Le Meneur de louves/Texte entier

Mercvre de France (p. 5-387).

I

… Après avoir servi de jouet aux serviteurs de la reine.
grégoire de tours

Les chiens tirèrent sur la corde et Harog se mit à siffler, imitant le bruit de l’eau qui chante en tournant autour des pierres. Les sept bêtes précipitèrent leur course avec des ondulations joyeuses de leur sept échines maigres tendues à rompre les poignets de l’homme. Dans la nuit épaisse de la forêt, on ne voyait, du siffleur, que sa face pâle entraînée comme un astre roulant de branche en branche jusqu’au fleuve.

Ragnacaire, dormant debout, releva la tête, prit la corde pour aider Harog qui criait, d’une voix gutturale :

— Baos ! Faos ! Ouros ! Néréus ! Gerbaud ! Gombaud ! Méréra ! A… us !…

Les bêtes n’écoutaient rien parce qu’elles flairaient l’eau et qu’elles avaient soif depuis deux jours.

Ragnacaire courut aussi, les poignets en avant.

— Aog ! A… us ! Fiû… Fiû… fi… û ! grognait-il en faisant claquer sa langue.

Ce n’était pas seulement les chiens qui voulaient boire.

Les pieds des hommes frappaient la terre humide en masses de fer frappant de la chair molle, car ils se sentaient lourds de leurs fatigues et de leurs os, dont quelques-uns essayaient de percer leurs vêtements de cuir. Ils seraient entrés droit au plein sol, formant pieux, s’ils s’étaient arrêtés un moment, mais, moins las, les chiens pointaient ailleurs, tiraient à s’étrangler, reniflant, hoquetant, hurlant, se montant les uns sur les autres, Gombaud le premier, Gerbaud le dernier, celui-ci tirant celui-là par le collier des cinq du milieu et tous charriant les maîtres essoufflés.

On arriva devant une rivière.

La forêt tombait à l’eau, subitement, par ce chemin en pente et l’ombre noire des arbres noirs dans les flots plus clairs — l’eau est toujours plus claire malgré la nuit — semblait continuer une nouvelle forêt, sous la nappe doucement mouvante, une forêt traître, remplie d’embûches, avec des yeux qui regardaient du fond.

Les chiens se jetèrent, d’un élan furieux.

Les hommes s’abattirent sur les genoux.

Et l’on entendit boire les animaux et les hommes d’un pareil lappement.

Cela dura jusqu’à ce que Ragnacaire, abandonnant la corde pour mieux se tremper le visage, fit un plongeon, n’étant plus soutenu.

Harog se redressa, éclata d’un rire jeune, puis remonta son compagnon en le saisissant aux chevilles.

— Grong ! Harong ! Fû… i ! barbota Ragnacaire. J’ai bu, A os !

— Tu as bu, Ragna ? Nous passerons le gué.

— Nous passerons le gué ?…

Ragnacaire ne comprenait pas toutes les intentions du langage de son ami Harog et lui-même, Ragna, se servait d’un idiome singulier que le berger Harog avait de la peine à traduire. Leur coutume de vivre libres, isolés parmi les bêtes qu’ils dressaient pour chasser ou garder, les faisait plus sauvages ou plus naïfs que les gens d’armes infestant le pays, lesquels parlaient vulgairement le latin concis des esclaves. Eux chantaient leurs discours et y mêlaient de fières imprécations.

— Le gué ? répétait Ragnacaire en écho.

— Nous passerons, Ragna, par la Sainte-Croix, car tu bois bien !

— Aog ! Dieu l’aura voulu. Lui seul est un homme puisque les autres dieux sont morts. Je bois à ma soif.

— Par saint Pierre et saint Hilaire et par l’herbe des douleurs. Tu bois trop.

— Ou les sept chiens d’enfer, Harog ! Og ! A… us !

Les sept chiens d’enfer, tout en lappant, jappant et se battant, remontèrent à leur tour comme une seule toison mouillée d’où jaillit des étincelles blanches. Alors, un peu confus de leur précipitation, ils demandèrent pardon en se couchant autour d’Harog qu’ils reconnaissaient pour le vrai dominateur de la troupe.

Ragnacaire, campé sur ses jambes nues et ruisselantes, sa jupe de cuir en cloche levée, les contemplait, de mauvaise humeur, faisant, lui aussi, de l’eau par le nez, par les oreilles et même autre chose que la bouche.

— Baos ! Faos ! Naos ! Ouros ! Néré… us ! grondait l’homme toussant entre chaque nom de chien.

— Fû ! Fû i ! Fûûûû ! sifflait Harog avec une idée de serpent méchant.

Il déroula vivement la corde, qu’il n’avait point lâchée, sur les sept têtes poilues qui reçurent, du coup, une égale punition, puis se baissèrent en signe de repentir.

Maintenant, il fallait chercher le gué ou camper là et y rester peut-être jusqu’au jour.

Harog et Ragnacaire tinrent conseil pendant que les chiens feignaient de dormir.

Pour atteindre la résidence du grand chef Neustrien, il fallait traverser la rivière un peu au-dessous du chemin direct parce que le gué devait s’y trouver, semé de pierres plates consolidées par des lances fichées dans le courant.

C’était le gué de Chelles, en Marne, que les soldats avaient arrangé à cause des fréquents passages de chariots ramenant des armes ou apportant des provisions.

Ragnacaire essayait de percer l’ombre de son regard trouble. Harog, sans rien examiner, comprit que les lances étaient allées à la dérive, les pluies de l’automne grossissant tous les fleuves.

— Il faut manger, dit-il de sa voix impérieuse.

— Il n’y a plus de porc, fit Ragnacaire, secouant la tête.

Les galettes de blé au miel fondaient dans la besace ruisselante qu’il portait et il continuait à fouiller, ramenant ses doigts gluants d’une bouillie bonne à jeter aux chiens.

— Il faut passer avant l’heure froide, conclut Harog.

Ragnacaire gronda :

— Og ! Il n’y a plus de porc. Dieu nous protège !

— Il est juste de passer à la nage puisque nous avons le ventre creux. Le chef aura fait fumer des viandes pour les hommes qui viennent de si loin, Ragna. Ne t’égare pas l’esprit en cherchant le gué.

Un air frais leur piquait la figure. Derrière eux les bois, moutonnant ainsi qu’un immense manteau de laine frisée, lâchaient leurs épaules, les abandonnant presque nus en présence de l’eau toujours ennemie.

Ragnacaire, brute superstitieuse, redoutait les rivières ondulantes. Harog ne craignait pas l’eau, le jour.

Le berger cueillit à tâtons une branchette qu’il trouva flexible sous sa main, probablement une tige de menthe, l’arrondit en couronne, puis, s’avançant du côté où le courant paraissait le moins rapide, il lança, d’un geste prompt, cette offrande au hasard, laquelle tourbillonna, s’abîma dans les ténèbres.

Harog faisait souvent des choses qu’il n’expliquait pas.

Tous les chiens se levèrent en tumulte, aboyant, pleins d’une ardente résolution.

— Gombaud ! Là ! Gerbaud !

Ragnacaire les réunit en troupe serrée pendant que le berger Harog tressait la corde autour des colliers pour qu’elle ne se prît pas à leurs jambes. Ils firent un attelage de trois de front, de trois d’arrière-train et, serrant encore davantage tous les nœuds, le conduisirent jusqu’à l’eau, descendant eux-mêmes bravement sans choisir l’endroit. Méréra, le septième chien, qui était une chienne, bête plus claire de poils, de plus tranquille allure, regardait les maîtres avec inquiétude. Elle traînait un peu le ventre, qu’elle avait fort gros, étant sur le point de mettre bas, et elle se plaignit d’une façon lamentable. Harog sauta sur le dos des premiers chiens qui commençaient à perdre le fond. Il s’étendit en travers des trois robustes échines, siffla. D’un bond, Méréra vint s’étendre à ses côtés, et Ragnacaire, fermant la marche, poussa les derniers, tout en se cramponnant aux queues.

Vers le milieu de la rivière, on faillit chavirer à cause de la couronne de menthe. Les chiens se la disputèrent, n’avançant plus, donnant des coups de gueule, se rendant les morsures et buvant malgré eux. On tourna au remous. Ragnacaire flottait, en épave, n’osant pas ouvrir la bouche pour gronder. Harog, plus léger qu’eux tous, demeurait allongé, les bras passés au col de la chienne, maintenant l’équilibre des deux radeaux vivants.

Le hasard, qui avait déjà rendu l’offrande, désirait peut-être s’approprier les hommes.

Alors Harog chantonna sa chanson de serpent, et l’attelage reprit la traversée d’un vigoureux effort, poussant devant lui la branche de menthe dont l’odeur excitait les bêtes.

Sur l’autre rive, les hommes se secouèrent, les chiens bondirent, la corde se déroula et on se jeta, tête baissée, dans une route meilleure bien que plus sombre.

La résidence du grand chef neustrien se trouvait momentanément au milieu de la forêt de Chelles[1]. C’était une épaisse construction de bois, comme écrasée par la hauteur des arbres environnants, une maison trapue et forte de ses piliers nombreux soutenant une galerie ornée de grossières sculptures qui représentaient des fronts de bœufs aux cornes menaçantes. Des rideaux de cuir fermaient le devant de cette galerie et lui donnaient l’aspect d’une tente toujours prête à se lever pour partir en guerre. Sous les piliers, des troncs de chêne mal équarris que les pluies avaient rendus noirs, s’amassaient des armes de toutes les espèces et des chariots dételés, dont les roues se dentaient de fer de faulx. Séparées par un large sillon rempli de branchages verts et de fagots secs, une ligne de démarcation, qui était aussi une ligne de défense en cas d’attaque, les huttes des esclaves et les tentes des soldats s’encombraient d’animaux de toutes sortes : porcs vautrés dans la boue, chèvres et vaches mises au pieu, moutons pressés les uns contre les autres conservant sur leur dos la bottelée de foin ou d’herbage frais qu’ils devaient emporter eux-mêmes à la première alerte. Cela formait, dans l’ombre, tout un monde grouillant d’une redoutable apparence. Les vaches, de loin, agitaient des têtes de monstres, démesurées, haussées par les amas d’herbage qui les auréolaient de chevelures effroyables.

L’arrivée des deux compagnons et de leurs chiens mit tout le camp en rumeur. Quelques torches s’allumèrent, tachant de sang les figures cruelles. Des chevaux hennirent.

Ragnacaire, le plus grand et le moins éloquent, poussa, du coude, Harog, le plus petit, celui qui savait parler la langue habile des messagers, — Nous venons de Poitiers, déclara le berger de

sa voix brève et hardie, pour le service du chef.

Un esclave presque nu, n’ayant qu’une ceinture de cuir d’où pendait un couteau à dépecer les viandes, leur demanda leur nom.

— Nous sommes des hommes, ajouta dédaigneusement Ragnacaire.

Chargés de conclure un marché, ils ne voulaient s’expliquer qu’en présence de l’acheteur. On les conduisit de l’autre côté du fossé rempli de branchages verts et de fagots secs. Là ils frappèrent du pied, les chiens s’assirent en rond autour d’eux. Ceux qui les éclairaient avec leurs torches comprirent tout de suite que ce n’étaient pas des ennemis, mais de rudes personnages qu’on ne renverrait point facilement sans leur dû.

— Nous voulons voir le chef, puisque les bêtes que nous amenons sont pour lui, fit encore Harog.

L’esclave, craintivement, les doigts sur son couteau, approcha du cercle.

— Le maître dort. Nous allons vous préparer à manger et vous coucherez dans nos étables en attendant son réveil. Il faut rendre vos armes. C’est la coutume.

Des soldats, avertis, hochèrent la tête, sachant qu’en effet ceux-là venaient pour une mission plus importante que la vente des chiens.

Ragnacaire, soupirant, ôta une hache de sa ceinture ; Harog détacha de son flanc une lame dont le manche de corne s’incrustait de bizarres ornements blancs. Il s’assura de sa solidité, en caressa plusieurs fois le manche, et remit cette arme de chasse ou de guerre aux soldats qui s’impatientaient, mais il ne leur exhiba point une autre lame, plus fine, qu’il gardait toujours pendue sous son sayon de peau de chèvre. On leur apporta une cruche pleine de lait et deux morceaux de viande grillée dont la fumée éveilla Ragnacaire. Ils s’assirent à l’extrémité d’un chariot, mangèrent gravement, malgré les questions qu’on leur adressait, et surent se taire selon l’usage des chasseurs qui en ont vu plus long qu’ils ne pourront jamais en dire. Puis, leur souper terminé, ils entrèrent dans une étable après avoir fermé sur eux et leurs animaux, également repus, un mauvais huis disjoint.

— La viande était tendre, murmura Ragnacaire, tombant de sommeil.

Harog palpait l’échine de Méréra qui grattait la paille, cherchant à se nicher au mieux pour un travail pénible. Elle allait, venait de son maître à son gîte, flairait dans le vent des relents singuliers ; odeurs d’écurie, senteurs de fauves, parfums d’aromates. Tout à coup elle hurla d’une manière tellement lamentable que le camp entier dut en retentir et aussi cette vaste maison close, leur faisant face, sournoisement menaçante. Harog s’étendit à son tour sur la paille.

— Ici, l’air n’est pas bon ! fit-il, comme rêvant tout haut.

Fatigué, énervé à l’idée de quitter ses chiens qu’il aimait, il s’endormit* poursuivant les aventures de la nuit dans un cauchemar.

Par la porte mal jointe, il entrait d’abord de l’eau, une averse glacée qui les noyait au fond de leur étable, ensuite une grande lumière, une inondation de clartés chaudes versée du haut des torches fulgurantes rougissant tous les visages autour d’eux. Il y avait des soldats jouant à boire sur des billots de chêne. Ils remplissaient des pots de terre ou de fer au jet d’une longue corne et les boissons moussaient comme l’écume de la rivière en furie. Un grand soldat barbu chevauchant un billot frappait, en riant, sur ses cuisses, couturées de cicatrices, un soldat dont les jambes se recouvraient de lanières plusieurs fois croisées, ce qui prolongeait ces cicatrices en ornements, et, derrière lui, de plus jeunes hommes d’armes, coiffés de chevelures flottantes, se disputaient en bousculant des pots vides du bout de leurs lances bleuâtres. On voulait empêcher le grand soldat, déjà très ivre, de boire, et on criait beaucoup. Tous les pots de terre, de fer, pleins ou vides, roulèrent tandis qu’un nouveau flot de sang coulait des torches. Les flammes, activées par le vent plus violent, montèrent jusqu’au ciel et l’éclairèrent. Là haut les nuages galopaient, se dispersaient, passant sur le ventre de la lune toute pâle, une lune triste qui faisait mal.

Ragnacaire, étendu, ronflait sans se douter qu’on jouait et buvait près de lui.

Harog dormait, ou croyait dormir, mais un cri plus aigu que celui de la chienne le mit debout tout à fait.

Non, il ne dormait pas, il voyait bien, lui, ce qu’il croyait voir à travers les fentes de cette porte. Il alla se coller contre le bois, les ongles crispés, cherchant à élargir ces fentes, et, seuls, ses yeux s’ouvrirent plus démesurément.

Parmi les soldats, riant, se disputant, il y avait une femme toute nue ; elle se tenait droite à côté de l’homme qui chevauchait le billot, ses mains étaient liées derrière elle et on aurait dit une statue sans bras. Toute nue, très jeune, très blanche, si blanche que la lumière pâle de la lune semblait ne luire que sur elle, cette femme agitait frénétiquement la tête, s’efforçant de dénouer la tresse de ses cheveux qui pendaient, entre ses deux petits seins ronds, comme une grosse vipère jaune séparant deux fruits.

Le cri venait bien d’elle, sortait de sa bouche encore frémissante et telle une blessure fraîche, un trou dans sa face que le fer d’une lance avait entamée pour en faire jaillir la vie.

Le grand soldat barbu l’assit sur l’une de ses cuisses et lui offrit à boire. Elle repoussa le pot mousseux de ses dents, de son menton, cracha furieusement. Alors le soldat lui donna un soufflet. Elle ne pleurait pas. De ses yeux effrayants, parce qu’ils étaient verts, s’échappait un feu point naturel.

— Quelle servante de la maison du chef peut posséder ce corps de lis ? songeait le berger Harog, immobile d’admiration.

Il lui apparut, nettement, que jamais il n’avait contemplé aucune autre femme malgré qu’il eût déjà vingt-trois fois passé de la farouche méchanceté de l’hiver à l’amollissante douceur du printemps. Ce devait être un rêve. Dehors, le vent faisait toujours s’éparpiller les nuées, les déchirant avec des clameurs, secouant les tentes du camp et les rideaux de la galerie, enroulant les fumées écarlates des torches aux chevelures flottantes des gens d’armes, les montrant plus ivres et plus sinistres, leurs joues suant du vin. Ils se renvoyaient, maintenant, la fille nue de l’un à l’autre, l’un l’embrassant goulûment, l’autre la frappant au visage. Chose étrange, elle restait droite en dépit de ses bras liés derrière sa taille, et, levant le front du côté de la maison obscure, elle regardait de tous ses yeux désespérément fulgurants, n’essayant plus de dénouer ses cheveux pour s’en envelopper, attendant un secours ou peut-être l’ordre du bourreau qui allait finir son supplice. Harog suivit la direction de ce regard, fasciné lui aussi par une horreur dont il ne se rendait pas compte. Il ne craignait pas les soldats, mais il redoutait d’apercevoir ce que voyait la fille. La nuit régnait au delà du cercle des torches. Et la galerie, en face de l’étable, demeurait close, hermétiquement fermée par ses rideaux de cuir… sauf peut-être un point où luisait un rayon de lune sur un objet blanc…

Oui, c’était bien cela que la fille regardait.

Harog possédait des yeux habitués aux ténèbres.

Il essaya de démêler ce qu’il y avait dans ce rayon de lune. Cela remuait comme un très léger animal. Au bout d’un temps qui lui sembla éternellement durer, il vit que c’était une main.

La main tirait le pan de cuir pour protéger, contre la violence du vent, une figure qui ne daignait pas se pencher davantage.

Cette main, de l’endroit où se trouvait Harog, paraissait à la fois toute petite et fort puissante, si puissante qu’elle avait l’air de tenir toute la maison du roi dans le pli du rideau.

Pourtant ce n’était pas une main d’homme, car elle rayonnait de la même blancheur que le corps de la fille nue.

Harog eut l’idée de sortir, d’aller au secours de cette malheureuse. Méréra hurlait à fendre le cœur et il lui lança un coup de pied, lui qui aimait passionnément ses chiens. Harog se sentait malade, prêt à rendre son âme dans des convulsions de dégoût.

— L’air n’est pas bon ici ! répéta-t-il, ne sachant plus trop ce qu’il disait.

Détachant son regard troublé de la vision qui lui donnait le vertige, il revint à ce que faisaient les soldats et il fut humilié de se sentir un homme parmi d’autres hommes capables d’agir ainsi.

Au milieu d’une ronde abominable de ces lourds gens d’armes, tous ivres, sautant de joie, trébuchant, culbutant les billots de chêne, les pots de fer, pleins ou vides, il y avait un couple renversé, un couple étalant la dernière nudité de l’amour : le grand soldat barbu dessus, la fille blanche dessous, et celle-ci ne criait plus, car elle avait les dents profondément enfoncées dans le cou de ce taureau qui gémissait tout autant de douleur que de plaisir.

Harog serra la lame collée à sa poitrine par un brin de chanvre et se demanda s’il ne fallait pas se précipiter, lui tout seul, jeune berger, contre l’armée entière du roi de Neustrie. Certes, les mauvais jours qu’on traversait étaient fertiles en pillages, sacs de villes et viols de filles, mais il trouvait le spectacle plus impie puisqu’on ne bataillait point, pour le moment, et que les édits de Chilpéric, s’ils prescrivaient de livrer une amphore de vin par arpent de terre, défendaient ; de maltraiter la vertu d’une esclave sans raison. Involontairement, ses yeux cherchèrent un ordre, là-haut, du côté de la maison obscure.

Comme à regret, la main, lâchant le rideau, s’évanouit… Ce fut la fuite discrète d’un petit animal très léger rentrant dans l’ombre.

Harog appela Ragnacaire d’une voix brève.

— La chienne ne se taira donc plus ? soupira Ragnacaire, qui, espérant se rendormir, se tourna vers la muraille.

— Laisse hurler la chienne, Ragna, dit le berger, elle en a le droit, cette nuit. Notre devoir est de réveiller le chef.

— Og ? Le roi part en guerre, cria Ragna, se levant joyeux et secouant sa tignasse ébouriffée comme une touffe de gui, je le suivrai jusqu’à la mort. Og ! A… us ! j’ai bien mangé, la viande était tendre… Où sont les armes ?

— Nous n’avons pas à suivre le roi, fit Harog, les yeux étincelants de colère. Par l’herbe des douleurs que je conserve sur ma poitrine avec mon dernier bien (il tira brusquement son couteau), je jure de ne suivre trace royale que le matin où j’épouserai ma chienne ! Que je sois maudit si je prends jamais femme au service de ce chef qui ne peut protéger la nudité des filles ! Nous sommes dans la maison de la honte, Ragnacaire.

Et, d’un grand signe de croix, Harog fendit l’espace, qui brilla comme en temps de foudre parce qu’il brandissait une lame merveilleusement aiguisée.

— Og ! A… us ! gronda Ragnacaire tout étourdi. Que se passe-t-il, berger ? Tes yeux ont-ils vu l’enfer ? As-tu la fièvre ?

