Traduction par Léon de Wailly.
H.-L. Dolloye, éditeur (Tome 1p. 200-231).


CHAPITRE V.


Ô vous qui, sur la barque légère de la vanité, voguez follement vers la renommée, poussés par la louange, quels vents inconstants dirigent votre course, toujours enfoncée trop bas ou portée trop haut ! Celui qui court après la gloire ne jouit guère du repos ; un souffle le relève, et un souffle le renverse.
Pope.
Séparateur


Le marquis avait achevé ses aventures. Lorenzo, avant de pouvoir se décider sur ce qu’il devait répondre, resta quelque temps à réfléchir. Enfin il rompit le silence.

« Raymond, » dit-il en lui prenant la main, « les lois strictes de l’honneur devraient m’obliger à laver dans votre sang la tache que vous avez faite à mon nom ; mais les circonstances où vous vous êtes trouvé me défendent de vous considérer comme un ennemi. La tentation était trop grande pour y résister. C’est la superstition de mes parents qui a causé ces malheurs, et ils sont plus coupables que vous et Agnès. Vous ne pouvez pas revenir sur le passé, mais vous pouvez encore le réparer en épousant ma sœur. Vous avez toujours été et vous continuerez d’être mon meilleur, mon seul ami. J’ai pour Agnès l’affection la plus vraie, et il n’est personne à qui je voulusse la donner plus volontiers qu’à vous. Poursuivez donc votre dessein. Je vous accompagnerai demain soir, et je la mènerai moi-même à la maison du cardinal. Ma présence sera la sanction de sa conduite, et empêchera qu’elle n’encoure le blâme pour s’être enfuie du couvent. »

Le marquis le remercia en termes qui ne sentaient nullement l’ingratitude. Lorenzo alors lui apprit qu’il n’avait plus rien à craindre de l’inimitié de doña Rodolpha. Il y avait cinq mois que, dans un accès de colère, elle s’était rompu un vaisseau, et qu’elle avait expiré au bout de quelques heures. Puis il en vint à s’occuper des intérêts d’Antonia. Le marquis fut fort surpris d’entendre parler de cette nouvelle parente. Son père avait gardé jusqu’au tombeau sa haine contre Elvire, et n’avait jamais laissé soupçonner qu’il sût ce qu’était devenue la veuve de son fils aîné. Don Raymond dit à son ami qu’il n’était point dans l’erreur en le supposant prêt à reconnaître sa belle-sœur et son aimable nièce. Les préparatifs de l’enlèvement ne lui permettraient pas de les visiter le lendemain ; mais en attendant, il le chargea de les assurer de son amitié, et de fournir de sa part à Elvire toutes les sommes dont elle pourrait avoir besoin. Le jeune homme promit de le faire dès que leur demeure lui serait connue. Puis il prit congé de son futur beau-frère et retourna au palais de Médina.

Le jour était sur le point de paraître lorsque le marquis se retira dans sa chambre. Prévoyant que son récit prendrait plusieurs heures, et voulant se garantir de toute interruption, en revenant à l’hôtel il avait ordonné à ses gens de ne pas l’attendre : il fut donc un peu surpris, en entrant dans son antichambre, d’y trouver Théodore établi. Le page était assis près d’une table, une plume à la main, et tellement absorbé par son travail qu’il ne remarqua pas l’approche de son maître. Le marquis resta à l’observer. Théodore écrivit quelques lignes, puis il s’arrêta et en effaça une partie ; puis il écrivit de nouveau, sourit, et parut enchanté de ce qu’il faisait. Enfin il jeta sa plume, s’élança de sa chaise et frappa joyeusement des mains.

« M’y voilà ! » cria-t-il ; « maintenant ils sont charmants ! »

Ses transports furent interrompus par un éclat de rire du marquis, qui devinait la nature de son occupation.

« Qu’y a-t-il de si charmant, Théodore ? »

Le jeune homme tressaillit et se retourna ; il rougit, courut à la table, saisit le papier sur lequel il écrivait, et le cacha, tout honteux.

« Oh ! monseigneur, je ne vous savais pas si près. Avez-vous besoin de moi ? Lucas est déjà allé au lit. »

« Je suivrai son exemple quand j’aurai donné mon avis sur vos vers. »

« Mes vers, monseigneur ? »

« Oui ; je suis sûr que vous en avez fait, car aucune autre chose n’aurait pu vous tenir ainsi éveillé jusqu’au matin. Où sont-ils, Théodore ? Je serais bien aise de voir votre composition. »

Un rouge encore plus foncé alluma les joues de Théodore ; il se mourait d’envie de montrer son poème, mais il voulait auparavant se faire prier.

« En vérité, monseigneur, ils ne sont pas dignes de votre attention. »

« Quoi ! ces vers que tout à l’heure vous déclariez si charmants ? Allons, allons, laissez-moi voir si nous sommes de la même opinion. Je vous promets d’être un indulgent critique. »

L’enfant présenta son papier avec une répugnance apparente ; mais la satisfaction qui brillait dans ses yeux noirs et expressifs trahissait la vanité de son petit cœur. Le marquis sourit en observant les émotions d’une âme peu habile encore à voiler ses sentiments. Il s’assit sur un sofa. Théodore, visiblement partagé entre la crainte et l’espérance, attendit avec anxiété la décision de son maître, qui lut les vers suivants :

L’AMOUR ET LA VIEILLESSE.

La nuit était noire ; un vent froid soufflait ; Anacréon, devenu vieux et morose, était assis près de son feu et entretenait la flamme joyeuse. Soudain la porte de la chaumière s’ouvre, et voilà que l’amour paraît devant lui ; il jette alentour un coup d’œil amical, et le salue par son nom.

« Comment ! est-ce toi ? » s’écria d’un ton mécontent le vieillard qui tressaillit, et dont la colère fit monter le rouge à sa joue pâle et ridée. « Voudrais-tu encore enflammer mon sein de la rage amoureuse ? L’âge l’a bronzé, enfant présomptueux ; et pour le percer, tes flèches sont trop faibles.

« Que cherches-tu dans ce sombre désert ? Ni les ris ni les jeux n’habitent ici. Jamais ces vallées n’ont vu de doux ébats ; un éternel hiver tient les plaines enchaînées ; l’âge règne en despote dans ma maison ; mon jardin est sans fleurs et mon sein est sans chaleur.

« Va-t’en, cherche le bocage verdoyant où quelque vierge nubile courtise ta puissance ; ordonne aux songes excitants de voltiger autour de son lit. Repose sur le cœur amoureux de Damon, folâtre sur la lèvre de rose de Chloé, ou fais de sa joue rougissante un coussin pour ta tête.

« C’est là que tu dois séjourner. Évite ces régions froides, et ne pense pas que, devenue vieille et sage, cette tête blanchie portera de nouveau ton joug. Je me souviens que mes plus belles années furent remplies par toi de soupirs et de larmes : je crois ton amitié fausse, et j’évite le piège trompeur.

« Je n’ai point encore oublié les peines que j’éprouvai dans les fers de Julie, les flammes ardentes qui me brûlaient le sein, mes nuits privées de sommeil, les angoisses jalouses qui me torturaient le cœur, mes espoirs déçus et ma passion dédaignée.

