— À Dieu ne plaise que j’aie à cet égard le moindre doute, » dit le moine en faisant un signe de croix ; « mais lorsque je crois pouvoir donner une version moins miraculeuse de l’aventure du sacristain, je pense qu’il est prudent d’examiner, et de ne pas s’en rapporter entièrement à son propre récit. Or. Hob, le meunier, a une fille d’un caractère fort gai ; supposons, je dis seulement supposons, que notre sacristain l’ait rencontrée an passage du gué, revenant de chez son oncle qui demeure de l’autre côté du fleuve ; car elle y a été ce soir ; supposons que, par courtoisie, et pour lui éviter la peine d’ôter ses bas et ses souliers, le sacristain l’ait prise en croupe pour traverser. ; supposons enfin qu’il ait poussé la familiarité plus loin qu’il ne convenait à la jeune fille, et nous arriverons facilement à trouver que le bain en question est le résultat naturel de tout cela.

— Et il a fait toute cette histoire pour nous tromper ? » dit le supérieur rougissant de colère ; « mais nous examinerons et nous approfondirons cette affaire de la manière la plus sévère : ce n’est pas avec nous que le père Philippe doit espérer de faire passer le résultat de ses irrégularités pour des opérations de Satan. Que cette fille soit citée à comparaître demain devant nous : nous examinerons et nous punirons.

— Avec la permission de Votre Révérence, dit Eustache, ce serait montrer peu de politique. Au point où en sont les choses, les hérétiques profitent de tous les bruits qui tendent à répandre le scandale sur notre clergé. Si mes conjectures sont fondées, la fille du meunier gardera le silence par égard pour elle-même, et l’autorité de Votre Révérence peut également imposer silence à son père et au sacristain. Enfin, si ce dernier commet quelque nouvelle faute déshonorante pour notre ordre, alors on pourra le punir sévèrement ; mais secrètement, car que disent les décrétales ? facinora ostendi, dum puniantur, flagitia autem abscondi debent[3]. »

Une phrase latine, comme Eustache le remarquait souvent, avait beaucoup d’influence sur l’abbé, parce qu’il ne l’entendait pas très couramment, et qu’il n’aurait pas voulu avouer son ignorance. Après cela, ils se séparèrent pour la nuit.

Le lendemain, l’abbé Boniface fit subir au père Philippe un rude interrogatoire sur l’aventure désastreuse de la soirée précédente. Mais le sacristain se tint ferme à son histoire, sans varier aucunement dans les détails, bien que ses réponses eussent quelque chose d’incohérent, parce qu’il les entremêlait quelquefois des fragments de la chanson de l’étrange demoiselle. Ce chant avait fait une impression si profonde sur son imagination, qu’il ne pouvait s’empêcher de le répéter fréquemment pendant son interrogatoire. L’abbé eut pitié de la faiblesse involontaire du sacristain, faiblesse qui semblait tenir à quelque chose de surnaturel, et finit par croire que l’explication qu’en donnait le père Eustache était plus plausible que juste. Et dans le fait, quoique nous ayons raconté l’aventure comme elle existe dans le manuscrit, nous devons avouer qu’il y avait dans le couvent un schisme à ce sujet, et que plusieurs des frères prétendaient avoir de bonnes raisons pour penser que la fille du meunier, avec ses grands yeux noirs, était au bout du compte pour beaucoup dans cette affaire. De quelque manière qu’on l’interprétât, tout le monde s’accordait à dire que l’aventure était trop burlesque pour permettre de la divulguer hors de l’enceinte du couvent ; par conséquent il fut défendu au sacristain, sur son vœu d’obéissance, de jamais parler de son plongeon, défense à laquelle on peut facilement s’imaginer qu’il se soumit avec la plus grande joie, maintenant qu’il avait soulagé son cœur par le récit de son histoire.

L’attention du père Eustache avait été plus fortement excitée par le récit merveilleux du sacristain, que par la mention qu’il avait faite du livre de la lourde Glendearg. Un exemplaire de la sainte Écriture, traduite en langue vulgaire, avait pénétré jusque dans les propres domaines de l’Église, et avait été trouvé dans une des retraites les plus cachées et les plus solitaires de la juridiction de Sainte-Marie.

Il demanda vivement à voir le volume ; le sacristain se trouva hors d’état de le satisfaire, car il l’avait perdu, autant qu’il pouvait s’en souvenir, au moment où l’être surnaturel s’était séparé de lui. Le père Eustache se rendit lui-même à l’endroit indiqué, chercha tout autour, dans l’espoir de retrouver le volume, mais ce fut inutilement. Il revint près de l’abbé, et lui dit qu’il fallait que le livre fût tombé dans le fleuve ou dans le canal du moulin ; « car, dit-il, je ne saurais me persuader que la compagne chantante du père Philippe ait voulu emporter dans sa fuite un exemplaire de l’Écriture sainte.

— Comme c’est une traduction hérétique, dit l’abbé, on peut croire qu’elle est soumise au pouvoir de Satan.

