Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède/Chapitre IV

IV

GLIMMINGEHUS

Les rats noirs et les rats gris

Dans le sud-est de la Scanie, non loin de la mer, s’élève un vieux château, appelé Glimmingehus. Il se compose d’un seul corps de bâtiment en pierre, haut, grand et solide. On le voit à plusieurs milles dans la plaine. Il n’a pas plus de quatre étages, mais il est si énorme qu’une maison ordinaire, bâtie dans la cour, a l’air d’une maison de poupée.

Les murs extérieurs, les murs intérieurs et les voûtes de ce château sont si épais qu’à peine y a-t-il place dans l’intérieur pour autre chose. Les escaliers sont étroits, les vestibules petits et les salles peu nombreuses. Pour que les murs aient toute leur solidité, il n’y a qu’un petit nombre de fenêtres aux étages supérieurs ; au rez-de-chaussée il n’y en a aucune, mais seulement d’étroites lucarnes. Au temps des vieilles guerres, les hommes étaient aussi contents de s’enfermer dans une telle construction solide et imposante qu’ils le sont, de nos jours, d’endosser une pelisse en plein hiver. Mais quand vint le bon temps de la paix, ils ne voulurent plus vivre dans les salles de pierre sombres et froides du vieux château. Ils ont depuis longtemps abandonné le vaste Glimmingehus pour s’installer en des demeures pénétrables à la lumière et à l’air.

Au temps où Nils Holgersson errait çà et là avec les oies sauvages, il n’y avait donc aucun être humain à Glimmingehus, qui toutefois ne manquait pas d’habitants. Sur le toit un couple de cigognes occupait chaque été un large nid ; dans le grenier vivaient deux chouettes ; dans les couloirs secrets des murs étaient suspendues des chauves-souris ; un vieux chat s’était installé dans l’âtre de la cuisine, et dans la cave il y avait quelques centaines de rats de la vieille espèce noire.

Les rats ne sont pas très estimés des autres animaux, mais les rats noirs de Glimmingehus faisaient exception. On en parlait toujours avec respect, car ils avaient fait preuve de beaucoup de bravoure dans les luttes avec leurs ennemis et d’une grande force de résistance après les malheurs qui avaient frappé leur peuple. Ils appartenaient à un peuple de rats qui avait été autrefois très nombreux et très puissant, mais qui, maintenant, se mourait. Pendant de longues années les rats noirs avaient possédé la Scanie et tout le pays. On les rencontrait dans toutes les caves, dans les greniers, les granges et les aires, les magasins de provision et les boulangeries, les étables et les écuries, les églises et les châteaux, les moulins et les distilleries, dans tous les bâtiments construits par les hommes ; mais maintenant ils étaient chassés de partout et presque exterminés. À peine çà et là, en des endroits isolés et déserts, en trouvait-on quelques-uns ; à Glimmingehus ils étaient encore en assez grand nombre.

Lorsqu’un peuple d’animaux disparaît, ce sont en général les hommes qui en sont cause, mais tel n’était pas le cas. Les hommes avaient, certes, fait la guerre aux rats noirs ; ils n’avaient pas pu leur nuire beaucoup. Ceux qui les avaient vaincus étaient un peuple de leur propre espèce, les rats gris.

Ces rats gris n’étaient point installés dans le pays depuis un temps immémorial comme les rats noirs. Ils descendaient de quelques pauvres colons qui, une centaine d’années plus tôt, avaient débarqué à Malmö d’un navire de Lübeck. C’étaient de pauvres misérables, affamés et sans foyer, qui vivotaient dans le port même, nageant entre les pilotis, sous les ponts, et se nourrissant de détritus qu’on jetait à l’eau. Ils ne se risquaient jamais dans la ville qu’occupaient les rats noirs.