« Fuis donc, et n’afflige pas plus longtemps ma vue ! Fuis de ma paisible chaumière ! Tu ne resteras ni un jour, ni une heure, ni un instant. Je connais ta fausseté ; je méprise tes ruses ; je me défie de tes sourires, et je crains tes flèches. Va-t’en, fourbe, cherche quelque autre à trahir. »

« L’âge, vieillard, trouble-t-il vos esprits ? » répliqua le dieu offensé, et il fronça le sourcil. (Son sourcil froncé avait toute la douceur d’un sourire de vierge.) « Est-ce à moi que vos paroles s’adressent ? à moi, qui ne vous aime pas moins, quoique vous méprisiez mon amitié et que vous dépréciiez les plaisirs passés ?

« S’il vous est arrivé de rencontrer une belle hautaine, des centaines d’autres nymphes vous furent bienveillantes, et leurs sourires ont pu compenser les rebuts de Julie. Mais tel est l’homme ! sa main partiale inscrit sur le sable des faveurs sans nombre, et grave la plus petite faute sur la pierre solide et durable.

« Ingrat ! qui vous conduisit à midi vers l’onde où Lesbia aimait à se baigner ? qui vous nomma le bocage où Daphné reposait seule ? et qui, lorsque Célia criait au secours, vous conseilla d’étouffer sa voix sous vos baisers ? Quel autre était-ce que l’amour ? oh ! dites, méchant Anacréon !

« Alors vous saviez m’appeler gentil enfant, mon seul bonheur, ma source de joie ; alors vous me prisiez plus que votre âme. Vous m’embrassiez, vous me faisiez danser sur vos genoux, et vous juriez que le vin lui-même ne vous plaisait pas si la lèvre de l’amour n’avait pas d’abord touché la coupe écumante.

« Ces beaux jours ne reviendront-ils plus ? aurai-je toujours à déplorer votre perte ? suis-je à jamais banni de votre cœur, exclu de vos bonnes grâces ? Ah ! non : ce sourire dément mes craintes ; ce sein qui se gonfle, ces yeux brillants déclarent que je vous suis toujours cher, et que toutes mes fautes sont pardonnées.

« De nouveau chéri, estimé, caressé, l’amour sera pressé dans tes bras, jouera sur les genoux, ou dormira sur ta poitrine : mon flambeau réchauffera ton cœur glacé par l’âge ; ma main désarmera la rage du pâle hiver, et la jeunesse et le printemps auront ici leurs fêtes comme autrefois. »

Il se tira de l’aile, en souriant, une plume de couleur d’or ; l’enfant la met dans la main du poète, et soudain devant les yeux d’Anacréon les plus beaux rêves de l’imagination se dressent, et l’inspiration au vol sauvage plane autour de sa tête favorisée.

Son sein brûle de la flamme amoureuse ; il saisit avec ardeur la lyre magique ; ses doigts se meuvent rapides sur les cordes mélodieuses ; la plume arrachée à l’aile de Cupidon parcourt l’instrument trop longtemps négligé, tandis que le doux Anacréon chante le pouvoir et l’éloge de l’amour.

À ce nom, les forêts secouèrent leurs neiges ; les flots, se fondant, brisèrent leurs chaînes de glace, et l’hiver s’enfuit. De nouveau la terre se para de fleurs ; de tièdes zéphirs traversèrent les bocages verdoyants ; le soleil monta dans sa gloire et versa les feux du jour.

Attirés par les sons harmonieux, les sylvains et les faunes entourent en foule la cabane, curieux de voir le chanteur ; les nymphes des bois s’empressent de se placer sous le charme ; avides, elles accourent : elles écoutent, elles aiment, et, en entendant ses accords, elles oublient qu’il est vieux.

L’amour, que rien ne captive longtemps, perché sur la harpe, prête l’oreille au chant, ou étouffe sous un baiser les notes suaves ; tantôt il repose sur le sein du poète, tantôt il entrelace de roses ses cheveux blancs, ou, soutenu sur des ailes d’or, il voltige autour en cercles folâtres.

Alors Anacréon : — « Je ne veux plus porter mes vœux à d’autres autels, puisque l’amour daigne inspirer mes vers ; je ne réclamerai plus pour eux l’aide de Phœbus ou de la fille aux yeux bleus ; car l’amour seul sera le patron de ma lyre.

« Dans les chants ambitieux de mes premiers jours, j’ai répandu au loin la louange des rois ou des héros, et j’ai enflammé du feu épique les cordes martiales ; mais adieu, héros ! adieu, rois ! mes lèvres ne chauleront plus vos exploits, car l’amour seul sera le sujet de ma lyre. »

Le marquis rendit le papier avec un sourire d’encouragement.

« Votre petit poème me plaît beaucoup, » dit-il ; « cependant, ne comptez pour rien mon opinion. Je ne me connais pas en vers ; pour ma part, je n’en ai pas fait plus de six dans ma vie, et ils produisirent un si mauvais effet que je suis bien résolu à n’en jamais composer d’autres. Mais je m’écarte de mon sujet. J’allais vous dire que vous ne pouvez pas employer votre temps plus mal qu’à faire des vers. Un auteur, qu’il soit bon ou mauvais, ou entre les deux, est un animal que chacun a le droit d’attaquer ; car si tout le monde n’est pas capable d’écrire des livres, tout le monde se croit capable de les juger. Un mauvais ouvrage porte avec lui sa punition, — le mépris et le ridicule ; un bon excite l’envie, et vaut à son auteur mille mortifications. Il se voit assailli de critiques partiales et malveillantes : l’un censure le plan, l’autre le style, un troisième le but moral qu’il s’est proposé ; et ceux qui n’ont rien trouvé à reprocher au livre s’occupent à flétrir l’auteur. Ils épluchent et tirent de l’obscurité chaque petite circonstance qui peut jeter du ridicule sur son caractère et sur sa vie privée, et visent à blesser l’homme, ne pouvant nuire à l’écrivain. Bref, entrer dans la lice des littérateurs, c’est vous exposer volontairement aux traits de la négligence, du ridicule, de l’envie et du désappointement. Que vous écriviez bien ou mal, soyez sûr que vous n’échapperez pas au blâme ; c’est là même la principale consolation d’un jeune auteur : il se souvient que Lopé de Véga et Caldéron ont eu d’envieux et d’injustes critiques, et sa modestie en conclut qu’il est absolument dans la même catégorie. Mais je sais bien que toutes ces sage observations sont perdues pour vous. La manie littéraire est une infirmité qu’aucun raisonnement n’est capable de guérir, et il vous serait aussi facile de me dépersuader d’aimer, qu’à moi de vous dépersuader d’écrire. Toutefois, si vous ne pouvez vous empêcher de succomber de temps en temps à un paroxysme poétique, ayez du moins la précaution de ne communiquer vos vers qu’aux gens dont la partialité vous garantira l’approbation. »

« Ainsi, monseigneur, vous ne trouvez pas ces vers passables ? » dit Théodore d’un air humble et contrit.