— Oui, dit le père Eustache, c’est un véritable magasin d’artillerie où les hommes présomptueux et téméraires trouvent des armes pour combattre les opinions et les explications de la sainte Église sur le texte sacré. Mais quoique l’on en fasse un usage imprudent, toujours est-il certain que l’Écriture est la source de notre salut ; et il ne faut pas plus en regarder la lecture comme dangereuse, parce que ces hommes imprudents ont voulu la rendre trop facile par la traduction, qu’il ne faut regarder comme mortelle une médecine violente, parce que des médecins inhabiles en ont fait usage au préjudice de la santé de leurs malades. Avec la permission de Votre Révérence, je voudrais que cette affaire fût examinée d’une manière plus particulière. J’irai moi-même à la tour de Glendearg avant que peu d’heures se soient écoulées, et nous verrons si quelques spectres ou femme Blanche du désert voudra interrompre mon voyage ou mon retour. Votre Révérence veut-elle bien m’accorder sa permission et sa bénédiction ? » ajouta-t-il d’un ton qui semblait indiquer qu’il n’ajoutait un grand prix ni à l’une ni à l’autre.

« Tu as l’une et l’autre, mon frère, » dit l’abbé. Mais Eustache n’eut pas plutôt quitté l’appartement, que Boniface ne put s’empêcher d’exprimer au sacristain, qui n’était pas fâché de l’entendre, son désir sincère qu’un esprit noir, blanc et gris, donnât au sous-prieur une leçon propre à le guérir de la manie de se croire plus sage à lui seul que la communauté entière.

« Je ne lui en souhaite pas davantage, dit le sacristain, que de nager gaiement dans le fleuve avec un esprit derrière lui, au milieu des oiseaux de nuit et des anguilles vaseuses du Kelpy, attendant le moment d’en faire leur proie :

« Nageons gaiement, car la lune est brillante,
« Et ses rayons dansent au sein des flots. »

— Frère Philippe, dit l’abbé, nous t’exhortons à réciter tes prières ; calme-toi, et bannis de ton esprit cette folle musique, ce n’est qu’une illusion du démon.

— J’essaierai, mon révérend père, mais l’air de cette chanson me tient à la mémoire comme un grateron aux habits d’un mendiant. Il se mêle au chant du psautier ; les cloches même du couvent semblent répéter les paroles et en carillonner les notes ; et si vous me mettiez à mort à cette heure, je crois réellement que je le répéterais en expirant… Allons, nageons gaiement ! C’est véritablement un sort jeté sur moi. »

Et il se mit de nouveau à fredonner :

« Bonsoir Kelpy ! bonne nuit, bonne chasse ! »

Puis, se contraignant, quoique avec difficulté, il s’écria : Ce n’est que trop certain… je suis un prêtre perdu ! Nageons gaiement ! Je le chanterai même à la messe. Malheureux que je suis ! je le chanterai tout le reste de ma vie, et ne pourrai jamais chanter un autre air. »

Le bon abbé répliqua qu’il connaissait plus d’un brave homme qui était dans le même cas, et termina sa remarque par un ho ! ho ! ho ! car Sa Révérence, comme le lecteur a déjà eu l’occasion de s’en apercevoir, était un de ces esprits un peu lourds qui aiment la plaisanterie inoffensive.

Le sacristain, parfaitement au courant du caractère de son supérieur, essaya de rire avec lui ; mais sa malheureuse chanson vint encore à frapper son imagination, et interrompit son écho.

« Par la sainte Croix, frère Philippe, dit l’abbé extrêmement agité, vous devenez tout à fait insupportable, et je suis convaincu qu’un pareil sort ne pourrait long-temps conserver de pouvoir sur un homme qui a de la religion, et qui habite une sainte maison, s’il n’était en état de péché mortel. C’est pourquoi, récitez les sept psaumes de la pénitence, faites un fréquent usage de la discipline et de la haire, abstenez-vous pendant trois jours de toute nourriture, sauf de pain et d’eau. Je vous confesserai moi-même, et nous verrons s’il est possible de chasser ce démon chantant qui vous possède ; je crois du moins que le père Eustache ne pourrait imaginer un meilleur exorcisme. »

Le sacristain poussa un profond soupir ; mais il savait que toute objection était inutile. Il retourna dans sa cellule pour essayer jusqu’à quel point la psalmodie serait efficace pour faire oublier le chant de la sirène qui lui avait causé une si vive impression.

Pendant ce temps, le père Eustache s’acheminait vers le pont-levis pour se rendre au vallon solitaire de Glendearg. Dans une conversation avec le gardien bourru, il eut l’adresse de le rendre un peu plus traitable sur la contestation entre lui et le couvent. Il lui rappela que son père avait été vassal de la communauté, que son frère n’avait point d’enfants, qu’après la mort de celui-ci les biens reviendraient à l’Église, et qu’ils pourraient alors être concédés, soit au gardien lui-même, soit à quelque autre personne plus favorisé par l’abbé, selon l’état des choses à cette époque. Le sous-prieur lui fit entendre encore qu’il fallait s’unir d’intérêts avec le monastère. Pendant quelques instants, il écouta avec patience les réponses grossières et injurieuses du gardien ; mais à force de lui tenir devant les yeux ses propres avantages, il eut la satisfaction de voir que Pierre s’adoucit peu à peu, et consentit à laisser passer franc de péage, jusqu’à la Pentecôte suivante, tout pèlerin qui voyagerait à pied ; ceux qui voyageraient à cheval ou autrement devaient encore se soumettre au droit ordinaire. Ayant ainsi arrangé une affaire à laquelle le bien-être du couvent était grandement intéressé, le père Eustache continua son voyage.



  1. Ou meunier Hob, miller signifiant meunier. a. m.
  2. Pris de vin. a. m.
  3. Les crimes, qu’on les publie et qu’on punisse ; les fredaines, qu’on les cache. a. m.