— Sortons, Ragna, et dispersons les loups ! Le roi nous jugera plus tard. J’ai un couteau. Tu as nos bêtes…

Harog ouvrit la porte et Ragnacaire rassembla les chiens qui rampaient autour d’eux prêts à toute alerte.

Dans la cour de la maison royale, ils ne rencontrèrent que des gardes jouant ou buvant paisiblement. La lueur des torches s’éteignait, remplacée par celle de l’aube. Le gros homme barbu, dont les jambes s’ornaient alternativement de cicatrices et de bandelettes de cuir, dormait encore, vautré dans la boue, comme les porcs, ses voisins, dans le fossé qui séparait le camp. Des esclaves couraient çà et là, mettant de l’ordre, ramassant les pots, les torches, les armes. Ils avaient dû recueillir, avec ce qui restait de vin au fond des outres, la fille nue et ce qui pouvait lui demeurer d’amour au fond des entrailles.

Harog se frottait les yeux, croyant toujours que le cauchemar continuait.

— Tu as rêvé de loups, berger, murmurait Ragnacaire en examinant son compagnon, la mine inquiète.

— J’ai rêvé… j’ai cru entendre les cris d’une créature de Dieu ! Ce n’étaient que les cris de ma chienne.

Ragnacaire toucha l’épaule d’Harog, constata que le jeune garçon se mouillait d’une sueur froide.

— Tu as la fièvre. Il faut te recoucher. Je veillerai sur Méréra, si tu es en peine d’elle. Les petits seront pour nous.

— Nous garderons les petits nés cette nuit. Le chef ne les a pas achetés, puisqu’ils ne comptaient pas dans la troupe.

— Et la portée de la chienne doit appartenir au premier maître, affirma Ragnacaire.

— Tu es certain de ce que tu dis, Ragna ?

— Aussi sûr que Dieu est tout seul de son espèce !

Ils regagnèrent l’étable suivis de leurs chiens anxieux et grognants.

Méréra ne hurlait plus, accroupie sur son ouvrage terminé, léchant un petit vivant, tout blanc au-dessus du tas des quatre autres morts, presque noirs.

Harog s’assit, la tête basse.

— Je n’ai jamais rien vu de plus blanc au monde, ni au ciel où volent des nuages couleur de lait, ni sur terre où l’on est obligé d’égorger l’agneau de Pâques !

— Un beau petit chien, soupira Ragnacaire, mais c’est un malheur de perdre ceux qui sont noirs et moins faciles à reconnaître pour le loup.

— Même vêtue d’une peau de loup, je la reconnaîtrais entre toutes les femmes ! répliqua fiévreusement Harog.

Alors, s’imaginant que le délire prenait son compagnon à la gorge, Ragnacaire couvrit Harog d’une brassée de paille.

II

… fut envoyée dans un monastère où elle prit l’habit religieux…
grégoire de tours

Ils entrèrent chez le roi tous les deux, tremblants l’un de peur, l’autre du mal singulier qui l’avait réveillé durant la nuit, et tous les deux ils mirent genoux à terre.

La salle où ils se trouvaient était vaste, d’une hauteur de temple, sombre encore malgré les rayons du matin, pleine d’odeur de vin et de viandes. Ils furent un moment sans oser lever les yeux. Ragnacaire courbait son large dos comme sous un fort vent d’orage. Harog pensait, dans la langueur de son âme, des choses qui ne le portaient point au respect. Et ils auraient bien voulu tous les deux se savoir au milieu des bois.

Les soldats, les tenant chacun par une épaule, leur pesaient rudement et ils ne voyaient de leur personne que le fer de leur lance fiché sur la poutre servant de marche au roi pour descendre du lit.

Chilpéric, étendu, semblait dormir, couvert de peaux de renards et d’un grand manteau rouge. Il se montrait tel qu’il s’était couché la veille. Son lit, qui lui servait de trône le jour, présentait un furieux désordre où se mêlaient des armes et des vêtements de femme. Le chef Neustrien portait une braie de laine et avait les pieds nus, très sales, déformés, aux plantes durcies comme de la corne. Sa poitrine velue luisait de graisse aux travers de ses poils et il avait au cou un fabuleux collier de perles rouges, d’inégales grosseurs, alternant avec des perles violettes qui étaient de simples graines. De lourds bracelets d’argent cerclaient ses poignets énormes et une écharpe de soie jaune s’enroulait à sa taille replète, lui formant une ceinture de danseuse. Mais sa tête conservait une grande allure de dignité, son opulente chevelure blonde, tressée en couronne, parsemée de fils d’or, le ceignant d’un diadème imposant au-dessous duquel ses yeux, d’un bleu verdâtre, luisaient comme deux promesses d’espérance.

Le vin du réveil l’attendrissait. Il leur parla d’un son de voix paternelle.

— Vous êtes de loyaux serviteurs. Vous m’avez dressé des chiens dignes de vous et de ma garde. Mais je ne vous ai pas fait venir de si loin pour m’amener seulement ces chiens. Vous ne vous en retournerez pas les mains vides. J’ai à vous confier un dépôt qui me tient au cœur. Vous venez de Poitiers où il y a un saint monastère. Je veux savoir de vous si l’on y fait toujours des miracles et si les murailles en sont bien hautes. Répondez-moi franchement.

Ragnacaire était accroupi sur la poutre qui formait la première marche du trône. Il baissait le front, saisi de frayeur, car l’homme extraordinairement malpropre et brillant qui était le roi Chilpéric, maître de la Neustrie, passait pour un monstre aussi méchant que débauché. On avait tous peu dormi, cette nuit-là, au camp de Chelles, et ce ne devait pas être sans de graves raisons. Si le roi était ivre, il pouvait se livrer brusquement à des fantaisies cruelles. Toute la chambre témoignait d’une orgie récente. Des plats répandaient par terre des morceaux de viandes et dans une cuve, selon la mode romaine en honneur chez les princes Francs, les outres de vins rafraîchissaient avec des fruits. Cette cuve de bronze, ornée de métaux précieux, représentait là l’ostentation du chef, goinfre barbare, qui aimait à s’entourer d’un grand luxe de table.

Derrière le lit, accrochés aux murailles, pendaient des boucliers d’airain, des épées très larges, des haches à deux tranchants vernies d’huile, quelques-unes ébréchées indiquant par leurs glorieuses blessures celles, plus glorieuses encore, qu’elles avaient dû faire dans le crâne de leurs victimes.

Autour de la couche royale cela sentait très mauvais.

Harog se croisait les bras, attendant les ordres qui allaient leur tomber dessus comme des coups de fouet, et ses narines frémissaient de dépit. Ses yeux noirs, aussi luisants que ceux du roi, mais moins faux, dardaient une flamme de fièvre parce qu’il n’était pas remis de ses visions nocturnes. Il fallait répondre humblement. Le maître n’avait pas de patience, disait-on, malgré ses familiarités de joyeux soldat.

— Que penses-tu, toi, petit berger, de la maison de Radegunde ? demanda Chilpéric, se tournant vers lui.

Le petit berger se redressa, svelte, maigre, lévrier flairant le loup.

— Je pense, répondit-il tranquillement, que c’est une bonne prison.

— Voilà ce que j’attendais, mes enfants ! Une bonne prison, le couvent de Radegunde ! Où l’on chante psaumes du matin au soir et du soir au matin, qui étouffe entre ses pierres froides l’ardeur des filles saisies de folie ! Harog ? Tu t’appelles Harog, un nom qui sonne dur et qui me plaît ! Je te confie une fille, à toi qui prends soin des chiennes sur le point de mettre bas. Hélas ! Les dieux me sont témoins que Dieu (son saint royaume nous arrive !) me l’a donnée pour la punition de mes fautes. Elle est plus chaude, mes pauvres garçons, que la femelle des forêts au temps où poussent les bourgeons du genièvre. Il faudra vous défier d’elle et de ses traces pernicieuses. Je la veux donc mettre en réclusion perpétuelle, selon le conseil de nos prêtres. Tu es chrétien, Harog ?

— Par la sainte Croix ! répliqua le berger, la voix subitement altérée.

— Cela est d’un bon chrétien, je pense, de mener une fille prendre le voile au couvent de Radegunde ! Tu conduiras ma fille, Basine, en chariot attelé de deux bœufs blancs. (À ce signe on connaîtra que j’honore mon sang, car les bœufs blancs sont ici attelés pour la reine.) Vous la saisirez nue, comme on l’a trouvée dans son péché, et vous la vêtirez d’un suaire en attendant le cilice. Elle ne boira que de l’eau et ne mangera que ce que vous donnez à vos chiens, car la viande et le vin communiquent des impuretés au corps qui fermente déjà d’amour. Toi, le grand roux, Ragnacaire, tu auras œil sur les bœufs qu’ils aillent d’un pas égal. Pourquoi ne dit-il rien, Harog ? ce grand roux ?

— Chef, excuse-le. Il a peur de ta face, murmura le berger, les dents crissantes.

— Voilà ce que j’aime, fit naïvement Chilpéric, des serviteurs muets qui redoutent ma face. Je ne ris point…

Il s’interrompit pour fourrager dans sa lourde moustache poissée de sauces.

— Mon cœur est en peine, mes pauvres gens ! Vous prendrez Basine ma fille, je veux dire la fille d’Audovère, qui fut reine, nos dieux et Dieu aient son âme ! C’est bien mon sang selon mes paroles. Vous en aurez la garde jusqu’au couvent de la Sainte-Croix, en Poitiers. Là vous la déposerez entre les mains de celle qui a ordre de la guérir pour la vie et pour l’éternité ? Si ce n’était pas vraiment ma fille, je n’espérerais rien de sa pénitence, mais elle aura du courage et elle priera aussi longtemps que je me battrai, c’est-à-dire jusqu’à ma mort. Je suis comme le roc. Je vivrai cent ans… et plus. (Il se leva, un peu titubant.) Harog et toi, le grand roux, Ragna… Ragnacaire, partez sans tarder, en emportant d’ici la rebelle, cette fille d’enfer qui s’est laissé aller cette nuit même aux bras de mes soldats comme la plus impudique de mes esclaves. Je vous le dis et ne mens point.

Harog ne regardait plus le roi, mais la hache à deux tranchants qui étincelait derrière son lit.

Ragnacaire ne comprenait pas ce qui se tramait. Rempli d’une superstitieuse terreur, prosterné, son grand corps très robuste réduit à la taille d’un enfant, il invoquait tous les saints qu’il connaissait depuis peu et quelques anciens dieux gaulois à la barbe aussi ample que la moustache du prince fourbe placé devant lui.

— Vous m’avez entendu, mes braves compagnons ? ajouta Chilpéric.

— Tu seras obéi, répondit Harog, sortant de son rêve, le regard toujours à la hauteur des yeux du chef. Nous conduirons ta fille au couvent, sans nous souvenir de son péché. Nous la traiterons selon son rang et les bœufs iront d’un pas égal… Nous ne lèverons pas les paupières sur elle, je le jure.

Chilpéric se recoucha, en éclatant d’un gros rire épais comme la liqueur qu’il avait bue dès l’aurore.

— Alors vous ferez bien de vous les coudre avec des épines longues, mes garçons, car ma fille est belle et sait le montrer au plus bas de mes serviteurs. Allez ! Allez ! je vous souhaite une bonne route sans ornière, sans caillou, un chemin pour pied de biche ! Allez donc et bon voyage !…

D’un geste gai, il les congédia, pressé de se remettre à boire, peut-être pour oublier l’horreur de ce cauchemar, peut-être parce qu’il avait soif, simplement.

Ragnacaire heurta la cuve en sortant, et cela fit un bruit lugubre qui acheva de l’épouvanter. Harog marcha très droit vers la porte de cuir qu’on soulevait pour eux du bout des piques. Le jeune berger serrait la lame de son couteau secret contre lui. Il aurait dû parler, crier tout ce qu’il savait, dire la vérité dont le père de Basine n’avait probablement deviné que la moitié, mais en contemplant la hache, à deux tranchants, derrière le lit, lui, le petit berger songeur, s’était aperçu d’une autre chose plus voilée encore.

Il venait de revoir la main, cette main blanche et puissante de la nuit, agitant une étoffe rouge, un lambeau de pourpre coulant sur les armes du roi comme un ruisseau de sang. On écoutait. Des espions ou une esclave aux aguets… La main d’une esclave, cette main si blanche, de doigt si aigus, recourbés en ongles de félins ?

Harog, soudainement ébloui, vit toute la vérité, tout son visage et tout son corps et ses deux pattes de lion blanc…

Harog reconnut, sans l’avoir jamais sentie peser sur son épaule, dans la main mystérieuse, celle de la reine Frédégunde[2].

Et, sagement, il sut se taire.

Rentrés au chenil, entourés de braves chiens hurlants, de porcs grognants et de volailles ébouriffées que l’on poursuivait la broche aux poings, les deux garçons se retrouvèrent plus à leur aise. Ils avaient un morceau de lard fumé couvrant tout un billot de chêne, un pot d’hydromel et du pain sortant du four. Ils mangèrent silencieusement, jetant des bribes à leurs bêtes. Méréra, la chienne, léchait son petit.

— La portée venue sous le toit du maître lui appartient, Harog, maugréa Ragnacaire, que le lard étouffait.

— J’emmènerai cependant la chienne et son petit.

— Harog, tu feras cela ? soupira Ragnacaire plein d’admiration pour l’énergie de ce berger, meilleur clerc que lui dans les affaires de succession.

— J’emporterai seulement le petit, Ragna, parce que c’est une chienne et que les mâles en ont assez d’une ici… d’après ce que j’ai pu voir… Mais l’autre suivra, car le nouveau-né a besoin de mamelles.

Ragnacaire leva son gobelet.

— Hog !… A us… O…g ! A…og ! souffla Ragna s’étranglant. Tu as la finesse de l’étoile qui brille derrière la fente de l’huis. Tu es un homme, je le dis ! Et si on nous accuse de rapt ?

— On ne nous accusera point. Nous sommes chargés d’un dépôt plus précieux que le corps d’une chienne d’un jour, il nous faut conduire la fille…

Il s’arrêta, pris d’un vertige.

— Cette pécheresse !… gronda Ragnacaire, plein de dégoût.

— La fille du roi Chilpéric et de la reine Audovère. Celle-là même… que l’on a jetée aux soldats cette nuit pendant que nous dormions.

Ragnacaire, effrayé, tendit son gobelet en tournant la tête.

— La vie du chef !

— La nôtre, Ragna !

Harog but d’un trait, puis se mit debout, s’étira, faisant craquer ses membres comme le lévrier maigre qui a dormi trop longtemps.

— Il faut partir. Le chariot et les bœufs doivent être prêts de l’autre côté du fossé. Ramasse le plus de paille que tu pourras, de la paille bien propre, et tu iras demander aux servantes une pièce de lin.

— Où prendrai-je la fille, Harog ?

— Ceci ne nous regarde pas. Nous ne devons pas lever les paupières sur elle, je l’ai juré pour nous deux.

Racagnaire parut inquiet.

— Og ! Comment ferons-nous pour la reconnaître ?

— Nous ne l’avons jamais vue, Ragna !

Ragnacaire ne discutait pas les ordres de son ami le berger. Dresseur de chiens et non conducteur de femmes, il n’entendait rien aux choses de la douceur, mais il savait obéir parce que son ami le berger, dardant la bizarre clarté qui rayonnait de ses yeux, le menait toujours où il voulait. Il aurait cherché une phrase pour protester que cela ne lui aurait pas servi davantage. Il était d’ailleurs certain de n’avoir jamais vu la fille du roi de Neustrie. Quant au rêve du berger ? Un rêve étrange se rapportant aux événements comme il arrive que des comètes annoncent de graves désordres !… De toute l’aventure, il restait la petite chienne blanche venue au monde avec quatre chiens morts, une portée de mauvais présage. Il sortit, l’air soupçonneux, une bottelée de paille dans les bras.

Cette matinée de printemps brillait en sourire derrière des larmes. Les grandes pluies avaient nettoyé les chemins de leurs boues fétides. Les arbres, tout scintillants, se secouaient, prenaient des aspects de gros oiseaux offrant les ailes à la brise qui leur sèche les plumes, et les fonds noirs de la forêt s’éclairaient de transparences rassurantes. Le ciel parfaitement bleu ne conservait que quelques nuages légers, houppes de laine nouvellement cardée, brins de toison tombés des doigts des servantes distraites plus occupées de l’amoureux qui viendra les trouver dans le foin de la grange que du lit douillet qu’elles préparent à leur vieux maître. Et les coqs chantaient bataille, et les poulettes gloussaient le premier œuf, et les chevaux, les agnelles bondissaient autour du camp, amusant les lourds guerriers en train de cuver le vin de l’orgie le long des hautes herbes emperlées par les averses. Un paon cria sur le toit de la maison du chef, la roue de sa queue dardant les cent prunelles de saphir par où le ciel semblait regarder la terre.

Ragnacaire découvrit le chariot de l’autre côté du fossé séparant le camp des chenils et des abattoirs, sous un arbre au ventre fendu qui servait de pince à tenir les fortes bêtes qu’on voulait écorcher. Les bœufs blancs ruminaient le front bas, tordant un peu de mousse du bout de leur langue baveuse. La fille s’y cachait dans le seul vêtement de ses cheveux roux, une chevelure embrouillée, souillée, allongée de fétus et de feuilles pourries qu’elle devait avoir laissé traîner sur tous les fumiers des écuries extérieures. Elle paraissait morte, tellement son corps se tendait immobile sous le mince manteau. On ne lui voyait ni face ni main ; rien que deux pieds dépassant cette queue de vache furieuse, étalée comme un défi. Ragnacaire déploya sa paille et le suaire de lin bourru le mieux qu’il sut le faire, tellement gauche devant cette misère de princesse qu’il oublia de grogner og ! et us ! selon sa coutume. Cela ne serait pas un joyeux voyage. Il regrettait les chiens qu’il laissait chez le roi et le pucelage de cette fille, tout ensemble, essayant de s’expliquer l’aventure d’une femme assez folle pour s’abandonner aux étreintes de toute une ruée de soldats ! Ah ! si les chiens, leurs braves chiens avaient eu vent de la chose… on aurait pu la défendre, mais contre qui ou contre quoi ? Une fille de chef veut bien ce qu’elle veut et il fallait se contenter de la mener au couvent le plus vite possible. Elle ne remua pas quand on aiguillonna les bœufs pour gagner la route. Là, sortant du camp, derrière les chevaux rangés, on rencontrerait des hommes et il y aurait encore des outrages à subir… Ragnacaire se sentait honteux de son métier nouveau de pasteur de fille.

Harog le rejoignit, tenant le petit chien qui était une femelle précieuse, dans sa poitrine contre le couteau secret. Il portait aussi un sac où s’agitaient, avec des pains ronds et des tranches de lard, des morceaux de métal. Il ne leva pas les yeux sur le chariot.

Les deux compagnons se mirent en marche lentement, dirigeant les bêtes par les cornes. Derrière les chevaux, ils ne rencontrèrent pas d’hommes d’armes. Aucun soldat ne se montra sur le chemin conduisant du camp à la rivière. On aurait dit que l’armée tout entière s’était évanouie avec les brumes de la nuit mauvaise.

Harog et Ragnacaire, imitant les bœufs patients, baissaient le front sous le joug de leur triste mission, tout couverts d’une réprobation surnaturelle.

Au bord de l’eau ils s’arrêtèrent afin de chercher le gué.

— Que t’a-t’on donné, Harog ? demanda timidement Ragnacaire, sans oser élever la voix.

— Vingt pièces d’argent que nous devons partager, du porc fumé et du pain frais pour nous, une gourde de lait pour elle et aussi une tablette scellée de cire pour l’abbesse Radegunde… Ne penses-tu pas que cette fille sera morte ? ajouta le berger Harog, d’un même ton sourd.

— Elle ne vaut pas mieux !

— C’est que nous ne pourrions pas l’ensevelir avant une lune.

— Nous la laisserions tomber dans cette rivière. Qui le saurait ?

— Nous lui devons la terre sainte, Ragna.

— Et si elle refuse de manger ?

Harog ne répondit plus.

Comme ils entraient dans l’eau, ayant retroussé leurs brayes et assujetti les lanières de cuir de leurs chaussures, ils entendirent aboyer ; c’était la chienne.

— Voici Méréra, dit Harog à Ragnacaire, elle a flairé son petit. Celui qui la retient n’a qu’à bien raidir les bras. Ne tournons pas la tête.

— A og ! Nos bêtes ont du cœur.

Ils entrèrent dans l’eau, nagèrent des deux côtés du chariot, car on perdait pied à cause du courant. La chienne, encore vigoureuse malgré les récentes fatigues de la parturition, cassa la corde, culbuta l’homme qu’elle entraînait comme un fagot, et se précipita courageusement à la suite de son petit.

Mais ses mamelles gonflées l’alourdissaient, elle eut un hurlement affreux auquel répondit une faible plainte sortie du creux de la poitrine d’Harog, puis elle coula.

— Ni la mère ni son petit ; une belle race perdue ! Entends les autres ! gronda Ragnacaire en avalant de l’eau.

Au loin, des aboiements de rage faisaient retentir tous les échos de la grande maison du chef. Les six chiens enfermés protestaient contre la fin inutile de leur vaillante femelle.

— C’est de la peine pour nous, mais il y a plus grande peine, Ragna !

Les bœufs sur la berge commençaient à tirer de tous leurs muscles. Le chariot monta, on vit s’agiter un peu la paille, et le long suaire de lin bourru onduler. La bête royale, elle, vivait certainement. C’était une chienne d’une race plus résistante. Ragnacaire désigna le drap d’un signe, en crachant.

Harog eut un geste de satisfaction. Le sac n’avait pas touché l’eau et sa tunique de cuir protégeait toujours le nouveau né. Il se sentait plus léger d’avoir quitté la terre du chef. Il respirait plus fort.