« Je ne dis pas cela. Je vous le répète, ils m’ont beaucoup plu ; mais l’intérêt que je vous porte me rend partial, et d’autres pourraient les juger moins favorablement. Je dois ajouter que même ma prévention pour vous ne m’aveugle pas tellement que je ne remarque plusieurs fautes. Par exemple, vous faites une terrible confusion de métaphores ; vous êtes trop disposé à faire plutôt consister la force de vos vers dans les mots que dans le sens ; il y en a qui ne sont mis là que pour la rime, et la plupart des meilleures idées sont empruntées à d’autres poètes, sans que vous-même peut-être ayez conscience de votre larcin. Ces fautes peuvent quelquefois s’excuser dans un ouvrage de longue haleine, mais un poème court doit être correct et parfait, »

« Tout cela est vrai, señor ; mais vous considérerez que je n’écris que pour mon plaisir. »

« Vos défauts en sont moins excusables. On peut pardonner l’incorrection à ceux qui écrivent pour de l’argent, qui sont obligés d’achever une tâche prescrite dans un délai donné, et qui sont payés d’après le volume et non d’après la valeur de leurs productions ; mais quant à ceux qu’aucune nécessité ne force à se faire auteurs, qui n’écrivent que pour leur réputation, et qui ont tout le loisir de polir leurs compositions, leurs fautes sont impardonnables, et méritent les traits les plus acérés de la critique. »

Le marquis se leva du sofa ; son page avait un air triste et découragé qui n’échappa point à son attention.

« Néanmoins, » dit-il en souriant, « je pense que ces vers ne vous feront aucun tort ; votre versification est passablement facile, et vous semblez avoir l’oreille juste. La lecture de votre petit poème, après tout, m’a fait grand plaisir, et si ce n’est pas demander une trop grande faveur, je vous serai fort obligé de m’en donner copie. »

La physionomie du jeune homme s’éclaircit soudain. Il ne remarqua point le sourire moitié approbateur, moitié ironique dont la demande était accompagnée, et il promit la copie avec grand empressement. Le marquis se retira dans sa chambre, fort amusé de l’effet subit produit sur la vanité de Théodore par la conclusion de sa critique. Il se mit au lit ; le sommeil s’empara bientôt du lui, et ses rêves lui présentèrent les plus flatteuses perspectives de bonheur avec Agnès.

En arrivant à l’hôtel de Médina, le premier soin de Lorenzo fut de demander ses lettres. Il en trouva plusieurs qui l’attendaient ; mais celle qu’il cherchait n’était pas du nombre. Léonella n’avait pu lui écrire ce soir-là ; mais son impatience de s’assurer du cœur de don Christoval, sur lequel elle se flattait d’avoir fait une impression assez profonde, ne lui permit pas de passer encore un jour sans l’informer où il la trouverait. À son retour de l’église des Capucins, elle avait raconté à sa sœur avec transport toutes les attentions qu’un beau cavalier avait eues pour elle, et comme quoi aussi son compagnon s’était chargé de plaider la cause d’Antonia auprès du marquis de Las Cisternas. Elvire reçut cette confidence avec des sensations bien différentes. Elle blâma sa sœur d’avoir eu l’imprudence de confier son histoire à un inconnu, et exprima la crainte que cette démarche inconsidérée n’indisposât le marquis contre elle ; mais la plus vive de ses appréhensions restait cachée dans son sein. Elle avait observé avec inquiétude que sa fille était devenue toute rouge au nom de Lorenzo. La timide Antonia n’avait pas osé le prononcer ; sans savoir pourquoi, elle s’était sentie embarrassée quand il avait été question de lui, et elle avait essayé d’amener la conversation sur Ambrosio. Elvire remarqua les émotions de ce jeune cœur : en conséquence, elle insista pour que Léonella manquât de parole aux cavaliers. Un soupir échappé à Antonia lorsqu’elle entendit cette défense confirma la prudente mère dans sa résolution.

Mais cette résolution, Léonella était déterminée à ne la point suivre : elle la jugeait dictée par l’envie et par la crainte qu’avait sa sœur de la voir s’élever au-dessus d’elle. Sans en rien dire à personne, elle fit en sorte d’envoyer à Lorenzo le billet suivant, qui lui fut remis à son réveil.

« Sans doute, señor don Lorenzo, vous m’avez fréquemment accusée d’ingratitude et d’oubli ; mais, sur ma parole de vierge, je vous jure qu’il n’a pas été en mon pouvoir de m’acquitter hier de ma promesse. Je ne sais en quels termes vous instruire de l’étrange accueil fait par ma sœur à l’aimable désir que vous avez de lui rendre visite. C’est une femme bizarre, qui a beaucoup de bonnes qualités ; mais elle est jalouse de moi, ce qui lui met souvent en tête les idées les plus inconcevables. Lorsqu’elle a su que votre ami avait eu quelques attentions pour moi, elle a soudain pris l’alarme : elle a blâmé ma conduite, et m’a absolument défendu de vous faire connaître notre demeure. Un profond sentiment de reconnaissance pour vos obligeantes offres de services, et — l’avouerai-je ? le désir de revoir le trop aimable don Christoval, ne me permettent pas d’obéir à ces injonctions. Je profite d’un moment de liberté pour vous informer que nous logeons dans la rue San-Jago, à quatre portes du palais d’Albornos, et presque en face du barbier Miguel Coello. Demandez doña Elvire Dalfa, car, par respect pour l’ordre de son beau-père, ma sœur continue de porter son nom de fille. À huit heures, ce soir, vous serez sûr de nous trouver ; mais qu’il ne vous échappe pas un mot qui puisse faire soupçonner que je vous ai écrit cette lettre ! Si vous voyez le comte d’Ossorio, dites-lui — je rougis de le déclarer — dites-lui que sa présence ne sera que trop agréable à la tendre

« Léonella. »

La dernière phrase était écrite en encre rouge, pour exprimer les rougeurs de sa joue, lorsqu’elle commettait cet outrage envers sa pudeur virginale.

Lorenzo n’eut pas plus tôt achevé de lire ce billet qu’il se mit en quête de don Christoval. N’ayant pas réussi à le trouver de toute la journée, il se rendit seul chez doña Elvire, au grand désappointement de Léonella. Le domestique, auquel il avait donné son nom, ayant déjà dit qu’on était au logis, Elvire n’eut aucune excuse pour refuser sa visite ; mais elle ne consentit qu’avec beaucoup de répugnance à la recevoir. Cette répugnance s’augmenta en voyant les changements qui s’étaient opérés dans la physionomie d’Antonia lorsqu’il avait été annoncé, et elle fut loin de s’affaiblir quand le jeune homme lui-même parut. Sa tournure parfaite, l’expression de ses traits, l’élégance naturelle de ses manières et de son langage, convainquirent Elvire qu’un tel hôte serait dangereux pour Antonia. Elle résolut de le traiter avec une froide politesse, de refuser ses services, tout en le remerciant de ses offres, et de lui faire sentir, sans l’offenser, que ses visites à l’avenir seraient loin d’être agréables.

À son entrée il trouva Elvire, qui était indisposée, couchée sur un sofa ; Antonia était assise devant son métier à broder, et Léonella, en habit de bergère, tenait la Diane de Montémayor. Quoique Elvire fût mère d’Antonia, Lorenzo s’attendait à trouver en elle la digne sœur de Léonella, et la fille « du plus honnête et du plus laborieux cordonnier qui fût à Cordoue. » Un seul coup d’œil suffit pour le détromper. Il vit une femme dont les traits, quoique altérés par le temps et par le chagrin, conservaient encore les traces d’une beauté remarquable ; une dignité sérieuse régnait sur sa physionomie, mais elle était tempérée par une grâce et un charme qui la rendaient vraiment enchanteresse. Lorenzo pensa qu’elle avait dû dans sa jeunesse ressembler à sa fille, et il excusa volontiers l’imprudence du défunt comte de Las Cisternas. Elle l’invita à s’asseoir, et reprit elle-même sa place sur le sofa.

