Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre VIII

VIII

KARLSKRONA

Samedi, 2 avril.

C’était à Karlskrona, un soir de clair de lune. Il faisait un temps beau et calme, mais dans la journée une tempête avait sévi ; il avait plu ; les habitants de la ville s’imaginaient probablement que le mauvais temps continuait, car il n’y avait personne dans les rues.

La ville semblait déserte quand Akka et sa bande y arrivèrent. Il était tard déjà, et les oies étaient à la recherche d’un gîte sûr dans les îles. Elles n’osaient pas rester sur la terre ferme par peur de Smirre le renard.

Les oies volaient très haut, et Nils qui contemplait la mer et les îles au-dessous de lui trouva que tout avait un air irréel et fantastique. Le ciel n’était plus bleu, il formait au-dessus de la terre comme une cloche de verre glauque. La mer était blanche comme du lait. Aussi loin qu’il pouvait voir, elle roulait de petites vagues blanches aux cimes argentées. Au milieu de toute cette blancheur, les nombreuses îles devant la côte semblaient noires.

Nils s’était promis d’être brave cette nuit-là, mais tout à coup il aperçut quelque chose qui l’effraya terriblement. C’était une haute île rocheuse, couverte d’énormes blocs carrés entre lesquels il y avait un semis de petits grains d’or. Il pensa tout de suite à la pierre de Magle à Trolle-Ljungby, que les trolls hissent quelquefois la nuit sur de hautes colonnes d’or. Ce devait être quelque chose du même genre. Mais ce qui l’effraya plus encore, ce fut de voir une foule de choses inquiétantes dans l’eau qui entourait l’île. On eût dit des baleines et des requins ou d’autres monstres marins, mais le gamin comprenait que c’était les trolls de la mer qui s’étaient réunis pour monter à l’assaut de l’île. En effet, au sommet de l’île, un géant debout tendait désespérément vers le ciel ses deux bras.

Nils fut encore plus effrayé lorsqu’il s’aperçut que les oies commençaient à descendre. « Non, non, pas là ! Ne descendons pas là, » cria-t-il.

Mais les oies ne firent pas attention à ses cris, et bientôt le gamin fut tout surpris et honteux d’avoir pu se tromper de cette façon. Les gros blocs de pierre n’étaient que des maisons ; les points d’or brillants étaient des réverbères et des fenêtres éclairées. Le géant qui tendait les bras était une église aux tours carrées, et les monstres et les trolls de la mer étaient des navires et des bateaux de toutes espèces ancrés et amarrés autour de l’île. Du côté de la terre, c’étaient surtout des barques à rames, des cutters à voile, des chaloupes à vapeur pour la navigation côtière, mais de l’autre côté, il y avait des vaisseaux de guerre cuirassés, les uns larges avec de grosses cheminées inclinées en arrière, d’autres longs, minces et construits de façon à pouvoir traverser l’eau comme des poissons.

Quelle était cette ville ? Nils trouva la réponse en voyant les vaisseaux de guerre. Il avait toute sa vie aimé les bateaux, il n’en avait jamais eu d’autres que les goélettes qu’il avait fait naviguer sur l’eau des fossés au bord de la route ; mais il comprit tout de suite qu’une ville où il y avait un si grand nombre de vaisseaux de guerre ne pouvait être que Karlskrona.

Le grand-père maternel de Nils était un ancien matelot de la marine de guerre ; quand il vivait, il parlait tous les jours de Karlskrona, du grand chantier de la marine et de tout ce que l’on pouvait y voir.

Nils eut tout juste le temps de jeter un coup d’œil sur les tours et les fortifications qui ferment l’entrée du port ; Akka descendit se poser avec sa bande sur le toit plat d’une des églises.

C’était certainement un endroit sûr pour échapper à un renard, et le gamin pensait que cette nuit il pourrait oser se glisser sous l’aile du jars. Ce serait bon de dormir. Il essayerait ensuite de voir le chantier et les vaisseaux lorsqu’il ferait jour.

Nils ne comprit pas lui-même pourquoi il ne put rester tranquille et attendre le matin pour voir les vaisseaux. Il n’avait guère dormi plus de cinq minutes que déjà il se dégageait de l’aile du jars et se laissait glisser à terre le long du paratonnerre et des gouttières.

