Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre XXXVI

XXXVI

LE RETOUR À VEMMENHÖG

Akka conduisit les oies sauvages vers la plaine scanienne ; à perte de vue c’étaient de vastes champs de blé et de betteraves, des fermes basses entourant de larges cours, une infinité de petites églises blanches, de vilaines usines à sucre grises, des bourgs pareils à des petites villes autour des gares. Il y avait des tourbières, des mines de houille avec de hauts amoncellements de charbon, des routes qui couraient entre des rangées de saules étêtés, des chemins de fer qui se croisaient et formaient un réseau aux mailles serrées. Des petits lacs entourés de bouquets de hêtres brillaient çà et là, flanqués de châteaux.

— Regardez maintenant ! Regardez bien ! cria l’oie-guide. Voilà ce que vous verrez à l’étranger, depuis la côte de la Baltique jusqu’aux Alpes, que je n’ai jamais franchies.

Lorsque les oisons eurent regardé la plaine, Akka les mena à la côte du Sund. De basses prairies y descendent doucement jusqu’à l’eau ; de longues bandes de varech noirci rejeté par les vagues forment une bordure zigzaguante. À quelques endroits il y avait des collines et des champs de sable mouvant. Les hameaux de pêcheurs rangeaient sur la rive leurs maisonnettes de briques toutes pareilles, avec un petit phare au bout d’une jetée, et partout des filets suspendus à sécher.

— Regardez en bas ! cria Akka. Voilà comment sont les côtes de l’étranger.

Enfin les oies passèrent au-dessus de quelques villes : une masse de cheminées d’usine, des rues encaissées entre de hautes maisons noircies de fumée, de grands et beaux jardins publics, des ports remplis de navires, parfois d’anciennes fortifications, des châteaux et de vieilles églises.

— Voilà comment sont les villes de l’étranger, bien que beaucoup plus grandes, disait Akka. Mais celles-ci pourront bien un jour devenir grandes aussi.

Après ces tours sur la plaine, Akka descendit avec sa bande dans un marais du canton de Vemmenhög. Nils ne put s’empêcher de se demander si ce jour-là elle n’avait pas fait tous ces coudes et ces cercles au-dessus de la Scanie pour lui montrer que son pays pouvait se comparer à n’importe quelle terre de l’étranger. Il se dit qu’elle s’était donné cette peine bien gratuitement : il ne songeait pas à se demander si son pays était riche ou pauvre : depuis qu’il avait aperçu les premiers saules en bordure des routes, la première maison basse à colombage, le mal du pays l’avait repris.

Chez Holger Nilsson

Le temps était gris et brumeux. Les oies sauvages faisaient la sieste, quand tout à coup Akka vint à Nils :

— Le temps semble être au calme, dit-elle, et je pense que demain nous traverserons la Baltique.

— Bon ! dit Nils. Il ne put rien ajouter, tant sa gorge se serra. Il avait espéré, malgré tout, qu’il serait délivré de l’enchantement, pendant qu’on était encore en Scanie.

— Nous sommes assez près de Vemmenhög maintenant, poursuivit Akka. J’ai pensé que tu aimerais peut-être faire une visite à ta maison en passant. Ensuite tu ne verras pas de sitôt ta famille.

— Il vaut peut-être mieux que je n’y aille pas, répondit Nils ; mais le ton de sa voix disait combien la proposition lui souriait.

Akka répondit :

— Tu dois aller voir comment on va chez toi. Qui sait si tu ne pourras pas les aider, si petit que tu sois.

— Vous avez raison, mère Akka. J’aurais dû y penser avant, répondit Nils, très excité.

L’instant d’après, ils étaient, lui et Akka, en route pour la ferme de Holger Nilsson. Ils descendirent à l’abri du mur en pierres sèches qui entourait la ferme.

— C’est étrange comme tout ici est demeuré pareil, dit Nils en grimpant sur le mur. Il me semble que c’est hier qu’assis ici je vous ai vues venir.

— Sais-tu si ton père a un fusil ? demanda tout à coup Akka.

— Mais oui, dit Nils. C’est à cause de ce fusil que j’ai voulu rester à la maison ce dimanche-là.

— Alors je n’ose pas t’attendre ici. Il vaut mieux que tu viennes nous rejoindre au cap de Smygehuk demain matin. Tu pourras passer la nuit ici.