Antonia le reçut avec une simple révérence, et continua son ouvrage ; ses joues étaient pourpres, et elle essayait de cacher son émotion en se penchant sur son métier. Sa tante aussi voulut jouer la pudeur : elle affecta de rougir et de trembler, et elle attendit, les yeux baissés, le compliment de don Christoval ; mais, au bout de quelque temps, ne le voyant point approcher, elle risqua un regard dans la chambre, et fut mortifiée d’apercevoir que Médina était seul. L’impatience ne lui permit pas d’attendre l’explication de cette absence, et, interrompant Lorenzo qui s’acquittait du message de don Raymond, elle lui demanda ce qu’était devenu son ami.

Comme il jugeait nécessaire de conserver ses bonnes grâces, il tâcha de la consoler de ce désappointement en faisant un peu violence à la vérité.

« Ah ! señora, » répondit-il d’une voix mélancolique, « quel chagrin il aura d’avoir perdu cette occasion de vous présenter ses respects ! La maladie d’un de ses parents l’a obligé de quitter Madrid en toute hâte ; mais assurément il emploiera avec transport le premier instant de son retour pour se venir mettre à vos pieds. »

Comme il parlait ses yeux rencontrèrent ceux d’Elvire : il fut suffisamment puni de sa fausseté par le regard de déplaisir et de reproche qu’elle lui lança, et par le peu de succès qu’eut son mensonge auprès de Léonella, qui, contrariée et mécontente, se leva de son siège et se retira furieuse dans son appartement.

Lorenzo s’empressa de réparer la faute qui lui avait nui dans l’opinion d’Elvire. Il lui rendit compte de l’entretien qu’il avait eu sur elle avec le marquis ; il l’assura que Raymond était disposé à la reconnaître pour la veuve de son frère, et se dit chargé par lui de le suppléer jusqu’à ce que celui-ci pût venir leur rendre ses devoirs en personne. Cette nouvelle soulagea Elvire d’un grand poids. Elle avait trouvé un protecteur qui tiendrait lieu de père à sa fille, dont la destinée future lui avait donné de si vives appréhensions. Elle ne fut pas avare de remerciements pour celui qui lui avait prêté sa généreuse entremise ; mais elle ne l’invita pas à renouveler sa visite. Cependant, lorsqu’en se levant pour partir il sollicita la permission de s’informer quelquefois de leurs nouvelles, son empressement poli, la reconnaissance de ses services et le respect dû à son ami le marquis interdirent le refus. Il fallut bien consentir à le recevoir : il promit de ne point abuser de leurs bontés et quitta la maison.

Antonia était restée seule avec sa mère : elles gardèrent quelque temps le silence. Toutes deux désiraient de parler du même sujet ; mais aucune ne savait comment l’amener. L’une éprouvait une honte qui lui fermait la bouche, et dont elle ne pouvait se rendre compte ; l’autre craignait de confirmer ses craintes ou d’inspirer à sa fille des idées auxquelles celle-ci pouvait encore être étrangère. Enfin Elvire commença la conversation.

« C’est un charmant jeune homme, Antonia ; il me plaît beaucoup. Est-il resté longtemps près de vous dans la cathédrale ? »

« Il ne m’a pas quittée d’un seul moment tant que j’ai été dans l’église ; il m’a donné son siège, et il a été très obligeant et très prévenant. »

« Vraiment ! Pourquoi donc ne m’en avez-vous pas parlé ? Votre tante a fait un pompeux éloge de son ami, et vous avez vanté l’éloquence d’Ambrosio ; mais nulle n’a dit un mot ni de la personne de don Lorenzo ni de son mérite. Si Léonella n’avait pas annoncé qu’il était disposé à plaider notre cause, je n’aurais pas su qu’il existait. »

Elle s’arrêta. Antonia rougissait, mais elle restait silencieuse.

« Peut-être le jugez-vous moins favorablement que moi. À mon avis, sa tournure est agréable, sa conversation sensée et ses manières engageantes ; mais il peut vous avoir fait une autre impression : vous pouvez le trouver déplaisant et — »

« Déplaisant ? Oh ! chère mère, comment serait-ce possible ? Je serais bien ingrate si je n’étais pas sensible aux bontés qu’il a eues pour moi et bien aveugle si son mérite m’avait échappé. Sa tournure est si gracieuse, si noble, ses manières si douces, quoique si mâles ! Je n’ai jamais vu tant de perfections réunies sur une seule personne, et je doute que Madrid puisse fournir son égal. »

« Pourquoi donc n’avoir pas dit une parole à la louange de ce phénix de Madrid ? pourquoi me cacher que sa société vous avait fait tant de plaisir ? »

« Vraiment, je ne sais pas ; vous m’adressez une question que je ne puis résoudre moi-même. J’ai été mille fois sur le point de vous en parler ; son nom était constamment sur mes lèvres ; mais, quand je voulais le prononcer, je manquais de courage. Pourtant, si je n’ai pas parlé de lui, ce n’est pas que pour cela j’y aie moins pensé. »

« Je le crois. Mais vous dirai-je pourquoi vous avez manqué de courage ? C’est que, accoutumée à me confier vos plus secrètes pensées, vous ne saviez comment cacher et cependant vous n’osiez pas avouer que votre cœur nourrissait un sentiment qui ne pouvait pas avoir mon approbation. Venez ici, mon enfant. »

Antonia quitta sa broderie, se jeta à genoux près du sofa, et cacha sa tête dans le sein de sa mère.

« N’ayez pas pour, ma chère fille ! regardez-moi autant comme votre amie que comme votre mère, et n’appréhendez aucun reproche de moi. J’ai lu les émotions de votre cœur ; vous êtes encore peu habile à les dissimuler, et elles n’ont pu échapper à mon œil attentif. Ce Lorenzo est dangereux pour votre repos ; il a déjà fait impression sur vous. Il m’est facile d’apercevoir, il est vrai, que votre affection est payée de retour ; mais quelles peuvent être les conséquences de cet attachement ? Vous êtes pauvre et sans amis, mon Antonia ; Lorenzo est l’héritier du duc de Médina Céli. Quand ses intentions seraient honorables, son oncle ne consentira jamais à votre union, et, sans ce consentement, vous n’aurez pas le mien. Une triste expérience m’a appris à quels chagrins se condamne celle qui entre dans une famille qui la repousse. Luttez donc contre votre affection ; quoi qu’il puisse vous en coûter, efforcez-vous de la vaincre. Votre cœur est tendre et impressionnable, je ne le vois que trop ; mais, une fois convaincue que vous ne devez pas y entretenir de tels sentiments, j’espère que vous aurez assez de courage pour les en chasser. »

Antonia lui baisa la main, et promit entière obéissance. Alors Elvire continua :

« Pour prévenir les progrès de votre passion, il sera utile d’empêcher les visites de Lorenzo. Le service qu’il m’a rendu ne me permet pas de les lui interdire formellement ; mais, à moins que je ne juge trop favorablement son caractère, il les discontinuera sans s’offenser si je lui confesse mes raisons et que je me fie entièrement à sa générosité. La première fois que je le verrai, je lui avouerai sans détours l’embarras que sa présence me cause. Qu’en dites-vous, mon enfant ? Cette mesure n’est-elle pas nécessaire ? »

Antonia souscrivit à tout sans hésitation, quoique non pas sans regret. Sa mère l’embrassa tendrement, et s’alla coucher. Antonia suivit son exemple, et fit si souvent le vœu de ne plus penser à Lorenzo que, tant que le sommeil ne ferma pas ses yeux, elle ne pensa à rien autre chose.