— Elle n’est pas morte. Il nous faut veiller à ce que nos bœufs tirent d’un pas égal, Ragna. Je vais siffler pour bercer leur ardeur.

Et Harog siffla, modulant une plainte de rossignol amoureux.

Vers le midi de ce jour, une chaleur s’éleva de la terre, très douce, avec des odeurs de fleurs printanières, une tiède odeur de miel. Le chariot s’arrêta au milieu d’une clairière où gazouillait une source pour le repos de ceux qui le conduisaient. Rien ne bougeait plus sous le suaire, et le petit chien, au creux de la poitrine d’Harog, s’éveillait cependant, pleurant de faim. Les bœufs, déliés, allèrent chercher leur provende parmi les bonnes herbes des talus. Les hommes, ayant délacé leurs chaussures, s’assirent l’un devant l’autre, l’air embarrassés, mordant leur pain.

— Qui lui parlera ? questionna Ragnacaire.

— Nous lui mettrons la gourde pleine de lait sur la paille, répondit Harog après réflexion.

— La gourde est pleine et le petit de Mèrera va crever ? grogna le rude garçon.

— Nous ne toucherons pas à la part de la fille du chef, Ragna.

En disant cela d’un ton résolu, Harog tira brusquement le nouveau né de sa poitrine. Lui aussi aimait ses chiens et il avait déjà livré les meilleurs, sept compagnons qu’il regrettait.

— C’est une graine au vent ! fit-il en jetant la boule rose dans une touffe où elle trembla comme une fleur vivante.

Alors, il y eut une apparition. Du milieu de la paille, drapée dans le suaire de lin, la fille de Chilpéric se leva. Ce fut le soleil de midi éclatant tout à coup sous les basses branches et incendiant les verdures d’un reflet d’or pur. La toison rousse roula autour d’elle en serpent léché de flammes.

— Harog, cria-t-elle avec du rire dans la gorge, donne-moi ton chien. Je le ferai boire.

Il leur sembla qu’elle était folle ou atteint du mal des filles sans retenue. Elle leur parlait d’une voix impérieuse, mais enfantine. Elle ordonnait comme une femme qui est en train de jouer. Et elle était nue sous le suaire, et elle avait les cuisses blessées par le poids des soldats de la nuit…

Ragnacaire serra les poings en ouvrant la bouche. Harog se leva, les yeux fermés.

— Tu es la fille de notre chef, dit-il gravement. Nous ne répandrons pas la nourriture qui t’est due pour un animal.

Harog, malgré sa svelte et fière taille, ses cheveux noirs bandant son front d’une dure ligne de fer, ses lèvres duvetées d’un poil de brun louveteau, son teint pâle d’une mystérieuse horreur, n’était plus le berger qui dirigeait un troupeau de moutons ou de chiens, il avait l’aspect d’un jeune prêtre repoussant une tentation et ses paupières ne voulaient pas se déclore en face de la maudite.

La fille de Chilpéric se pencha du côté de Ragnacaire.

— Toi, fit-elle d’un accent étrange où l’on reconnaissait à la fois les larmes et le rire, aussi l’éclat aigu des trompettes d’argent que son père faisait sonner dans les combats, ramasse la bête puisque je la veux nourrir. Tu me dois l’obéissance avant toute autre chose. Est-ce que ton frère est aveugle ?

— Ce n’est pas mon frère. Il y voit la nuit mieux qu’un oiseau de proie, répliqua Ragna en s’empressant d’apporter la bestiole aux pieds de Basine.

D’un mouvement souple de femelle qui connaît son métier, la fille de Chilpéric croisa ses jambes sous elle, prit la gourde et but une gorgée, puis elle appuya le museau rose entre ses lèvres encore bleuies d’ignobles baisers.

— Bois donc, soupira-t-elle, petit d’une chienne dont la mère est plus heureuse au fond de la rivière que la vivante fille d’un roi ! Je veux te sauver pour l’amour de deux bons serviteurs qui m’ont respectée.

Harog ouvrit les yeux parce que des larmes les lui brûlaient.

— Basine, murmura-t-il, posant un genou à terre, j’avais fait le serment de ne même pas lever les paupières sur toi et j’ai juré aussi de ne pas suivre trace royale, c’est-à-dire la route de ton père, que je n’aie épousé ma chienne Méréra ! (Il tira son couteau.) Cette lame fut frottée de l’herbe des douleurs… et elle a vu des choses cette nuit qu’un berger ne doit pas savoir. J’ai juré haine et mort par mon couteau. Désires-tu que nous te vengions ! Voici Ragna, mon meilleur compagnon. Il fait plier les jarrets d’un bœuf en révolte et il connaît dans les campagnes de Poitiers des hommes braves. Nous ne craignons rien. Nos secrets sont ceux des pays sauvages, des cavernes et des rochers déserts. Nous nous armerions de baguettes fleuries que nous serions encore certains de vaincre. Ce que mon couteau a vu peut faire jaillir une rivière de sang. Si j’ai mal compris ou si j’ai rêvé, instruis-moi.

Basine s’était assise sur la paille du chariot, allaitant le petit chien entre deux baisers. Elle paraissait une enfant amusée par ce discours violent au même point que par l’innocente gaucherie de la bestiole.

— Quel âge as-tu pour tenir ce langage d’homme d’armes ? demanda-t-elle en lançant derrière elle ses cheveux qui la gênaient.

— Vingt ans bientôt, répliqua plus doucement Harog, les yeux toujours fixés au sol.

Ragnacaire, lui, mangeait debout, dissimulant du lard dans sa main et, l’air attentif, il essayait de comprendre les paroles passionnées d’Harog. Il se serait donné volontiers à tous les démons tant la fille rousse l’intimidait.

— Et qui es-tu ? Un berger, un chasseur ? continua Basine.

— Je suis ton serviteur fidèle… mais j’ai ordre de te mener au monastère de Sainte-Croix pour y prendre le voile.

— Moi… au monastère, s’exclama-t-elle, crispant ses doigts autour du chien qui s’endormait dans son giron ?

Elle regarda anxieusement Ragnacaire et Harog, ses prunelles vertes et bleues allant de l’un à l’autre avec un étonnement naïf. Elle ne savait donc pas où on la menait ? Ni le père ni la marâtre n’avaient daigné lui apprendre sa condamnation.

— Prisonnière ! pensa-t-elle tout haut. (Elle ajouta) : Je n’ai pas vingt ans, moi !

Harog reprit, les dents serrées :

— Je ferai ce que tu ordonneras, Basine, fille de Chilpéric. Je n’appartiens plus à ton père. J’ai passé l’eau ! Je ne suis ni un soldat ni un esclave. Il y a des hommes dans les forêts qui vivent librement et s’ils mangent peu ils sont très forts. Tu commanderas toi-même ta destinée. Réfléchis et pèse bien mes paroles. Il nous faut plus d’une lune pour arriver au couvent de la Sainte-Croix. Tu as le temps de voir venir le cilice !…

Basine posa son menton sur ses mains jointes, ses mains longues et pâles dont les ongles étaient encore teints de sang.

— Prisonnière ! répéta-t-elle d’une voix lassée, maintenant indifférente à son sort.

Elle ne savait probablement pas pleurer, car elle demeura presque souriante devant ces deux rudes garçons tout frissonnants de pitié.

L’orage qui avait passé sur elle avait sans doute obscurci sa raison.

Leur pauvre repas terminé, Harog et Ragna réattelèrent le chariot. Ils traversèrent des champs cultivés, un village, d’épaisses broussailles, et campèrent le soir dans un vallon, près d’un ruisseau. Les bœufs se couchèrent à même la terre molle. Ragna s’étendit entre eux pour avoir chaud. Harog n’osa pas se coucher. Les étoiles, dès qu’il était sur le dos, lui piquaient douloureusement les yeux. Il apercevait les rayons bleus et verts à tous les coins du ciel, et une fièvre montait en lui comme un torrent de vapeurs malsaines. N’était-il point parjure ! Il avait regardé la fille de Chilpéric et en la conduisant il suivait trace royale ! Sa chienne Méréra s’était noyée ! Qui la remplacerait jamais pour les portées à venir ? Leurs troupes de chiens représentaient toute leur fortune. Ils en vendaient au berger et aux chasseurs. Ils connaissaient l’art de les rendre invincibles à la course du loup… Cette fille ne pleurait pas, voilà pourquoi ses regards verts contenaient un poison mortel. Les larmes retombaient en elle pour empoisonner son sang et celui des hommes. Il la sentait confusément coupable malgré sa misère.

La tempe collée aux barres de bois du chariot, Basine songeait, là bas, enveloppée de ses cheveux. Elle avait arrangé son suaire en tunique décente, ses menus bras sortant par deux déchirures et ils restaient, ses bras si minces de fille épuisée, la seule nudité de sa personne. Oh ! Ces bras blancs, ronds d’une rondeur mouillée, glissante, de couleuvre blanche ! Dans la nuit, elle paraissait bien plus grande et plus grave que son âge. On ne voyait que le rictus de sa bouche, non plus le sourire de ses dents enfantines, pourtant pointues comme celle des loups ou des jeunes chiennes.

Elle priait peut-être.

Peut-être pensait-elle à ces brutes, aux soldats de son père qui…

Harog, tourmenté par la fièvre, s’approcha du chariot.

— Basine, dit-il, tâchant d’adoucir son accent toujours un peu rauque, il faut te reposer. Tu ne dors pas ? Veux-tu que l’on change la paille du chariot pour une litière de genêts en fleurs qui te sera plus douce au corps ? Que pouvons-nous faire, nous, des hommes, pour t’aider à supporter ton malheur ?

— Rien ! je te remercie, berger, répondit-elle d’une voix lointaine.

Harog la contemplait si ardemment qu’elle finit par tressaillir.

Elle se mit à rire.

— Tu n’es donc pas aveugle la nuit, Harog, et tu oses ouvrir les yeux sur la fille du chef ! Prends garde ! Je le dirai à Ragnacaire, le muet, qui se mettra tout d’un coup à parler comme tu t’es mis à voir.

— Je ne croyais pas t’offenser, Basine, murmura-t-il, plus effrayé par le son de cette voix d’où l’âme était absente que par les singulières plaisanteries qu’elle proférait.

— On ne m’offense plus, Harog. On n’offense pas les chiennes qui s’en vont mourir de mâle rage en un trou. Une chienne enragée, c’est pire qu’une louve, n’est-ce pas ?…

— Tu ne peux guère tromper ta race. Tu es une femme, Basine ! On n’est pas une chienne méchante parce qu’on a de la peine, et comment aurait-on la noirceur des louves quand on possède la blancheur des agneaux ?

— Harog, ne mens pas ! Toi, tu es le berger… meneur de louves ! Et elle éclata d’un rire strident qui fit lever des oiseaux du fond des arbres.

Cette phrase affola le jeune garçon. Elle sonnait à ses oreilles d’une étrange façon, coupante et sifflante comme une pierre de fronde.

— Moi, un meneur de louves !… Je ne sais que te dire… parce que tu me fais peur… je veillerai sur toi toute la nuit sans bouger, sans te regarder. Je n’ai pas de haine contre la fille de Chilpéric, je le jure sur mon couteau bénit.

Basine tordit ses bras au-dessus de sa tête en agitant sa chevelure qui dorait la nuit.

— Je mordrai ceux qui me baiseront et ils mourront tous de mâle rage ! cria-t-elle, la face vers le ciel, durant que ses yeux s’unissaient aux étoiles pour étinceler de feux verts.

— Basine, tais-toi, supplia le berger confondu. Dieu nous entend… et tu es si belle !

— Qu’on crève les regards de ceux qui m’ont vue !… Fais rougir ton couteau sur la braise… toi, le garçon courageux. Mais tu es moins que de la poussière.

Elle se balançait entre les barres de bois du chariot comme une bête en cage. Il songea éperdument à sa bouche meurtrie, à ses cuisses frêles blessées par le poids des lourds hommes d’armes et il eut, de nouveau, la vision atroce de son rêve, chez le roi, de ce rêve dont il avait honte.

Elle ondulait avec une légèreté de fantôme sous les plis de son linceul. Ses cheveux roux étaient toute l’ombre moirée d’or de la tiède nuit printanière, et ils étaient aussi les ailes de flammes du mauvais ange !

— Basine, au nom de la Sainte-Croix, que m’ordonnes-tu ? J’irai en enfer chercher tes ennemis… surtout le grand soldat ivre que tu as marqué de tes dents. Je le reconnaîtrai entre tous et t’apporterai sa tête…

— Tu n’es qu’un berger !

— Je suis fort quand je veux tuer, Basine.

— Es-tu fils de roi ?…

Il baissa le front.

— Moi, je suis reine. Ma mère, Audovère, est morte, mon frère… ils l’ont assassiné… je suis seule… et reine… j’aurai le bandeau de pourpre avec les cinq pointes. Je suis la reine de Neustrie, la fille du puissant chef et je nourris tes chiens, Harog, vilain berger de la poussière !

Elle s’étendit sur la paille, gémit doucement en prenant les intonations des petits qui se lamentent.

— Quand la lune nouvelle viendra, je saurai hurler le vrai langage des louves. Tu verras, petit berger… aiguise bien ton épieu pour ne pas me manquer.

Harog murmura, le cœur déchiré.

— Mon bras t’appartient. Dispose de moi, je n’ai jamais été l’esclave d’une femme, Basine, mais je serai fier de devenir le tien. Tu n’as plus qu’à me désigner la route.

— Nous allons à Poitiers, chez l’abbesse qui me coupera les cheveux, mes beaux cheveux couleur de miel. As-tu regardé mes cheveux, Harog ? Ils sont aussi longs que le feuillage d’un arbre.

— J’étranglerai celle qui coupera tes cheveux, Basine. Radegunde est une sainte. Elle fera le miracle de te rendre ta pureté première et ne laissera pas dépouiller la plante royale de son feuillage d’or.

Basine se mit alors à chanter une chanson des camps où il y avait des mots latins qu’une femme ne pouvait pas savoir.

Harog, d’un geste révolté, lui saisit le bras. — L’esprit des ténèbres t’écoute, Basine !

Elle se dégagea prompte et hautaine, subitement redevenue princesse de Neustrie.

— À tes chiens, berger, ordonna-t-elle, la voix claire, à tes chiens ! Nul ne doit toucher aux filles de ma maison pour les caresser s’il n’est fils de roi. On peut prendre Basine par violence, c’est la guerre. Nul ne l’aura de sa bonne volonté.

Harog glissé à genoux murmura dévotement :

— Qu’il plaise à Dieu… Je suis plus lié par la soie de tes cheveux qu’un voleur par le chanvre de la corde. Je t’obéirai toujours, Basine. Une fille de chef est plus à sa place au couvent que dans la caverne d’un pauvre ours… Nous irons donc à Poitiers, mais nous y ferons vœu de mener les louves en guerre quelque nuit de printemps semblable à celle-ci. Souviens-toi.

Quand Harog s’enhardit à lever la tête vers ses yeux verts, il les aperçut bien clos : la fille de Chilpéric, se berçant de ci de là, s’était enfin endormie dans l’horreur de sa chanson latine.

Le lendemain, dès l’aube, le chariot pénétrait, au pas égal et lent de ses deux bœufs immaculés, sous le grand porche du monastère de Radegunde.

III

En ce temps-là, un loup sortit des forêts et entra dans Poitiers par une porte de la ville ; les portes ayant été fermées on se rendit maître de lui dans l’intérieur des murs et on le tua.
grégoire de tours.

Or, l’animal ayant arrêté son trot puissant flaira ce paysage de cité dormante en un brusque reniflement de joie.

Pour les fêtes du Noël de cette année-là, le ciel avait si abondamment tondu le troupeau de ses nuages que toute la ville de Poitiers se trouvait couverte d’un ample manteau de laine, dure toison, froide aux pieds, rêche aux mains, piquante aux regards, mais les murailles de sa première enceinte s’arrondissaient autour d’elle comme un bourrelet de graisse, les quelques croix d’église qui perçaient en crocs de moustaches guerrières, blondes ou brunes, semblaient plus immobiles et le grand silence régnant donnait l’idée d’un ennemi depuis longtemps assoupi, peut-être défunt.

Le loup, mettant le nez bas, huma la neige. Cela sentait des choses mystérieuses que seule une bête de proie peut deviner. Sur l’intact tapis aveuglant couraient, au ras des petites frisures glaciales, des odeurs de viandes épicées, de chairs grillées, de sang répandu en ruisseaux devant ces maisons, de pâtes fermentant ou cuisant au fond des fours. La ripaille se préparait sous ces masses blanches ourlées de noir ; des colonnes de fumée montaient toutes droites par les airs calmes avec le paisible halètement d’une respiration qui gèle au fur et à mesure de son départ d’une bouche très chaude. On allait faire bombance pour oublier le froid. On mangerait, ce jour de Noël, pauvres et riches, païens ou chrétiens, pour la venue d’un enfant relativement maigre, un frileux petit garçon nu dont ce loup se serait contenté, au coin d’un bois.

L’animal fit un tour sur lui-même. Rien ne bougeait derrière lui et, en face de lui, la ville, jouant la morte, se blottissait de plus en plus sous ses oreillers de duvet.

Le soleil se lèverait bientôt. Aucune trompe encore n’avait annoncé l’aube. Il était vraiment temps de livrer bataille.

La bête énorme et solidement musclée se ramassa sur ses jarrets, parut tout d’un coup en boule comme un gros hérisson gris. Se roulant, se vautrant, elle fit jaillir des gerbes de plumes, des bouquets de perles ; griffant la neige et la fouillant du museau, elle s’en revêtit, s’en couvrit, sans doute pour se dissimuler mieux dans un ravin à l’affût de l’homme qui ouvrirait une porte.

La ville de Poitiers, s’entourant de hauts rochers, avait l’aspect d’un vaisseau sur la mer au printemps, quand les moissons vertes ondulaient à perte de vue et que la vague, crêtée des fleurs de ses forêts, déferlait à son flanc gauche, lui jetant de sauvages arômes, le goût plein d’amertume des troènes, des ronces ou des pins ; mais cet hiver-là les gorges, les ravins, les fossés, les douves, tout se comblait de neige, d’épaisse neige irradiant des feux roses à l’aurore de ce Noël, et Poitiers ne voguait plus, ses rivières prises se confondaient avec ses routes encaissées entre les tronçons de ses bois. Le vaisseau semblait définitivement à l’ancre sans mâtures et sans voiles.

Le loup examinait la situation, ses oreilles pointées, le museau tendu, l’œil rougeoyant. Donner l’assaut à tout une ville était bien l’affaire d’une bête de sa race que l’appétit rendait folle. Cependant, conduit jusque-là par une idée fixe, le loup s’arrêtait, réfléchissait, mesurait les distances et rusait parce qu’il y avait en lui du chef de bande. S’il était tout seul devant une grande cité, il connaissait les hommes pour en avoir tâté de la dent. Il savait que l’audace les intimide et que si les bêtes se montrent intelligentes elles peuvent tout risquer, car les bêtes deviennent alors des envoyés surnaturels, sont plus que les hommes.

D’ailleurs, ce loup ne devait rien comprendre lui-même au vrai courage puisque, une trompe ayant brusquement déchiré l’air au-dessus de lui, son corps, de nouveau, rentra tous ses membres frissonnants, demeura en boule grise, se collant au roc, les yeux subitement éteints.

D’où venait cette voix stridente qui frappait aux entrailles comme un marteau ? Effaré, il risqua un œil, darda sa lueur rouge vers le ciel. Cela tombait de très haut, d’une grande falaise blanche dominant la plaine et le vaisseau de Poitiers immobile sur ses ancres d’hivernage. Un mur à pic. L’animal prenait cela pour une colline, des rochers surplombant ; mais c’était une église. Pas une église, une forteresse, la terrasse d’un ancien château romain que dominait encore plus haut la sainte Croix.

Le monastère de sainte Radegunde.

Durant une heure, le loup resta aplati, claquant des dents, s’égueulant de colère, n’osant ni ramper ni bondir. Probablement quelque chasseur se tenait aux remparts avec une fronde ou des flèches empoisonnées.

Des trompettes répondirent à la voix grave de la trompe par une envolée de chansons aiguës, voix de petites filles lâchées dans un préau, puis ce fut les répons, l’antienne, les psaumes, toute une musique aigre secouant ses grelots sur la tête du loup affamé qui, n’y tenant plus, se mit à hurler férocement.

Non, la place n’était pas bonne pour tenter l’assaut.

Le loup se laissa glisser le long des pentes du ravin. Il tomba dans un marais couvert d’épines, rebondit de la glace aux bords festonnés de neige et grimpa de l’autre côté. N’importe quel danger plutôt que ce bruit de fête qui lui crevait à la fois le tympan et le ventre. Il fallait y aller ou mourir. Sus ! On irait !

Il tourna deux fois autour de la ville. Aucune porte ne s’ouvrait. On ne voyait, du reste, attendant l’ouverture, ni chevaux ni piétons, et le froid tenait les veilleurs enfermés dans les logettes des contreforts.

Voici qu’au moment de se blottir au bas des murs, guettant une poterne, le loup fut ressaisi d’un tremblement convulsif. Les trompes de la ville se mettaient de la partie, saluant celles de la Sainte-Croix ; Saint-Hilaire et Saint-Pierre chantaient. Ce fut bientôt un joyeux tapage où la rigueur des airs se fondait. Comme des gouttes de plomb brûlant, les notes graves trouaient le glacial silence, et la laine des neiges ne pouvait plus étouffer les cris du Noël nouveau, des Noëls furieux, perçants, qui heurtaient de toutes parts l’indifférence du morne hiver. Il est né ! Il est né ! Gloire à l’enfant Dieu ! Des bruits ronflèrent derrière les murailles, des appels, des cris, des rires sonores et plus intenses, les fumées des viandes cuites se répandirent avec l’allégresse matinale.