Peu à peu cependant, leur nombre augmentant, ils étaient devenus plus hardis. Pour commencer, ils s’installèrent dans quelques vieilles maisons abandonnées que les rats noirs avaient délaissées. Ils cherchaient leur nourriture dans les ruisseaux et les balayures, et ramassaient tous les débris dont les rats noirs ne voulaient pas. Ils étaient endurants, contents de peu et intrépides ; en peu d’années ils étaient devenus assez nombreux pour chasser les rats noirs de Malmö. Ils leur prenaient, pas à pas, les greniers, les caves et les magasins, en les forçant par la faim à se rendre, ou en les tuant, car ils ne craignaient pas la lutte.

Malmö pris, ils partirent par grands et petits groupes à la conquête du pays entier. Il est difficile de comprendre pourquoi les rats noirs ne se réunirent pas afin d’exterminer dans une grande guerre les rats gris avant qu’ils ne fussent trop nombreux. Probablement les noirs se sentaient-ils si sûrs de leur domination qu’ils ne pouvaient croire à la possibilité d’en être dépouillés. Ils restaient tranquilles dans leurs domaines, et pendant ce temps les rats gris leur enlevaient ferme après ferme, hameau après hameau, ville après ville. Ils durent céder pas à pas, contraints par la faim, chassés, anéantis. En Scanie ils n’avaient pu garder qu’une seule place, Glimmingehus.

Le vieux château possédait des murs si sûrs, et un si petit nombre de passages les traversait que les rats noirs avaient réussi à en défendre l’accès. D’année en année, de nuit en nuit, la lutte avait duré entre défenseurs et assiégeants ; les rats noirs faisaient bonne garde et se battaient avec le plus grand mépris de la mort ; grâce au vieux château ils avaient été victorieux.

Il faut l’avouer, au temps de leur puissance, les rats noirs avaient été aussi détestés de toutes les autres créatures vivantes que les rats gris l’étaient maintenant, et avec raison. Ils s’étaient attaqué à de pauvres prisonniers enchaînés dans les cachots, ils avaient gloutonnement dévoré des cadavres, ils avaient volé le dernier navet dans la cave du pauvre, mordu les pieds des oies endormies, saccagé les nids des poules en ravissant les œufs et les poussins, bref ils avaient commis mille méfaits. Mais depuis qu’ils étaient tombés dans l’infortune, tout semblait oublié, et l’on ne pouvait pas ne pas admirer les derniers de la race qui avaient tenu bon, si longtemps, contre leurs ennemis.

Les rats gris, qui habitaient le domaine de Glimminge et le pays environnant, continuaient toujours la guerre, en guettant l’occasion de s’emparer du château. Il semblerait qu’ils eussent pu laisser tranquille dans Glimmingehus la petite tribu de rats noirs, maintenant qu’ils possédaient tout le reste du pays ; mais telle n’était point leur idée. Ils disaient que c’était pour eux un point d’honneur de vaincre les rats noirs ; ceux qui les connaissaient savaient bien que c’était simplement parce que les hommes employaient Glimmingehus comme magasin de céréales, que les rats gris étaient si impatients de s’en emparer.

La cigogne

Lundi, 28 mars.

Un matin de bonne heure les oies sauvages qui dormaient debout sur la glace du Vombsjö furent éveillées par des cris aigus qui venaient du ciel. « Trirope, trirope ! criait-on. Trianute, la grue, salue Akka, l’oie sauvage, et sa bande. Elle lui fait savoir que c’est demain la grande danse des grues à Kullaberg. »

Akka tendit tout de suite le cou et répondit : « Salut et merci ! Salut et merci ! »

Les grues poursuivirent leur vol, mais les oies sauvages les entendirent longtemps encore appeler et annoncer au-dessus des champs et des bois : « Trianute envoie dire que c’est demain la grande danse des grues à Kullaberg. »

Les oies sauvages furent très contentes de ce message. « Tu as de la chance, dirent-elles au grand jars blanc, de voir la grande danse des grues. — Est-ce donc si merveilleux de voir danser les grues ? demanda-t-il. — C’est quelque chose que tu n’as pu même rêver, répondirent les oies.