Tandis que ceci se passait chez Elvire, Lorenzo se hâtait de rejoindre le marquis. Tout était prêt pour le second enlèvement d’Agnès, et à minuit les deux amis étaient avec un carrosse à quatre chevaux près du jardin du couvent. Don Raymond tira sa clef, et ouvrit la porte. Ils entrèrent, et attendirent quelque temps dans l’espoir de l’arrivée d’Agnès. À la fin le marquis s’impatienta. Commençant à craindre que sa seconde tentative ne réussît pas mieux que la première, il proposa de reconnaître le couvent. Les amis s’en approchèrent ; tout était sombre et paisible. La supérieure tenait à ce que cette histoire restât secrète, de peur que le crime d’un de ses membres ne couvrît de honte toute la communauté, ou que l’intervention d’une famille puissante n’arrêtât les vengeances dont elle menaçait sa victime. Elle eut donc soin de ne donner à l’amant d’Agnès aucun motif de supposer que son dessein eût été découvert et que sa maîtresse fût sur le point d’être punie. La même raison lui fit rejeter l’idée d’arrêter dans le jardin ce séducteur inconnu ; une telle démarche causerait beaucoup de désordre, et il ne serait bruit dans Madrid que de la honte de son couvent. Elle se contenta d’enfermer Agnès étroitement ; quant à l’amant, elle le laissa libre de suivre son projet. Le résultat fut celui qu’elle prévoyait : le marquis et Lorenzo attendirent vainement jusqu’au jour ; puis ils se retirèrent sans bruit, alarmés de voir leur plan échouer et incapables d’en deviner la cause.

Le lendemain matin, Lorenzo alla au couvent et demanda à voir sa sœur. L’abbesse se présenta à la grille la tristesse sur le visage. Elle lui apprit que depuis plusieurs jours Agnès avait paru fort agitée, qu’en vain les nonnes l’avaient pressée de dire ce qu’elle avait, de s’adresser à leur tendresse si elle avait besoin d’avis et de consolations : elle s’était obstinée à taire la cause de son chagrin ; mais, dans la soirée de jeudi, l’effet en avait été si violent qu’elle était tombée malade et qu’à présent elle était retenue au lit. Lorenzo n’en crut pas une syllabe : il insista pour voir sa sœur ; si elle était hors d’état de venir à la grille, il demandait à être admis dans sa cellule. L’abbesse fit le signe de la croix ; elle fut choquée de l’idée que l’œil profane d’un homme pénétrerait l’intérieur de sa sainte maison, et témoigna son étonnenement que Lorenzo pût avoir une telle pensée. Elle lui dit que sa demande ne pouvait lui être accordée, mais que, s’il revenait le jour suivant, elle espérait que sa bien-aimée sœur serait suffisamment rétablie pour venir à la grille du parloir. Sur cette réponse, Lorcnzo fut obligé de se retirer, mécontent et tremblant pour la sûreté de sa sœur.

Il revint de très bonne heure le lendemain. « Agnès était plus mal ; le médecin avait déclaré qu’elle était en danger : il lui était recommandé de rester tranquille, et il était tout à fait impossible qu’elle reçût la visite de son frère. » Lorenzo éclata à cette réponse ; mais que faire ? Il s’emporta, il supplia, il menaça ; il essaya de tous les moyens pour obtenir de voir Agnès. Ses efforts furent aussi infructueux que ceux du jour précédent, et il retourna désespéré vers le marquis. De son côté, ce dernier n’avait rien épargné pour découvrir ce qui avait fait manquer leur complot. Don Christoval, à qui l’affaire fut confiée, entreprit de tirer les vers du nez de la vieille portière de Sainte-Claire, avec qui il avait fait connaissance ; mais elle était trop bien sur ses gardes, et il n’apprit rien d’elle. Le marquis était comme égaré, et l’inquiétude de Lorenzo n’était guère moindre. Tous deux étaient convaincus que l’évasion projetée devait avoir été découverte ; ils ne doutaient pas que la maladie d’Agnès ne fût une feinte, mais ils ne savaient par quels moyens la tirer des mains de l’abbesse.

Lorenzo ne manquait pas de se rendre chaque jour au couvent, et chaque jour il apprenait que la santé de sa sœur empirait plutôt qu’elle ne s’améliorait. Ne croyant pas à l’indisposition, ces rapports ne l’alarmaient point ; mais l’ignorance où il était du sort d’Agnès et des motifs qui poussaient l’abbesse à les empêcher de se voir, le jetait dans la plus sérieuse inquiétude. Il était encore incertain sur le parti qu’il devait prendre, lorsque le marquis reçut une lettre du cardinal-duc de Lerme : elle renfermait la bulle du pape qui relevait Agnès de ses vœux, et la rendait à ses parents. Ce papier important fixa ses amis sur la marche qu’ils avaient à suivre. Il fut résolu que Lorenzo le porterait sans délai à la supérieure, et demanderait que sa sœur lui fût remise à l’instant même. Contre ce mandat, la maladie ne pouvait s’alléguer : il avait le droit d’emmener sur l’heure Agnès au palais de Médina, et il résolut d’user de ce droit le jour suivant.

Soulagé de l’inquiétude que lui avait causée sa sœur, et ranimé par l’espoir de la rendre bientôt à la liberté, il pouvait donner quelques instants à l’amour et à Antonia. Il se rendit chez Elvire, à l’heure de sa première visite. Elle avait ordonné qu’on le reçût. Dès qu’il fut annoncé, Antonia se retira avec sa tante, et lorsqu’il entra dans la chambre, il n’y trouva que la maîtresse de la maison. Elle lui fit un accueil moins froid qu’auparavant, et l’invita à se placer près d’elle sur le sofa. Puis, sans perdre de temps, elle alla au fait, ainsi qu’il avait été convenu entre elle et sa fille.

« Ne croyez pas que je sois ingrate, don Lorenzo, ni que j’oublie l’importance des services que vous m’avez rendus près du marquis. Je sens le poids de mes obligations, et rien sous le soleil ne pourrait me décider à la démarche que j’ai à faire ; rien, excepté l’intérêt de mon enfant, de ma bien-aimée Antonia. Ma santé décline ; Dieu seul sait le peu de temps qui me reste avant d’être appelée devant son trône. Ma fille sera laissée sans parents, et, si elle perdait la protection de la famille Cisternas, sans amis. Elle est jeune et sans artifice ; elle ignore la perfidie du monde, et ses charmes sont suffisants pour la rendre un objet de séduction : jugez donc combien je dois trembler pour son avenir, jugez combien je dois tenir à l’éloigner de toute société qui pourrait éveiller les passions qui dorment encore dans son sein. Vous êtes aimable, don Lorenzo ; Antonia a un cœur impressionnable, un cœur aimant, et elle est reconnaissante de tout le bien que vous nous avez fait en intervenant auprès du marquis. Votre présence m’effraie : je crains qu’elle n’inspire à ma fille des sentiments qui peuvent répandre de l’amertume sur le reste de sa vie, ou qu’elle ne l’encourage à nourrir des espérances injustifiables et frivoles. Pardonnez-moi de vous avouer mes terreurs, et que ma franchise me serve d’excuse. Je ne puis vous interdire ma maison : la gratitude me retient ; tout ce que je puis, c’est de me confier à votre générosité et de vous supplier d’épargner le cœur inquiet d’une mère qui ne vit que pour sa fille. Croyez que je regrette amèrement de ne pouvoir cultiver votre connaissance ; mais c’est un mal sans remède ; et l’intérêt d’Antonia m’oblige de vous prier de cesser vos visites. En accédant à ma demande, vous augmenterez encore l’estime que j’ai pour vous, et dont tout me persuade que vous êtes vraiment digne. »

« Votre franchise me charme, » répliqua Lorenzo ; « vous verrez que l’opinion favorable que vous avez de moi ne vous a point trompée ; j’espère pourtant que les raisons que j’ai à alléguer vous décideront à retirer une demande à laquelle je n’obéirais pas sans une extrême répugnance. J’aime votre fille, je l’aime sincèrement ; je ne souhaite pas de plus grand bonheur que de lui inspirer les mêmes sentiments, et de recevoir sa main à l’autel. Il est vrai que je ne suis pas riche moi-même, et que mon père à sa mort m’a laissé peu de chose ; mais j’ai des espérances qui justifient ma prétention à obtenir la fille du comte de Las Cisternas. »

Il allait continuer ; Elvire l’interrompit.

