Traduction par Léon de Wailly.
H.-L. Dolloye, éditeur (Tome 2p. 36-61).


CHAPITRE VII.


Ah ! qu’ils sont obscurs ces immenses royaumes et ces lugubres déserts, où il ne règne que le silence et la nuit, la sombre nuit, sombre comme était le chaos avant que le globe du soleil fût créé, ou qu’il essayât ses rayons naissants au travers des ténèbres profondes ! La torche languissante qui luit sous les voûtes basses et brumeuses, tapissées d’humides moisissures et de traînées visqueuses, y sème un surcroît d’horreur, et ne sert qu’à rendre la nuit plus pénible !
Blair.
Séparateur


Ambrosio revint au couvent sans avoir été découvert, et l’esprit plein des plus séduisantes images. Il s’aveuglait obstinément sur le danger de s’exposer aux charmes d’Antonia : il ne songeait qu’au plaisir qu’il avait eu à se trouver avec elle, et se réjouissait à l’idée de jouir encore de ce plaisir. Il ne manqua pas de profiter de l’indisposition de la mère pour voir la fille tous les jours. D’abord il borna ses vœux à inspirer de l’amitié à Antonia ; mais il ne fut pas plus tôt convaincu qu’elle éprouvait ce sentiment dans toute son étendue, que son but devint plus décidé, et que ses attentions prirent une couleur plus vive. L’innocente familiarité dont elle usait avec lui encourageait ses désirs. Avec le temps, la pudique jeune fille ne lui inspira plus la même crainte respectueuse : il admirait toujours sa modestie, mais il n’en était que plus impatient de la priver de cette qualité qui formait son principal charme. La chaleur de la passion et la pénétration naturelle dont il était abondamment pourvu pour son propre malheur et pour celui d’Antonia, suppléèrent à son ignorance des artifices de la séduction. Il discerna aisément les émotions favorables à ses desseins, et saisit avidement tous les moyens de verser la corruption dans le cœur d’Antonia. Ceci ne fut pas chose facile. Une extrême ingénuité empêchait qu’elle n’aperçût le but auquel tendaient les insinuations du moine ; mais les principes excellents qu’elle devait aux soins d’Elvire, la justesse et la solidité de son jugement, et un sentiment inné du devoir, lui faisaient comprendre que les maximes du prieur n’étaient pas irréprochables. Souvent, d’un simple mot elle renversait tout l’amas de ses sophismes, et lui faisait sentir comme ils sont faibles devant la vertu et la vérité. Alors, il se réfugiait dans son éloquence ; il l’écrasait d’un torrent de paradoxes philosophiques, que, faute de les comprendre, elle ne pouvait réfuter ; et de la sorte, s’il ne la convainquait pas de la justesse de ses raisonnements, du moins il l’empêchait d’en découvrir la fausseté. Il remarqua qu’elle avait de jour en jour plus de déférence pour son jugement, et il ne douta pas qu’avec le temps il ne l’amenât au point désiré.

Il ne se dissimulait pas que ses tentatives étaient criminelles ; il voyait clairement la bassesse qu’il y avait à séduire cette fille innocente ; mais sa passion était trop violente pour lui permettre d’abandonner son dessein. Il résolut de le poursuivre, quelles qu’en pussent être les conséquences. Il espérait surprendre Antonia dans un moment d’oubli, et ne voyant aucun homme admis chez elle, n’entendant ni elle ni Elvire en nommer aucun, il croyait ce jeune cœur encore libre. Tandis qu’il attendait l’occasion de satisfaire son impardonnable convoitise, chaque jour augmentait sa froideur pour Mathilde ; la conscience de ses torts envers elle n’y contribuait pas peu : les lui cacher, pour cela il n’était pas assez maître de lui ; mais il craignait que, dans un transport de rage jalouse, elle ne trahît le secret d’où dépendaient sa réputation et même sa vie. Mathilde ne pouvait pas ne pas remarquer tant d’indifférence : il sentait qu’elle la remarquait, et, redoutant ses reproches, il l’évitait soigneusement ; cependant, lorsqu’il ne pouvait l’éviter, sa douceur aurait dû le convaincre qu’il n’avait rien à craindre de son ressentiment. Elle avait repris le rôle du paisible et intéressant Rosario : elle ne le taxait point d’ingratitude ; mais ses yeux se remplissaient involontairement de larmes, et la douce mélancolie de sa physionomie et de sa voix proférait des plaintes bien plus touchantes qu’aucune parole n’aurait pu faire. Ambrosio n’était pas insensible à cette douleur ; mais, incapable d’en écarter la cause, il s’abstenait de montrer qu’elle l’affectât. Convaincu par la conduite de Mathilde qu’il n’avait pas de vengeance à craindre, il continua de la négliger, et d’éviter sa société. Celle-ci voyait qu’elle essayait vainement de le ramener ; mais elle comprimait les élans du ressentiment, et continuait de son côté à traiter son infidèle amant avec la même tendresse qu’autrefois.

Peu à peu Elvire reprenait des forces ; elle n’était plus tourmentée de convulsions, et Antonia cessait de trembler pour sa mère. Ambrosio vit cette guérison avec déplaisir. Il comprit qu’Elvire, connaissant le monde, ne serait pas la dupe de sa sainteté apparente, et qu’elle pénétrerait aisément ses vues. Il résolut donc, avant que la mère ne quittât la chambre, d’essayer l’étendue de son influence sur la fille.

Un soir qu’il avait trouvé Elvire presqu’entièrement rétablie, il se retira de meilleure heure qu’à l’ordinaire. Ne voyant point Antonia dans la chambre qui servait d’entrée, il osa la chercher jusque dans la sienne. Cette pièce n’était séparée de celle de sa mère que par un cabinet où couchait généralement Flora, la femme de chambre. Antonia était assise sur un sofa, le dos tourné vers la porte, et lisait attentivement ; elle ne remarqua son approche que lorsqu’il fut assis près d’elle. Elle tressaillit, et l’accueillit d’un air satisfait ; puis se levant, elle voulut le mener au salon ; mais Ambrosio, lui prenant la main, l’obligea, avec une douce violence, de se remettre à sa place. Elle y consentit sans difficulté : elle ne savait pas qu’il y eût plus d’inconvenance à causer avec lui dans une pièce que dans une autre ; elle croyait être également sûre et de ses principes et de ceux du prieur, et, s’étant rassise sur le sofa, elle commença à jaser avec son aisance et sa vivacité habituelles.