Il se trouva bientôt sur une vaste place devant l’église. Ceux qui sont habitués au désert ou qui demeurent dans un coin éloigné, se sentent toujours inquiets lorsqu’ils viennent dans une ville où les maisons se dressent toutes droites et où les rues sont ouvertes et n’offrent point d’abri. Aussi Nils souhaita-t-il bientôt d’être de nouveau là-haut sur la tour avec les oies. Heureusement il n’y avait pas un être vivant sur la place ; seul un homme de bronze se dressait sur un socle élevé. C’était un grand homme vigoureux, vêtu d’un chapeau tricorne, d’une longue redingote, de culottes courtes et de gros souliers. Il tenait à la main un bâton et avait bien l’air de savoir s’en servir au besoin, car il avait un visage terriblement sévère avec un grand nez courbé et une bouche très laide.

« Qu’est-ce qu’il fait ici, celui-là, avec sa grosse lèvre pendante ? » dit enfin le gamin. Jamais il ne s’était senti plus petit et plus misérable que ce soir. Il essaya de se donner du courage en faisant le fanfaron. Puis il ne pensa plus à la statue, et s’engagea dans une large rue qui descendait vers l’eau.

Il n’avait fait que quelques pas lorsqu’il entendit quelqu’un marcher derrière lui. Des pieds lourds martelaient le pavé et un bâton frappait le sol. On eût dit que l’homme de bronze lui-même s’était mis en route.

Nils épia les pas et se sauva en courant ; il eut bientôt la certitude que c’était l’homme de bronze. La terre tremblait et les maisons en étaient secouées. Lui seul pouvait marcher aussi lourdement, et Nils eut peur de son mot de tout à l’heure. Il n’osa tourner la tête.

« Il se promène peut-être pour son plaisir, pensa-t-il. Il ne pourra m’en vouloir de ce que j’ai dit. C’était sans mauvaise intention. »

Au lieu de continuer tout droit, Nils prit une rue transversale. Il espérait ainsi échapper à son compagnon.

Mais il entendit bientôt l’homme de bronze qui s’engageait dans cette même rue, et il eut très peur. Comment trouver un refuge dans une ville où toutes les portes sont fermées ? Il aperçut à droite une vieille église de bois, entourée d’un vaste square. Il s’y précipita sans hésitation : « Si seulement j’arrive là, je serai bien protégé. »

Tout à coup, il aperçut au milieu de l’allée qui menait à l’église un homme qui lui faisait des signes. Il fut très heureux et s’approcha en hâte. Son cœur battait terriblement.

Mais lorsqu’il fut arrivé tout près de l’homme, qui était debout sur un petit tabouret, au bord de l’allée, il s’arrêta interdit : « Ce ne peut pas être celui-là qui m’a fait signe, car il est en bois. »

Il resta immobile un moment à le regarder. C’était un bonhomme courtaud et fort, avec un large visage, rose et frais, des cheveux noirs et lisses, et une grande barbe noire. Sur sa tête il portait un chapeau de bois noir, sur son corps un habit de bois brun ; il avait autour de la taille une ceinture de bois noir, aux jambes de larges culottes de bois gris et des bas de bois, aux pieds des bottines de bois noir. Il était peint de frais, vernis de frais ; il brillait et luisait au clair de lune, ce qui sans doute ajoutait à son air de bonhomie, et inspira de la confiance au gamin.

De la main gauche il tenait un tableau de bois où Nils lut : « Humblement, je vous supplie, quoique d’une voix faible : venez déposer une obole, mais soulevez d’abord mon chapeau. »

Nils comprit : l’homme n’était qu’un tronc pour les pauvres. Il fut déçu. Il s’était attendu à mieux. Il se rappela que son grand-père avait parlé de ce bonhomme de bois, disant que les enfants de Karlskrona l’aimaient beaucoup. Nils comprenait bien cela. L’homme avait un si bon air d’autrefois qu’on lui aurait donné plusieurs fois cent ans. En même temps il semblait fort, crâne et joyeux comme on s’imagine que les gens étaient jadis.

À regarder le bonhomme de bois, Nils oublia presque l’autre qui le poursuivait. Mais voilà qu’il l’entendit tout à coup. Il entrait dans le cimetière. Il approchait. Où se cacher ?