— Il va falloir réfléchir à ce que nous pourrons faire de Poucet demain, pour qu’il ne lui arrive pas malheur pendant que nous irons à Kullaberg, dit Akka. — Poucet ne restera pas seul, répondit le jars. Si les grues ne permettent pas qu’il voie leur danse, je n’irai pas non plus. — Aucun être humain n’a encore assisté à l’assemblée des animaux à Kullaberg, dit Akka, et je n’oserais y amener Poucet. Mais nous en reparlerons plus tard. Il faut d’abord songer à avoir quelque chose à manger.

Akka donna le signal du départ. Cette fois encore elle mena paître son monde très loin à cause de Smirre le renard, et les oies ne s’abattirent que dans les prés marécageux au sud de Glimmingehus.

Nils passa toute la journée assis au bord d’un petit étang, s’amusant à jouer du chalumeau. Il était de mauvaise humeur parce qu’on ne voulait pas l’emmener voir la danse des grues, et il n’adressa pas la parole au jars ni aux autres oies.

Il était blessé de ce que Akka n’eût pas confiance en lui. Quand un garçon avait renoncé à devenir un homme pour voyager avec de pauvres oies sauvages, elles devaient bien comprendre qu’il n’avait pas envie de les trahir ; lorsqu’il avait tout sacrifié pour les suivre, leur devoir était de lui montrer autant de choses curieuses que possible. « Il faut que je leur dise ce que je pense », grommela-t-il. Mais les heures passèrent sans qu’il pût s’y résoudre. Cela paraîtra peut-être étrange, mais il éprouvait une sorte de respect à l’égard de la vieille oie-guide. On ne s’insurgeait pas contre sa volonté.

Le pré marécageux où paissaient les oies était bordé d’un côté par un large mur de pierres sèches. Or le soir, lorsque le gamin leva la tête pour parler à Akka, ses yeux tombèrent sur ce mur. Il poussa un petit cri d’étonnement, et toutes les oies levèrent les yeux et se mirent à regarder dans la même direction que lui. Au premier moment on eût dit que les galets gris dont était construit le mur avaient des pattes, et couraient ; mais bientôt ils virent que c’étaient des bandes de rats qui passaient sur la crête. Ils galopaient vite, et leurs rangs étaient si serrés et si nombreux qu’ils couvrirent le mur pendant un bon moment.

Le gamin avait déjà peur des rats quand il était un grand et fort gaillard. C’était bien pis maintenant ; il était si petit que deux ou trois rats auraient eu raison de lui. Des frissons lui passèrent le long du dos. Chose étrange, les oies semblaient avoir la même horreur des rats. Elles ne leur adressèrent pas la parole, et lorsqu’ils eurent passé, les oies se secouèrent comme si elles avaient de la boue sur leurs plumes.

— « Que de rats gris dehors ! dit Yksi de Vassijaure. Ce n’est pas bon signe. »

Nils crut l’instant favorable pour dire à Akka qu’elle devrait bien le laisser venir avec elles à Kullaberg, mais il en fut empêché par l’arrivée d’un très grand oiseau.

À le voir, on eût dit qu’il avait emprunté le corps, le cou et la tête d’une petite oie blanche. Mais en outre, il s’était procuré de grandes ailes noires, de hautes pattes rouges et un bec long, épais, beaucoup trop grand pour sa petite tête ; ce bec pesant faisait pencher sa tête en avant, ce qui lui donnait un air soucieux et mélancolique.

Akka arrangea vite les rémiges de ses ailes, salua du cou un grand nombre de fois, et s’avança au-devant de la cigogne. Elle ne s’étonnait pas trop de la voir déjà en Scanie, car elle savait qu’au printemps les mâles arrivent de bonne heure ; ils viennent s’assurer que le nid n’a pas trop souffert pendant l’hiver, avant que les femelles ne prennent la peine de traverser la Baltique. Mais elle était surprise que la cigogne vînt au-devant d’elle, car les cigognes ne fréquentent en général que les gens de leur race.