— Oh non ! ne partez pas, mère Akka ! s’écria Nils en sautant du mur. Il ne savait pourquoi, mais il avait le sentiment que quelque chose leur arriverait, à lui ou aux oies, et qu’ils ne se retrouveraient plus.

— Vous voyez bien que je suis triste de ne pas pouvoir retrouver ma taille normale, continua-t-il ; mais je veux que vous le sachiez, je ne regrette pas de vous avoir suivies le printemps dernier. J’aimerais mieux ne jamais redevenir un homme que de n’avoir pas fait ce voyage.

Akka aspira longuement l’air avant de répondre.

— Il y a une chose dont j’ai souvent voulu te parler, commença-t-elle. Ça ne presse pas puisque tu ne reviens pas parmi les tiens pour y rester, mais j’aime autant te le dire maintenant. Voici. Si vraiment tu penses que tu as appris quelque chose de bon parmi nous, tu n’es peut-être pas d’avis que les hommes doivent être seuls sur la terre ? Pense donc quel grand pays vous avez ! Ne pourriez-vous pas nous laisser quelques rochers nus sur la côte, quelques lacs qui ne sont pas navigables et des marais, quelques fjells déserts et quelques forêts éloignées où nous autres, pauvres bêtes, nous serions tranquilles ? Toute ma vie j’ai été chassée et poursuivie. Comme il serait bon de savoir qu’il y a quelque part un refuge pour une créature comme moi !

— Certainement je serais content de pouvoir vous venir en aide, dit le gamin, mais je n’aurai jamais beaucoup à dire parmi les hommes.

— Enfin ! Mais voilà que nous restons là à bavarder comme si nous ne devions jamais plus nous revoir, interrompit Akka. Et pourtant nous nous reverrons demain. Au revoir donc !

Elle leva ses ailes pour partir, mais revint encore une fois, le caressa doucement du bec et s’envola enfin.

C’était au milieu du jour, mais personne ne remuait dans la ferme. Nils put donc aller où il voulait. Il courut rapidement à l’étable, sachant que les vaches sauraient le mieux le renseigner. L’étable présentait un triste aspect : au lieu des trois belles bêtes qui au printemps l’avaient habitée, il n’y en avait plus qu’une. C’était Rose-de-Mai. Regrettant ses camarades, elle penchait la tête, et ne touchait presque pas à son fourrage.

— Bonjour, Rose-de-Mai ! s’écria Nils, et il courut sans crainte jusqu’à elle. Comment vont le père et la mère ? Comment vont les oies et les poules et le chat ? Où sont donc tes camarades, Lis-d’Or et Étoile ?

En reconnaissant la voix du gamin, la vache tressaillit, puis elle baissa la tête comme pour lui porter un coup de corne. Mais l’âge avait assagi ses mouvements, et elle se donna d’abord le temps de regarder Nils Holgersson. Il était aussi petit qu’en partant, et il était vêtu de la même façon, mais pourtant il semblait tout autre. Ce Nils Holgersson, qui était parti au printemps, avait la démarche lourde et traînante, et les yeux endormis ; celui qui revenait était alerte et souple, il parlait vivement ; ses yeux brillaient et étincelaient. Il avait la tenue si droite et si ferme qu’il inspirait du respect, tout petit qu’il était.

— Meuh ! mugit Rose-de-Mai. On m’avait bien dit qu’il était changé. Je n’ai pas voulu le croire ! Sois le bienvenu, Nils Holgersson, sois le bienvenu à la maison. Voilà le premier moment de joie que j’aie depuis je ne sais combien de temps.

— Je te remercie, Rose-de-Mai ! dit Nils, le cœur réchauffé par cet accueil. Donne-moi maintenant des nouvelles de mes parents !

— Ils n’ont eu que des chagrins depuis ton départ. La pire histoire est celle du cheval qui a coûté tant d’argent et qui tout l’été a été là sans pouvoir rien faire que manger. Ton père ne veut pas le tuer, mais personne ne veut l’acheter. C’est à cause de lui qu’on a dû vendre mes deux compagnes, Étoile et Lis-d’Or.

Il y avait autre chose que Nils brûlait du désir d’apprendre, mais il était trop embarrassé pour en parler directement. Il demanda donc :

— Ma mère a été très ennuyée, je pense, en voyant que le jars blanc s’était envolé ?