Il examina le livre qu’elle avait lu et posé sur la table : c’était la Bible.

« Comment ! » se dit-il, » elle lit la Bible et elle est encore si innocente ! »

Mais, après un plus ample examen, il reconnut qu’Elvire avait fait exactement la même réflexion. Cette mère prudente, tout en admirant les beautés des saintes Écritures, était convaincue que, si l’on n’en retranchait rien, c’était la lecture la moins convenable qu’on pût permettre à une jeune personne. Nombre de récits n’y tendent qu’à exciter des idées qui sont fort déplacées dans le cœur d’une femme : chaque chose est appelée simplement et crûment par son nom, et les annales d’un mauvais lieu ne fourniraient pas un plus grand choix d’expressions indécentes. Voilà pourtant le livre dont on recommande l’étude aux jeunes femmes, qu’on met dans la main des enfants, hors d’état d’y comprendre guère plus que ces passages qu’ils feraient mieux d’ignorer ; le livre qui trop souvent enseigne les premières leçons du vice, et donne l’alarme aux passions encore endormies. Elvire en était si persuadée, qu’elle aurait préféré mettre aux mains de sa fille Amadis de Gaule, ou le vaillant champion Tyran-le-Blanc ; et qu’elle l’aurait autorisée plutôt à étudier les exploits licencieux de don Galaor, ou les plaisanteries lascives de Damsel plazer di mi vida. Elle avait donc pris deux résolutions au sujet de la Bible : la première était qu’Antonia ne la lirait que lorsqu’elle serait d’âge à en sentir les beautés et à en apprécier la morale ; la seconde fut de la copier de sa propre main et d’en changer ou supprimer tous les passages inconvenants. Elle avait exécuté ce projet, et telle était la Bible d’Antonia : celle-ci ne l’avait que depuis fort peu de temps, et la lisait avec une avidité, avec un plaisir, inexprimables. Ambrosio s’aperçut de sa méprise, et remit le livre sur la table.

Antonia parla de la santé de sa mère avec toute la joie enthousiaste d’un jeune cœur.

« J’admire votre tendresse filiale, » dit le prieur ; « elle prouve la sensibilité de votre excellent caractère ; elle promet un trésor à celui que le ciel destine à obtenir votre affection. Le cœur qui est si susceptible d’attachement pour une mère, que ne sentira-t-il pas pour un amant ? et peut-être même que ne sent-il pas déjà ? Dites-moi, ma charmante fille, savez-vous ce que c’est que d’aimer ? Répondez-moi avec sincérité : oubliez mon habit, et ne voyez en moi qu’un ami ! »

« Ce que c’est que d’aimer ? » dit-elle, en répétant la question. « Oh ! oui, sans doute ; j’ai aimé beaucoup, beaucoup de gens. »

« Ce n’est pas là ce que j’entends. L’amour dont je parle ne peut être éprouvé que pour une seule personne. N’avez-vous jamais vu d’homme que vous auriez désiré pour mari ? »

« Non, vraiment ! »

Ce n’était pas la vérité, mais elle mentait sans le savoir : elle ne connaissait pas la nature de ses sentiments pour Lorenzo ; et ne l’ayant pas vu depuis la première visite qu’il avait rendue à sa mère, chaque jour affaiblissait l’impression qu’il lui avait faite : d’ailleurs, elle ne pensait à un mari qu’avec l’effroi d’une vierge, et elle n’hésita pas à répondre négativement à la demande du moine.

« Et n’avez-vous pas grande envie de voir cet homme, Antonia ? ne sentez-vous point dans votre cœur un vide que vous voudriez remplir ? ne soupirez-vous point de l’absence de quelqu’un qui vous est cher, sans pourtant savoir qui c’est ? ne remarquez-vous pas que ce qui vous plaisait autrefois n’a plus de charmes pour vous ? que des milliers de nouveaux désirs, de nouvelles idées, de sensations nouvelles, sont nés dans votre sein, et que vous les éprouvez sans pouvoir les décrire ? ou bien, lorsque vous enflammez chaque cœur, est-il possible que le vôtre reste insensible et froid ? Cela ne peut être ! cet œil humide, cette joue vermeille, cette ravissante mélancolie voluptueuse qui se répand parfois sur vos traits — tous ces signes démentent vos paroles : vous aimez, Antonia ; en vain vous voulez me le cacher. »

« Mon père, vous m’étonnez ! quel est cet amour dont vous parlez ? je n’en connais pas la nature, et, si je l’éprouvais, pourquoi le cacherais-je ? »

« N’avez-vous jamais, Antonia, rencontré d’homme qu’il vous semblait avoir longtemps cherché, quoique vous ne l’eussiez jamais vu auparavant ? un étranger dont la figure était familière à vos yeux ? dont la voix vous calmait, vous plaisait, vous pénétrait au fond de l’âme ? dont la présence était un bonheur et l’absence un chagrin ? avec qui votre cœur avait l’air de s’épanouir, et dans le sein duquel, avec une confiance sans réserve, vous épanchiez les soucis du vôtre ? N’avez-vous pas éprouvé tout cela, Antonia ? »

« Certainement : je l’ai éprouvé la première fois que je vous ai vu. »

« Moi, Antonia ? » s’écria-t-il, les yeux étincelants de joie et d’impatience, et lui saisissant la main qu’il pressa avec transport sur ses lèvres. « Moi, Antonia ? vous avez éprouvé ces sentiments pour moi ? »

