Le Mineur de Wielicszka (recueil)/L’Enfant et l’Oiseau, ou les Rigueurs de la Captivité

L’ENFANT ET L’OISEAU,
ou
LES RIGUEURS DE LA CAPTIVITÉ.





— Oh ! venez donc voir le joli petit oiseau, disait Édouard à ses sœurs.

Élisa et Juliette accoururent et jetèrent des cris de joie à la vue d’un pinson qui se débattait entre les doigts de leur frère.

Une neige épaisse et durcie couvrait la terre ; pas le plus petit insecte, pas le moindre brin d’herbe ou de mousse n’offraient quelque ressource aux habitants ailés des bois, et, pressés par la faim, ils venaient jusqu’au seuil des maisons ramasser la graine échappée des gerbes, ou becqueter le morceau de pain oublié par un enfant. Au moindre bruit, ils reprenaient leur volée ; mais le pinson, alors captif, avait oublié sa prudence accoutumée, et était entré dans un petit pavillon qui servait de serre aux plantes les plus délicates. Alors, après une poursuite de quelques minutes, l’enfant l’avait saisi, et, tout fier de sa conquête, avait appelé ses sœurs pour la leur faire admirer.

— Il faudra lui couper les ailes, dit Juliette, et nous le laisserons courir dans notre chambre, Ce sera bien amusant. Oui, répondit Élisa ; mais si Minette le voit…

— Ah ! c’est vrai : Minette le croquerait sans pitié. Et ce serait bien dommage ; car il est joli… joli…

— Je vais prier papa de me donner une cage, dit Édouard. En cage il n’aura rien à craindre. Nous lui donnerons du grain, du sucre, du gâteau ; il sera très-heureux, et il nous égaiera par ses chansons.

Édouard courut demander une cage à son père ; il y mit le pinson, après l’avoir abondamment pourvu de nourriture, et les trois enfants purent alors s’extasier sur la beauté du pinson. Une seule chose les contrariait : c’est que, dès qu’ils s’approchaient de la cage, l’oiseau, plein de frayeur, voltigeait éperdu autour de sa prison en jetant des cris de détresse. Juliette essayait de le rassurer en lui promettant qu’on ne lui ferait aucun mal ; mais c’étaient des promesses perdues.

Il fut convenu que, jusqu’au lendemain, on ne le regarderait que de loin, afin de lui laisser le temps de s’habituer à sa nouvelle demeure.

Le soir venu, on se réunit, comme d’habitude, autour du foyer ; seulement, M. Dupuis, au lieu de raconter à ses enfants l’histoire qu’ils attendaient avec impatience, laissa tomber sa tête dans ses mains et parut tout rêveur.

— Qu’as-tu donc, petit père ? demanda Juliette. Serais-tu malade ?

Non, mon enfant ; mais comme le récit qui m’est venu à la mémoire vous paraîtrait un peu triste, j’en cherche un autre.

— Ne te donne pas cette peine, cher papa, dit Édouard. Nous aimons les histoires tristes, pourvu qu’elles finissent bien.

— Je ne sais pas la fin de la mienne, mais je compte pouvoir vous la dire demain. Cela vous convient-il ?

— Oui, oui, papa. Commence, nous t’en prions.

— Il y a quelques années, un petit garçon de ton âge à peu près, Édouard, s’amusait à poursuivre des papillons dans la prairie. Il s’était, sans y songer, fort éloigné de la maison de son père, et le capricieux insecte s’étant enfoncé dans les bois, notre étourdi l’y avait suivi. Il marchait depuis plus d’une heure, quand, accablé par la fatigue et la chaleur, il s’endormit au pied d’un chêne. Il fut réveillé par une voiture roulant à grand bruit sur le chemin qui traversait la forêt.

C’était une magnifique voiture, toute dorée, traînée par quatre chevaux noirs magnifiques. Il se frotta les yeux, se leva et s’avança curieusement jusqu’au bord du chemin. Il regrettait déjà de ne pouvoir examiner à son aise ce superbe équipage, quand tout à coup il s’arrêta. Un grand laquais en livrée mit pied à terre et s’approcha de l’enfant, qui recula, cédant à un sentiment de frayeur. Mais en deux ou trois enjambées, cet homme l’atteignit, le prit dans ses bras et le déposa dans la voiture, qui repartit au galop.

— Maman ! maman !… Je veux voir maman ! s’écriait en vain l’enfant.

Un monsieur, déjà fort âgé, vêtu avec magnificence, l’avait pris sur ses genoux.

— Ne pleurez pas, mon petit ami, lui, disait-il, je ne veux pas vous faire du mal ; au contraire, j’aime beaucoup les jolis enfants comme vous, et je vous emmène dans mon château, où vous aurez tout ce que vous désirerez.

— Je veux voir maman, répétait l’enfant, de plus en plus désolé.