— Je ne crois pas qu’elle aurait eu tant de chagrin à cause du jars, si seulement elle avait su comment il avait disparu. Maintenant elle se plaint surtout de ce que son propre fils, en se sauvant de la maison, ait emporté le jars.

— Ah ! elle croit que je l’ai volé ? demanda Nils.

— Que veux-tu qu’elle croie ?

— Père et mère s’imaginent donc que j’ai couru le pays comme un mendiant cet été !

— Ils t’ont regretté avec la douleur qu’on ressent lorsqu’on perd ce qu’on a de plus cher au monde.

Nils sortit vivement de l’étable. Il se rendit à l’écurie, qui était toute petite, mais propre et bien tenue. On voyait que Holger Nilsson l’avait bien installée pour que le nouveau venu s’y plût. Il y avait là un grand et beau cheval qui luisait littéralement de santé.

— Bonjour ! salua Nils. J’ai entendu dire qu’il y avait un cheval malade par ici. Ce n’est pas possible que ce soit toi ; tu as l’air si bien portant ?

Le cheval tourna la tête vers le gamin et le regarda longuement.

— Est-ce toi le fils de la maison ? dit-il. J’ai entendu dire beaucoup de mal de toi. Mais tu as l’air si gentil, je ne te prendrais jamais pour Nils si je n’avais entendu dire qu’il a été changé en tomte.

— Je sais que j’ai laissé un mauvais souvenir derrière moi, dit Nils Holgersson. Ma propre mère croit que je suis parti comme un voleur. Je ne compte pas rester longtemps ici, mais j’ai voulu savoir ce que tu avais.

— Quel dommage que tu ne restes pas, dit le cheval. Je sens que nous serions devenus amis. Pour moi je souffre d’une bagatelle : une pointe de couteau ou un autre objet pointu m’est entré dans le pied. Cette pointe est si bien cachée que le docteur n’a pu la trouver, mais elle me fait beaucoup de mal et m’empêche de marcher. Si tu pouvais avertir Holger Nilsson de ce que j’ai, je crois bien qu’il pourrait me guérir. Je serais content d’être utile. J’ai tout à fait honte de rester oisif.

— Tant mieux, je suis content que tu n’aies pas de vraie maladie ! répondit Nils. Nous tâcherons de te guérir ; permets que je fasse quelques marques sur ton sabot avec mon canif.

Nils en finissait à peine avec le cheval, lorsqu’il entendit des voix dans la cour. C’étaient ses parents qui rentraient. On voyait qu’ils étaient lourds de soucis. La mère avait beaucoup plus de rides, et les cheveux du père avaient grisonné. La mère était en train de persuader au père qu’il fallait emprunter de l’argent à son beau-frère.

— Non, non, je n’emprunterai plus d’argent, disait le père, en passant devant la porte entre-bâillée de l’écurie. Rien n’est plus terrible que d’être endetté. Il vaut mieux vendre la maison.

— Je ne dirais rien contre ce projet, répondit la mère, s’il n’y avait pas le gamin. Que ferait-il, s’il revenait un jour, pauvre et misérable, et qu’il ne nous trouvât pas ici ?

— C’est triste certainement, répondit le père, mais il faudrait demander à ceux qui achèteront la ferme de l’accueillir avec douceur et de lui dire qu’il est toujours attendu et bienvenu chez nous. Car nous ne lui dirons pas un mot de reproche. C’est entendu, n’est-ce pas ?

— Certainement ! Ah ! si seulement il était là, et que je n’eusse pas à me dire qu’il a faim et froid sur les routes !

Nils n’entendit pas davantage de leur conversation, car ils entrèrent dans la maison. Il aurait voulu courir après eux, mais ne seraient-ils pas encore plus chagrinés de le retrouver tel qu’il était ?

Pendant qu’il hésitait encore, une voiture s’arrêta à la grille. Nils faillit pousser un cri d’étonnement en voyant descendre deux personnes qui ne pouvaient être qu’Asa et son père. Ils montèrent vers la maison la main dans la main, graves et recueillis, avec une belle lumière de bonheur dans les yeux. Arrivés à mi-chemin, Asa arrêta son père :

— C’est entendu, n’est-ce pas, père ; nous ne dirons rien de ce tomte qui ressemble tant à Nils, du petit sabot ni des oies.