« Et même plus vifs que vous ne les avez décrits. Du premier instant où je vous ai vu, je me suis sentie si charmée, si intéressée ! j’attendais avec tant d’anxiété le son de votre voix ! et quand je l’entendis, elle me parut si douce ! elle me parlait un langage jusqu’alors si inconnu ! il me semblait qu’elle me disait une foule de choses que je désirais d’entendre ! Il me semblait que j’étais connue de vous depuis longtemps, que j’avais droit à votre amitié, à vos avis, à votre protection ; j’ai pleuré quand vous êtes parti, et j’ai soupiré après le jour qui devait vous rendre à ma vue. »

« Antonia ! ma charmante Antonia ! » s’écria le moine, et il la pressa contre son sein. « Puis-je en croire mes sens ? Répétez-le-moi, ma chère fille ! redites-moi que vous m’aimez, que vous m’aimez sincèrement et tendrement ! »

« Oui, en vérité : excepté ma mère, personne au monde ne m’est plus cher que vous. »

À cet aveu ingénu, Ambrosio ne se posséda plus : éperdu de désirs, il la serra dans ses bras, toute rouge et toute tremblante. Antonia sentit deux lèvres avides se coller sur les siennes, et aspirer sa pure et délicieuse haleine, une main hardie violer les trésors de son sein, et le moine enfermé dans ses membres délicats et faiblissants. Surprise, alarmée et confuse d’une telle action, la stupeur lui ôta d’abord toute possibilité de résistance. Enfin, se remettant, elle essaya d’échapper aux embrassements du moine.

« Mon père ! — Ambrosio ! » cria-t-elle ; « laissez-moi, pour l’amour de Dieu ! »

Mais le moine licencieux ne tint pas compte de ses prières : il persista dans son dessein, et se mit en devoir de prendre encore de plus grandes libertés. Antonia priait, pleurait et se débattait : épouvantée à l’excès, bien que sans savoir de quoi, elle employa tout ce qu’elle avait de force à le repousser, et elle était sur le point de crier au secours, lorsque soudain la porte s’ouvrit. Ambrosio eut juste assez de présence d’esprit pour s’apercevoir du danger. Il quitta à regret sa proie, et se releva précipitamment du sofa. Antonia poussa une exclamation de joie, vola vers la porte et se trouva dans les bras de sa mère.

Alarmée de quelques discours du prieur qu’Antonia avait innocemment répétés, Elvire avait résolu de vérifier ses soupçons. Elle avait vu assez le monde pour ne pas se laisser imposer par la réputation de vertu du moine ; elle se souvenait de certaines circonstances, peu importantes en elles-mêmes, mais qui, réunies, semblaient autoriser ses craintes. Ces visites fréquentes, bornées, autant qu’elle pouvait voir, à leur seule famille ; l’émotion qu’il laissait paraître dès qu’elle parlait d’Antonia ; la pensée qu’il était dans toute la force et dans toute l’ardeur de l’âge ; et, par-dessus tout, cette pernicieuse philosophie révélée par sa fille, et qui était si peu d’accord avec le langage qu’il tenait en sa présence ; toutes ces circonstances lui inspiraient des doutes sur la pureté de l’amitié d’Ambrosio. En conséquence, elle avait résolu de tâcher de le surprendre la première fois qu’il serait seul avec Antonia : son plan venait de réussir. Il est vrai que lorsqu’elle entra dans la chambre, il avait déjà abandonné sa proie ; mais le désordre d’Antonia et la honte empreinte sur le visage du moine suffisaient pour prouver à Elvire que ses soupçons n’étaient que trop fondés. Cependant elle était trop prudente pour les laisser voir ; elle jugea que ce ne serait pas chose facile que de démasquer l’imposteur : le public était trop prévenu en sa faveur ; et elle-même ayant peu d’amis, elle crut dangereux de se faire un ennemi si puissant. Elle feignit donc de ne point remarquer combien il était agité ; elle s’assit tranquillement sur le sofa, donna une raison quelconque pour avoir quitté inopinément sa chambre, et causa de divers sujets avec un air d’aisance et de sécurité.

Rassuré par cette conduite, le moine commença à se remettre. Il s’efforça de répondre à Elvire sans paraître embarrassé : mais il était encore trop novice dans l’art de la dissimulation, et il sentit qu’il devait avoir l’air gauche et confus ; il abrégea donc l’entretien et se leva pour partir. Mais quel fut son déplaisir lorsqu’en prenant congé, Elvire lui dit en termes polis qu’étant à présent tout à fait guérie, elle croirait commettre une injustice si elle privait de le voir d’autres personnes qui pourraient en avoir plus besoin qu’elle ! Elle l’assura qu’elle lui garderait une reconnaissance éternelle des avantages qu’elle avait retirés de sa société et de ses exhortations pendant qu’elle était malade, et elle regretta que leurs affaires domestiques et la multiplicité des occupations dont lui-même dans sa position il devait nécessairement être accablé, les privassent dorénavant du plaisir de ses visites. Quoique donné du ton le plus doux, l’avis était trop clair pour qu’on pût s’y méprendre. Cependant Ambrosio se préparait à faire une objection, lorsqu’un regard expressif d’Elvire l’arrêta court. Il n’osa pas insister pour être reçu, car ce regard lui démontrait qu’il était découvert ; il se soumit donc sans répliquer, se hâta de prendre congé, et se retira au couvent, le cœur rempli de rage et de honte, d’amertume et de désappointement.

Antonia se sentit l’esprit soulagé par le départ du prieur ; cependant elle ne put s’empêcher d’être affligée de ce qu’elle ne devait plus le revoir. Elvire en eut aussi un chagrin secret ; elle avait eu trop de plaisir à le croire leur ami pour ne pas regretter d’être forcée de changer d’opinion. Mais elle était trop habituée à la fausseté des amitiés du monde pour se préoccuper longtemps de ce regret. Elle essaya de faire comprendre à sa fille le danger qu’elle avait couru ; mais le sujet demandait à être traité avec précaution, de peur qu’en écartant le bandeau de l’ignorance, le voile de l’innocence ne fût déchiré. Tout ce qu’elle fit donc, ce fut d’avertir Antonia d’être sur ses gardes, et de lui ordonner, dans le cas où le prieur persisterait à venir, de ne jamais le recevoir seule : injonction à laquelle Antonia promit de se conformer.