— Votre maman ne peut vous entendre, nous sommes fort loin déjà de l’endroit où je vous ai aperçu. Vous n’êtes pas riche, vos vêtements le prouvent, je ferai de vous mon enfant ; vous aurez de riches jouets, de beaux appartements, de grands jardins, des domestiques, des chevaux, un fusil, tout ce que vous pourrez demander ; seulement vous ne pourrez quitter mes domaines.

— Et mon père, ma mère, mes frères et ma petite sœur, je ne les verrai plus ? demanda l’enfant.

— Qui sait ? Si par hasard ils venaient au château…

— Gardez vos richesses, monsieur, je n’en ai pas besoin ; j’aimerais mieux manquer de tout au milieu de ma famille, que de n’avoir plus rien à souhaiter auprès de vous. Reconduisez-moi où vous m’avez pris.

Le vieillard, sourd à ses prières, lui répétait sans cesse qu’il tenait à l’avoir près de lui ; mais l’enfant, désolé, se disait tout bas :

— S’il m’aime, pourquoi donc veut-il me rendre malheureux ?

On voyageait rapidement et l’on arriva au bout de deux jours au château. On lui donna un petit appartement dans lequel rien ne manquait. Sous ses fenêtres s’étendait un joli jardin, dans lequel on lui permit d’aller se promener, mais que, de crainte qu’il ne cherchât à s’enfuir, on entoura d’une haute palissade. Ni les belles fleurs, ni les fruits savoureux ne le tentèrent ; il passait les journées la tête appuyée contre la muraille qui le retenait prisonnier, appelant toujours ceux qu’il aimait tant. Il essaya de grimper, se déchira les mains, se meurtrit les genoux et tomba malade de douleur.

De leur côté, les pauvres parents n’étaient pas moins affligés ; ils cherchaient partout leur cher enfant et n’en pouvaient avoir aucune nouvelle. Leur tristesse faisait peine à voir ; dans tout le village on ne parlait que de la disparition du petit garçon, et l’on commençait à craindre qu’il n’eût péri.

Un médecin fut appelé par le maître du château, et quand il eut causé quelques instants avec l’enfant, il dit au vieillard :

— Si vous ne rendez la liberté à ce petit innocent, il mourra de chagrin.

Le vieillard ne fit qu’en rire et répondit :

— Il sera si heureux ici, que bientôt il n’en voudra plus sortir : on s’habitue à tout. Je l’aime trop pour le laisser aller.

Le docteur secoua la tête et partit.

— Quel méchant homme, dit Juliette, et comme il mentait en disant qu’il aimait ce pauvre petit ! Achève bien vite l’histoire, cher papa.

— Je vous ai dit que je n’en saurais la fin que demain, mes enfants ; il est tard, allons nous coucher.

Le lendemain, les trois enfants coururent à la cage ; le pinson n’avait pas mangé. Il était couché ; mais à leur approche, il fit un effort et battit de nouveau de son bec et de ses ailes les parois de sa prison.

Oh ! vois donc, Édouard, dit Juliette, son beau plumage est tout sanglant…

— Oh ! oui, le pauvre petit s’est blessé en essayant de fuir, ajouta Elisa, les yeux déjà pleins de larmes.

— Pourtant rien ne lui manque, dit Édouard, et nous serions bien contents, s’il voulait s’apprivoiser.

— Qui sait si rien ne lui manque ? reprit Élisa. Il a peut-être un père, une mère…

— Oh ! non, à cette saison-ci, il n’y a pas de nids. Ce n’est pas un jeune oiseau.

— Mais s’il avait des frères, des sœurs, des amis, comme ce petit garçon dont papa nous contait hier l’histoire ? dit Juliette.

— Je ne sais ce qu’il demande, répondit Elisa ; mais il n’est pas heureux dans cette cage ; et si nous le gardons malgré lui, il en mourra.

— Tu crois ? demanda Édouard.

— J’en ai peur.

— Oh ! si je le croyais, je lui ouvrirais bien vite la porte. J’aime beaucoup les oiseaux, mais j’aime mieux m’en passer que de les voir souffrir et mourir.

— C’est là justement ce que finit par se dire le riche vieillard dont nous parlions hier, dit M. Dupuis en entrant. Il reconduisit le petit garçon à sa mère, après l’avoir forcé d’accepter de charmants cadeaux. L’enfant, devenu libre, lui pardonna sa captivité de quelques jours, et même il consentit à aller le voir de temps en temps.

— Mais mon oiseau ne reviendra pas, dit Édouard.

Peut-être, mon ami ; tant que la neige couvrira la terre, jetez dans la cour du pain, du chanvre, de la navette ; les petits oiseaux viendront y chercher leur nourriture, et, au lieu de la douleur d’un prisonnier, vous verrez les heureux que vous aurez faits.

Édouard décrocha la cage, prit le pinson, qui tremblait de tous ses membres, présenta sa petite tête à Élisa et à Juliette, qui y déposèrent un baiser ; puis il ouvrit la fenêtre, et l’oiseau s’enfuit en jetant au loin des cris joyeux…