— Certainement non ! répondit Jon Assarsson. Je dirai seulement que leur fils t’a aidée plusieurs fois pendant que tu me cherchais à travers le pays, et que nous sommes venus leur demander si nous ne pouvions pas en revanche leur rendre quelque service, maintenant que je suis un homme aisé, riche même à cause de la mine que j’ai trouvée là-haut.

Ils entrèrent dans la maison, et Nils aurait donné beaucoup pour entendre la conversation, mais il n’osait se montrer dans la cour. Lorsque Asa et son père ressortirent, le père et la mère les accompagnaient. Ils semblaient ranimés d’une nouvelle vie.

Lorsque les visiteurs furent partis, le père et la mère restèrent un moment à la grille, regardant s’éloigner la voiture.

— Je ne veux plus être triste, père, puisque nous avons entendu dire tant de bien de Nils, s’écria la mère.

— Ils n’ont pas dit beaucoup de choses en somme, dit le père songeur.

— Ça ne te suffit-il pas qu’ils soient venus ici exprès pour nous proposer leurs services en remerciement de ceux que Nils leur a rendus ? Je trouve même que tu aurais pu accepter leur offre.

— Non, non, la mère ! Nous n’accepterons de l’argent de personne ni en prêt ni en cadeau. Je veux d’abord me débarrasser de mes dettes ; nous nous relèverons bien. Nous ne sommes pas encore décrépits, j’espère, hein ?

Le père rit en prononçant ces mots.

— On dirait que tu te réjouis de te défaire de cette terre où tu as mis tant de travail, dit la mère d’un ton de reproche.

— Tu ne comprends donc pas pourquoi je ris ? dit le père. C’est cette idée que Nils était perdu qui m’a ôté les forces, vois-tu. Maintenant que je sais qu’il vit, et qu’il promet de devenir un homme honnête, tu verras que Holger Nilsson est encore capable de travailler.

La mère rentra dans la maison, et Nils dut rapidement se cacher dans un coin, car le père se dirigeait vers l’écurie. Il alla auprès du cheval, et s’empara encore une fois du pied boiteux pour chercher où était le mal.

— Qu’est-ce qu’il y a donc là ? s’écria-t-il en voyant quelques lettres gravées sur le sabot.

— « Retire le fer du pied ! » lut-il avec stupeur. Néanmoins il se mit à examiner le sabot.

— Je crois, ma foi, qu’il y a là quelque chose de pointu, murmura-t-il.

Pendant que le père s’occupait du cheval, et que Nils restait immobile dans son coin, une nouvelle visite arriva. Le jars blanc, se sachant si près de son ancienne demeure, n’avait pu résister au désir de montrer sa femme et ses enfants à ses anciens camarades, et il était parti avec Finduvet et les six oisons.

Il n’y avait personne dans la cour, lorsqu’ils arrivèrent chez Holger Nilsson. Le jars descendit tranquillement avec sa famille et montra à Finduvet les splendeurs de son installation d’oie domestique. Après avoir fait les honneurs de la cour, il s’aperçut que la porte de l’étable était restée entr’ouverte.

— Venez voir ! cria-t-il. Venez voir où je logeais jadis ! C’est autre chose que de séjourner dans les marais et les tourbières, comme nous faisons maintenant !

Le jars se tenait sur le seuil de l’étable.

— Il n’y a personne ici, appela-t-il. Viens, Finduvet, viens voir le box aux oies ! N’aie pas peur ! Il n’y a aucun danger.

Là-dessus le jars, Finduvet et les six oisons entrèrent dans le box aux oies pour contempler le luxe au milieu duquel le grand jars blanc avait vécu autrefois, avant de se joindre aux oies sauvages.

— Voilà comment c’était. Là était ma place et là était l’auge, toujours remplie d’avoine et d’eau. Attendez donc, je crois qu’il y en a encore un peu !

Le jars blanc se précipita et se mit à manger goulûment.

Cependant Finduvet s’inquiétait.

— Sortons vite ! suppliait-elle.

— Encore quelques grains ! dit le jars.

Au même moment il poussa un cri et se précipita vers la sortie. Trop tard. La porte se refermait en claquant, et la maîtresse poussait le verrou. Les voilà pris !

Le père venait de retirer un morceau de fer pointu du pied de son cheval et caressait la bête avec bonheur, lorsque la mère arriva tout essoufflée.

— Viens donc, père, viens voir la belle prise que j’ai faite ! cria-t-elle.

— Attends un moment, et regarde d’abord ici. J’ai découvert ce qui blessait le cheval !