— J’espère que vous n’avez pas trouvé votre nid en mauvais état, monsieur Ermenrich, dit Akka.

Une fois de plus, il apparut qu’on ne ment pas en affirmant qu’une cigogne ne peut ouvrir le bec sans gémir. Celle-ci semblait d’autant plus plaintive qu’elle éprouvait une grande difficulté à articuler les mots ; un bon moment elle claqueta du bec, avant de parler d’une voix enrouée et faible. Elle se plaignait de tout : le nid, situé sur le faîte de Glimmingehus, avait été fort détérioré par les tempêtes de l’hiver, et de nos jours il n’y avait plus moyen de rien trouver à manger en Scanie. Les Scaniens s’emparaient de plus en plus de son bien. Ils asséchaient ses prés bas et cultivaient ses marécages. Elle comptait abandonner ce pays et ne plus y revenir.

Pendant que la cigogne gémissait, Akka, l’oie sauvage, qui nulle part ne trouvait protection ni abri, ne put s’empêcher de songer : « Si j’étais aussi heureuse que vous, monsieur Ermenrich, j’aurais honte de me plaindre. Vous êtes demeuré un oiseau sauvage et libre, et pourtant vous êtes si bien avec les hommes que personne ne vous tirerait un coup de fusil ni ne volerait un œuf de votre nid. » Mais elle garda pour elle-même ces pensées. Elle dit seulement qu’elle ne pouvait croire à l’abandon d’une maison habitée par sa famille depuis sa construction.

La cigogne demanda tout à coup si les oies avaient vu les rats gris qui se dirigeaient vers Glimmingehus ; sur la réponse affirmative d’Akka, M. Ermenrich lui raconta l’histoire des braves rats noirs, qui pendant tant d’années avaient défendu le château. « Mais cette nuit, Glimmingehus tombera au pouvoir des rats gris », conclut-il avec un soupir.

— Pourquoi cette nuit, monsieur Ermenrich ? demanda Akka.

— Tous les rats noirs sont partis hier soir pour se rendre à Kullaberg, persuadés que tous les autres animaux iraient aussi. Mais vous voyez que les rats gris sont restés à la maison ; maintenant ils se rassemblent pour pénétrer cette nuit dans le château qui n’est plus défendu que par quelques pauvres vieux incapables d’aller jusqu’à Kullaberg. Les rats gris réussiront, mais j’ai vécu tant d’années avec les rats noirs qu’il me déplaît de demeurer avec leurs ennemis.

Akka comprit très bien que la cigogne, irritée de la façon d’agir des rats gris, était venue la chercher pour s’épancher avec elle. Mais selon l’habitude des cigognes, elle n’avait sans doute rien fait pour parer au désastre. « Avez-vous envoyé un message aux rats noirs, monsieur Ermenrich ? dit Akka. — Non, à quoi bon ? Ils n’auraient pas le temps de revenir avant la prise du château. — Ce n’est pas si sûr, monsieur Ermenrich, dit Akka. Je connais une vieille oie sauvage qui ne demande pas mieux que d’empêcher une telle scélératesse. »

À ces mots, la cigogne leva la tête et regarda Akka avec de gros yeux.

En effet, la vieille Akka n’avait ni griffes ni bec propres à combattre. En outre, elle était un oiseau de jour ; dès la tombée de la nuit elle succombait au sommeil, qu’elle le voulût ou non ; or, les rats luttaient justement dans l’obscurité.

Mais Akka avait résolu d’aider les rats noirs. Elle appela Yksi de Vassijaure et lui ordonna de conduire les oies au Vombsjö ; aux objections, elle répondit avec autorité : « Je crois qu’il vaut mieux pour nous toutes que vous m’obéissiez. Il faut que je vole jusqu’à la grande maison de pierre là-bas, et si vous m’accompagnez, il est impossible que les gens de la ferme ne nous voient pas et ne tirent pas sur nous. Le seul que j’emmènerai, c’est Poucet. Il pourra m’être utile, car il a de bons yeux et il peut rester éveillé la nuit. »

Le gamin était ce jour-là d’humeur récalcitrante ; entendant les paroles d’Akka, il se redressa pour se faire aussi grand que possible et s’avança, les mains derrière le dos et le nez en l’air, pour dire qu’il ne voulait pas du tout se battre avec des rats. Akka ferait mieux de chercher ailleurs un compagnon.