Le loup peu à peu s’habitua. On s’habitue à tout, même aux joies religieuses, quand on a faim. Cela s’annonçait bien. On ne voyait poindre aucun soldat, aucun chasseur. La fête leur faisait oublier leurs luttes quotidiennes. On ne pillerait ni ne chasserait ce jour du Seigneur, mais les loups ne connaissent pas ces sortes de trêve et, dès que les trompes seraient muettes, il entrerait, ferait sa ronde par les ruelles basses de la ville, où il rencontrerait certainement quelques porcs fraîchement égorgés, les humains ayant pour coutume de tuer les bêtes aussitôt qu’ils cessent de s’entretuer.

La poterne de la tour du guetteur s’ouvrit et un gros homme passa la tête. Il était encore tout ensommeillé, les joues molles, les paupières gonflées, la lippe pendante. Dans sa jupe courte de cuir et son bonnet de peau, il avait la mine d’un autre animal, mais moins propre que le loup gris qui le guettait de son côté au fond du fossé, blotti dans une touffe de ronciers étincelants de givre.

L’homme toussa, grommela un salut latin, fit un large signe de croix, puis s’accroupit au seuil pour un besoin pressant.

Le loup, ramassé, regardait droit en dessus du bonnet de l’homme. Entre ce bonnet et la clé de la petite voûte il y avait passage, au moins pour un animal très agile.

D’une détente formidable de ses reins, le loup se lança en catapulte. Il tomba des deux pattes sur le bonnet, aplatit l’homme, dédaignant de l’étrangler et, flairant mieux à l’intérieur de cette ville remplie de gibier de tous les poils, il s’élança, souple et silencieux, dans les ruelles des remparts. Là se trouvaient des soldats, des enfants, une femme. Les soldats se saisirent de leurs armes, les enfants s’effondrèrent les uns sur les autres et quand la femme se jeta au milieu d’eux pour y chercher le sien, elle s’aperçut qu’il manquait. Ce fut le premier Jésus offert en sacrifice à l’autre. Les trompes reprirent leur vacarme de fin de messe, ce qui dérangea le loup. Lâchant sa petite victime, dont la figure n’était plus qu’un trou rouge pleurant du sang à flots, il se jeta résolument dans le chemin menant au porche de Saint-Hilaire. Des soldats en armes se précipitèrent à sa suite, toutes les femmes qu’on voyait tenant des enfants se barricadèrent dans leur maison, et des marchands qui promenaient sur leurs épaules de grosses guirlandes de charcuterie lâchèrent pied dans un terrible désordre.

Devant le grand portail de Saint-Hilaire, un auvent de planches protégeait à ce moment néfaste l’évêque Marovée, seigneur et maître de la basilique. En haut des marches de pierre, fourrées d’hermine, sa personne rutilait des ors et des gemmes précieuses de son costume de cérémonie. La mitre au front, la crosse au bras, sa dextre bénissant et distribuant les eulogies[3], il donnait ce matin de Noël, à tous les pauvres venus de tous les coins de sa bonne ville épiscopale, des pains tendres aux baies de genièvre et aux anis que la nuit même on avait trempés dans de l’eau lustrale, puis enduits d’une gomme sucrée. Les précieux gâteaux, un peu collants aux doigts, s’accompagnaient de menues pièces de métal, médailles ou monnaies. Pleins d’une fièvre de ferveur, les pauvres : bergers infirmes, soldats errants, mendiants de toutes les classes, surtout des filles malades, à la prunelle chassieuse, exhibant des plaies horribles aux mamelles, entouraient leur pasteur, quelques-unes espérant toucher ses étoles fleuries de broderies multicolores. L’évêque, ce jour de liesse, s’offrait à tous comme une page arrachée du bel évangile ordinairement intraduisible pour les misérables. Il parlait un langage compréhensible, onctueux et il bénissait, bénissait d’un même geste rapide, ses manches blanches volant de l’un à l’autre avec le bruit d’une aile soyeuse. La foule répondait : « Joie et santé pour nos seigneurs saint Marovée, saint Hilaire et Dieu le fils ! Paix à notre Seigneur ! » Marovée n’était pas encore un saint, car, entendant un bruit étrange sur l’auvent du porche, un bruit de grincement d’ongles juste au-dessus de sa mitre, il fit un pas en arrière durant que ses jeunes clercs affolés se groupaient, leurs corbeilles offertes à l’envers et tous leurs gâteaux répandus. Véritablement au-dessus de sa mitre, sur l’auvent, un bruit de pattes puissantes et crochues éclatait.

Poursuivi par les soldats, le loup, d’un bond formidable, venait de sauter là. Les jeunes clercs avaient vu passer, dans l’air, une énorme bête velue, aux yeux de braises. N’en demandant pas davantage pour être édifiés, ils entraînèrent l’évêque dans son dernier geste de bénédiction, criant que le démon venait de leur apparaître, et ils barricadèrent le porche.

Marovée ne sachant rien du loup se mit en oraison.

Dehors les soldats soufflaient dans les trompes, frappaient des chaudrons avec leurs épées et leurs lances, ce qu’entendant les sonneurs de cornes montèrent vivement aux tours pour donner l’alarme. Ce fut le vacarme d’enfer succédant au tapage sacré. Les mendiants gémissaient, les clercs psalmodiaient, alternant. En sa maison, Maccon, le comte de Poitiers, un homme ne craignant point les diables, appela tous ses serviteurs, pensant que l’armée de Guntchramm profitait de la fête pour attaquer la ville, et, écartant son rideau de cuir durci par le gel, il regarda sur la place ; il vit le grand portail de l’église clos et, de loin, une scène burlesque : un gros chat gris rugissant et miaulant dominant un tas grouillant de pauvres. Ce n’était bien sûr pas cette bête qui effrayait ces guenilleux ? Mais dans l’instant qu’il haussait les épaules, ce chat, maintenant de la grosseur d’un chien, tomba comme la foudre au milieu des mendiants et emporta un jeune garçon à sa gueule.

— Au loup ! cria le comte d’une voix de commandement.

Lui et tous ses serviteurs sortirent en tumulte. Le Seigneur Maccon ordonna la chasse. Il regrettait bien cette fatigue un jour de liesse, encore préférait-il poursuivre un loup au milieu de la ville que de tenir la campagne contre des incendiaires. Les portes des remparts furent fermées, les soldats se divisèrent en deux bandes. Les rabatteurs, frappant leur chaudronnerie pour étourdir la bête et les esclaves armés d’épieux, de lances, de couteaux pour le recevoir à ses retours. Seulement le loup maudit, un rusé solitaire venu afin de s’amuser aux dépens d’une foule, se cacha derrière des tonneaux qu’on mettait en perce le long de sa course et y dévora tout à l’aise une petite esclave de la maison d’un potier qui était sortie les bras encombrés d’une volaille. La volaille et la servante eurent le sort des deux enfants. Le loup grossissait, grandissait, se gonflait à vue d’œil. Quand il débucha de son coin, il fit à tous l’effet d’un animal géant. Traînant après lui des lambeaux d’écarlate, redevenu noir sur la neigé encore immaculée de ce matin de Noël, il sembla une funeste apparition de la vengeance divine.

Or, chacun savait que la vengeance divine par ces temps troublés de guerres impies, de royaux adultères et de meurtres quotidiens, ne se manifestait jamais sans motif. Ce n’était que l’embarras du choix.

Les vieillards tapis au fond des caves se racontaient que l’on avait vu des lueurs inquiétantes la veille au soir et que des étoiles ornées de queues gigantesques voyageaient dans le ciel[4].

Un sorcier demeurant dans le bois voisin n’avait-il pas prédit que les bestiaux mourraient de la peste fluente, c’est-à-dire prendraient des coliques à se coucher tous devant la crèche ? Ce jour de Noël ne pourrait que mal finir. Toute la ville, un amas de rochers, de huttes de bois, torchis et pierres sans ciment serrées contre la massive église et les solides dépendances du comte Maccon, tremblait d’une superstitieuse terreur tandis que les soldats, tournant tout au pillage, selon leur mauvaise coutume, profitaient du désarroi général pour s’emparer en passant devant tous les huis barricadés des pièces de viande, moutons, cochons, dindons laissés à l’aventure.

On courut la matinée entière. Tantôt le loup se montrait au sommet des remparts d’où on croyait le précipiter à force de cailloux et il sautait sur un groupe, démolissait une épaule ou une jambe d’une seule morsure. Tantôt il se faufilait entre des fagots, des tonnes, forçait une étable où l’on entendait un concert de bêlements éperdus. Tous les enfants pleuraient, et les femmes lançaient des imprécations du haut des toits, tendaient le poing aux soldats que ces injures exaspéraient plus complètement.

Le comte Maccon, vers l’heure de son repas, déclara que le loup devait être fourbu. Pour lui, il ne chevaucherait pas davantage. Cette chasse devenait inutile. Les enfants n’étaient point rares, merci Dieu, en la très populeuse ville de Poitiers ! Il balaya la place d’un grand coup de son chaperon de sanglier bordé d’une plume de coq et se retira sous sa tente pour y boire un gobelet de vin chaud. De sa lucarne donnant sur l’église il suivrait le jeu et sonnerait de la trompe, le moment échu. Autour de lui des servantes se lamentaient, déclarant que toutes les venaisons seraient trop cuites. Il fit dresser la table, attendit vainement le clergé. Ni l’évêque ni son collège de clercs ne se montra.

Le vacarme assourdissant de la foule des coureurs à présent débandés et se croyant en ville conquise leur tenait lieu d’avertissement. À quoi bon tirer les barres des vantaux pour voir entrer une troupe de soldats en délire ! Marovée, tout anxieux derrière le porche, entendait bruire les imprécations des chasseurs et hochait la tête gravement. Un clerc, à plat ventre, brûlait un cierge. Toute l’ombre de leur église planant sur eux, les jeunes prêtres naïfs se croyaient dans la vallée de Josaphat. Cependant Marovée distinguait, de temps à autre, des rugissements singuliers, des cris de bête.

— Quelle forme, selon toi, Landéric, l’ennemi du genre humain a-t-il revêtue pour effrayer ainsi notre peuple ? questionna-t-il.

Landéric portait encore une corbeille vide en bouclier sur sa poitrine. Il leva une figure bouffie d’angelot, de créature sans âge et sans sexe.

— J’ai cru voir un ours, répondit-il tout frémissant d’horreur.

— Moi, seigneur, déclara le clerc prosterné, j’ai vu le démon en chair et en os ; il avait une queue fouettante de poils gris.

Il tourna la tête du côté de son évêque, la cire lui gouttant sur les manches. Marovée posa sa crosse de bois doré, ôta sa mitre. Il était chauve, de teint maladif, de nez long, avec des lèvres fines qui raillaient doucement.

— Si tu n’as vu que cela… serait-ce point quelque pauvre animal échappé des basses-cours ? Une oie mal saignée…

Un clerc s’écria malgré le respect sacerdotal :

— Une oie ? Il n’est ni oie, ni poule, ni canard, ni paon qui aurait les yeux qui me sont apparus entre les planches de l’auvent. J’ai vu luire sur votre tête tous les feux infernaux !

— Dis-moi, toi, Ebroïn, qui as osé regarder, continua l’évêque, ce diable paraissait-il jeune ou vieux ?

— Je ne saurais préciser son âge, mais il avait des ailes, j’en jurerais par la Sainte-Croix… et une gueule crachant des flammes !

L’évêque murmura, l’oreille toujours tendue :

— Une queue de poils gris, des ailes, des cornes, des yeux luisants, une gueule crachant des flammes !… Il faut monter sur la plus haute galerie pour nous rendre compte du danger que doit courir ce peuple… Allons, puisque la messe est dite.

Suivi de tout son clergé, l’évêque, après avoir tâtonné de la crosse, commença l’ascension de sa basilique. Ils montaient un à un derrière lui par un escalier de bois grossièrement équarri. Le son des trompes d’alarme tonnait là dedans et soufflait en tempête. Tout se coalisait pour effrayer les clercs déjà presque morts. Marovée, perplexe, pensait à la tristesse de l’époque.

Là haut, sur la galerie qui reliait le fronton, l’air se fit plus vif. Du soleil les inonda. Ils aperçurent, comme joint à eux par un pont de lumière, le monastère de la Sainte-Croix surplombant la basilique, tout proche, à toucher de leur index, suspendu sur leur tête en apparition céleste dans une gloire d’azur et d’or. Pourtant une immense roche séparait le monastère de la ville, bien qu’il fût à la fois en Poitiers et hors les murs, mais, à présent, cette roche comblée de neige, les blancheurs veloutant toutes ses aspérités, on avait l’illusion de pouvoir l’atteindre rien qu’en gravissant encore quelques marches. L’évêque n’aimait pas ce couvent. Il cligna des paupières, ébloui, se pencha du côté de la place où grouillaient les mendiants de tout à l’heure. Il la vit déserte. Alors ses clercs tournés vers la Sainte-Croix adjurèrent l’ombre de la bienheureuse Radegunde.

— Par le bois… psalmodiait Landéric.

— Par les clous… bégayait Ebroïn.

— Par le sang du Sauveur et sa couronne d’épines, ajoutait instinctivement l’évêque, repris dans les anneaux de la chaîne liturgique.

— Par la très sainte et très auguste Croix, protège-nous, bienheureuse Radegunde.

— Ô mère de toutes les vierges de lignées royales qui te sont confiées.

— Éloigne de nous le péril ! soupira Landéric, dont le cierge s’éteignit.

À ce moment, où toute une ville haletait d’horreur en présence du maudit, on vit une chose jolie comme une image pieuse. Une femme se montra sur les terrasses romaines du monastère. Elle était habillée de blanc et suivie de deux servantes qui soutenaient la traîne de sa robe. Elle marchait lentement, faisant scintiller, en balançant le col, une sorte d’auréole blonde. Si elle leur avait crié : Ainsi soit-il, certainement ils auraient entendu. Mais elle ne se souciait point de l’évêque sur sa basilique ni de ses clercs balbutiant des litanies. Elle passait. Peut-être même ignorait-elle qu’un loup rôdât aux environs. Après elle passèrent, également suivies de deux esclaves, une femme, moins claire de silhouette, auréolée d’un nimbe obscur tachant la gloire du ciel, et une abbesse en manteau bleu, très digne en ses ornements bien qu’aucune auréole ne la glorifiât, car elle portait un capuce rabattu, puis, toutes les religieuses en habit de fête.

Durant que la trompe d’alarme tonnait, que le comte de Poitiers, las d’attendre son évêque, se faisait servir un quartier de venaison déjà froid, et que Marovée, las d’invoquer sainte Radegunde, les clercs las de trembler, regardaient mélancoliquement les nonnes se rendant à leur réfectoire, deux hommes s’arrêtaient aux portes de la ville, fort surpris de les trouver hermétiquement closes. Ils avaient la tournure de simples bergers. Leurs sayons de poils de chèvre hérissés de glaçons et leurs jambières frottées d’huile témoignaient de leurs habituelles courses en forêts ; ils étaient flanqués d’une troupe de sept chiens, vigoureux quoique maigres, dont une jeune et superbe chienne blanche qui étincelait sur la neige comme une perle de la mer sur son écume. Tous ces animaux s’assirent en de fières attitudes, attendant que leurs maîtres eussent demandé passage au portier. Le portier était absent.

— Il y a du désordre ici, dit le plus jeune des bergers à son compagnon.

— A… us ! grogna l’autre. Un jour de fête. J’ai soif !

— Avant de boire, je crois que nous ferons bien de tourner le dos, déclara le premier.

— A… og ! fit le second, grand, gros et de muscles solides. Cela sent le soldat pillard, mais on peut se battre.

Disant cela il tira son couteau de sa gaîne de cuir vernie par l’usage, une bonne lame soigneusement graissée aux rainures.

— Ragna, nous risquerions nos chiens. Ils ont vieilli depuis leur voyage. Regarde-les. Ils sont fatigués.

— On fera ton plaisir, Harog ! soupira Ragnacaire, incapable de vouloir autre chose que ce que désirait son ami.

Depuis plusieurs années, les deux compagnons, tantôt chasseurs tantôt bergers, couraient les champs et les bois avec leurs chiens, les mêmes chiens qu’ils avaient un jour conduits au prince Chilpéric, chef de la Neustrie. Si la chienne mère, la pauvre Méréra, s’était laissée couler en Marne, ses six époux étaient revenus par monts et par vaux, mangeant au hasard de leur propre chasse, flairant les traces des pas de ce berger-sorcier qui les avait enchaînés à sa triste fortune de vagabond. Traversant une moitié du royaume des Francs semé de ruines, jonché de cadavres, fuyant les bastonnades brutales des esclaves, les caresses intéressées des soldats, les braves bêtes avaient fourni une lune de galops pour aller retrouver deux pauvres. Ragnacaire, ancien esclave d’une famille gallo-romaine qui avait quitté le Poitou, demeuré sans maître, gardait les porcs du monastère de la Sainte-Croix, n’aimant guère les porcs, mais bien davantage sa liberté. Harog, enfant trouvé sous un chêne, en plein bois, avait poussé tout seul comme une plante sauvage, et, comme il connaissait les différentes vertus de ses sœurs, les herbes folles, on le croyait un peu sorcier tout en le redoutant beaucoup. Il chassait pour la table du comte Maccon, méprisant du reste ce seigneur trop paresseux pour chasser lui-même. Les deux compagnons habitaient ensemble une caverne située dans la forêt, à une portée de flèche de la maison abbatiale de Radegunde. Ne possédant ni habitation vraiment humaine, ni arpent de terrain qu’on pouvait signaler aux viguiers, ils ne payaient ni l’impôt ni la corvée et, sous le rapport des services à rendre aux seigneurs d’alentour, leur mauvaise volonté était notoire. Ils vivaient librement à l’ombre de la grande croix dressée sur le donjon romain de l’abbaye, et quand l’ombre de cette croix s’allongeait jusqu’au sable qui tapissait leur nid de gueux, prenant une forme de sinistre gibet, cela leur indiquait l’heure du souper. Ragna préparait le feu et Harog dépeçait la viande. Ce fut là qu’un soir d’été, l’ombre de la croix se faisant plus lourde, les pauvres garçons ébahis virent apparaître d’autres ombres, des fantômes de chiens ! Un à un, épuisés, à moitié morts de faim et de soif, presque muets d’avoir trop bramé leur espoir de retour, les six chiens s’écroulèrent aux pieds d’Harog pendant que Ragna les comptait, ses gros yeux mouillés de joie.

— Ba-os ! A-os ! Ou-ros ! Néréus ! Gerbaud ! Gombaud !… Méréra !

Non. Méréra s’était noyée, mais de la caverne surgit un mince fantôme blanc, svelte et fin, une autre chienne issue des flancs de la première Méréra, cette même petite bête qu’une fille de roi avait daigné nourrir.

Elle geignait.

Ils grondèrent.

Harog se précipita entre sa nouvelle favorite et ses anciens courtisans.

— Arrière vous tous, sale engeance, pourriture de grand chemin, vermine de la paille ! Si l’un de vous la mord, je l’écrase !

Ragnacaire stupéfait étendit son manteau sur la chienne-enfant.

— Qu’as-tu contre nos frères ? dit-il en roulant ses bons gros yeux de simple homme étonné. Ils ont fait leur devoir ! Ils nous sont fidèles ! Moi, je vais leur saigner un porc.

Et il alla d’un pas déterminé ravir un cochon de lait à l’étable du couvent pour festoyer dignement avec ses frères. Ah ! s’il avait pu dérober le veau de l’Écriture !

Les sept chiens, moins maigres depuis cette aventure datant de loin déjà, attendaient donc devant la porte de Poitiers que le veilleur annonçât d’un coup de trompe qu’on pouvait s’introduire dans un sanctuaire de bienheureuses ripailles, mais au lieu d’un son de trompe ils ouïrent une sorte d’aboi rauque, étranglé, qui les dressa sur leurs pattes, le poil hérissé, la gueule rouge.

— Aog ! gronda Ragnacaire, l’œil subitement luisant. Ça sent le gibier !

— Ça sent le loup, affirma Harog, dont le front pâle se rida sous la barre noire de ses cheveux.

Les chiens foncèrent courageusement sur la poterne qui s’ouvrit toute seule parce que personne n’avait songé à la refermer au verrou, le guetteur étant mort.

— Soit, fit Ragna, nous chasserons en ville, aujourd’hui !

— Par la Croix et l’herbe des douleurs ! Voici que les coureurs d’enfer détalent. Ils l’ont vu ! dit Harog éclatant de rire.

Ce fut une entrée triomphante dans une cité mise à mal.

Si on faisait beaucoup de bruit, on ne songeait même plus à déranger le loup qui s’acharnait, maintenant, sur le cadavre du veilleur, faute de meilleur plat. Une troupe de soldats le menaçait du bout de la rue et toutes les portes des maisons demeuraient closes, derrière lesquelles femmes, enfants, vieillards criaient miséricorde autant pour la terreur que leur inspirait la bête féroce que pour l’épouvante qu’ils avaient des rôdeurs pillant à sa suite.

Avec Harog et Ragnacaire, la véritable chasse s’ordonna, comme réglée selon le bon plaisir des spectateurs. De sa lucarne, le comte Maccon vit fondre une armée de sept gueules bien fendues mordant aux jarrets le loup ayant immédiatement tourné son derrière à ses vieux ennemis intimes. Ragna appuyait la charge, poussant droit vers l’église, hurlant plus fort que ses frères.