De retour dans sa cellule, Ambrosio en ferma la porte après lui, et se jeta désespéré sur son lit. Aiguillonné de désirs, en proie au désappointement, honteux d’avoir été découvert, et craignant d’être publiquement démasqué, son sein était le théâtre de la plus horrible confusion ; il ne savait quel parti prendre. Privé de la présence d’Antonia, il n’avait plus d’espoir de satisfaire cette passion qui maintenant faisait partie de son existence ; il songeai, que son secret était au pouvoir d’une femme ; il tremblait d’effroi à la vue du précipice ouvert devant lui, et de colère en pensant que, sans Elvire, il aurait possédé l’objet de ses désirs. Avec les plus terribles imprécations, il fit vœu de se venger d’elle : il jura d’avoir Antonia, quoi qu’il en dût coûter. S’élançant de son lit, il parcourut la chambre à pas désordonnés, hurla avec une fureur impuissante, se heurta violemment contre les murs, et se livra à tous les transports de la rage et de la démence.

Il était encore sous l’influence du déchaînement de ses passions, lorsqu’on heurta un léger coup à la porte de sa cellule. Sa voix avait dû être entendue : il n’osa pas refuser d’admettre l’importun. Il tâcha de se remettre et de cacher son agitation : y ayant un peu réussi, il tira le verrou ; la porte s’ouvrit, et Mathilde parut.

C’était précisément la personne qu’il aurait le plus désiré de ne pas voir ; il n’était pas assez maître de lui pour dissimuler son mécontentement : il recula et fronça le sourcil.

« Je suis occupé, » s’empressa-t-il de dire d’un ton dur ; « laissez-moi. »

Mathilde n’en tint pas compte ; elle referma la porte, et s’avança vers lui d’un air doux et suppliant.

« Pardonnez-moi, Ambrosio, » dit-elle ; « dans votre intérêt même je ne dois pas vous obéir. Ne craignez aucune plainte de moi ; je ne viens pas vous reprocher votre ingratitude ; et puisque votre amour ne peut plus m’appartenir, je vous demande la seconde place, celle de confidente et d’amie. Nous ne pouvons pas forcer nos inclinations : le peu de beauté que vous m’avez trouvée s’est évanouie avec la nouveauté ; et si elle ne peut plus exciter vos désirs, c’est ma faute et non la vôtre. Mais pourquoi persister à m’éviter ? pourquoi tant d’anxiété à fuir ma présence ? Vous avez des chagrins, et vous ne me permettez pas de les partager ; vous avez des contrariétés, et vous n’acceptez pas mes consolations ; vous avez des désirs, et vous m’empêchez de seconder vos desseins : c’est de cela que je me plains, et non de votre indifférence. J’ai renoncé aux droits de maîtresse ; mais rien ne me fera renoncer à ceux d’amie. »

« Généreuse Mathilde ! « répliqua-t-il en lui prenant la main, « combien vous vous élevez au-dessus des faiblesses de votre sexe ! Oui, j’accepte votre offre : j’ai besoin d’un conseiller, d’un confident ; j’en trouve toutes les qualités réunies en vous : mais seconder mes desseins — ah ! Mathilde ! ce n’est point en votre pouvoir ! »

« Ce n’est au pouvoir d’aucun autre que de moi, Ambrosio ; votre secret n’en est pas un por moi : j’ai observé d’un œil attentif chacun de vos pas, chacune de vos actions ; vous aimez. »

« Mathilde ! »

« Pourquoi me le cacher ? Ne craignez pas la jalousie mesquine où s’abaissent la plupart des femmes : mon âme dédaigne une si méprisable passion. Vous aimez, Ambrosio ; Antonia Dalfa est l’objet de votre flamme : je connais chaque détail de votre passion, chaque conversation m’a été répétée ; je suis instruite de votre tentative sur la personne d’Antonia, de votre désappointement et de votre renvoi de la maison d’Elvire. Vous désespérez maintenant de posséder votre maîtresse ; mais je viens raviver vos espérances, et vous indiquer le chemin du succès. »

« Du succès ? Oh ! impossible ! »

« À ceux qui osent, rien n’est impossible. Comptez sur moi, et vous pouvez encore être heureux. Le moment est venu, Ambrosio, où l’intérêt de votre bonheur et de votre tranquillité me force à vous révéler une partie de mon histoire, que vous ignorez encore. Écoutez, et ne m’interrompez pas. Si ma confession vous révolte, rappelez-vous qu’en la faisant, mon seul but est de satisfaire vos vœux, et de rendre à votre cœur la paix qu’il a perdue. Je vous ai déjà dit que mon tuteur était un homme d’un savoir peu commun ; il prit la peine de m’initier à ce savoir dès l’enfance. Parmi les sciences diverses que la curiosité l’avait induit à explorer, il n’avait pas négligé celle qui est regardée par la plupart des gens comme impie, et par beaucoup d’autres comme chimérique : je parle des arts relatifs au monde des esprits. Ses profondes recherches des causes et des effets, son infatigable application à l’étude de la philosophie naturelle, sa connaissance profonde et illimitée des propriétés et vertus de chaque pierre précieuse qui enrichit l’abîme, de chaque herbe que la terre produit, lui procura enfin la récompense qu’il avait si longtemps, si ardemment recherchée. Sa curiosité fut pleinement satisfaite, le but de son ambition entièrement atteint ; il dictait la loi aux éléments ; il pouvait renverser l’ordre de la nature ; ses yeux lisaient les décrets de l’avenir, et les esprits infernaux étaient dociles à sa voix. Pourquoi reculer loin de moi ? je comprends ce regard scrutateur : vos soupçons sont vrais, quoique vos terreurs ne soient pas fondées. Mon tuteur ne m’a pas caché la plus précieuse de ses découvertes ; cependant, si je ne vous avais pas vu, je n’aurais jamais fait usage de mon pouvoir. Comme vous, je frémissais à la pensée de la magie ; comme vous, je me formais une idée terrible du danger d’évoquer un démon. Pour sauver cette vie dont votre amour m’avait enseigné le prix, j’ai eu recours aux moyens que je tremblais d’employer. Vous rappelez-vous cette nuit que j’ai passée dans les caveaux de Sainte-Claire ? C’est alors qu’environnée de corps en dissolution, j’osai accomplir ces rites mystérieux qui appelèrent à mon aide un ange déchu. Jugez quelle dut être ma joie quand je découvris que mes terreurs étaient imaginaires ; je vis le démon obéir à mes ordres ; je le vis trembler devant moi, et je reconnus qu’au lieu de vendre mon âme à un maître, mon courage m’avait acheté un esclave. »