Mais à peine le gamin s’était-il montré, la cigogne avait commencé à s’animer. Jusque-là elle était restée la tête penchée, le bec appuyé sur son cou, selon l’habitude des cigognes. Or, voici que tout à coup on avait entendu un gargouillis au fond de sa gorge, comme si elle avait ri. Brusquement elle tendit le bec, saisit le gamin et le lança en l’air à une hauteur de deux ou trois mètres. Elle répéta ce tour sept fois de suite sans faire attention aux hurlements du gamin ni au caquettement des oies, qui criaient : « Qu’est-ce qui vous prend, monsieur Ermenrich ! Ce n’est pas une grenouille. C’est un homme, monsieur Ermenrich. »

La cigogne finit par poser le gamin à terre sain et sauf. Puis, se tournant vers Akka : « Je retourne à Glimmingehus, mère Akka, fit-elle. Tous ceux qui y habitent étaient fort inquiets lorsque je les ai quittés. Vous pouvez être persuadée qu’ils se réjouiront d’apprendre que Akka, l’oie sauvage, et Poucet, le marmot, vont venir les sauver. »

Sur ces mots la cigogne allongea le cou, étendit les ailes et s’envola comme une flèche qui part d’un arc très tendu. Akka comprenait très bien que monsieur Ermenrich se moquait d’elle, mais elle n’en fit rien voir. Elle attendit que le gamin eût eu le temps de ramasser ses sabots que la cigogne lui avait fait perdre, puis elle le hissa sur son dos et suivit la cigogne. Le gamin de son côté ne fit pas de résistance et ne souffla mot de son intention de ne pas venir. Il était si furieux contre la cigogne qu’il reniflait de colère. Cette espèce de long échassier à pattes rouges s’imaginait évidemment que Nils n’était bon à rien parce qu’il était petit, mais il lui montrerait de quoi Nils Holgersson de Vestra Vemmenhög était capable.

Quelques instants plus tard Akka se posa sur le grand nid de cigogne du toit de Glimmingehus. C’était un nid magnifique. Il reposait sur une roue, et se composait de plusieurs couches de rameaux et de touffes d’herbe. Il était si vieux qu’un grand nombre de plantes et de buissons y avaient pris racine, et lorsque la mère cigogne couvait ses œufs dans l’enfoncement rond du milieu, elle pouvait non seulement jouir de la vue d’une bonne partie de la Scanie, mais elle avait aussi sous les yeux des églantines et des fleurs de joubarbe.

Dès le premier coup d’œil Akka et le gamin se rendirent compte que tout était sens dessus dessous dans toute la maison. Sur les bords du nid siégeaient deux chouettes, un vieux chat gris, et une douzaine de rats décrépits aux dents proéminentes et aux yeux pleurards. Ce ne sont point des animaux qu’on trouve d’habitude en conférence pacifique.

Aucun d’eux ne se retourna pour regarder Akka et lui souhaiter la bienvenue. Tout entiers à leur occupation, ils suivaient des yeux les longues lignes grises qu’on entrevoyait dans les champs dénudés par l’hiver. Les rats noirs, muets, étaient plongés dans un profond désespoir ; ils se rendaient nettement compte qu’ils ne pouvaient défendre ni leur propre vie ni le château. Les deux chouettes roulaient des yeux ronds, faisaient virer leurs lunettes de plumes, et parlaient d’une voix sinistre et âpre de la grande cruauté des rats gris. Elles se voyaient forcées de quitter leur nid, car elles avaient entendu dire qu’ils n’épargnaient ni les œufs ni les oisillons. Le vieux chat tigré était sûr que les rats gris le tueraient puisqu’ils arrivaient en si grand nombre, et il ne faisait que chicaner les rats noirs : « Comment avez-vous pu faire la bêtise de laisser partir vos meilleurs guerriers ? disait-il. Comment avez-vous pu avoir confiance dans les rats gris ? C’est impardonnable. »