« Ah ! don Lorenzo, ce titre pompeux vous fait perdre de vue la bassesse de mon origine. Vous oubliez que j’ai passé quatorze ans en Espagne, désavouée par la famille de mon mari, et vivant d’une pension à peine suffisante pour l’entretien et l’éducation de ma fille. Bien plus, j’ai même été négligée par la plupart de mes propres parents qui, par envie, affectent de mettre en doute la réalité de mon mariage. Ma pension ayant été discontinuée à la mort de mon beau-père, j’allais être réduite à l’indigence lorsque ma sœur apprit ma situation. Malgré ses faiblesses, elle possède un cœur chaud, généreux et affectionné : elle m’aida du peu de fortune que mon père lui avait laissée ; elle me persuada de venir à Madrid, et nous a soutenues ma fille et moi depuis notre départ de Murcie. Ne considérez donc pas Antonia comme descendue du comte de Las Cisternas ; considérez-la comme une pauvre orpheline sans protection, comme la petite-fille de l’artisan Torribio Dalfa, comme la pensionnaire nécessiteuse de la fille de cet artisan. Songez à la différence de cette position et de celle du neveu et héritier du puissant duc de Médina. Je crois vos intentions honorables ; mais comme il n’y a pas d’espoir que votre oncle approuve cette union, je prévois que les conséquences de votre attachement seraient funestes au repos de mon enfant. »

« Pardonnez-moi, señora ; vous êtes mal informée si vous supposez que le duc de Médina ressemble au commun des hommes. Ses sentiments sont généreux et désintéressés ; il m’aime, et je n’ai aucune raison de craindre qu’il s’oppose à ce mariage lorsqu’il verra que mon bonheur en dépend. Mais en supposant même qu’il refusât sa sanction, qu’ai-je à craindre ? Mes parents ne sont plus ; je suis maître de ma petite fortune ; elle suffira pour soutenir votre fille, et j’échangerai contre sa main le duché de Médina sans un soupir de regret. »

« Vous êtes jeune et ardent ; je ne m’étonne pas de vos idées. Mais l’expérience m’a appris à mes dépens que le malheur accompagne les alliances inégales. J’ai épousé le comte de Las Cisternas contre le gré de ses parents ; bien des angoisses de cœur m’ont punie de cette imprudence. Partout où nous portions nos pas, la malédiction d’un père a poursuivi Gonzalvo. La pauvreté nous a accablés, et nous n’avions pas un ami qui nous assistât. Notre affection mutuelle existait toujours, mais, hélas ! non plus sans interruption. Habitué à la richesse et à l’aisance, mon mari supportait mal l’indigence et la détresse. Il regrettait la position qu’il avait quittée pour moi ; et dans les moments où le désespoir s’emparait de son âme, il me reprochait de l’avoir associé au besoin et à la misère. Il m’appelait son fléau, la source de ses malheurs, la cause de sa perte ! Ah ! Dieu ! il ne savait pas que les reproches de mon cœur étaient encore plus cuisants ; il ignorait que mes souffrances étaient triples, que je souffrais pour moi, pour ma fille et pour lui. Il est vrai que son emportement ne durait guère. Sa sincère affection pour moi se réveillait bientôt dans son cœur, et alors son repentir me torturait plus encore que ses reproches. Il se jetait à mes pieds, implorait mon pardon dans les termes les plus frénétiques, et se maudissait d’être le destructeur de mon repos. Instruit par cette expérience, je veux préserver ma fille des maux que j’ai soufferts. Sans l’aveu de votre oncle, jamais, tant que je vivrai, elle ne sera à vous. Certainement il désapprouvera cette union ; son pouvoir est immense, et je n’exposerai pas Antonia à sa colère et à ses persécutions. »

« Ses persécutions ! il est si facile de les éviter ! Au pis aller, il ne s’agit que de quitter l’Espagne. Ma fortune est facile à réaliser. Les îles de l’Inde nous offriront une retraite sûre. J’ai un petit bien à Saint-Domingue ; nous fuirons là, et je regarderai ce lieu comme ma patrie, s’il me procure la possession paisible d’Antonia. »

« Ah ! jeune homme, c’est l’illusion d’un cœur amoureux et romanesque. Gonzalvo pensait comme vous. Il s’imaginait pouvoir abandonner l’Espagne sans regret ; mais le moment du départ le détrompa. Vous ne savez pas encore ce que c’est que de quitter votre pays natal, de le quitter pour ne plus le revoir ! vous ne savez pas ce que c’est que d’échanger les lieux où vous avez passé votre enfance pour des royaumes inconnus et des climats malsains ! — d’être oublié, entièrement, éternellement oublié des compagnons de votre jeunesse ! — de voir vos chers amis, les plus tendres objets de votre affection, victimes des maladies qui visitent si souvent l’Inde, et de vous trouver impuissant à les soulager ! voilà ce que j’ai éprouvé ! Mon mari et deux petits enfants sont enterrés à Cuba ; rien n’a pu sauver ma jeune Antonia que mon prompt retour en Espagne. Ah ! don Lorenzo, si vous pouviez comprendre ce que j’ai senti pendant mon absence ! si vous saviez combien je regrettais amèrement tout ce que j’avais laissé en arrière, et combien m’était cher le seul nom de l’Espagne ! Je portais envie aux vents qui soufflaient vers ses bords, et quand un matelot espagnol chantait quelque air bien connu en passant sous ma fenêtre, mes yeux se remplissaient de larmes au souvenir de ma terre natale. Gonzalvo aussi — mon mari — »

Elvire s’arrêta. Sa voix tremblait, et elle se couvrit le visage de son mouchoir. Après un court silence, elle se leva et poursuivit.

« Excusez-moi de vous quitter quelques instants. La mémoire de ce que j’ai souffert m’a fort agitée, et j’ai besoin d’être seule. Jusqu’à mon retour, examinez ces vers. Après la mort de mon mari, je les ai trouvés dans ses papiers. Si j’avais su plus tôt qu’il était en proie à de tels sentiments, le chagrin m’aurait tuée. Il a écrit ces stances lorsqu’il partit pour Cuba, l’âme obscurcie par la tristesse, au point d’oublier qu’il avait une femme et des enfants. Ce que nous perdons nous semble toujours le plus précieux. Gonzalvo quittait l’Espagne pour toujours, et par conséquent l’Espagne était plus chère à ses yeux que tout ce que le monde renfermait. Lisez-les, don Lorenzo ; elles vous donneront une idée des souffrances d’un banni. »

Elvire mit un papier dans la main de Lorenzo, et se retira dans sa chambre. Le jeune homme, l’ayant ouvert, y trouva ce qui suit.