« Téméraire Mathilde ! qu’avez-vous fait ? Vous vous êtes condamnée à la perdition éternelle ; vous avez troqué contre un pouvoir momentané l’éternel bonheur. Si c’est de la magie que dépend la satisfaction de mes désirs, je renonce absolument à votre aide ; les conséquences en sont trop horribles. J’adore Antonia, mais je ne suis point assez aveuglé par mes sens pour sacrifier à sa possession mon existence dans ce monde et dans l’autre. »

« Ridicules préjugés ! Oh ! rougissez, Ambrosio, rougissez d’être assujetti à leur empire. Où est le risque d’accepter mes offres ? quel motif aurais-je de vous donner ce conseil, si ce n’était le désir de vous rendre au bonheur et au repos ? S’il existe du danger, il tombera sur moi ; c’est moi qui invoquerai le ministère des esprits : à moi seule sera le crime, et à vous le profit ; mais il n’y a nul danger. L’ennemi du genre humain est mon esclave, et non mon souverain. N’y a-t-il aucune différence entre donner et recevoir des lois, entre servir et commander ? Éveillez-vous de vos rêves frivoles, Ambrosio ! rejetez loin de vous ces terreurs si peu faites pour une âme telle que la vôtre ; laissez-les au commun des hommes, et osez être heureux ! Accompagnez-moi cette nuit aux caveaux de Sainte-Claire ; soyez-y témoin de mes enchantements, et Antonia est à vous. »

« L’obtenir par de tels moyens ! je ne le puis ni ne le veux. Cessez donc de vouloir me persuader, car je n’ose employer le ministère de l’enfer. »

« Vous n’osez ? comme vous m’avez trompée ! Cet esprit que j’estimais si grand, si courageux, se montre infirme, puéril et rampant, — esclave des erreurs du vulgaire, et plus faible que celui d’une femme. »

« Quoi ! connaissant le danger, m’exposerai-je volontairement aux artifices du séducteur ? renoncerai-je à tout espoir de salut ? mes yeux rechercheront-ils un spectacle qui, je le sais, doit les aveugler ? Non, non, Mathilde, je ne ferai point alliance avec l’ennemi de Dieu. »

« Êtes-vous donc l’ami de Dieu en ce moment ? n’avez-vous pas rompu vos engagements avec lui, renoncé à son service ? ne vous êtes-vous pas abandonné à l’entraînement de vos passions ? ne complotez-vous pas la perte de l’innocence, la ruine d’une créature qu’il a formée sur le modèle des anges ? Quelle aide invoquerez-vous, si ce n’est celle des démons, pour accomplir ce louable dessein ? Les séraphins le protégeront-ils ? conduiront-ils Antonia dans vos bras ? leur ministère sanctionnera-t-il vos plaisirs illicites ? Ô absurdité ! Mais je ne m’abuse pas, Ambrosio ! ce n’est pas la vertu qui vous fait rejeter mon offre ; vous voudriez l’accepter, mais vous n’osez pas ; ce n’est pas le crime qui retient votre bras, c’est le châtiment ; ce n’est pas le respect de Dieu qui vous arrête, c’est l’effroi de sa vengeance ! vous voudriez bien l’offenser en secret, mais vous tremblez de vous déclarer son ennemi. Honte à l’âme pusillanime qui n’a pas le courage d’être ami sûr ou ennemi déclaré ! »

« Envisager le crime avec horreur, Mathilde, est en soi-même un mérite : sous ce rapport, je me fais gloire de m’avouer pusillanime. Quoique mes passions m’aient fait manquer à ses lois, je sens toujours dans mon cœur l’amour inné de la vertu. Mais il vous convient mal de m’accuser de parjure, vous qui, la première, m’avez fait violer mes vœux, vous qui, la première, avez éveillé mes vices endormis, m’avez fait sentir le poids des chaînes de la religion, et m’avez convaincu que le crime avait ses plaisirs. Mais si mes principes ont cédé à la force de mon tempérament, il me reste suffisamment de grâce pour frémir à l’idée de la sorcellerie, et pour éviter un forfait si monstrueux, si impardonnable ? »

« Impardonnable, dites-vous ? Que signifie donc votre éloge continuel de la miséricorde infinie du Tout-Puissant ? a-t-il donc mis récemment des bornes ? ne reçoit-il plus le pécheur avec joie ? Vous lui faites injure, Ambrosio. Vous aurez toujours, vous, le temps de vous repentir, et lui, la bonté de pardonner. Procurez-lui une glorieuse occasion d’exercer cette bonté : plus grand sera le mérite de son pardon. Finissez-en avec ces scrupules d’enfant : laissez-vous persuader pour votre bien, et suivez-moi au cimetière. »

« Oh ! cessez, Mathilde ! Ce ton railleur, ce langage audacieux et impie, sont affreux dans toutes les bouches, mais surtout dans celle d’une femme. Laissons cet entretien, qui n’excite pas d’autres sentiments que l’horreur et le dégoût. Je ne vous suivrai pas au cimetière, et je n’accepterai pas les services de vos agents infernaux. Antonia sera à moi, mais à moi par des moyens humains. »

« Alors elle ne sera jamais à vous ! Vous êtes banni de sa présence ; sa mère a ouvert les yeux sur vos desseins, et maintenant elle est en garde contre eux. Bien plus, Antonia en aime un autre : un jeune homme d’un mérite distingué possède son cœur ; et si vous n’intervenez, dans peu de jours il sera son époux. Je tiens cette nouvelle de mes invisibles serviteurs, auxquels j’ai eu recours dès que j’ai remarqué votre indifférence. Ils ont épié toutes vos actions : ils m’ont redit tout ce qui s’est passé chez Elvire, et m’ont inspiré l’idée de favoriser vos projets. Leurs rapports ont été ma seule consolation. Vous aviez beau éviter ma présence, toutes vos démarches m’étaient connues ; que dis-je ? j’étais toujours, jusqu’à un certain point, avec vous, grâce à ce don si précieux. »

À ces mots, elle tira de dessous son habit un miroir d’acier poli, dont les bords étaient couverts de différents caractères étranges et inconnus.