— A-us ! A-us ! Fa ! us ! Gombaud ! A-us Aog !

Il lançait les us et les og tel un soufflet de forge lance des braises au nez des gens penchés sur le fourneau. Harog, lui, sifflant d’un ton de serpent rageur, essayait de retenir sa chienne, la favorite, qui volait en bonds de chèvre folle, de droite à gauche. Il rabattait les bêtes vers Ragna, leur faisant brûler l’arrière-train du gibier maudit, déjà très averti de sa fin. Toute la ville respirait. Ces deux garçons menaient cela de don naturel et il ne fallait point s’étonner du miracle.

Des galeries de la basilique de Saint-Hilaire, l’évêque, émerveillé, conclut à l’intervention de la Providence, mais, chasseur à ses moments laïques, il admira l’ardeur de ces braves animaux courant au diable. Une âcre senteur montait du tourbillon de ces fourrures chaudes, seul parfum capable de semer la panique parmi tous les chevaux d’une contrée. Ces chiens-là, providentiels, chassaient le loup et non une forme quelconque de Satan. Quant au comte Maccon, il se saisit de sa grande corne de vache pour virilement imiter le fracas de la Boivre et du Clain, un soir de débâcle.

— C’est Harog, le petit berger ! Harog, le chasseur ! Harog, le sorcier ! s’exclama-t-il avec des signes de victoire à l’adresse de la basilique.

— C’est un berger ! criait l’évêque Marovée se hâtant de descendre de la tour, tandis que ses clercs levaient les bras au ciel. Qu’on chante la délivrance ! Voici que le petit berger David va encore tuer Goliath !

— Ils vont clouer le maudit sous le porche ! affirmait la foule spontanément jaillie des seuils. C’est le petit berger Harog et Ragnacaire son compagnon ! Délivrance !

Le loup, qui n’avait pas le droit d’asile, retrouvant le porche qu’il connaissait, ne songea guère à en enfoncer les vantaux. D’un effort de ses reins moulus il sauta sur l’auvent, car les animaux traqués perdent le sens, se répètent et leurs feintes sont leurs fosses.

Maccon posa sa corne, jugeant le gibier pris à ce pauvre retour de sa malice.

Harog sauta aux épaules de Ragna, se servit de son compagnon docile en guise de courte-échelle.

— Tiens-toi, fit-il, ce n’est pas la peine de s’y mettre à deux. Le loup se rend.

Comme Harog égorgeait la bête, un pied en l’air, le poing gauche sur les planches de l’auvent, l’évêque Marovée ouvrait la porte de l’église, lui tendait sa bénédiction durant que ses clercs bourdonnaient :

— Salut au petit berger David !

— Je m’appelle Harog, répliqua tranquillement le petit berger en essuyant son couteau. Et il eut un sourire dont l’orgueil démentait la modestie de la phrase.

— Aog ! rugit Ragna, l’accolant au milieu d’un chœur de sept chiens qui aboyaient de joie.

On fit cortège aux jeunes aventuriers jusqu’à la table du seigneur comte.

— Je vous invite à rompre le pain chez moi, mes amis, leur dit celui-ci généreusement. Vous venez d’accomplir de bonne besogne. Vos mauvaises têtes ont de bons bras à leur service. Je garderai la peau en souvenir du beau spectacle que vous m’avez offert.

— Il a tué le démon Goliath qui s’était changé en loup ! clamait la foule délivrée de ses angoisses, ivre de ne plus avoir peur.

Et des esclaves se hâtèrent d’apporter les gobelets de vin aromatisé pour les nouveaux convives.

On remarqua que le petit berger Harog, ce serf, ayant eu les honneurs du pain rompu avec un seigneur guerrier, contrairement aux usages qui voulaient qu’on gardât le morceau, l’offrit à sa chienne, la grande goulue blanche, laquelle, sans plus de façon, l’avala.

IV

Au monastère de sainte Radegunde, le diable s’insinua…
grégoire de tours

Harog tâtait la muraille afin de reconnaître ses endroits faibles, car on ne lui avait point dit de quelle façon il entrerait. Un brouillard épais cachait la lune et on ne voyait guère mieux au pied de ce monastère qu’en plein bois, cependant Harog savait bien qu’il monterait comme le lézard grimpant en plein soleil parce qu’il sentait sous sa tunique — une tunique d’agneau presque blanche lui donnant l’aspect d’un saint Jean — le très précieux parchemin que Ragna lui avait porté. Un instant découragé par la hauteur des murs se dressant à pic devant son espérance, il tira le message, tout brûlant de la chaleur de son cœur, et le flaira. Cela exhalait le parfum de l’église, un vague relent de myrrhe mêlé à une étrange odeur de fruit amer ou de buis bénit. La lettre ne contenait que trois lignes, mais elle disait, pour lui seul, toute l’histoire d’une femme qui pleurait.

Ayant reconnu, en le tâtant, que ce mur était plus vieux qu’on ne le croyait, il y planta son couteau, posa une sandale sur ce premier échelon et chercha un trou, là haut, pour y introduire sa main. Peu à peu la lune se dégageait du brouillard. Les grenouilles se taisaient dans les fossés et les rossignols dans les tilleuls. Un grand silence régnait autour du couvent de Radegunde. Harog, retenant sa respiration, monta trois échelons, tout autant qu’il y avait de lignes au message, trois échelons faits de trois blessures entamant la vieillesse des murailles, puis il fut sur leur crête et y rencontra une branche de rosier. Avec soin, en homme habitué aux métiers sauvages, il racla cette branche du dos de son couteau pour lui enlever ses grosses épines, l’empoigna et se pencha de l’autre côté. Alors, il aperçut le sol tout proche de lui, les jardins du couvent formant une terrasse suspendue aux flancs de l’ancienne forteresse romaine. Il se laissa glisser, tomba légèrement, comme en un bond d’animal, demeura un moment à quatre pattes, humant le vent.

Rien ne bougeait, rien ne brillait ; toute la lourde maison devait dormir dans la paix du Seigneur ou le mystère de ses malédictions. Les vieilles pierres dissimulaient un beau verger rempli de fleurs de pommiers, un champ de roses où les branches basses des arbustes plantés sur des trépassés s’enguirlandaient de jasmins. La mort s’y présentait toute jeune, toute luxuriante, sans autre souci que sa propre folie d’arriver si vite pour des vierges qui n’avaient jamais vécu. Les grandes voûtes du cloître s’ouvraient obscures, au fond du jardin, comme des bouches monstrueuses aspirant ensemble les arômes errants de la nuit et les âmes des filles prisonnières.

Un rossignol éleva la voix, modulant furieusement son appel d’amour. Harog, se glissant d’arbre en arbre pour gagner la galerie du cloître, imita son sifflement impérieux. Maintenant rassuré il éprouvait une joie de chasseur, à fouler le frais tapis de l’herbe. Il se trouvait sur la piste de son gibier sacré. Pourquoi tremblerait-il ? S’il chassait sur les terres de Dieu c’était pour sa plus grande gloire, puisqu’il se sentait prêt à offrir sa vie comme toutes ces vierges qu’on disait mortes trop tôt. Il n’hésiterait pas, malgré son désir de bonheur, sa soif de liberté, à rester là, immobile, enseveli dans les fleurs pour expier son crime et surtout pour qu’elle vînt, un matin de messe, prier à l’intention du pauvre berger, l’absoudre. Son existence vagabonde lui faisait une conscience spéciale, moitié celle d’un croyant, moitié celle d’un païen. Il accomplissait presque un sacrilège pour pénétrer dans un couvent de saintes nonnes, mais il aurait volontiers mis son entreprise sous la protection de la bienheureuse patronne du monastère. Ah ! comme elle devait pleurer en l’attendant, la triste princesse, elle qui attendait depuis tant d’années d’étroites et rude reclusion ? Quelle pénitence pour cette créature de beauté, cette douce martyre des ambitions d’une effroyable marâtre ?

En arrivant sous la voûte de la galerie, un grand froid l’enveloppa, et il eut envie de reculer. Une femme le regardait venir du fond de l’ombre ; il s’arrêta, tourmentant le manche de son couteau. Derrière lui la clarté lunaire faisait fumer tout le jardin comme de l’encens bleu. Devant lui il entrevoyait confusément une forme blanche qui ressemblait à du brouillard, mais à un brouillard doré sous lequel aurait transparu l’astre lui-même, rond et blond, le front ceint du bandeau royal. Peut-être bien que toutes les lumières de la nuit sortaient de là. Et pourtant cette femme demeurait tellement voilée par la nuit ! Cette femme, c’était Hildeswinde-Basine, fille de Chilpéric, roi régnant, et d’Audovère, la reine légitime, tuée par Frédégunde, la concubine.

Harog, tout saisi d’admiration et de vertige, s’agenouilla, joignit les mains. Il la voyait comme on voit dans son esprit la sainte à qui l’on dévoue sa ferveur.

Basine s’avança, traînant des robes et des voiles qui semblaient ne pas finir.

— C’est toi, dit-elle, Harog, le tueur de loup ? Sa voix sonnait clairement volontaire.

— C’est moi, murmura le berger, et je suis venu pour te servir, Basine.

— Tu as lu mon message, Harog ?

Il secoua doucement la tête.

Harog leva les yeux, tiré lentement de son extase.

— Je ne sais point lire le latin ni aucune chose de l’écriture, répondit-il. Celui qui m’a remis ton message ne pouvait rien m’expliquer, mais je suis ici parce que depuis longtemps mes yeux sont tournés vers ta prison.

— C’est un grand bonheur d’avoir trouvé ce parchemin, Harog. Rends-le moi, car il y a chance de mort pour le traître.

— Je ne crains pas la mort. Je ne suis pas un traître. Mon bonheur, je le garde, Basine, avec ta lettre.

Pourquoi doutait-elle de lui ?

Sous son vêtement de lin, elle était droite et mince, d’une raideur de cierge, l’air inquiétant d’un de ces anges-garçons que les prêtres peignaient sonnant de la trompette pour le jugement dernier dans leurs tableaux d’église. Elle n’avait pas la mine plus vraie que celle d’une figure de cire. Dépouillée de sa longue chevelure de princesse, elle se couronnait de boucles courtes et pressées. Un galon d’or coupait son front, dressant deux bourrelets des deux côtés de ses tempes semblables à deux oreilles touffues de lionne. Son col était nu, sortant plus blanc de l’échancrure de sa tunique blanche. Dans l’ampleur des manches flottantes, ses petits bras paraissaient toujours enfantins, un peu maigres. Elle gardait son maintien rigide, ne se voulant courber vers lui qu’à bon escient.

— Rends-moi ma lettre, Harog. Je suis fille de roi, tu le sais, toi qui ne lis rien des choses savantes. Tu sais trop de choses ! Je suis malheureuse ici. Je t’ai fait venir pour te dire tous mes tourments. Que peux-tu pour moi, toi qui m’as conduite jadis jusqu’à cette maison où l’on me refuse le respect dû à mon rang ?

Elle frappa les dalles du cloître de son pied, presque rose à la lueur de la lune. Harog, tout frémissant d’une colère mal contenue — il n’avait guère l’habitude de se contenir étant un très libre coureur des bois — lui répondit, debout :

— Je ne saurai désormais que ce que tu voudras m’apprendre. Seulement ne crains-tu point l’abbesse ? Et est-ce la prière qui fait lever les filles avant matines dans ce couvent ?

Basine, les bras tombés le long de sa robe, ne bougeait plus. Elle tendait le col, écoutant un bruit singulier de rat grignotant dans l’ombre.

— L’abbesse ne peut pas nous voir de ce côté de la terrasse et les murailles sont trop hautes pour qu’on les escalade. J’ai entendu la recluse, je crois, rien d’autre. Tu es en sûreté, Harog. Ne tremble pas.

Un frisson secouait malgré lui le tueur de loup. On se trouvait au printemps. La douce brise d’amour palpitait dans les branches des forêts jour et nuit. D’où venait qu’en ces lieux de ténèbres une femme et un homme se réunissaient pour écouter des bruits de rats ? Il se souvenait confusément d’une fille de prince menée en chariot, traînée par des bœufs blancs. Comme c’était loin, cette histoire, comme il en avait pourtant souffert de ce conte de vieille sorcière filant quenouille ! Depuis bien des printemps il portait en sa poitrine une malsaine vapeur qui gonflait son cœur de soupirs inutiles. Ayant étudié la vertu des plantes, il savait ce qu’il aurait fallu faire, mais ne le faisait point. À présent l’heure arrivée de se guérir il n’allait pas s’occuper de ce rat grattant…

— Basine, dit-il très bas, je suis monté par le mur des galeries. Je ne pouvais pas entrer par les portes, ni par le cloître, encore moins par la chapelle de l’abbesse. Quelle recluse veux-tu que je délivre ?

Basine eut un léger rire d’enfant.

— Tu n’as pas entendu parler de notre recluse, celle qui ne doit plus voir le soleil ? Même avec ton couteau perceur de loup, tu ne saurais percer le mur de sa retraite, Harog. Donne-moi la main… Oh ! Comme tu as chaud ! Tu es heureux de vivre, toi, petit berger ! Viens !

Harog se laissait conduire, n’osant s’abandonner tout entier à cette joie nouvelle de reconnaître le printemps dans la voix d’une femme. Il rêvait. L’herbe molle étouffait leurs pas, la lune caressait le jardin et versait du lait sur leur front, mais un goût de myrrhe, de fruit amer ou bénit, agaçait encore les lèvres du jeune chasseur… Ce jardin lui semblait rempli d’embûches, des trappes se cachaient sous les branches de roses, des fosses où l’attendait peut-être un épieu bien affilé sur lequel il allait choir, se l’enfonçant jusqu’au cœur. Il aurait mieux aimé les bois, les très sombres forêts avec leurs aventures plus certaines. On ne redoute aucune bête lorsqu’on a son couteau près du flanc, mais, ici, dans ce jardin où les vivantes se promenaient pour seulement traîner leurs chaînes, ce verger-cimetière où les fruits mûrissaient pour tomber pourris sur des dents de mortes ! Non ! Il n’était point en sûreté.

Basine l’arrêta devant les pierres de la terrasse romaine, près du chemin de ronde où passaient les nonnes pour se rendre au réfectoire. À cet endroit, le ciment avait dû être entamé par la pioche. On avait dû creuser un trou, puis le reboucher avec un grossier mélange de cailloux et de glaise. À hauteur d’homme demeurait une fente : juste la place de glisser un morceau de pain.

— Écoute, Harog, notre emmurée qui prie pour tous les pécheurs du monde.

Harog, les cheveux collés aux tempes, se recula.

— Oh, Basine, fit-il dans un cri passionné, toi… toi… dans ce sépulcre !

Il ne voyait plus qu’elle à genoux, au fond de la muraille creusée, elle, broyée comme un oiseau entre les lourdes mâchoires d’un monstre, elle, punie pour avoir voulu de l’air, du soleil, toutes les palmes de la forêt ou tous les bijoux d’une reine. Mon Dieu ! Cela n’était plus contes de vieilles filant quenouille ! On emmurait les nonnes qui cherchaient à fuir, on les punissait plus cruellement que des meurtriers.

— Et l’abbesse Leubovère ne lui pardonnera jamais ? questionna le libre tueur de loups horrifié.

Basine secoua la tête, le galon doré qui serrait les touffes rousses de ses courts cheveux jeta un éclair.

— C’est cette nonne qui a désigné sa propre pénitence, Harog. Elle s’est fait remonter avec des cordes par l’endroit même d’où elle s’était échappée, du temps de Madame Radegunde. Elle a reconnu ses torts en plein chapitre, le chanvre au col, tenant un gros cierge allumé. Elle a demandé pardon à Dieu et à ses supérieures parce qu’elle les avait induites en mauvais exemple[5].

— Qu’avait-elle fait, Basine ?

— Elle avait sauté le mur.

— Pour aller où ?

— Je ne sais pas.

— Qui est-elle ? Fille de chef ou mendiante ?

— Elle ne connaît pas ses parents.

— Son nom ?

— Elle n’a plus de nom.

Pendant qu’ils échangeaient ces paroles, on percevait plus distinct le petit grignotement du rat. Se rapprochant de la muraille, Harog saisit de vagues mots latins prononcés d’un égal clappement de langue ; sans accent et sans souffle, la recluse parlait comme dans une sorte de demi-sommeil. Depuis combien d’années durait ce supplice ? Pas de lumière, pas de chaleur l’hiver, pas de fraîcheur l’été. Aucun soin de ses compagnes, ni vêtements neufs ni remède à ses maux. Elle ne se plaignait point, ne pleurait point, priait du fond d’une nuit perpétuelle, attendant le pain quotidien qu’on lui glissait par la fente.

— Nous pouvons rester là, dit Basine s’asseyant sur un banc de mousse et s’adossant au mur, la recluse ne s’inquiétera pas de nous. Rien ne l’occupe que son salut. Petit berger, ne t’effraye pas de ce que tu verras au monastère de Radegunde. Il faut se repentir pour gagner le paradis où chacune de nous retrouvera son rang. Et si nous sommes des pécheresses, nul n’a le droit de nous juger, après Dieu. Es-tu bon chrétien, Harog ?

Harog chercha sa main sous la longue manche flottante. L’ayant perdue il la voulait reconquérir et y mettait des précautions, une ruse de chasseur captant une très menue bête. Lorsqu’il la tint, il eut la pensée torturante qu’il devenait peu à peu le monstre étreignant l’oiseau. Basine le laissait fureter, droite et rigide contre cette muraille inexorable. Elle gardait son aspect de figurine de cire, d’enfant d’ivoire aux prunelles d’escarboucles. Sans voile et sans collier, sa tunique, ouverte carrément sur sa gorge, s’ornait d’un galon d’or, qui mouillait sa peau d’un pâle reflet lunaire ; elle avait toujours la physionomie mystérieuse d’un ange-garçon.

— Je suis chrétien pour te servir, Basine, murmura-t-il d’une voix sourde. N’osant pas s’asseoir aux côtés d’une fille de sang royal, il s’agenouilla dans sa robe.

— Basine, soupira-t-il, n’as-tu pas peur de cette abbesse ?

— Leubovère est presque infirme et n’a souci que de ses membres perclus. Tu sauras plus tard bien des choses qui t’instruiront sur les abbesses. Ici, nous commandons, Chrodielde et moi. Chrodielde, ma cousine, est vraiment fille du feu roi Charibert et d’Ingoberbe, je t’enjoins de m’en croire. Nous avons le pas au réfectoire sur l’abbesse et ses nonnes, mais à l’église on nous a retiré nos carreaux. Nous souffrons mille tourments, car on n’a pas les égards dus à nos familles. Et cependant l’abbesse, si avare pour nous, a osé faire des vêtements de fiançailles à sa nièce avec un dessus d’autel en soie, elle en a même enlevé les feuilles d’or pour les suspendre à son cou ! Croirais-tu que Basine, princesse de Neustrie, n’a que deux tuniques et qu’on m’a refusé un galon pour garnir ma robe de Noël ? Nous manquons de blé, nous mangeons plus souvent des châtaignes sèches que des oies rôties ! Pour le vin il est si mélangé d’eau que notre prêtre refuse de célébrer la messe avant d’y avoir goûté… (Elle s’interrompit en s’essuyant les yeux d’une de ses manches.) Ah ! si nous possédions des chevaux et des gens d’armes…

Harog, le front levé, tenant sa main captive, la contemplait, en adoration. Ce qu’elle disait, il ne l’écoutait pas. Il n’écoutait pas plus les monotones oraisons de la recluse grignotant de l’ombre derrière eux. Il n’entendait rien, rien qu’un souffle d’amour puissant, la respiration embaumée du printemps courbant les branches des rosiers comme des bras arrondis jusqu’aux herbes folles.

Il captura son autre main, ploya la jeune fille vers lui.

— Et si Harog, le tueur de loups, emportait la brebis par-dessus les murailles ? Que dirais-tu, toi, si blanche ?

De longues années de solitude l’avaient préparé à cette heure de tendresse. Il ne désirait certes pas la brutaliser, mais il devait la prévenir, l’obtenir de son bon vouloir. Faite femme par la violence, il la ferait sa femme par la douceur, dût-il en mourir d’amoureuse impatience.

— Je dirais… que tu es un mauvais chrétien, Harog.

Comme un oiseau se fâcherait, elle eut un petit rire méchant.

— Écoute donc notre recluse, au lieu de faire luire tes yeux de loup, faux berger ! On dit qu’elle prophétise, les nuits de lune !

Telle une eau de source s’égouttant entre deux rocs, la voix de l’emmurée récitait des litanies. Elle coulait, monotone, pénétrante, inhumaine, et à chaque invocation elle semblait attendre une réponse, quelque chœur de chérubins invisibles battant des ailes pour l’approuver.

Harog redescendit sur la terre, sentant un vent froid l’effleurer. Jeune et fort, mais impressionnable comme un homme et non vertueux comme un ange, ses cheveux se mouillèrent d’une sueur d’angoisse. Son visage pâle, transfiguré par le bonheur, s’assombrit en se baissant vers le sol tout grisonnant des moisissures des pierres sépulcrales, ses prunelles ardentes se ternirent d’une buée, tout l’importuna brusquement, car il possédait de farouches mouvements de chasseur et il brisa une liane qui frôlait ses jambes nues dans des lanières de cuir. Un serpent rampait sans doute par là. Il n’aimait guère ces animaux, dont il imitait cependant très bien les sifflements de rage.

— Basine, prends garde aux couleuvres qui rampent hors des tombes. Leurs morsures sont venimeuses bien qu’elles n’aient pas de quoi mordre. Veux-tu me suivre ? Veux-tu ta liberté ? Dans mes jardins à moi la terre ne mange pas les cadavres et les pierres ne se referment pas sur les corps vivants.