L’EXILÉ.

Adieu, Espagne, ma patrie ! adieu pour jamais ! Ces yeux bannis ne verront plus tes côtes : un sombre présage dit à mon cœur que jamais les pas de Gonzalvo ne fouleront plus ton rivage.

Les vents se taisent, tandis que d’un cours paisible le vaisseau trace un léger sillon sur la plaine unie des mers. Je sens défaillir le courage trop vanté de mon cœur, et je maudis les vagues qui m’emportent loin de l’Espagne.

Je l’aperçois encore ! Là-bas, sous le ciel bleu et limpide, se dressent encore ses clochers bien-aimés. De cette pointe escarpée, là-bas, la brise du soir apporte à mon oreille les sons de ma langue natale.

Appuyé sur un roc couronné de mousse, et chantant gaîment, la le pêcheur sèche ses filets au soleil. Souvent j’ai entendu la plaintive ballade, mettant devant mes yeux chagrins des scènes de bonheur passé.

Heureux paysan ! Il attend l’heure accoutumée où l’ombre du crépuscule obscurcit le ciel qui se ferme. Alors il regagne avec plaisir son bois chéri, le bois de ses pères, et prend sa part du repas fourni par son champ natal.

L’amitié et l’amour, hôtes de sa chaumière, accueillent sa bienvenue avec un souris sincère ; nulle menace de malheur ne lui gâte les joies présentes ; son sein n’a point un soupir, sa joue n’a pas une larme.

Heureux paysan ! La fortune qui me refuse un tel bonheur me fait porter envie à ton lot ; moi qui, fuyant mes foyers et l’Espagne, dis à tout ce que je prise, à tout ce que j’aime, adieu !

Mon oreille n’entendra plus la chanson bien connue, chantée par une fille des montagnes qui garde ses chèvres, par un villageois implorant l’amoureuse merci, ou par un berger poussant sans art ses notes rustiques.

Mes bras ne connaîtront plus les tendres embrassements d’un père, ni mon cœur le calme domestique ; loin de ces joies, avec des soupirs arrachés par la mémoire, je pars pour des cieux étouffants et des climats lointains,

Où les soleils de l’Inde engendrent des maladies nouvelles, où pullulent les tigres et les serpents. C’est là que tend ma course ; je vais braver la soif fiévreuse que rien n’apaise, la peste jaune et les feux du jour qui rendent fou.

Mais sentir de lentes tortures consumer mon foie ; mourir peu à peu à la fleur de l’âge ; voir tout mon sang qui bout, tari par l’insatiable lièvre, et mon cerveau délirer, en proie à la rage de l’astre du jour ;

Non, rien de tout cela ne peut me faire connaître la douleur, comme de me séparer de toi avec des soupirs amers, ô terre chérie ! comme de sentir que ce cœur doit t’adorer à jamais, et que toutes les joies me sont ravies !

Hélas ! que de fois les enchantements de l’imagination, dans le sommeil, me rappelleront à l’esprit mon pays natal ! Que de fois le regret me fera tristement compter chaque jouissance perdue, chaque ami laissé en arrière !

Vallons sauvages de Murcie, chers bosquets romantiques, rivière sur les bords de laquelle je jouais enfant, antiques salles de mon château, tourelles menaçantes, chacun de vous, bois si regrettés et clairières si connues,

Souvent la mémoire, bourreau de mon âme, me retracera vos sites que je suis condamné à ne plus voir, et ces songes d’une terre où se concentrent tous mes vœux changeront chaque plaisir passé en malheur présent.

Mais voici le soleil qui s’enfonce dans les flots : la nuit se hâte de ressaisir son empire ; des nuées obscurcissent à mes yeux les clochers du village ; maintenant je ne les vois qu’à peine, et maintenant je ne les vois plus.

Ô vents ! ne soufflez pas ! ondes, apaisez votre mouvement ! Dors, mon navire, dors en silence sur l’océan, mes yeux une fois encore verront la côte de l’Espagne.

Vain désir ! méprisant ma dernière prière, le vent fraîchit, les flots se gonflent ; nous serons loin au lever du jour. Adieu donc Espagne, ma patrie ! adieu pour jamais !

Lorenzo avait à peine eu le temps de lire ces vers, qu’Elvire revint : elle s’était soulagée en donnant un libre cours à ses larmes, et ses esprits avaient retrouvé leur calme habituel.

« Je n’ai plus rien à vous dire, seigneur, » reprit-elle ; « vous connaissez mes craintes et mes raisons pour vous prier de ne pas renouveler vos visites. Je me suis confiée à votre honneur, et vous me prouverez, j’en suis certaine, que je n’ai pas eu de vous une idée trop favorable. »

« Mais une seule question, señora, et je vous laisse : si le duc de Médina approuve mon amour, puis-je espérer que mes vœux ne seront plus rejetés de vous et de la belle Antonia ? »

« Je serai franche avec vous, don Lorenzo : malgré le peu de probabilité qu’une telle union ait jamais lieu, je crains qu’elle ne soit désirée trop ardemment par ma fille. Vous avez fait sur son jeune cœur une impression qui me donne les plus sérieuses alarmes ; pour empêcher cette impression de s’accroître, je suis obligée de refuser toute relation avec vous. Quant à moi, vous pouvez être sûr que je me réjouirais d’établir ma fille si avantageusement ; je sens que ma santé, altérée par les chagrins et la maladie, ne me permet pas d’espérer un long séjour dans ce monde, et je tremble de la laisser sous la protection d’un étranger. Le marquis de Las Cisternas m’est totalement inconnu ; il se mariera : sa femme peut voir Antonia de mauvais œil, et la priver de son unique ami. Si le duc, votre oncle, donne son consentement, vous pouvez compter sur le mien et sur celui de ma fille ; mais sans cela, n’espérez pas le nôtre. En tous cas, quelque parti que vous preniez, quelle que puisse être la décision du duc, tant que vous ne la connaîtrez pas, je vous demande de ne point achever par votre présence de troubler la paix d’Antonia. Si vos parents vous autorisent à la rechercher en mariage, ma porte à l’instant vous est ouverte ; s’ils vous refusent leur sanction, contentez-vous de mon estime et de ma reconnaissance, mais souvenez-vous que nous ne devons plus nous revoir. »

Lorenzo promit à contre-cœur de se soumettre à ce décret : mais il ajouta qu’il espérait bientôt obtenir le consentement qui devait lui donner le droit de renouveler ses visites. Il expliqua alors à doña Elvire pourquoi le marquis n’était pas venu en personne, et ne se fit aucun scrupule de lui confier l’histoire de sa sœur. Il termina en disant « qu’il avait l’espoir de mettre Agnès en liberté le lendemain, et que don Raymond, dès qu’il serait tranquillisé à ce sujet, viendrait, sans perdre de temps, assurer doña Elvire de son amitié et de son appui. »

La dame secoua la tête.