— Je crois que la chance va nous revenir, dit la mère. Figure-toi que le grand jars qui disparut le printemps dernier, est revenu avec sept oies sauvages. Il a dû suivre une bande d’oies sauvages. Ils sont allés tout droit dans l’étable à leur place et je les ai enfermés.

— C’est étrange ! dit Holger Nilsson. Ce qui me fait le plus de plaisir, c’est que nous ne pouvons plus soupçonner Nils d’avoir emporté le jars en partant.

— En effet. Mais j’ai bien peur que nous ne soyons obligés de les tuer dès ce soir. C’est la Saint-Martin dans quelques jours ; il faudra nous dépêcher d’aller les vendre à la ville.

— Il serait bien dommage de tuer le jars puisqu’il est revenu en si bonne compagnie, objecta Holger Nilsson.

— Si les temps étaient moins durs, on le laisserait bien vivre, mais puisque nous ne resterons probablement pas ici, que ferions-nous des oies ?

— C’est vrai.

— Viens donc m’aider à les porter dans la cuisine ! dit la mère.

Ils partirent ; quelques instants plus tard, Nils vit son père sortir de l’étable, le jars sous un bras et Finduvet sous l’autre. Le jars criait comme toujours lorsqu’il était en danger : « Au secours, Poucet, au secours ! »

Nils l’entendit très bien ; il ne bougea pourtant pas de la porte de l’écurie. Ce n’est pas qu’il se dît un seul instant que ce serait très bien pour lui si l’on tuait le jars blanc, — il ne se rappelait même pas en ce moment la condition du tomte — ; ce qui le retenait c’est que, pour sauver le jars, il faudrait se montrer tel qu’il était à ses parents ; et cela lui répugnait beaucoup.

— Ils ne sont déjà pas bien heureux, se dit-il ; faut-il que je leur fasse encore ce chagrin ?

Mais lorsque la porte se referma sur le jars, Nils oublia ses hésitations. Il traversa la cour aussi vite qu’il put et entra dans le vestibule. Il quitta ses sabots par vieille habitude, et s’approcha de la porte. De nouveau il s’arrêta.

— C’est le jars blanc qui est en danger, se dit-il, lui qui a été ton meilleur ami depuis que tu as quitté cette maison.

À cet instant il revit brusquement tous les dangers que lui et le jars avaient affrontés ensemble sur les lacs gelés et la mer tempêtueuse, et parmi les féroces bêtes de proie. Son cœur se gonfla de reconnaissance et d’affection, et il frappa à la porte.

— Qui est là ? demanda le père en ouvrant.

— Mère, mère, ne fais pas de mal au jars ! cria Nils en entrant comme une trombe.

Le jars et Finduvet, qui reposaient liés sur un banc, poussèrent un cri de joie en entendant sa voix.

Mais celle qui poussa le cri de joie le plus fort, ce fut la mère. « Oh ! Nils, Nils ! comme tu es devenu grand et beau ! » cria-t-elle.

Le gamin s’était arrêté sur le seuil, comme incertain de l’accueil qu’on lui ferait. « Dieu soit loué, qui t’a ramené auprès de moi ! dit la mère. Viens ! viens ! »

— Sois le bienvenu, fils, dit le père sans pouvoir proférer un mot de plus.

Nils hésitait encore sur le seuil. Il ne comprenait pas leur joie. Mais la mère s’était élancée vers lui, et lui avait jeté les bras autour du cou. Alors Nils comprit ce qui était arrivé :

« Père, mère, je suis redevenu grand ! je suis redevenu un homme ! » cria-t-il.

Les adieux de Nils aux oies sauvages

Mercredi, 9 novembre.

Nils se leva avant l’aube le lendemain matin et se rendit vers la côte.

Lorsque le jour commença à poindre, il était au rendez-vous fixé par Akka, un peu à l’est du hameau de Smyge. Il était seul. Avant de partir, il était entré dans l’étable chez le jars blanc pour essayer de l’éveiller. Mais celui-ci n’avait pas dit un mot, avait de nouveau fourré sa tête sous son aile et s’était rendormi.

Le jour promettait d’être très beau, presque aussi beau que ce jour de printemps où les oies sauvages étaient venues. La mer s’étendait vaste et immobile. L’air était calme, et Nils songeait au bon voyage que feraient ses amies.