— La liberté ? répéta Basine.

Elle, la savante princesse qui connaissait tous les grimoires de l’Église et peignait si adroitement ses ordres sur les parchemins, ignorait la véritable valeur de ce mot.

Elle employait tous les loisirs de sa captivité religieuse à de puériles discussions de préséances. Devait-elle avoir le pas sur l’abbesse au réfectoire ou à la chapelle ? Aurait-on des carreaux pour ses genoux royaux ou confondrait-elle sa tenue avec les prosternements de ses sœurs de moindre qualité ? Chrodielde, sa cousine, plus remuante encore, fomentait des rébellions contre l’abbesse Leubovère, disant que leurs cellules se trouvaient trop basses de voûte et que leurs coffres subissaient la visite humiliante des espionnes chercheuses de parchemins secrets ou de talismans magiques. La liberté ! Était-ce le droit de s’asseoir à table bien avant l’abbesse ? Était-ce la garniture qu’on lui refusait pour ses jupes de Noël ? La liberté ? Espérait-on lui rendre une couronne ou sa virginité par la puissance de ce vocable ? Elle ne tenait plus au monde pour la beauté de son printemps et le charme des rondes enfantines dans les verdures neuves. Elle n’était plus une enfant. L’ombre des cloîtres, depuis trop d’hivers, avait répandu sur elle un voile plus épais que celui des nonnes et si elle conservait l’usage de porter haut le front, sans coiffure enlaidissante malgré l’humiliation de ses cheveux coupés, elle tenait à ce mince bandeau lui barrant le front d’un signe d’or, comme tiendrait à l’emblème de son servage la pauvre esclave incapable d’aller au delà des limites de ses agissements coutumiers.

Des choses troublantes se passaient dans son couvent, que ne comprendrait guère ce petit traqueur de bêtes. Outre les mystères de la vraie religion, elle connaissait ceux du paganisme, car le monastère chrétien, bâti sur les fondations d’une forteresse romaine, recelait d’étranges trésors dont l’abbesse Leubovère, elle-même peu encline aux études profanes ignorait la provenance. C’est pour toutes ces raisons que Basine riait souvent d’un rire bizarre et qu’elle ne redoutait rien, ni ses supérieures ni les hardiesses de l’amour.

— La liberté, murmurait-elle ? Pour moi et aussi pour ma cousine Chrodielde à qui j’ai promis alliance ? Aussi pour Marconèfe, Helsuinthe, Famerolphe. Je ne peux pas oublier que Nanthilde m’a guérie de la fièvre et je voudrais m’attacher Visigarde, la tourière, dont les épaules sont rongées d’une lèpre causée par les suintements de sa cellule. Aussi pour la petite Isia, qui est novice et pleure à tous les offices, car ses genoux sont tendres… Ah ! berger ! Quel troupeau tu aurais à défendre contre les loups ! Il nous faudrait des gens d’armes, beaucoup de gens d’armes, de chevaux…

Elle se leva, toute brûlante d’un feu intérieur, sa figure d’ange illuminée par une vision guerrière, frappa du poing au mur de la recluse :

— Des gens d’armes, des chevaux ! Entends-tu, ma sœur ? L’abbesse Leubovère à ta place !

Elle avait presque crié cela de sa voix claire, aux éclats de buccin d’argent.

La recluse ne répondit pas. Elle dormait peut-être. Non. Sa prière se poursuivait, plus basse, plus profonde, comme aux entrailles de la terre.

Harog s’éblouit du grand lis qui s’épanouissait pour lui, cette merveilleuse nuit de printemps. Il répliqua, pressant les souples poignets de la jeune fille.

— Nous donnerions la volée à toutes les colombes du colombier de Radegunde. J’en fais serment et que la Sainte-Croix nous pardonne, mais je te garderais pour ma cage, si tu avais, un soir, le désir de roucouler la chanson d’amour. Il y a bien des années que j’attends ! Je ne suis plus le petit berger. Je suis Harog, le tueur de loup…

— Et moi, je suis toujours Basine, fille de Chilpéric, roi régnant ! interrompit-elle irritée. Est-ce que tu l’oublies, petit coureur de forêts ! À tes chiens ! À tes chiens ! N’as-tu pas honte ?

Elle frappait de nouveau sur le mur, saisie d’une soudaine colère d’enfant. Ce n’était pas la princesse outragée, mais bien mieux, une esclave se révoltant parce qu’elle a enfin découvert son maître en faute.

— Tu ne te donnerais pas au serviteur qui saurait défendre ton secret, méchante créature de Dieu ! balbutia le jeune homme dont les moustaches brunes se hérissaient d’une terreur superstitieuse.

C’était la seconde fois qu’elle le renvoyait à Ses chiens, dédaigneuse du don fidèle de sa personne.

— Je ne me donnerais même pas à un fils de roi[6], je hais tous les hommes, je ne veux pas faire l’amour, je veux faire la guerre, gronda la jolie bête fauve, incrustant ses ongles dans les bras du chasseur.

On entendit une espèce de bourdonnement d’insecte. La recluse se réveillait, renouait la chaîne des litanies.

— Tais-toi ! Tu vas attirer l’abbesse, souffla-t-il, les dents serrées. Tiens-tu à me faire jeter du haut de ces murailles dans les ravins de Poitiers ? Pourquoi Ragnacaire, le gardeur de porcs, a-t-il été chargé d’un message ? Oublies-tu qu’un jour Ragna coupant des orties sous le chemin de ronde a trouvé un parchemin lié d’un galon d’or ? Il ne peut pas plus lire le latin que moi, Ragna, mais il sait bien qu’il n’y a qu’une fille de chef ici. Chrodielde, nous ne la connaissons pas. Notre évêque, le seigneur Marovée, prétend qu’elle est ta cousine, c’est possible. Nous ne connaissons que toi et nous ne servirons que toi. À qui veux-tu donc faire la guerre ? (Il ajouta plus bas, dans un rauque sanglot.) La guerre ? Les soldats ? Te souviens-tu des soldats de ton père, Basine ? De celui-là même que tu as marqué d’une morsure au cou ? Ah ! Si tu veux des gens d’armes et des chevaux pour l’aller tuer… ce n’est pas la peine, j’y suffirai bien !

La jeune fille regardait fixement la lune. Miracle ! Les tueurs de loups pouvaient pleurer. Elle éclata d’un rire strident car, elle, ne pouvait plus que rire.

— La guerre… c’est l’amour, Harog ! Je voudrais voir couler du sang le long des murs, des ruisseaux de sang. Et tous les deux nous serions sur de beaux chevaux blancs dont les poitrails et les croupes se couvriraient de grandes lunes rouges. Du sang… des flammes, de belles flammes avec des enfants au milieu qui se tordent en appelant leur mère. (Elle sourit, plus doucement moqueuse.) L’amour c’est la guerre, petit berger ! J’ai rêvé de toi une nuit de printemps toute pareille, Harog. Tu m’enveloppais de la peau du loup féroce que tu as égorgé le jour de Noël, et tout mon corps blanc devenait écarlate. J’ai rêvé de toi…

Harog l’entoura de ses bras, frémissant d’horreur.

— Que je sois maudit, Basine, pour t’avoir fait te souvenir ! L’amour ce n’est pas la guerre et ceux qui égorgent les loups savent respecter les chevrettes folles. Ordonne à ta guise ! Je t’obéirai, mais ne parle pas ainsi. Tu n’es qu’une femme !

Ils se turent, demeurant les yeux dans les yeux.

— Tu reviendras malgré la hauteur des murs ? demanda Basine.

— Toutes les nuits, si tu le veux.

— Et tu nous trouveras des compagnons d’armes ?

— J’ignore ton dessein. Je connais des hommes qui ne sont ni des soldats ni des esclaves… des hommes très courageux pour leur plaisir.

— Il faudrait des chevaux.

— J’en aurai.

À ce moment, comme la bouche du garçon rejoignait celle de la fille — ils se parlaient de si près — la recluse psalmodia du fond de la pierre :

— Délivrez son esprit du lieu de la souffrance. Faites-lui contempler les premières joies de la vie éternelle.

— Ah ! par ma chienne Méréra, s’écria le chasseur hors de lui, qu’on fasse taire cette nonne ! Ce bruit d’oraisons me rend fou ! N’entends tu pas qu’elle nous récite la prière des agonisants ? Avons-nous donc envie de mourir ?

Basine fit gravement :

— Nous sommes dans la maison de Dieu. Nous ne songeons qu’à notre salut, nous, les filles de Dieu. Mais voici que le coq chante l’aurore et bientôt ce sera l’office. Il faut partir, petit berger, toi qui ne penses qu’à l’amour.

— Encore un moment, Basine, supplia le pauvre Harog rempli d’une soudaine amertume. Mon cœur bat trop vite. J’étouffe et je crains de me rompre les os en sautant le mur.

Il ajouta, s’accrochant à sa robe :

— Donne-moi un gage, un morceau de ton voile, le lien de ta sandale. Je vais être bien seul sur la terre, où tu ne seras pas, maintenant.

— Tu as ma lettre.

— Reprends-la. Elle me brûle ! Oh ! ces nonnes qui parlent de mort quand la nuit est si douce ! Basine, que veux-tu faire de mon corps puisque tu m’as ôté le cœur de la poitrine ? Comment irai-je dans les sentiers des bois, mes yeux a jamais crevés par la lumière méchante de tes yeux ? Basine, aimes-tu les fleurs, aimes-tu le miel ? Veux-tu des ramiers pour égayer ta cellule ? Il y a des fraises écarlates près des sources ? Quelle chose pourrai-je t’offrir, moi, le misérable chasseur que tu dédaignes ? J’ai désiré tant d’années cette heure de joie et déjà elle passe ne me laissant que le goût du sel dans la bouche. N’auras-tu pas compassion de moi ? L’église enseigne la charité, Basine.

— Es-tu fils de roi ? railla la jeune fille.

— Était-il fils de roi, le soldat qui t’a prise ? s’exclama brutalement Harog, en bondissant sur elle.

Elle soutint son regard fulgurant, les yeux calmes. Ils s’aperçut cependant, à la lumière de l’aube naissante, qu’elle devenait rose, de la couleur des angelots d’images et qu’elle déchirait son parchemin à grands efforts de ses ongles.

— J’ai subi la loi du vainqueur. Je tâcherai de vaincre à mon tour, répliqua-t-elle fièrement. Tu es un mauvais chrétien, Harog. Le goût du péché souille ta langue.

— Et si je te traitais comme t’a traitée le soldat, toi, la pécheresse ? Es-tu vierge pour me parler de la sorte ?

Elle se remit à rire, d’un ton singulier. ― Tu aurais bien trop peur de me faire du mal ! Toi, tu n’es qu’un berger… tueur de loups ! Va-t’en. Si tu demeures ici pour tenter quelque violence, on me murera toute vive dans ma cellule. (Elle fit un pas en arrière, lui lança au visage le galon doré qui avait lié sa lettre.) Et tu ne me verras jamais plus, de tes yeux déjà crevés par la lumière de mes yeux !

— Qu’exiges-tu de moi ? Dis-le, au moins, fille de tous les enfers ? Est-ce à une religieuse occupée de son salut de passer la nuit en compagnie d’un homme, berger ou tueur de loups !

— Je te demande de nous procurer des gens d’armes et des chevaux.

— Tu m’as appelé pour cela seulement ?

— Seulement pour cela.

Il brandit le poing, puis ferma les yeux. Il sentait vraiment du sang couler de ses prunelles ardentes. Est-ce qu’elle lui avait lancé une flèche en même temps que ce galon doré ? L’air s’était-il embrasé tout à coup comme sous le fouet de l’orage et un éclair venait-il de l’aveugler ?

— Adieu, Basine, cria-t-il, ivre de colère, je m’en vais apprendre à livrer bataille. Tu es bien belle, mais je serai le plus fort et je te verrai pleurer. Par ma chienne Méréra, je te le jure !

Il courut au mur de la terrasse, s’enleva jusqu’au faîte d’un rapide élan de fauve traqué. Il tenait entre ses dents ce lien d’or qui le rattachait encore à elle. Il ne voulait pas perdre ce gage de leur nouvelle alliance, mais il ne deviendrait son complice que pour profiter plus sûrement du bénéfice de sa folie. Sacrilège, elle pleurerait comme lui tout le sang de son cœur et alors…

Alors, il pensa que le mur était haut.

— Je vais tomber, se dit-il, frissonnant au vent du matin. Si je tombe, l’abbesse Leubovère croira qu’une de ses nonnes a manqué d’honneur… Basine sera murée vivante dans les remparts. L’air de ses jardins m’a empoisonné. J’ai dû marcher sur le serpent ! Mes pieds sont lourds et ma tête tourne. Je ne reviendrai pas ici où l’on jette des sortilèges.

Il se pencha une dernière fois du côté du cloître. Basine s’éloignait, elle s’évanouissait le long des arceaux en vapeur légère, fondait comme le brouillard traînant derrière la lune.

— Murée vive ! se répéta-t-il en cachant le galon doré sous sa tunique. Ah ! Sainte Radegunde, ayez pitié, vous qui connaissez mieux que moi l’âme de vos servantes ! Celle-là n’est-elle pas plus pure que la clarté du matin ? C’est moi qui suis en faute dans votre maison, notre dame, et qui mérite pénitence.

Harog retrouva son agilité coutumière devant le danger naturel de la descente. À l’angoisse de plonger son regard dans les abîmes des yeux de Basine il préférait le vertige du haut des terrasses. Tous ses nerfs de chasseurs en éveil, il glissait, butait, se suspendait, au hasard des aspérités ou des touffes de ronces, palpant du pied les trois blessures de la muraille, cessant de respirer quand roulait un caillou. Il emportait une déclaration de guerre au lieu d’un serment d’amour, mais il sauvait la fille de Chilpéric des sévérités de l’abbesse. Avait-il songé sérieusement à la violenter ? Non. Il avait eu peur d’y songer et cela le faisait fuir comme il aurait fui en présence de Satan lui-même. Un sentiment nouveau venait d’éclore dans une âme jusque-là très obscure. À cette aurore de printemps pointaient peut-être les premières lueurs d’un idéal qui devait, plus tard, illuminer de grâces folles et de puériles superstitions toute l’aristocratie d’un peuple.

Ce sont les bergers qui découvrirent le monde formidable et charmant des étoiles. C’était un berger qui accomplirait le premier exploit chevaleresque en l’honneur d’une noble dame parce que les bergers furent toujours des poètes. Mais Harog ne comprenait rien à son aventure, sinon qu’il se découvrait à la fois malheureux et fier de son malheur. Une subite soif de luttes s’emparait de sa nature ordinairement prudente. Il voulait se battre. Contre qui et pourquoi ? Peu lui importait. Se battre pour le plaisir, pour le désir irrésistible qu’il avait d’étonner une femme. N’étant pas fils de roi, il lui fallait bien affirmer sa bravoure autrement que par des peaux de loups. Il irait chercher des gens d’armes, des chevaux, se formerait une petite armée sans routiers à sa solde, c’est-à-dire que ces gens d’armes à lui ne seraient point des soldats, ils serviraient une cause libre pour l’unique besoin que certains êtres ont d’entrechoquer des fers et de ; pousser des clameurs. Il savait où dormaient encore ces mécontents de toutes les races. Un pareil matin il irait les éveiller de leur long sommeil. Ne possédant aucune fortune, Harog saurait cependant prononcer les mots qui enjôlent et intéressent. Il leurrerait les hommes, entraînerait les chevaux avec des promesses de gloire, de vains bruits de lèvres. Il y a toujours un moment où les créatures de Dieu suivent quelqu’un qui leur siffle un air inconnu, et Harog avait déjà remarqué que le son aigu de certaines trompettes portait au courage inutile…

De tous les coins du monastère, les coqs chantaient la victoire du jour, sonnaient matines. Sur Poitiers, des brumes grises se dispersaient en plumes de colombes. De ses forêts montaient une âpre odeur d’arbres se secouant, tout mouillés des baisers de la nuit. De ses rivières, charriant des reflets vermeils, semblaient ruisseler des torrents de roses. À l’endroit où s’unissaient la Boivre et le Clain, pareils à deux beaux bras de fées se croisant sur leur ouvrage de magie, des gerbes d’étincelles sortaient en multiples fers de lance. Et le long des chemins tordus comme des lacets d’argent autour des rochers qui enserraient la ville des vaches rousses meuglaient.

Harog, descendu des terrasses de la forteresse romaine, se sentait absolument seul dans la campagne. L’aurore éclatait sur lui seul comme une menace, empourprant le ciel de grands rayons s’étendant à l’image des doigts d’une main sanglante. Le jeune homme regarda ses mains, qui étaient rouges, car il avait terriblement peiné entre les arêtes des pierres et les épines des ronces. La bataille commençait ; la guerre pour l’amour de la dame ! Une femme doublement sacrée, fille du Christ et fille de roi. Il se sentait bien seul, mais doué d’une puissance mystérieuse. Il régnait sur un royaume de chimères formé par ses anciennes contemplations de berger silencieux et ses nouveaux espoirs de chasseur. Il voyait briller son propre orgueil dans la pourpre du soleil. Il tuerait, serait tué, mais on l’aimerait pour sa vaillance.

Et le petit barbare, très pâle sous sa toison d’agneau — tel Jean le Précurseur — se mit à répondre joyeusement aux cris des coqs du monastère, dressant la tête, dardant des yeux de feu, face au levant, chantant plus clair et plus hardi que tous les coqs de Gaule.

V

Aucun obstacle ne pourra nous arrêter jusqu’à ce que nous soyons arrivées auprès des rois.
grégoire de tours

Du plat de sa paume, la dame Leubovère essayait de dérouler et d’appliquer droit sur la table le grand vélin, très jauni, un peu moisi, qu’on avait eu le tort de serrer en un coffre humide, et, toussant pour commencer, elle assurait sa voix afin de peser dignement ses mots. Le vélin revenant sur lui-même lui battait les joues. On eût dit l’aile agitée d’un méchant oiseau, une de ces bêtes de proie qu’il ne fait jamais bon conserver captive. C’était, ce précieux parchemin, la lettre écrite jadis, à la bienheureuse dame Radegunde, par les vertueux évêques Eufronius, Prétextatus, Germanus, Félix, Domitianus, Victorius et Domnolus.

En la présence de leur abbesse assise à sa table de lecture, lourd billot de chêne sans aucun ornement, les nonnes se trouvaient groupées debout, selon leur âge, sinon leur qualité. Les plus jeunes formaient un champ de lis, drument plantés, fronts tendus sous le voile de lin qui dissimulait leurs yeux brillants d’une curiosité naïve. Les plus vieilles, rangées contre les murs, gardaient la posture de femmes endormies, les paupières closes dans les plis des capuces ramenés jusqu’à leur bouche tremblant de temps à autre au marmonnement d’une invocation.

La lecture avait lieu dans la salle du réfectoire, où des esclaves femelles, dont les courtes tuniques, les cheveux entièrement rasés évoquaient* l’aspect de mâles chétifs, enlevaient encore les traces du repas de midi. Les voûtes étaient hautes ; trois larges ouvertures les éclairaient, donnant sur les forêts. Par là on voyait onduler une mer immense de verdure et resplendir l’azur du ciel d’une pureté infinie. Au milieu du silence qui planait, on pouvait entendre bruire les insectes, dehors, tandis qu’à l’intérieur résonnait la seule agitation de ce rouleau que la main anxieuse de l’abbesse cherchait à déplier.

Leubovère portait péniblement soixante années. Très épaisse, de membres trapus dénonçant une humble origine, elle ne pouvait marcher sans souffler à cause de ses douleurs. Les jambes emmaillotées de linges ou de laines, elle se traînait d’ordinaire bougonnante, fatiguée, cependant pleine de zèle quand il s’agissait du service de Dieu. Elle mangeait peu, se refusant aux douceurs permises les jours fériés, ne parlait guère et, d’intelligence bornée, elle ne s’intéressait qu’au rendement des terres de son abbaye. De graves soucis la tourmentaient depuis le printemps. Elle sentait fermenter dans toute l’étendue de ses domaines une germination mauvaise ; il avait beaucoup plu le premier[7] mois de l’année ; le blé levait mal et le second mois, bien trop chaud pour la saison, exaspérait certaines religieuses qu’elle n’aimait pas. Il fallait veiller au grain pourrissant, déraciner les herbes folles, empêcher des femmes nerveuses de se monter la tête. Elle pensait que cela serait simple parce que cela faisait partie de son devoir, mais elle redoutait le moment des explications. Quand le jeûne et l’abstinence ne produisent aucun résultat, les mots creux demeurent sans effet. L’abbesse n’osait pas remettre sa lecture, ayant, à ces différents sujets, pris conseils de son évêque et puisque Marovée, seigneur directeur de la maison de Radegunde, recommandait la patience vis-à-vis des mutinées, le rappel aux saintes règles par de pieux enseignements, elle lirait donc ce grimoire.

Toussant encore et lissant le vélin d’un geste résigné, elle jeta un regard autour d’elle. Les nonnes, plongées dans une immobilité respectueuse, n’avaient même pas l’air de s’inquiéter du manuscrit. Les prières dites, elles songeaient qu’il faisait chaud et qu’on était mieux là qu’au jardin, en plein soleil.

De ses yeux fouilleurs, un peu rougis aux bords, l’abbesse paraissait chercher quelqu’un. Elle avait toussé plusieurs fois pour se donner le prétexte d’attendre. Maintenant, elle devinait qu’on ne viendrait pas. Ces religieuses-là, toujours à chuchoter dans les angles obscurs, s’affranchissaient de plus en plus des coutumes de soumission et d’humilité.