À ce moment, Nils vit l’homme de bois se baisser et lui tendre sa grande et large main. Impossible de n’avoir pas confiance en lui : Nils sauta dans la main qu’on lui offrait. Et l’homme de bois l’éleva jusqu’à son chapeau et le glissa dessous.

À peine le gamin fut-il caché, à peine l’homme avait-il eu le temps d’abaisser son bras et de reprendre sa pose, que l’homme de bronze s’arrêtait devant lui, frappait le sol de son bâton et s’écriait d’une voix forte et sonore :

— Qui êtes-vous ?

Le bras de l’homme de bois remonta avec une précision qui fit craquer sa vieille charpente, ses doigts touchèrent les bords du chapeau et il répondit :

— Rosenbom, sauf votre respect, Majesté. Dans le temps, second maître à bord du vaisseau de ligne l’Intrépidité ; retraité, le service de guerre fini, comme gardien de l’église de l’Amirauté ; finalement sculpté en bois, et dressé dans le cimetière comme tronc pour les pauvres.

Le gamin eut un haut-le-corps en entendant l’homme de bois dire « Majesté ». En réfléchissant il comprit que la statue de la grande place représentait celui qui avait fondé la ville. C’était tout simplement au roi Charles XI qu’il avait eu affaire.

— Vous vous expliquez bien, dit l’homme de bronze. Pouvez-vous me dire encore si vous avez vu un petit gamin qui court partout dans la ville cette nuit ? C’est un petit coquin et un impertinent ; si seulement je l’attrape, je lui apprendrai à être insolent.

— Sauf votre respect, Majesté, je l’ai vu, dit l’homme de bois.

À cette réponse le gamin qui s’était blotti sous le chapeau et regardait le roi par une fente de bois, eut si peur qu’il commença à trembler. Mais il se calma lorsque l’homme de bois poursuivit :

— Votre Majesté suit une mauvaise piste. Le gamin semblait avoir l’intention de se réfugier dans le chantier pour s’y cacher.

— Vous croyez, Rosenbom ? Eh bien, ne restez donc pas là immobile sur votre tabouret, mais suivez-moi, et aidez-moi à le retrouver ! Quatre yeux voient mieux que deux, Rosenbom.

Mais l’homme de bois répondit d’une voix geignarde : « Je prie humblement Votre Majesté de me laisser où je suis. J’ai l’air frais et reluisant à cause de la peinture, mais je suis vieux et pourri, et ne supporterais pas un effort ».

L’homme de bronze ne semblait pas être de ceux qui supportent la contradiction.

— Qu’est-ce que ces histoires ? Venez tout de suite, Rosenbom ! » Le roi leva son bâton et en donna à l’autre un coup retentissant sur l’épaule : « Vous voyez que vous tenez encore, Rosenbom ».

Là-dessus ils se mirent en route. Grands et puissants, ils traversèrent les rues de Karlskrona, et atteignirent enfin une lourde porte qui menait au chantier. Un matelot montait la garde, mais l’homme de bronze n’y fit point attention. Il poussa la porte du pied, et ils entrèrent.

Devant eux s’étendait un vaste port, divisé en compartiments par des ponts sur pilotis. Les bassins étaient occupés par des vaisseaux de guerre.

— Par où vaut-il mieux commencer les recherches, Rosenbom ? demanda l’homme de bronze.

— Un petit bout d’homme comme lui se sera probablement caché dans la salle aux modèles ?

Sur une étroite langue de terre qui s’étendait à droite tout le long du port, s’élevaient quelques anciens bâtiments. L’homme de bronze s’approcha d’une maison à petites fenêtres avec un très haut toit. Il heurta de son bâton la porte qui s’ouvrit, et monta ensuite lourdement un vieil escalier aux marches usées. Les deux hommes entrèrent dans une grande salle remplie de petits navires entièrement gréés. Le gamin comprit que c’étaient les modèles des navires construits pour la flotte suédoise.

Il y avait des bateaux de toutes espèces : de vieux vaisseaux de ligne aux flancs bourrés de canons, avec de hautes constructions à l’arrière et à l’avant, et dont les mâts supportaient un enchevêtrement de cordes et de voiles ; de petits garde-côtes avec des bancs pour les rameurs sur toute leur longueur ; des canonnières sans pont, et des frégates richement dorées, modèles de celles dont s’étaient servis les rois pour leurs voyages. Enfin il y avait aussi de ces longs et lourds cuirassés, avec des tourelles et des canons sur le pont, qu’on emploie de nos jours, et de fins et minces torpilleurs pareils à de longs poissons.