Les douze rats noirs ne répliquaient pas un mot, mais la cigogne, malgré son ennui, ne put s’empêcher de taquiner un peu le chat. « N’aie crainte, matou ! dit-elle. Ne vois-tu pas que mère Akka et Poucet sont venus sauver le château ? Tu peux être sûr qu’ils réussiront. Maintenant je vais me mettre à dormir, et je le fais avec la plus entière tranquillité. Demain, lorsque nous nous réveillerons, il n’y aura sûrement pas un seul rat gris à Glimmingehus. »

Le gamin cligna de l’œil vers Akka, et lui fit signe qu’il voulait pousser et faire tomber par terre la cigogne lorsqu’elle se serait endormie, posée sur une seule patte à l’extrême bord du nid, mais Akka le retint. Elle n’avait nullement l’air fâché : « Ce serait malheureux si à mon âge on ne savait pas se tirer de pires difficultés que celle-ci. Si seulement le couple des chouettes, qui peuvent se tenir éveillées toute la nuit, veut porter quelques messages de ma part, je pense que tout ira bien. »

Les deux chouettes se déclarèrent prêtes à exécuter ses ordres ; Akka chargea le mari de rejoindre les rats noirs qui étaient partis, et de leur dire de revenir sur-le-champ. La mère chouette fut envoyée auprès de Flamméa, l’effraie, qui habitait la cathédrale de Lund. Elle devait porter un message si secret qu’à peine Akka osa-t-elle le lui chuchoter à voix basse.

Le charmeur de rats

Il était près de minuit, lorsqu’enfin les rats gris découvrirent un soupirail laissé ouvert. Il était placé assez haut dans le mur, mais les rats firent la courte échelle, et bientôt le plus hardi d’entre eux se trouva dans l’ouverture, prêt à s’introduire dans le château, sous les murs duquel tant de ses ancêtres étaient tombés.

Le rat gris resta un moment immobile dans le soupirail, s’attendant à être attaqué. Le corps principal de l’armée des défenseurs était certes parti, mais le rat gris supposait que les rats noirs laissés au château ne se rendraient pas sans combat. Le cœur palpitant, il épia les moindres bruits, mais tout demeurait silencieux. Alors le chef des rats gris s’enhardit et sauta dans la cave obscure.

Les autres suivirent leur chef l’un après l’autre. Ils se glissaient dans le château avec beaucoup de prudence, et s’attendaient à des surprises. Ils ne poussèrent plus avant que lorsqu’il n’y eut plus de place pour de nouveaux envahisseurs sur le plancher.

Bien qu’ils ne fussent jamais entrés dans le château, ils n’eurent aucune difficulté à trouver leur chemin. Ils eurent vite fait de découvrir dans les murs les couloirs par où les rats noirs montaient aux étages supérieurs. Mais avant de s’y engager, ils prêtèrent encore l’oreille. Cette absence des rats noirs les inquiétait bien plus qu’une lutte ouverte. Ils n’osaient croire à leur bonheur, lorsqu’ils se trouvèrent enfin au premier étage.

Dès l’entrée, l’odeur du blé amassé en tas vint frapper leurs narines. Mais il n’était pas encore temps de jouir de leur victoire. Ils examinèrent d’abord minutieusement les vastes pièces nues. Ils escaladèrent l’âtre qui occupait le milieu de la large cuisine, et faillirent se noyer dans le puits situé dans une des pièces du fond. Ils passèrent en revue chacune des petites lucarnes, mais nulle part ils ne découvrirent de rats noirs. Lorsqu’ils se furent rendus maîtres de cet étage, ils commencèrent avec la même prudence à s’emparer du second. De nouveau ce fut une promenade pénible et dangereuse dans les vieux murs ; ils s’attendaient à chaque instant à être brusquement assaillis. Et bien qu’ils fussent attirés par l’agréable parfum du blé, ils se contraignirent à reconnaître dans le plus grand ordre la salle de garde, à piliers, des soldats d’autrefois, leur table de pierre, le foyer, les profondes niches des fenêtres, et le trou du plancher par où, dans l’ancien temps, on précipitait du plomb fondu sur l’ennemi.