« Dans tous mes chagrins, dans tous mes regrets de votre froideur, j’ai été préservée du désespoir par la vertu de ce talisman. En prononçant certaines paroles, on y voit paraître la personne à qui on pense. Ainsi, quoique je fusse exilé de votre présence, vous, Ambrosio, vous étiez toujours présent pour moi. »

La curiosité du moine fut fortement excitée.

« Ce que vous racontez est incroyable ! Mathilde, ne vous jouez-vous pas de ma crédulité ? »

« Jugez par vos yeux. »

Elle lui mit le miroir dans la main. La curiosité poussa Ambrosio à le prendre, et l’amour à désirer qu’Antonia parût. Mathilde prononça les paroles magiques. Aussitôt une épaisse fumée s’éleva des caractères tracés sur les bords, et se répandit sur toute la surface ; bientôt elle se dispersa peu à peu. Il se présenta aux yeux du moine un mélange confus de couleurs et d’images qui se rangèrent enfin d’elles-mêmes à leur place, et il vit en miniature les traits charmants d’Antonia.

Le lieu de la scène était un petit cabinet attenant à la chambre où elle couchait. Elle se déshabillait pour se mettre au bain ; ses longues tresses de cheveux étaient déjà relevées. L’amoureux moine eut pleine liberté de contempler les voluptueux contours et les admirables proportions de ses membres. Elle se dépouilla du dernier vêtement, et, s’approchant du bain préparé pour elle, elle mit son pied dans l’eau : le froid la saisit, et elle le retira. Quoiqu’elle ne se doutât pas qu’on l’observait, un sentiment naturel de pudeur la portait à voiler ses charmes, et elle se tenait hésitante, au bord de la baignoire, dans l’attitude de la Vénus de Médicis. En ce moment un linot apprivoisé vola vers elle, plongea la tête entre ses seins, et les becqueta en jouant. Antonia, qui souriait, essaya en vain de se délivrer de l’oiseau ; il lui fallut lever les mains pour le chasser de son délicieux asile. Ambrosio n’en put supporter davantage : ses désirs s’étaient tournés en frénésie.

« Je cède ! » cria-t-il en jetant violemment le miroir à terre : « Mathilde, je vous suis ! faites de moi ce que vous voulez ! »

Elle n’attendit pas qu’il réitérât ce consentement. Il était déjà minuit. Elle vola à sa cellule, et revint bientôt avec son petit panier et la clef du cimetière, qui était restée en sa possession depuis sa première visite aux caveaux. Elle ne donna point au moine le temps de la réflexion.

« Venez ! » dit-elle, et elle lui prit la main ; « suivez-moi, et soyez témoin des effets de votre résolution. »

À ces mots, elle l’entraîna précipitamment. Ils passèrent dans le lieu de sépulture sans être vus, ouvrirent la porte du sépulcre, et se trouvèrent à l’entrée de l’escalier souterrain. Jusqu’alors la clarté de la lune avait guidé leurs pas, mais à présent cette ressource leur manquait. Mathilde avait négligé de se pourvoir d’une lampe. Sans cesser de tenir la main d’Ambrosio, elle descendit les degrés de marbre ; mais l’obscurité profonde qui les enveloppait les obligeait de marcher avec lenteur et précaution.

« Vous tremblez ! » dit Mathilde à son compagnon ; « ne craignez rien, nous sommes près du but. »

Ils atteignirent le bas de l’escalier, et continuèrent d’avancer à tâtons le long des murs. À un détour, ils aperçurent tout à coup dans le lointain une pâle lumière, vers laquelle ils dirigèrent leurs pas : c’était celle d’une petite lampe sépulcrale qui brûlait incessamment devant la statue de Sainte-Claire ; elle jetait une sombre et lugubre lueur sur les colonnes massives qui supportaient la voûte, mais elle était trop faible pour dissiper les épaisses ténèbres où les caveaux étaient ensevelis.

Mathilde prit la lampe.

« Attendez-moi ! » dit-elle au prieur ; « je reviens dans un instant. »

À ces mots, elle s’enfonça dans un des passages qui s’étendaient dans différentes directions et formaient une sorte de labyrinthe. Ambrosio resta seul. L’obscurité la plus profonde l’entourait, et encourageait les doutes qui commençaient à renaître dans son sein. Il avait été entraîné par un moment de délire. La honte de trahir ses terreurs en présence de Mathilde l’avait poussé à les combattre ; mais à présent qu’il était abandonné à lui-même, elles reprenaient leur premier ascendant. Il tremblait à l’idée de la scène dont il allait être témoin : il ne savait pas jusqu’à quel point les illusions de la magie pouvaient faire effet sur son esprit : elles pouvaient le pousser à quelque action qui, une fois commise, rendrait irréparable la rupture entre le ciel et lui. Dans cet effrayant dilemme, il aurait voulu implorer l’assistance de Dieu, mais il sentait avoir perdu tout droit à une telle protection : il serait retourné avec joie au couvent, mais il avait passé sous tant de voûtes et par tant de détours, qu’il ne fallait pas songer à essayer de regagner l’escalier. Son sort était décidé ; il n’y avait aucune possibilité de s’échapper. Il combattit donc ses appréhensions, et appela à son secours tous les arguments qui pouvaient le mettre en état de soutenir courageusement cette épreuve : il réfléchit qu’Antonia serait le prix de son audace ; il s’enflamma l’imagination en énumérant les charmes de sa maîtresse ; il se persuada qu’il aurait toujours, comme avait dit Mathilde, le temps de se repentir ; et que, puisqu’il n’avait recours qu’à elle et non aux démons, le crime de sorcellerie ne pourrait lui être imputé. Il avait lu beaucoup d’ouvrages sur cette matière ; il se dit que tant qu’il n’aurait pas renoncé à son salut dans un acte formel signé de sa main, Satan n’aurait aucun pouvoir sur lui : or, il était bien déterminé à ne jamais souscrire un tel acte, quelque menace qu’on lui fît ou quelque avantage qu’on lui présentât.