Il était encore dans une espèce de demi-rêve. Tantôt il se croyait tomte, tantôt il était le vrai Nils Holgersson. Apercevant une clôture sur son chemin, il avait peur de continuer avant de s’être persuadé qu’il n’y avait pas d’animal dangereux caché derrière. Puis il riait, heureux de se rappeler qu’il était grand et fort et n’avait pas besoin d’avoir peur.

Arrivé au bord de la mer, il se posta sur la grève pour que les oies le vissent bien. C’était un jour de migration. À chaque instant des notes d’appel et de ralliement se faisaient entendre. Il sourit en se disant que personne ne savait aussi bien que lui ce que les oiseaux se criaient les uns aux autres.

Des bandes d’oies sauvages passaient. « Pourvu que ce ne soient pas les miens qui s’envolent sans me dire adieu ! » pensa-t-il. Il aurait tant voulu leur raconter comment il était redevenu un homme !

Une bande s’approcha, volant plus vite et criant plus fort que les autres. Quelque chose lui disait que c’était celle-là. Mais il ne la reconnaissait pas aussi sûrement qu’il aurait fait la veille.

Les oies ralentirent leur vol et louvoyèrent au-dessus de la grève. Nils comprit que c’étaient ses compagnons de voyage. Mais pourquoi ne descendaient-ils pas ? Ils ne pouvaient pas ne pas le voir.

Il essaya de lancer un appel, mais sa langue refusa d’obéir. Il ne put articuler la note juste.

Il entendit Akka appeler dans l’air, mais il ne comprit pas ce qu’elle criait. « C’est étrange, se dit-il. Les oies sauvages ont-elles donc changé de langage ? »

Il agita son bonnet en l’air et courut le long de la grève, criant : « Me voici ! où es-tu ? »

Cela ne sembla avoir d’autre effet que d’effrayer les oies. Elles s’élevèrent plus haut et s’éloignèrent de la côte. Alors enfin il comprit : les oies ignoraient qu’il était redevenu homme. Elles ne le reconnaissaient plus.

Il ne put les rappeler, car les hommes ne savent pas parler la langue des oiseaux. Il ne savait plus ni la parler ni la comprendre.

Bien que Nils fût heureux d’être délivré de l’enchantement, il trouva amer de se séparer ainsi de ses amies, les oies. Il s’assit sur le sable et se couvrit le visage de ses mains. À quoi bon les regarder partir ?

Mais tout à coup il entendit un bruissement d’ailes : la vieille mère Akka n’avait pu se résoudre à quitter ainsi son Poucet, et elle était revenue en arrière. Maintenant que Nils se tenait immobile, elle osa approcher. Sans doute avait-elle compris soudain qui c’était. Elle descendit sur le cap près de lui.

Nils poussa un cri de joie et la serra dans ses bras. Les autres oies s’approchèrent alors et le caressèrent du bec. Elles caquetaient et bavardaient et le félicitaient. Nils aussi leur parla, les remerciant du beau voyage qu’il avait fait avec elles.

Brusquement les oies sauvages se turent, le regardèrent d’un regard étrange et s’écartèrent. Elles semblaient tout à coup avoir compris ce qu’il y avait de changé et se dire : « Il est redevenu un homme ! Il ne nous comprend pas, et nous ne le comprenons pas non plus ! »

Alors Nils se leva et alla à Akka. Il l’embrassa et la caressa. Puis il alla à Yksi et Kaksi, Kolme et Neljä, Viisi et Kuusi, toutes les vieilles oies de la bande, et les embrassa également. Ensuite il les quitta vivement, en remontant la grève pour rentrer chez lui. Il savait que le chagrin des oiseaux ne dure jamais longtemps, et il voulait se séparer de ses amis pendant qu’ils regrettaient encore de le perdre.

Lorsqu’il fut arrivé en haut de la dune, il se retourna et regarda tous les groupes d’oiseaux qui se préparaient à traverser la mer. Tous criaient leurs appels ; seule une bande d’oies sauvages volait en silence, tant qu’il put la suivre des yeux.

Mais leur triangle était en ordre parfait, les intervalles étaient bien respectés, la vitesse bonne et les coups d’ailes vigoureux et égaux. Nils sentit un tel élan de regret qu’il eût presque souhaité redevenir le Poucet qui pouvait voyager au-dessus de la terre et de la mer avec une bande d’oies sauvages.

Fin