Les rats noirs étaient toujours invisibles. Les gris se hasardèrent au troisième étage. La grande salle du maître du château était aussi froide et nue que toutes les autres. Ils arrivèrent enfin à l’étage supérieur qui se composait d’une unique et vaste salle vide. Le seul endroit qu’ils ne songèrent point à reconnaître, fut le grand nid de cigogne du toit, où juste à ce moment la dame chouette éveillait Akka et lui annonçait que Flamméa, l’effraie, avait approuvé sa requête et lui envoyait ce qu’elle désirait.

Après avoir aussi consciencieusement parcouru tout le château, les rats gris se sentirent tranquilles. Ils comprenaient que les rats noirs étaient partis, renonçant à leur résister, et se précipitèrent d’un cœur joyeux sur les tas de blé.

À peine avaient-ils dévoré quelques grains qu’ils entendirent dans la cour le son aigu d’un fifre. Ils levèrent la tête, écoutèrent avec inquiétude, firent quelques bonds comme s’ils voulaient abandonner les tas de blé, mais se remirent bientôt à manger.

Le fifre retentit de nouveau, aigre et perçant ; alors il se passa quelque chose d’extraordinaire : un rat, deux rats, une troupe de rats abandonnèrent le blé, et coururent par le plus court chemin à la cave pour sortir de la maison. Pourtant beaucoup restaient immobiles. Ils pensaient à la peine que leur avait coûtée la prise de Glimmingehus, et ne voulaient pas l’évacuer. Mais ils entendirent encore les notes du fifre et durent les suivre. Ils se culbutèrent follement, coururent par les étroits couloirs des murs, se bousculant pour sortir plus vite.

Au milieu de la cour un petit bonhomme jouait du fifre. Il avait autour de lui un cercle de rats qui l’écoutaient, surpris et charmés. À chaque minute, d’autres arrivaient. Un instant il ôta son fifre de sa bouche pour faire un pied de nez aux rats ; on eût dit alors qu’ils étaient prêts à se jeter sur lui et à le dévorer, mais dès qu’il se remit à jouer, ils étaient en son pouvoir.

Quand le petit bonhomme eut attiré tous les rats gris hors de Glimmingehus, il se mit à marcher lentement sur le chemin, et tous le suivirent. Les notes du fifre étaient si douces à leurs oreilles qu’ils ne pouvaient leur résister.

Le petit homme les précédant, les entraîna du côté de Vallby. Il les conduisait par mille méandres à travers haies et fossés ; partout où il allait, ils le suivaient. Il jouait toujours de son fifre, qui semblait fait d’une corne d’animal, mais si petite qu’aucune bête de nos jours n’en possède de pareille. Personne n’aurait pu dire qui l’avait fabriqué. Flamméa, l’effraie, l’avait trouvé dans une niche de la tour de la cathédrale de Lund. Elle l’avait montré à Bataki, le corbeau, et tous deux s’étaient avisés que c’était une de ces cornes dont on se servait autrefois pour se rendre maître des rats et des souris. Le corbeau était l’ami d’Akka, et c’est de lui qu’elle avait appris que Flamméa possédait un tel trésor.

Et certes les rats ne pouvaient résister au fifre. Le gamin les précéda en jouant aussi longtemps que dura la lumière des étoiles, et ils ne cessèrent pas de le suivre. Il joua à l’aube, il joua au lever du soleil, et toujours la foule des rats gris l’accompagnait, entraînée de plus en plus loin des vastes greniers à blé de Glimmingehus.