— Isia, dit enfin la dame Leubovère d’une voix forte, sais-tu où sont allées tes sœurs Chrodielde et Basine ?

Un lis, plus frêle que les autres, se détacha du bouquet de jeunesse et, en inclinant doucement le front, répondit :

— Ma mère, nos sœurs Chrodielde et Basine sont retournées dans leur cellule.

— Malgré mon avertissement !… Il faut que l’ordre se rétablisse ici, gronda Leubovère en se levant avec peine de l’escabeau sur lequel elle s’était tassée. Il le faut, vous m’entendez, mes filles ? Qu’on aille me chercher Chrodielde et Basine.

Comme des plantes rigides tout à coup devenues souples au passage d’une brise irritante, les lis ondulèrent et échangèrent leur parfum à voix basse.

Les vieilles femmes, dos au mur, grommelèrent une sorte d’approbation qui ressemblait à un grincement de scie.

Leubovère ajouta, car elle mêlait volontiers les éclairs de sa volonté directoriale aux éclats de sa mauvaise humeur :

— On aura soin désormais de choisir un coffre sec, pour y ranger les parchemins. Ce manuscrit est tout taché de moisissure.

Isia s’envola dans le vent vif de ses deux larges manches « immaculées.

L’abbesse, de plus en plus anxieuse, se mit à considérer la grande croix noire qui ombrait la muraille en face d’elle. Rustiquement agencée, elle était faite de deux branches d’arbres liées d’un tortillon de paille. L’abbesse Leubovère l’avait voulue telle que son imagination de femme simple se représentait au temps du Christ l’instrument du divin supplice. Un gibet ne saurait être un objet de luxe et, possédant, en ce saint monastère, un morceau de la vraie Croix, était-ce la peine de se livrer à des enjolivements de matières précieuses ? Dieu merci ! cette ancienne maison païenne (que la dame Radegunde avait eu la fâcheuse idée de joindre aux constructions chrétiennes) prouvait assez, par ses profanes sculptures, le cas qu’il était convenable de faire des œuvres d’art, presque toujours les œuvres du démon ! Dans les mêmes dispositions de cœur, elle avait remplacé la vaisselle du potier par des écuelles de bois, en dépit des réclamations des nonnes délicates qui prétendaient que la nourriture y prenait un goût d’amertume.

Isia, la novice, revint se prosterner devant sa supérieure, les mains unies sous ses manches ; elle murmura :

— Ma mère, j’ai prévenu nos sœurs.

— Que faisaient-elles ? N’ont-elles pas compris mes paroles, après la bénédiction ? J’ai annoncé une lecture. Sont-elles sourdes ?… Est-ce pour nos esclaves que je vais chapitrer ?

Isia se releva, muette, ne désirant probablement pas répondre pour ses aînées.

Alors l’abbesse s’emporta, sa voix se fit rauque et un peu larmoyante.

— De quelles vanités sont donc pétries nos sœurs Basine et Chrodielde ? De quelles sottises vont s’enfler leur cervelle de chèvre et pourquoi, depuis plusieurs lunes, s’obstinent-elles dans leur posture scandaleuse ? Je vous le déclare, mes filles, l’année sera mauvaise, bien mauvaise pour nous toutes. Des étoiles impures encombrent le firmament de leur queue satanique. On a vu, le jour de Pâques, des flammes jaillir d’une montagne et le monstre dévorant qui ensanglanta les rues de Poitiers cet hiver ne prit forme de loup que pour se déguiser. Il reparaît au monastère où on entend gémir nos bons serviteurs. Ils disent que nous n’aurons point de blé cet été, si cette chaleur d’enfer continue. Les récoltes sécheront sur pied. Point de légume et point de fruit. Comprenez-vous enfin que Dieu se lasse et que sa colère va s’appesantir sur nos fronts ? Hâtons-nous de les couvrir de cendres ! Que signifie ces mines de révoltées ? Les unes veulent s’habiller selon le monde, les autres ont l’audace de manger plus que leur appétit. Toutes ont la mollesse dans les membres et dorment aux offices. Croyez-vous que je puisse tolérer vos débordements ? Il en est qui veulent boire du vin à tous les repas quand nos vignes dépérissent. Ah ! mes filles, vous êtes des servantes et rien que desservantes, ne l’oubliez pas, ne l’oubliez jamais. Par notre mère à toutes, la révérende Radegunde, dont le saint nom nous protège, croyez-moi, redoublez de vigilance. Satan rôde ! Ce n’est pas le moment de s’abandonner aux douceurs charnelles.

Leubovère, exclusivement occupée des menus détails de la règle, connaissant bien la lettre de sa religion, mais incapable d’en saisir tout l’esprit, s’efforçait, aux heures solennelles, de parler le langage pompeux du pasteur Grégorius ou de copier le grand style des épîtres de dame Radegunde. Manquant des usages acquis au contact des puissants de la terre, elle mêlait dans une étrange homélie, les axiomes des savants pontifes aux observations météorologiques de ses jardiniers. La comète qui lui aurait mûri la meilleure vendange lui aurait certainement prédit la gloire de son couvent, malgré sa queue satanique.

Comme elle se rasseyait en soufflant au milieu d’un silence absolu, le rideau de laine blanche qui fermait l’arceau séparant le réfectoire de la chapelle s’écarta brusquement et deux femmes entrèrent : Basine, rousse, apportant la lumière de son jeune astre perturbateur, et Chrodielde, superbe créature de trente ans, très brune, plus pleine de hanche que sa cousine, montrant un visage sombrement résolu à la bouche cramoisie.

Basine riait de toutes ses dents de louve blonde. Chrodielde avait l’aspect peu rassurant de celle qui va mordre et elle tordait, en outre, une petite baguette de coudrier. Têtes nues, toutes les deux couronnées de leurs seules chevelures courtes qui bouclait sur les tempes de Basine, ourlait, d’un feston noir, les oreilles de Chrodielde, elles se vêtaient pareillement de deux robes de lin garnies d’une ganse d’or.

Elles s’avancèrent se tenant par la taille, en dépit de la règle qui prescrivait les allures nonchalantes, puis se campèrent, bien droites, au premier rang des jeunes nonnes, laissant cependant entre elles et la traîne de leur jupe un espace de plusieurs pas.

L’abbesse les toisa de leur tête altière à leurs pieds nus et souffla, comme effrayée de leur apparition. Vainement chercha-t-elle une sentence appropriée à leur effronterie. Sa mémoire lui faisant défaut, elle se contenta de lever les yeux au ciel.

— Je vais donner lecture, gronda-t-elle, d’un pieux commandement qui fut envoyé à la bienheureuse maîtresse et fondatrice de ce monastère. Que chacune de vous, mes sœurs, en tire un profit salutaire pour ses méditations.

Et s’étant tassée de nouveau sur son siège de bois, elle entama courageusement ce chapitre :


La divine Providence, dans sa prévoyante sollicitude, veille sans cesse sur le genre humain ; tous les temps et tous les lieux éprouvent continuellement ses bienfaits, puisque le divin arbitre de toutes choses disperse en tous lieux, dans les champs confiés à la culture de l’église, des personnes qui, s’appliquant avec soin à y faire germer leur foi, font rendre au centuple les fruits du Christ, grâce à la température divine qui les réchauffe. La bienfaisance se répand tellement de tous côtés qu’elle ne refuse jamais ce qu’elle sait être utile au plus grand nombre, afin que le saint exemple de ces personnes produise, au jour du jugement, beaucoup d’élus à couronner. Ainsi, lorsqu’au berceau de la religion catholique, le germe de la vraie foi se répandit dans les Gaules, et lorsque les ineffables mystères de la sainte Trinité n’étaient encore connus que d’un petit nombre, la divine Providence, dans sa miséricorde, ne voulant pas gagner moins ici qu’elle n’obtenait dans le monde entier par les prédications des apôtres, daigna envoyer, pour éclairer ce pays, le bienheureux Martin, né d’une race étrangère. Quoiqu’il n’apparaisse pas au temps des apôtres, il ne manqua point de la grâce apostolique ; car s’il ne vint pas des premiers, il fut comblé des grâces du Seigneur ; et celui qui l’emporte en mérite ne perd rien à venir après les autres. Nous nous félicitons, très révérende fille, de voir revivre en vous, par la faveur divine, les exemples de cette dilection d’en haut : car, tandis que le monde décline par la vieillesse du siècle, la foi, par les efforts de votre esprit, est rajeunie dans sa fleur ; et ce qui s’était attiédi par le froid alanguissant de l’âge se réchauffe enfin par l’ardeur de votre âme fervente. Mais comme tu es venue à peu près des mêmes lieux d’où nous savons qu’est venu saint Martin, il ne faut pas s’étonner si l’on te voit imiter dans ses œuvres celui que nous croyons t’avoir guidée dans le chemin, de manière à suivre les traces de celui que par un heureux choix tu t’es proposé pour modèle. Tu t’associes cet homme bienheureux en proportion de ce que tu répugnes au commerce du monde. La lumière de sa doctrine rayonnant au dehors, tu remplis tellement d’une clarté céleste le cœur de ceux qui t’écoutent que les jeunes filles attirées de toutes parts, l’âme embrasée des étincelles d’un feu divin, brûlent de s’abreuver dans ton sein de l’amour du Christ, et quittent leurs parents, abandonnent leur mère pour te suivre. C’est là un effet de la grâce, non de la nature. Voyant donc les vœux que leur inspire leur affection, nous rendons grâce à la miséricorde suprême qui fait les volontés des hommes conformes à sa propre volonté ; et nous avons confiance que Dieu veut retenir par ses embrassements celles qu’il rassemble près de vous. Et comme nous sommes informés que plusieurs sont, par la grâce divine, accourues pleines d’ardeur, de nos diocèses pour embrasser les statuts de votre règle ; après avoir pris aussi lecture de la lettre qui contient votre requête et que nous avons reçue avec joie, nous arrêtons, au nom du Christ, notre auteur et notre rédempteur, que toutes celles qui sont ici réunies doivent inviolablement rester attachées dans l’amour du Seigneur, à la demeure qu’elles ont choisie de plein gré ; car la foi promise au Christ, à la face du ciel, ne doit point être souillée ; et ce n’est pas un crime léger que de polluer, ce qu’à Dieu ne plaise le temple du Seigneur, en sorte que dans sa colère il puisse le détruire. Et nous arrêtons spécialement que si quelque fille, ainsi qu’il a été dit, appartenant à quelqu’un des lieux confiés par la divine Providence à notre administration sacerdotale a mérité d’entrer dans notre monastère de Poitiers et d’y suivre les règlements tracés par l’évêque d’Arles, Césarius, d’heureuse mémoire, qu’il ne lui soit plus permis, après y être entrée, comme la règle le prescrit, d’en sortir de sa propre volonté, afin que ce qui est un insigne honneur au yeux de tous ne puisse être avili par la honte d’une seule.


À cette phrase du manuscrit, l’abbesse Leubovère jeta un regard de sévérité sur ses nonnes. Elle s’aperçut que les vieilles dormaient debout, selon leur fatale, coutume, et que les jeunes, toutes serrées les unes contre les autres, semblaient échanger de vagues sourires ou de puériles réflexions.

Seules, les deux cousines demeuraient attentives, le front haut et la lèvre méprisante, écoutant comme des femmes qui préparent une réponse. Leubovère, tant pour souffler que pour conserver la sévérité de son maintien vis-à-vis de ces deux religieuses qu’elle n’aimait pas, fit un geste autoritaire.

— À genoux, mes sœurs, à genoux ! Il ne me convient pas que vous ayez l’air de me braver ! Je représente ici notre dame Radegunde. C’est à elle que s’adresse cette lettre des évêques et c’est à vous de trembler pour la suite qu’elle contient. Dieu a voulu m’éclairer sur ce que je devais vous dire, je vous le répéterai donc après les saints évêques Eufronius, Pretextatus, Germanus, Félix, Domitianus, Victorius et Domnulus :


Et si, fasse le ciel que cela ne soit ! quelqu’une d’entre elles, excitée par les suggestions d’un esprit déréglé, voulait souiller d’un tel opprobre sa disciplinera gloire et sa couronne ; que par les insinuations de l’ennemi des hommes, comme Ève rejetée du Paradis, elle sortît des cloîtres du monastère ou plutôt du royaume du ciel pour se plonger et se vautrer dans la vile fange des rues ; qu’elle soit séparée de notre communion et frappée d’un terrible anathème ; en sorte que si, captivée par le diable, elle abandonne le Christ pour épouser un homme, non seulement la fugitive soit punie, mais encore que celui qui s’est uni à elle soit regardé comme un vil adultère et comme un sacrilège plutôt que comme un époux. De même que celui qui, lui donnant un poison, plutôt qu’un conseil, lui suggéra une telle conduite, soit, par le jugement céleste et selon notre désir, frappé d’une vengeance pareille à celle qui a été prononcée contre elle, jusqu’à ce que, après la séparation effectuée, elle mérite, par une pénitence digne de son crime exécrable, d’être de nouveau reçue et réintégrée dans le lieu d’où elle est sortie. Nous ajoutons que les évêques qui nous succéderont doivent tenir sans cesse les religieuses dans la crainte d’une semblable condamnation. Et si, ce que nous sommes loin de croire, nos successeurs voulaient se relâcher en quelque point de ce que contient notre présente délibération, qu’ils sachent qu’ils auront à compter avec nous devant le juge éternel ; car la condition du salut est que celui qui est promis au Christ soit inviolablement observé. Pour donner plus de force au présent décret, nous avons cru devoir le munir d’une suscription tracée de notre propre main, afin qu’il soit, sous la protection du Christ, à jamais maintenu par nous.


Quand l’abbesse Leubovère eut terminé sa lecture, d’un accent tout vibrant d’indignation, elle s’aperçut que ni Basine ni Chrodielde ne s’étaient mises à genoux. Elles restaient droites devant elle, inflexibles comme deux hampes de lance dressées là par l’ennemi des hommes dont parlait le manuscrit. Les autres nonnes somnolaient ou ricanaient.

Leubovère s’essuya le front avec sa large manche. Sa sueur coulait pour la plus grande gloire de l’Église, mais elle avait d’autant plus peiné sur ce parchemin qu’elle en comprenait moins certains termes.

Le manuscrit se roula de lui-même, dès qu’elle en eut enlevé sa paume et revint lui souffleter la joue.

Alors Chrodielde s’avança, l’œil brillant d’un feu étrange, d’une sorte de lueur bleuâtre traversant la noirceur de ses prunelles pareille à ce reflet du fer qu’on vient de chauffer. Ses lèvres cramoisies s’ouvrirent sur sa denture puissante, capable de broyer tous les fruits défendus.

— Ma mère, dit-elle d’un sourd accent de colère, nous ne nous mettrons point à vos genoux pour vous répondre, car vous n’êtes point ici la digne représentante de la bienheureuse Radegunde. Notre Dame Radegunde était reine, fille de Berthaire, roi des Thuringiens. Nous avons assez de subir les humiliations de la règle instituée par elle, sans être obligées, ma cousine et moi, d’y ajouter une posture d’esclaves. À notre tour, nous vous dirons que nous ne pouvons oublier que nous sommes filles de rois, nées de reines aussi grandes que l’était de son vivant chez son époux, le roi Chlother, Radegunde, fondatrice de cette maison. Nous sommes de pur sang royal et nous ne l’oublierons jamais. Voici ma cousine appelée Hildeswinde, née d’Audovère, que l’on surnomme Basine en souvenir d’une illustre femme comblée des honneurs du monde, qui vous affirmera les mêmes choses. Nous sommes enfermées dans ce cloître pour d’autres causes que celle de la religion et si nous avons eu le courage d’y demeurer c’est que nous espérions y trouver, loin de nos ennemis, les égards dus à nos malheurs, surtout à notre rang. Puisque vous avez choisi ce jour pour nous instruire des devoirs de notre position et des pénitences qui nous menacent pour nos manquements à la règle, nous le bénissons parce qu’il va éclairer aux yeux de nos jeunes sœurs toutes les fautes que vous commettez sans vous en excuser vis-à-vis de nous. Rien ne nous empêche plus de parler. Vous nous malmenez : nous nous défendons et c’est bien vous qui aurez voulu la guerre.

L’abbesse étouffait. Debout, les poings appuyés sur le billot de chêne, elle examinait avec stupeur ces deux belles filles, les plus hauts et les plus blancs de ses lis, comme si elle les apercevait pour la première fois. Elles étaient la gloire du couvent et la promesse d’un riche avenir. Mais, victimes de la loi du plus fort, elles apportaient en elles tous les ferments de trouble, tous les éléments des lois dynastiques. Les voilà qui se révoltaient brusquement, criant vengeance contre le plus faible parce que les enfants des rois, ainsi que les enfants des loups, chassent de race. Leubovère, issue d’une famille paysanne n’était pas responsable des crimes du prince de Neustrie pas plus qu’elle n’était la complice de ses concubines. Ce qui l’indignait surtout dans leur subite attaque contre son autorité de vieille mère, c’était de les entendre s’exprimer à la façon d’un viguier[8] revendiquant des droits. Chrodielde lisait aisément tous les grimoires. Basine avait été élevée avec soin dans l’étude des manuscrits sacrés. Depuis son enfance, elle savait ce que Leubovère ne pouvait même pas apprendre au déclin de sa vie, et elle était, en outre, douée d’un esprit de raillerie qui la faisait détourner de leur véritable sens les pieuses naïvetés de sa supérieure.

Des élancements de goutte saisirent l’abbesse aux jambes. Il devait y avoir de l’orage sous les voûtes du monastère et dans les fonds bleus, trop bleus du ciel. Elle fut contrainte de se rasseoir.

— Vous me manqueriez de respect, vous ! cria-t-elle suffoquée. Ah ! je ne sais pas vos noms, je ne veux point m’en souvenir ! Vous êtes les filles de Satan, rien de moins, rien de plus !

Basine souriait d’un singulier sourire d’enfant malicieux, presque câline.

— Satan, ma mère, était, avant la création de ce monde misérable, le roi des anges et ce fut pour sa très grande noblesse qu’il eut en partage le royaume de l’enfer tandis que son père gardait celui du paradis. Daignez supposer un instant que le prince des ténèbres soit issu de souche ordinaire, d’un esclave ou d’un paysan, ne pensez-vous point que Dieu l’eût anéanti sans en laisser trace ? Croyez-moi, entre ennemis de même rang, on se doit le respect. Nous n’avons pas l’intention de vous retirer votre banc abbatial et cependant vous nous avez repris nos carreaux. La reine Radegunde nous les aurait laissés, car les dalles de l’église sont humides.

Leubovère joignit les mains au-dessus de son capuce.

— Vous les entendez, Seigneur, elles blasphèment et attestent Satan ! Vous, mes sœurs, allez à la chapelle, allumez tous les cierges, mettez-vous en oraison pour que la colère de Dieu ne nous envoie pas ses foudres !

Les nonnes âgées, ayant davantage aux muscles la brisure du mouvement religieux, prirent une à une la file vers la draperie de l’arceau ; une à une, elles se retournèrent pour saluer, puis disparurent avec un bourdonnement de grosses mouches, mais les jeunes religieuses, novices ou récentes élues, resserrèrent leur demi-cercle sur les deux coupables.

— Vous m’avez entendue ? fit Leubovère, leur désignant du poing la draperie flottante.

Elles ne bougèrent pas, toujours très droites et muettes, armées de fleurs indéracinables. Chrodielde haussa les épaules.

— Notre mère vous ordonne de vous en aller, allez-vous en ! ajouta-t-elle avec le ton dur et froid de la véritable maîtresse de la maison.

À la complète stupéfaction de l’abbesse, les jeunes nonnes s’éloignèrent, lentement, comme à regret, gagnant la draperie. Elles étaient bien une trentaine qui semblaient obéir aux nouvelles autorités.

— Restez ici, malheureuses ! rugit Leubovère, perdant la tête.

Basine éclata de rire. En écho, irrésistiblement, une trentaine de jolies modulations répondirent au rire démoniaque. Isia, la plus jeune, mâchait le coin du voile pour que cela ne partît point trop fort ; Nanthilde, une grande brune au visage souffrant, grimaçait, toute rouge ; Famerolphe s’égosillait franchement en fauvette qui s’ébroue au soleil du matin, Helsuinthe crut s’étouffer, se tenant les côtes, et Marconèfe, une exaspérée très méchante, pinça sa voisine pour lui communiquer son ardeur. Elles riaient toutes sans en trop savoir la raison, mais la gaieté de Basine était si étincelante qu’on prenait feu malgré soi. Et puis, à quoi bon le respect pour l’ancienne abbesse ? Chrodielde n’avait-elle pas toutes les chances de réussir à se faire nommer à sa place ? Que pouvait cette grosse marchande de blé contre la fille du défunt roi Charibert ! On est chef par le sang et Dieu n’a jamais eu besoin de sa piété personnelle pour être Dieu. Entre elles, les nonnes irrespectueuses appelaient leur abbesse : la marchande de blé, parce que Leubovère faisait argent du blé de la communauté, disant qu’on avait toujours trop de pain les mois de jeûne. Elle ne thésaurisait point pour elle. Ayant marié sa nièce avantageusement, économisant et encaissant plus par instinct de terrienne que pour en réaliser bénéfice. Durant son enfance, elle avait traversé une époque de famine et se souvenait de ses angoisses de paysanne allant aux eulogies plus pour les besoins de l’estomac que pour ceux de l’âme. Elle rêvait de grossir les réserves du couvent pour le jour prochain de la misère universelle. Elle témoignerait alors de la munificence du clergé, on la verrait ouvrir ses coffres aux humbles, aux mendiants honteux qui n’osaient pas quitter leur trou de rats… et en attendant elle se refusait, avec une furibonde énergie, de payer les impôts, imitant en cela grand nombre d’évêques et de moines du temps, très férus de la liberté de l’Église.