« Je tremble pour votre sœur, » dit-elle ; « j’ai entendu citer plusieurs traits de caractère de la supérieure de Sainte-Claire par une de mes amies qui a été élevée dans le même couvent qu’elle : elle me l’a dépeinte comme hautaine, inflexible, superstitieuse et vindicative ; j’ai su depuis qu’elle est infatuée de l’idée de rendre son couvent le plus régulier de Madrid, et de ne jamais pardonner à celles dont l’imprudence le couvrirait de la moindre tache. Quoique naturellement violente et sévère, quand son intérêt le réclame elle sait prendre l’apparence de la douceur ; elle ne néglige rien pour attirer dans sa communauté les jeunes personnes d’un haut rang. Une fois irritée, elle est implacable, et ne recule pas devant les mesures les plus rigoureuses lorsqu’il s’agit de punir la coupable. Certainement elle doit regarder comme un déshonneur pour le couvent que votre sœur en sorte ; elle usera de tous les artifices pour éviter d’obéir au mandat de sa Sainteté, et je frissonne de penser que doña Agnès est dans les mains de cette dangereuse femme. »

Lorenzo se leva pour prendre congé. Elvire, au départ, lui tendit sa main, qu’il baisa respectueusement ; et après avoir dit qu’il espérait bientôt avoir d’Antonia la même faveur, il retourna à son hôtel. La dame fut parfaitement satisfaite de la conversation qu’ils venaient d’avoir ; elle envisagea avec complaisance la perspective d’un tel parti ; mais la prudence lui fit cacher à sa fille les espérances flatteuses qu’elle commençait elle-même à se hasarder d’entretenir.

À peine il faisait jour que déjà Lorenzo était au couvent, muni du mandat nécessaire. Les nonnes étaient à matines ; il attendit avec impatience que le service fût achevé, et enfin l’abbesse parut à la grille du parloir. Il demanda Agnès ; la vieille dame répondit d’un air triste que l’état de la chère enfant devenait d’heure en heure plus dangereux, que les médecins désespéraient de sa vie ; mais qu’ils avaient déclaré que la seule chance de salut était de la laisser en repos, et de ne pas permettre de l’approcher à ceux dont la présence devait l’agiter. Lorenzo ne crut pas un mot de tout cela, pas plus qu’il n’ajouta loi aux expressions de douleur et d’affection dont cette réponse était entrelardée. Pour en finir, il mit la bulle du pape aux mains de la supérieure, et insista pour que, malade ou en santé, sa sœur lui fût remise sans délai.

L’abbesse reçut le papier d’un air d’humilité ; mais son œil n’en eut pas plus tôt aperçu le contenu, que le ressentiment se joua de tous les efforts de l’hypocrisie. La rougeur lui monta au visage, et elle lança sur Lorenzo un regard de rage et de menace.

« Cet ordre est positif, » dit-elle, d’un ton de colère qu’elle essayait en vain de déguiser : « je voudrais de tout mon cœur y obéir, mais cela n’est plus en mon pouvoir. »

Lorenzo l’interrompit par une exclamation de surprise. « Je vous répète, señor, qu’il m’est tout à fait impossible d’obéir à cet ordre. Par égard pour les sentiments d’un frère, je voulais vous communiquer par degrés la triste nouvelle, et vous préparer à l’entendre avec courage ; ceci rompt toutes mes mesures. Cet ordre m’enjoint de vous rendre votre sœur Agnès sans délai : je suis donc obligée de vous informer, sans circonlocution, que vendredi dernier elle est morte. »

Lorenzo recula d’horreur et pâlit. Un moment de réflexion le convainquit que cette assertion était fausse, et le rendit à lui-même.

« Vous me trompez, » dit-il avec emportement : « il n’y a que cinq minutes, vous m’assuriez qu’elle était encore en vie, quoique bien malade. Produisez-la à l’instant même ; je veux la voir, je dois la voir : tous vos efforts pour la retenir seront inutiles. »

« Vous vous oubliez, señor : vous devez du respect à mon âge aussi bien qu’à ma profession. Votre sœur n’est plus. Si d’abord je vous ai caché sa mort, c’était dans la crainte qu’un événement si inattendu ne produisît sur vous un effet trop violent : en vérité, je suis bien mal payée de mon attention. Et quel intérêt, je vous prie, aurais-je à la garder ? connaître son désir de quitter notre société est une raison suffisante pour moi de désirer son départ et de la regarder comme indigne du nom de sœur de Sainte-Claire : mais elle a trompé mon affection d’une manière encore plus coupable. Ses crimes ont été grands ; et quand vous saurez la cause de sa mort, à coup sûr, don Lorenzo, vous vous féliciterez que cette malheureuse n’existe plus. Elle est tombée malade jeudi dernier après avoir été à confesse dans la chapelle des Capucins : sa maladie était accompagnée d’étranges symptômes ; mais elle persistait à en taire la cause. Grâce à la Vierge, nous étions trop ignorantes pour la deviner. Jugez donc de notre consternation, de notre horreur, lorsqu’elle est accouchée le lendemain d’un enfant mort-né, qu’elle a immédiatement suivi dans la tombe. Eh quoi ! seigneur, votre visage n’exprime aucune surprise, aucune indignation ! Est-il possible ? l’infamie de votre sœur vous était connue, et vous lui conserviez votre affection ? En ce cas, vous n’aviez pas besoin de ma pitié. Je ne puis que vous répéter l’impossibilité où je suis d’obéir aux ordres de sa Sainteté. Agnès n’est plus : et pour vous convaincre de la vérité de ce que je dis, je jure par notre bienheureux Sauveur qu’il y a trois jours qu’elle a été enterrée. »

Elle baisa un petit crucifix qui pendait à sa ceinture ; puis elle se leva, et quitta le parloir. Comme elle se retirait, elle jeta sur Lorenzo un regard dédaigneux.

« Adieu, señor, » dit-elle ; « je ne vois aucun remède à cet accident. Une seconde bulle du pape, je crains bien, n’opérerait pas la résurrection de votre sœur. »

Lorenzo se retira aussi, pénétré d’affliction : mais celle de don Raymond, à cette nouvelle, alla jusqu’à la folie : il ne voulait pas se persuader qu’Agnès était réellement morte, et il s’obstinait à soutenir qu’on la retenait dans les murs de Sainte-Claire. Aucun raisonnement ne put lui faire abandonner l’espoir de la retrouver. Chaque jour il inventait de nouveaux plans, mais sans succès.

De son côté, Médina renonça à l’idée de jamais revoir sa sœur ; mais il la croyait victime de quelque menée coupable. Dans cette persuasion, il encouragea les recherches de don Raymond, déterminé, s’il faisait la moindre découverte qui autorisât ses soupçons, à tirer une vengeance rigoureuse de l’insensible abbesse. La perte de sa sœur l’affectait sincèrement ; mais ce n’était pas la moindre cause de son chagrin que les convenances l’obligeassent de différer quelque temps de parler d’Antonia au duc. Ses émissaires, cependant, entouraient constamment la porte d’Elvire ; il était informé de tous les mouvements de sa maîtresse. Comme elle ne manquait jamais chaque jeudi d’assister au sermon dans la cathédrale des Capucins, il était sûr de la voir une fois par semaine, quoique, fidèle à sa promesse, il évitât soigneusement d’en être remarqué. Deux longs mois se passèrent ainsi. On n’apprenait rien de nouveau sur Agnès. Le marquis était le seul qui ne la crût pas morte. Lorenzo résolut de faire sa confidence à son oncle : il avait déjà laissé entrevoir son intention de se marier ; elle avait été accueillie aussi favorablement qu’il pouvait l’espérer, et il n’eut aucun doute du succès de sa démarche.