Telles étaient ses méditations en attendant Mathilde. Elles furent interrompues par un sourd murmure, qui ne paraissait pas venir de loin. Il tressaillit. — Il écouta. Quelques minutes passèrent en silence, après quoi le murmure recommença : c’était comme le gémissement d’une personne souffrante. Dans toute autre position, cette circonstance n’aurait fait qu’exciter son attention et sa curiosité ; en ce moment, sa sensation dominante fut la terreur : son imagination, entièrement préoccupée des idées de sorcellerie et d’esprits, se figura que quelque âme en peine rôdait près de lui ; ou bien que Mathilde avait été victime de sa présomption, et périssait sous les griffes cruelles des démons. Le bruit ne paraissait pas approcher, mais continuait de s’entendre par intervalles ; quelquefois, il devenait plus distinct — sans doute lorsque les souffrances de la personne qui gémissait devenaient plus aiguës et plus intolérables. De temps à autre, Ambrosio crut discerner des accents, et une fois entre autres il fut presque convaincu d’avoir entendu une voix défaillante s’écrier : « Dieu ! ô Dieu ! pas d’espoir ! pas de secours ! »

De plus profonds gémissements suivirent ces paroles ; puis elles s’évanouirent par degrés, et le silence universel régna de nouveau.

« Que signifie cela ? » pensa le moine effaré.

En ce moment une idée qui lui traversa l’esprit le pétrifia presque d’horreur ; il frémit, et eut peur de lui-même.

« Serait-ce possible ! » soupira-t-il involontairement ; « serait-ce bien possible ! oh ! quel monstre je suis ! »

Il résolut d’éclaircir ses doutes, et de réparer sa faute, s’il n’était pas déjà trop tard. Mais ces sentiments généreux et compatissants furent bientôt mis en fuite par le retour de Mathilde. Il oublia l’infortunée qui gémissait, et ne se souvint que du danger et de l’embarras de sa propre situation. La lumière de la lampe qui revenait dora les murs, et en peu d’instants Mathilde fut près de lui. Elle avait quitté son habit religieux ; elle était vêtue d’une longue robe noire, ou étaient tracés en broderie d’or quantité de caractères inconnus : cette robe était attachée par une ceinture de pierres précieuses dans laquelle était passé un poignard ; son cou et ses bras étaient nus ; elle portait à la main une baguette d’or ; ses cheveux étaient épars, et flottaient en désordre sur ses épaules ; ses yeux étincelants avaient une expression terrible, et tout en elle était fait pour inspirer la crainte et l’admiration.

« Suivez-moi ! » dit-elle au moine d’une voix lente et solennelle ; « tout est prêt ! »

Il sentit ses membres trembler en lui obéissant. Elle le guida à travers divers étroits passages ; et de chaque côté, comme ils avançaient, la clarté de la lampe ne montrait que les objets les plus révoltants : des crânes, des ossements, des tombes et des statues dont les yeux semblaient à leur approche flamboyer d’horreur et de surprise. Enfin ils parvinrent à un vaste souterrain dont l’œil cherchait vainement à discerner la hauteur : une profonde obscurité planait sur l’espace ; des vapeurs humides glacèrent le cœur du moine, et il écouta tristement le vent qui hurlait sous les voûtes solitaires. Ici Mathilde s’arrêta ; elle se tourna vers Ambrosio, dont les joues et les lèvres étaient pâles de frayeur. D’un regard de mépris et de colère, elle lui reprocha sa pusillanimité ; mais elle ne parla pas. Elle posa la lampe à terre près du panier ; elle fit signe à Ambrosio de garder le silence, et commença les rites mystérieux. Elle traça un cercle autour de lui, et un autre autour d’elle ; puis prenant une petite fiole dans le panier, elle en répandit quelques gouttes sur la terre devant elle ; elle se courba sur la place, marmotta quelques phrases inintelligibles ; et immédiatement il s’éleva du sol une flamme pâle et sulfureuse, qui s’accrut par degrés, et finit par étendre ses flots sur toute la surface, à l’exception des cercles où se tenaient Mathilde et le moine ; ensuite la flamme gagna les énormes colonnes de pierre brute, glissa le long de la voûte, et changea le souterrain en une immense salle toute couverte d’un feu bleuâtre et tremblant : il ne donnait aucune chaleur ; au contraire, le froid extrême du lieu semblait augmenter à chaque instant. Mathilde continua ses incantations. Par intervalles, elle tirait du panier divers objets, dont la nature et le nom, pour la plupart, étaient inconnus au prieur ; mais dans le peu qu’il en distingua, il remarqua particulièrement trois doigts humains et un Agnus Dei qu’elle mit en pièces. Elle les jeta dans les flammes qui brûlaient devant elle, et ils furent consumés aussitôt.

Le moine la regardait avec anxiété. Tout à coup elle poussa un cri long et perçant ; elle parut saisie d’un accès de délire ; elle s’arracha les cheveux, se frappa le sein, fit les gestes les plus frénétiques, et, tirant le poignard de sa ceinture, elle se le plongea dans le bras gauche : le sang jaillit en abondance ; et elle se tint sur le bord du cercle, prenant soin qu’il tombât en dehors. Les flammes se retiraient de l’endroit où le sang coulait. Une masse de nuages sombres s’éleva lentement de la terre ensanglantée, et monta graduellement jusqu’à ce qu’elle atteignît la voûte de la caverne ; en même temps un coup de tonnerre se fit entendre, l’écho résonna effroyablement dans les passages souterrains, et la terre trembla sous les pieds de l’enchanteresse.