Nils n’en revenait pas d’admiration : « Dire qu’on a bâti des vaisseaux si gros et si beaux ici en Suède ! »

Il eut tout le temps de les admirer, car l’homme de bronze, en apercevant les modèles, oublia toute autre chose. Il les passa tous en revue. Et Rosenbom, ci-devant second maître à bord de l’Intrépidité, dut raconter tout ce qu’il savait sur les constructeurs de navires et ceux qui les avaient commandés et le sort qu’ils avaient subi. Il parlait de Chapman et de Puke et de Trolle ; des batailles de Hogland et de Svensksund, jusqu’en 1809, époque après laquelle il n’en avait plus été. Lui et son compagnon avaient surtout beaucoup à se dire sur les vieux navires de bois si ornés. Ils ne semblaient pas comprendre les nouveaux cuirassés.

— Je vois, Rosenbom, que vous ne savez rien sur ces vaisseaux modernes, dit le roi. Allons voir autre chose. Car tout cela m’intéresse, Rosenbom.

Ils avaient cessé de chercher le gamin, et celui-ci se sentit calme et à son aise dans le chapeau de bois. Ils se mirent à parcourir les grands établissements du chantier, les ateliers où l’on coud les voiles, la forge, les fabriques de machines et de menuiserie. Ils visitèrent les grues à mâter et les docks, les grands magasins aux provisions, le parc d’artillerie, l’arsenal, la longue corderie, la vaste cale abandonnée, creusée dans le roc. Ils sortirent sur les jetées, où les vaisseaux de guerre étaient amarrés, montèrent à bord, regardèrent tout comme deux vieux loups de mer, hésitèrent, condamnèrent, approuvèrent et se fâchèrent.

Nils, à l’abri du chapeau de bois, les écoutait. Il apprit ainsi combien on avait lutté et travaillé en cet endroit pour pouvoir armer toutes les flottes expédiées du port de guerre. Il sut qu’on avait risqué son sang et sa vie, qu’on avait sacrifié jusqu’à son dernier liard pour construire ces vaisseaux de guerre, que des hommes de talent avaient consacré tous leurs efforts à améliorer et à perfectionner ces navires qui avaient été la sauvegarde de la patrie. Le gamin eut des larmes aux yeux en entendant parler de tout cela et il se sentit heureux d’être si bien renseigné sur toutes ces choses.

Ils finirent par entrer dans une cour ouverte où sous une galerie, étaient rangées les figures de proue des vieux vaisseaux de ligne. Nils n’avait jamais rien vu de plus étrange, car toutes ces figures avaient des visages incroyablement puissants et effrayants. Elles étaient grandes, hardies et sauvages, inspirées du même esprit fier qui avait armé les gros navires. Il se sentit plus petit que jamais.

Mais alors, l’homme de bronze dit à l’homme de bois : « Lève ton chapeau, Rosenbom, devant celles qui sont là ! Elles ont toutes été à la guerre pour la patrie ! » Rosenbom, comme l’homme de bronze, avait complètement oublié pourquoi ils étaient venus là. Sans réfléchir il leva son chapeau de bois et s’écria : « Je lève mon chapeau en l’honneur de celui qui choisit l’emplacement du port, fonda le chantier, et recréa la marine, pour le roi qui a donné la vie à tout ceci ».

— Merci, Rosenbom. C’est bien dit, tu es un brave homme… Mais qu’est-ce que c’est que ça, Rosenbom ?

Il montrait Nils Holgersson debout sur le crâne nu de Rosenbom. Mais Nils n’avait plus peur : il agita son bonnet et cria : « Hourrah, hourrah pour l’homme à la grosse lèvre ! »

L’homme de bronze frappa la terre avec son gros bâton, mais le gamin ne put jamais savoir ce qu’il comptait faire, car à cet instant le soleil se leva ; aussitôt l’homme de bronze et l’homme de bois disparurent comme s’ils avaient été faits de brouillards. Pendant qu’il restait encore là à les chercher des yeux, les oies sauvages s’envolèrent du toit de l’église et se mirent à planer sur la ville. Tout à coup, elles aperçurent Nils Holgersson, et le grand jars blanc fendit l’air et descendit le chercher.