Ce fut alors qu’Ambrosio se repentit de sa témérité. L’étrangeté solennelle du charme l’avait préparé à quelque chose de bizarre et d’horrible : il attendit avec effroi l’apparition de l’esprit dont la venue était annoncée par la foudre et le tremblement de terre ; il regarda d’un œil égaré autour de lui, persuadé que la vue de cette vision redoutable allait le rendre fou ; un frisson glaçait son corps, et il tomba sur un genou, hors d’état de se soutenir.

« Il vient ! » s’écria Mathilde avec un accent joyeux.

Ambrosio tressaillit, et attendit le démon avec terreur. Quelle fut sa surprise quand, le tonnerre cessant de gronder, une musique mélodieuse se répandit dans l’air ! Au même instant le nuage disparut, et Ambrosio vit un être plus beau que n’en créa jamais le pinceau de l’imagination. C’était un jeune homme de dix-huit ans à peine, d’une perfection incomparable de taille et de visage ; il était entièrement nu ; une étoile étincelait à son front ; ses épaules déployaient deux ailes rouges, et sa chevelure soyeuse était retenue par un bandeau de feux de plusieurs couleurs, qui se jouaient à l’entour de sa tête, formaient diverses figures, et brillaient d’un éclat bien supérieur à celui des pierres précieuses ; des bracelets de diamants entouraient ses poignets et ses chevilles, et il tenait dans sa main droite une branche de myrte en argent ; son corps jetait une splendeur éblouissante ; il était environné de nuages couleur de rose, et au moment où il parut, une brise rafraîchissante répandit des parfums dans la caverne. Enchanté d’une vision si contraire à son attente, Ambrosio contempla l’esprit avec délice et étonnement ; mais toute son admiration ne l’empêcha pas de remarquer dans les yeux du démon une expression farouche, et sur ses traits une mélancolie mystérieuse, qui trahissaient l’ange déchu et inspiraient une terreur secrète.

La musique cessa. Mathilde s’adressa à l’esprit ; elle lui parlait une langue inintelligible pour le moine, et la réponse fut faite dans la même langue. Elle paraissait insister sur un point que le démon ne voulait pas accorder. Il lançait fréquemment sur Ambrosio des regards de colère, et à chaque fois celui-ci sentait son cœur défaillir. Mathilde eut l’air de s’irriter ; elle parlait d’un ton élevé et impérieux, et ses gestes annonçaient qu’elle le menaçait de sa vengeance. Ses menaces eurent l’effet désiré ; l’esprit tomba à genoux, et d’un air soumis lui présenta la branche de myrte. — Elle ne l’eut pas plus tôt reçue, que la musique recommença ; un nuage épais s’étendit sur la vision ; les flammes bleues disparurent, et une complète obscurité régna dans la caverne. Le prieur ne bougea pas de sa place ; ses facultés étaient toutes enchaînées par le plaisir, l’anxiété et la surprise. Enfin les ténèbres se dispersèrent, et il aperçut Mathilde près de lui dans son habit religieux, et le myrte à la main. Il ne restait aucune trace de l’incantation, et les caveaux n’étaient éclairés que des faibles rayons de la lampe sépulcrale.

« J’ai réussi, » dit Mathilde, « quoique avec plus de difficulté que je n’en attendais. Lucifer, que j’ai évoqué à mon aide, refusait d’abord d’obéir à mes ordres : pour l’y forcer, il m’a fallu avoir recours à mes charmes les plus puissants. Ils ont produit leur effet ; mais j’ai pris l’engagement de ne plus réclamer jamais son ministère en votre faveur. Songez donc à bien employer une occasion qui ne se représentera plus ; désormais mon art magique ne vous sera d’aucune utilité ; vous ne pourrez espérer de secours surnaturels qu’en invoquant vous-même les démons, et en acceptant les conditions de leurs services. C’est ce que vous ne ferez jamais : vous manquez d’énergie pour les contraindre à l’obéissance ; et à moins que vous ne leur payiez le prix fixé par eux, ils ne vous serviront pas volontairement. Pour cette fois seulement, ils consentent à vous obéir ; je vous fournis les moyens de posséder votre maîtresse ; ayez soin de les mettre à profit. Recevez ce myrte étincelant : tant que vous l’aurez en main, toutes les portes s’ouvriront devant vous. Il vous donnera accès la nuit prochaine dans la chambre d’Antonia : alors soufflez trois fois sur le myrte, appelez-la par son nom et placez-le sous son oreiller ; à l’instant, un sommeil de mort s’emparera d’elle, et lui ôtera le pouvoir de vous résister. Ce sommeil la tiendra jusqu’au point du jour. En cet état, vous pouvez satisfaire vos désirs sans risquer d’être découvert, puisque, au moment où le jour dissipera les effets de l’enchantement, Antonia s’apercevra de la perte de son honneur, mais sans savoir qui le lui a ravi, Soyez donc heureux, mon Ambrosio, et que ce service vous prouve le désintéressement et la pureté de mon amitié. La nuit doit être près d’expirer : retournons au couvent, de peur que notre absence n’excite la surprise. »

Le prieur reçut le talisman avec une reconnaissance muette. Ses idées étaient trop troublées par les aventures de la nuit, pour lui permettre d’exprimer hautement ses remercîments, ou même de sentir encore toute la valeur de ce présent. Mathilde ramassa la lampe et le panier, et conduisit son compagnon hors du mystérieux souterrain. Elle remit la lampe à son ancienne place, et continua sa route dans l’obscurité jusqu’à ce qu’elle atteignît le pied de l’escalier. — Les premiers rayons du soleil levant qui y pénétraient les aidèrent à le monter ; Mathilde et le prieur se hâtèrent de sortir du sépulcre, ils en refermèrent la porte, et regagnèrent bientôt le cloître occidental du monastère ; personne ne les rencontra, et ils se retirèrent, sans avoir été vus, à leur cellule respective.

La confusion de l’esprit d’Ambrosio commença à s’apaiser. Il se réjouit de l’heureuse issue de son aventure, et, songeant à la vertu du myrte, il considéra Antonia comme déjà en son pouvoir ; l’imagination lui retraçait les appas secrets que lui avait dévoilés le miroir enchanté, et il attendit avec impatience l’arrivée de la nuit.