Chrodielde, voyant rire les nonnes, eut un mouvement d’impatience.

— Taisez-vous, dit-elle, toute sa fougueuse nature se masquant d’une gravité presque impériale. Nous ne sommes pas ici pour nous moquer de quelqu’un qui commande mais pour lui prouver qu’il se trompe en nous donnant des ordres. Écoutez-moi, ma mère, et vous, mes sœurs, tâchez de bien saisir nos intentions qui n’ont rien de criminel. Vous venez de nous lire un pieux message dont nous devons faire notre enseignement, mais vous ne dites pas très exactement pour quelle femme il fut écrit. Mes compagnes, trop jeunes pour connaître toute la vie de notre première abbesse Radegunde, n’ont pas eu le loisir d’étudier tous les manuscrits de nos coffres, beaucoup ne comprenant pas l’écriture latine. Elles savent que la dame Radegunde est morte en odeur de sainteté et elles ignorent pour quelles créatures d’élection, plus ou moins profanes, ce couvent fut bâti sur l’emplacement d’une ancienne maison romaine, un palais, agréable lieu de repos pour les grands de ce monde ayant renoncé à la grandeur temporelle, mais point aux jouissances spirituelles. Écoutez-moi, mes sœurs, et soyez juges entre qui vous voudrait ravaler au rang de servantes et qui vous veut mieux assises que princesses sur un trône !

Ici Chrodielde éleva la voix et par la mâle puissance de son verbe asservit jusqu’aux oreilles épouvantées de son abbesse.

— Radegunde, fille de Berthaire, roi des Thuringiens, n’avait pas la vocation du mariage. Élevée dans l’amour des lettres, elle ne pouvait se plaire au commerce intime d’un roi trop épris de son corps pour se soucier de la délicatesse de son âme. Dégoûtée de la barbarie des hommes et des peuples, elle possédait le charme des antiques prêtresses d’Apollon plus faites pour s’occuper de sciences que de guerre : elle aimait à bâtir et non à détruire. Après s’être réfugiée dans la religion du Christ pour fuir la couche de son époux, elle fit annuler son mariage et vint à Poitiers chercher une couronne encore plus merveilleuse que le bandeau royal : le triple diadème de la beauté, de la bonté et de la charité, qui est aussi la meilleure expression de l’amour pur. Notre première mère, Radegunde, a protégé un poète qui fit avec elle vœu d’amitié, Venantius Fortunatus, et cet homme prit l’habit monastique à la seule fin de demeurer le dévot de la divinité féminine qui l’avait converti. L’existence s’écoulait entre les murs qui nous emprisonnent, ô mes sœurs, tout autrement qu’aujourd’hui. L’abbesse Radegunde, que Basine et moi nous avons eu la joie de connaître, maintenait ou modifiait la règle de notre ordre selon les besoins de la chair ou les désirs du cœur. Elle disait à ses nonnes : « Vous que j’ai choisies, mes filles ; vous, jeunes plantes objets de tous mes soins ; vous, mes yeux, vous, mon repos et tout mon bonheur. » Elle n’ordonnait pas, ne nous menaçait pas, elle priait. Fortunatus, son ami, son directeur et son confesseur, l’exhortait de son côté aux délices de la table, lui permettait le vin à elle et à sa jeune parente Agnès. Si elle n’en voulait point user pour elle-même, en ayant vu trop boire à la cour de son époux, elle invitait son clergé, les nobles pèlerins de passage, ses serviteurs favoris, à des festins dont nous ignorons jusqu’à l’odeur, car des feuilles de roses, une mode romaine, couvraient la nappe de ses repas et, loin de proscrire la vaisselle de poterie, elle offrait à ses convives les mets les plus rares dans des plats de jaspe ou d’argent. Voilà ce que vous ne saviez pas, mes sœurs !… Ce monastère n’a jamais été créé pour devenir notre cachot, mais pour procurer à de nobles élues tous les plaisirs permis sur la terre en attendant de leur fournir, plus tard, le moyen d’acheter les clés du ciel. Si quelques-unes de vous, mes sœurs, doutent de mes paroles, je vais les édifier…

Avant que l’abbesse ait eu la pensée de tenter un geste de défense, Chrodielde tira de son sein une feuille de vélin noircie. Basine se pencha sur son épaule et lut, de sa voix sonore de mauvais ange prêt au combat, ces vers dont la sensualité pénétra ces jeunes cœurs de neige d’une langueur inexplicable :

Carnea dona tumens, argentea gavata perfert
Quo nimium pingui jure natabat olus.
Marmoreus deferet discus, quod gignitur hortis,
Quo mihi mellitus fluxit in ore sapor.
Intumuit pullis vitreo scutella rotatu,
Subductis pennis, quam grave pondus habens[9] !

— Et, continua Chrodielde, dont l’accent se fit plus âpre, il ne s’agissait point d’étroite réclusion ni de cilices. Les nonnes, sous la direction de ce saint homme, s’occupaient de leur salut tout aussi bien en jouant aux dés, comme notre abbesse ici présente en a conservé l’habitude, qu’en ornant le bas de leur tunique de broderies de couleurs, ce que la dame Leubovère nous défend bien ! Les religieuses du temps béni de Radegunde vivante, copiaient les beaux récits des légendes païennes, et Fortunatus, encore ivre du soleil brûlant de son pays, leur expliquait les inscriptions retrouvées le long des colonnes de nos jardins supportant des statues de marbre précieux, que notre dame Leubovère a fait jeter au fond des souterrains comme les monuments du démon ! Mes sœurs, il ne faut pas croire que l’ignorance soit un état de grâce. On est toujours coupable de méconnaître ses droits. La lettre des évêques ne menaçait pas les nonnes d’aujourd’hui. Elle faisait peut-être pressentir aux nonnes de jadis que des excès pouvaient se produire au milieu de tant de félicités mondaines, mais ce n’est pas nous qui sommes visées. On laisse à l’abandon notre piscine, où vont se baigner les esclaves et les mendiants de Poitiers durant que nous sommes privées d’eau chaude en hiver et de bains rafraîchissants en été, car quelle est celle de nous qui se baignerait maintenant après tous les gueux de la ville ? Il semble que cette maison soit le refuge des indignes bien plus encore que la demeure de princesses exilées du monde. Ma mère, nous ne prenons pas pour nous ce qui est dit sur les femmes désireuses d’épouser un homme en dépit de la foi promise au Christ. Ce qui nous révolte c’est votre aveuglement au sujet de la règle. Vous l’appliquez avec la rigueur des gens de basse naissance qui ne savent point qu’elle est double : la lettre pour les petits, l’esprit pour les grands. Ceux qui voient de la terre ne doivent pas être confondus avec ceux qui voient du haut d’une tour ! Vous avez cru nous faire imiter la sainte Patronne de ces lieux en nous réduisant aux plus viles besognes, balayer nos cellules ou laver la vaisselle commune, mais c’est que vous ne connaissez que cet envers de ces mérites ! Le travail des esclaves plaisait à Radegunde parce qu’elle était une reine fatiguée d’adulations et blasée sur toutes les vanités de ce monde. Qu’on nous offre à chacune un royaume et un époux dès notre enfance[10], nous aurons probablement aussi le goût du jeûne et des mortifications vers notre trentième année ! Pour le moment nous demeurons des prisonnières gardées en otage pour le salut des pêcheurs par un ennemi déloyal qui, nous ayant promis la liberté sous serment dans toute l’étendue de son empire, nous couvre de chaînes lourdes, alors que nous ne songeons même pas à le trahir, et nous nous insurgeons, ma mère, parce que nous ne sommes pas des pécheresses. Il est mauvais que ceux qui, manifestement, ignorent l’art de gouverner dirigent une maison fondée par une reine et pour des filles de sang royal… C’est pourquoi aucun obstacle ne pourra nous arrêter jusqu’à ce que nous soyons arrivées auprès des rois, nos parents, pour leur demander justice.

C’était mieux qu’une mutinerie de femmes nerveuses. C’était la révolution de palais, les grands dignitaires essayant de substituer l’un des leurs à ce qu’ils pensaient leur représenter l’usurpateur, et Chrodielde ou Bazine n’avaient plus qu’à tenter l’aventure puisqu’elles disposaient déjà d’une armée de mécontents.

L’abbesse Leubovère les comptait de ses yeux vacillant d’effroi. Elles se montraient au moins trente, groupées en gerbe protectrice derrière les deux lis dressés devant elle, les deux lis blancs au cœur noir de pensées profanes. Trente filles jeunes, déterminées, auxquelles il faudrait joindre certainement une dizaine de nonnes plus âgées se plaignant de la nourriture sans cesse, et, de ce nombre, la recluse emmurée du temps de la dame Radegunde, dont l’extrême bonté avait eu le tort de tolérer ce supplice volontaire !

Leubovère se leva dans toute la majesté de ses soixante années d’honnête et humble vie.

— Je ne connais, devant Dieu qui nous juge au-dessus des rois vos parents, malheureuses rebelles, qu’une loi religieuse et qu’une règle. Vous me devez obéissance comme je dois mes comptes à mon supérieur, l’évêque Marovée. Votre audace est si grande qu’elle ne relève plus que de celui qui vous l’inspira : le prince des ténèbres. Vous parlez sa langue mieux que viguier plaidant cause obscure ! Mes yeux rougis au service du Christ ne verront jamais mon abaissement à vos pieds, croyez-moi, mes pauvres justicières dont il est dit dans les écritures de ma maison que la plus juste pèche au moins sept fois le jour ! Je vous laisserai le temps de réfléchir à vos destinées toute une nuit, puis je me rendrai chez mon seigneur Marovée et je prendrai conseil de sa sagesse afin d’arrêter le genre de châtiment qui vous sera infligé. Pour les nonnes, jeunes et de tendre cire, qui vous assistent dans votre détestable sédition, je ne veux ni les regarder ni les entendre. Elles ont subi la tentation de goûter aux fruits de l’arbre maudit, mais elles n’ont point eu le loisir d’en exprimer tout le poison. J’ai vécu sous le règne de l’abbesse Radegunde et c’est parce que j’ai trouvé beaucoup de frivolités à ses occupations que je n’ai jamais voulu lire tous les manuscrits de nos coffres. Une véritable servante de Jésus-Christ en sait toujours assez lorsqu’elle se rappelle l’heure de la prière. La reine Radegunde faisait de sa maison un lieu de délices parce que, à cause du martyre enduré pendant son existence conjugale, elle pouvait entrer vivante en Paradis. Pour moi, moins privilégiée, j’espère ne parvenir au ciel qu’à ma mort. Imitez ma modestie. Il n’est pire science que celle qui vous gonfle d’orgueil, mes filles !

Et, de son pas traînant de vieille mère cruellement blessée, l’abbesse gagna la chapelle de son monastère, où l’on entendait le bourdon d’un psaume.

Basine, pensive, la regardait s’effacer devant la jeune lumière de ses cheveux roux. Chrodielde, comme ayant fini de réciter une leçon, demanda l’avis de sa cousine.

— Que devons-nous faire maintenant ? questionna-t-elle, tandis que ses compagnes penchaient anxieusement la tête, tous les lis ondulant au vent d’orage.

Basine sourit.

— Nous assurer les clés de sa maison et lui laisser celles du Paradis puisqu’elle y tient. C’est une très sage personne qui saura se suffire de peu.

VI

La reine pria l’évêque de les faire placer dans le monastère avec l’honneur qui leur était dû et des chants solennels ; mais lui, sans avoir égard à cette demande, monte à cheval et part pour la campagne.
grégoire de tours

Appuyée sur son esclave favorite, une grande femme à tête rasée, aux larges épaules, l’abbesse Leubovère descendait lourdement, suant et soufflant d’horreur. Il lui fallait se cacher, maintenant, pour se rendre chez l’évêque Marovée, car les nonnes rebelles n’étaient point venues à résipiscence depuis l’heure néfaste où elles avaient montré toute la malice de leurs âmes. Bien au contraire, s’étant saisies des clés du monastère et gardant les portes, elles espéraient empêcher leur supérieure d’aller réclamer le secours de son père spirituel. Mais la Sainte-Croix, placée hors des murs de Poitiers, pouvait cependant communiquer avec la ville par un souterrain qui unissait le domaine religieux à l’ancienne maison de plaisance de Radegunde, située juste au pied de la basilique. L’abbaye contenait, du côté de la campagne, les cloîtres et les cellules des réfectoires, la chapelle, petite église en forme de donjon qu’écrasait de son poids colossal une immense croix de pierre, puis les logements des esclaves, les vastes étables donnant sur la forêt, les écuries où l’on nourrissait plus de cinquante paires de bœufs, les chevaux se faisant rares à cette époque de guerres intestines, de nombreux troupeaux de moutons et de porcs. Du côté de la ville, autrefois reliée par un pont volant à l’abbaye, la maison romaine se composait d’un baptistère, d’une piscine, devenue bains publics, et de vastes salles fraîches où s’entassaient des coffres remplis de grains. Leubovère ne daignait pas relever le pont enjambant les murs de Poitiers de son arche hardiment indépendante. Un furieux vent de tempête l’ayant mis à mal, elle l’avait laissé crouler dans les ravins pour le plus grand déplaisir de ses religieuses, qui se sentaient davantage séparées du monde. Leubovère ne se souciait guère de ce passage. Elle en connaissait un autre au fond de ses caves (du moins se croyait seule à le connaître) qui lui servirait, le cas échéant, pour fuir les menaces des révoltées, si la révolte s’accentuait, ce qu’elle ne pensait pas possible après l’intervention de l’évêque.

Leubovère descendait un raide escalier tout gluant de mousse humide et poussait un soupir désespéré à chaque marche.

— Que Notre Seigneur Christ me protège ! Je vais me rompre les membres ! murmura-t-elle en s’arrêtant au bord d’un trou noir.

Les marches finissant, il lui fallait sauter une flaque d’eau. Son esclave, beaucoup plus grande qu’elle, la ceintura vigoureusement pour l’aider à traverser le dangereux endroit.

— Comme tu es forte, Soriel, soupira l’abbesse ! Je ne m’étonne plus que tes parents t’aient donné un nom d’homme.

Soriel, dont les yeux tristes lançaient d’étranges éclairs quand elle marchait dans l’ombre, répondit durement :

— Que mes parents soient maudits pour l’éternité.

— Soriel ! Soriel ! Tu seras toujours une mauvaise chrétienne…

— Je suis… ce qu’ils m’ont faite, un être qui a peur du jour.

— Alors, balbutia Leubovère, se cramponnant au robuste bras de sa compagne, tu dois te trouver bien ici ? Nous n’y verrons pas plus dans notre sépulcre !

La galerie se creusait sous les remparts de la ville. À mi-chemin elle s’arrondissait en salle voûtée autour d’un puits où l’on entendait bruire une source. Là, les deux femmes s’arrêtèrent encore, hésitant sur le sentier ténébreux qui bifurquait.

— Nous aurions dû nous munir d’une torche, dit Leubovère très inquiète.

— En l’allumant aux feux des cuisines, nous aurions révélé notre dessein, fit judicieusement Soriel. Prenez du repos, il y a une ouverture au-dessus du puits que je vais dégager.

L’esclave arrachait quelque chose le long des parois du roc. C’étaient des plantes qui obstruaient une étroite fissure, des branches de lierre et de ronces emmêlées.

Bientôt une clarté verdâtre pénétra jusqu’aux deux femmes.

Leubovère, n’en pouvant plus, s’assit sur la margelle du puits.

— C’est dans cet abîme que tu as jeté les idoles, Soriel ? demanda-t-elle en s’essuyant le front de son voile de lin.

— Maîtresse, ce n’est pas un abîme, c’est une sorte de grotte où coule une source, une eau très pure qui pourrait être utile si nous étions obligées de nous terrer. Mais… par la Sainte-Croix, est-ce que je rêve ? Les idoles !…

Comme elle se tournait vers la muraille, l’esclave eut un mouvement de stupeur, sinon de véritable effroi. Un pan de lierre s’abattit avec un bruit mou d’étoffe. L’abbesse se signa, tout effarée.

— Que vois-tu ? Que vois-tu ? questionna-t-elle, tremblant de tous ses membres et craignant de voir par les yeux subitement illuminés de son esclave.

— Je vois qu’elles sont revenues, fit l’esclave d’un ton calme après un moment de silence plus effrayant que n’importe quel cri d’épouvante.

Leubovère se dressa, les poings crispés.

— As-tu fini de me faire endurer ce supplice, chienne, hurla-t-elle ! Que vois-tu donc qui te met aux yeux ces lueurs d’enfer ? Veux-tu parler ?

L’abbesse aurait tenu le moindre bâton qu’elle s’en serait servie pour caresser rudement les épaules de son esclave favorite.

Soriel n’était pas émue. Sa grande taille prenait dans ce jour vert une dominatrice apparence de fantôme. Sa tunique de toile, beaucoup plus serrée que celle des esclaves ordinaires, la moulait en une sorte de gaine qui faisait saillir les angles de son osseuse charpente. Soriel, en effet, ressemblait à un homme ni jeune ni vieux, un être de mystère, sans âge, au masque pâle et froid, fatalement triste.

— Allons, révérende mère, ne te fâche pas, ricana l’esclave. Nous sommes tous fragiles ! Les dieux seuls, qu’ils soient gaulois ou romains, sont indestructibles. Tu m’avais ordonné de jeter secrètement dans un puits les idoles trouvées en fouillant les jardins de Radegunde et les voilà remontées ! On peut m’en croire ! Tout est inutile contre les dieux qui sont des démons.

L’abbesse, se signant de nouveau, regarda du côté de Soriel. Ce qu’elle aperçut la fit se prosterner d’une manière tellement violente que ses pauvres genoux douloureux sonnèrent sur le sol.

Dans cette salle creusée à même le rocher, toute tapissée par un lierre qui, du dehors, s’était introduit glissant de la vie à l’intérieur de cette crypte funèbre, demeurait un peuple d’enfants. Radieux encore de la lumière d’un bien lointain soleil des visages souriaient et leur sourire perçaient les vieilles chairs de l’abbesse comme autant de flèches d’astres. Ils étaient répandus çà et là, les uns en morceaux à grand’peine rapprochés, les autres presque entiers moins un bras ou une jambe, tendant leur membre mutilé avec des gestes de douce résignation, mais tous rayonnaient, dans la demi-obscurité de leur sépulcre, d’une joie délicieusement paisible. Ils semblaient réunis autour de la grande bouche d’ombre du puits pour éclater en sourires, semer un peu de gaieté parmi le royaume des morts.

— Un miracle ! gémit Leubovère.

— Est-ce que notre dame Radegunde les protège ? demanda l’esclave, qui n’osait plus railler.

— Es-tu certaine, toi, Soriel, de m’avoir obéie ? demanda Leubovère se relevant.

Soriel haussa les épaules.

— Tu ne pouvais point me commander un travail plus agréable, révérende mère. Ces monstres me font peur tout autant que le jour. Je les ai jetés là, j’en jure par la Croix dont les reliques sont sur nos têtes.

— Tu n’étais accompagnée d’aucun serviteur !

— Je suis assez forte pour porter des fardeaux de pierre et je n’avais nul besoin de me confier à personne.

— Alors, c’est un miracle, en vérité ! (L’abbesse ajouta, plus par habitude que par conviction :) Loué soit Dieu ! Prions, ma fille.

— Et que maudites soient les idoles ! répliqua Soriel d’un ton sourd, tout en imitant sa supérieure qui se remettait à genoux.

Elles restèrent un moment immobiles, la vieille femme écroulée sur le sol et l’esclave les paupières baissées devant le jeune peuple qui souriait, infiniment paisible. Il y avait une petite Vénus de marbre rose, perchée sur un unique pied comme un oiseau prêt à reprendre son vol, un petit Bacchus de marbre jaune veiné d’azur, le ventre joufflu, les joues ventrues, toute sa petite nudité fraîche montrant des fossettes bleuies par le froid de l’eau, mais criant l’ivresse turbulente et folle de la liberté. Il y avait, également ivres, toute une famille de petits faunes et de petits satyres dont plusieurs, sans tête, formaient un amas de menus membres gracieux culbutés là comme une corbeille de fruits bizarres. Un Mercure décapité courait avec des ailes aux chevilles, une nymphe brisée à mi-corps sortait de la terre, comme essayant de se dégager de sa tombe. Ils étaient presque tous lumineux et gais, frottés d’une essence surnaturelle, émergeant de leur bain plus nus, vernis d’une huile magique, petits athlètes prêts à de nouveaux combats.

De la meurtrière de leur cachot filtrait une lueur éclairant la coulée tortueuse de ce lierre tenace qui arrivait de la vie extérieure pour leur apporter l’hommage de la nature, le dernier et le premier de tous les hommages… Et ils riaient entre eux d’apercevoir, à leur hauteur de jeunes dieux cyniques, ces femmes plongées en de mornes méditations, ces deux créatures que la pesanteur des années ou des malheurs avait faites pareillement insensibles, comme eux de marbre, mais point, hélas ! d’un marbre aussi beau !

Quand les deux femmes eurent achevé leur prière, elles continuèrent sans hésiter davantage leur chemin, se hâtant de s’éloigner d’un lieu suspect. Mieux valait ne point approfondir l’idée d’un miracle en faveur des idoles, les voies de la Providence allant, très souvent, au rebours de la logique humaine. D’ailleurs, si le monastère devenait la proie des puissances démoniaques, la révolte des nonnes s’en expliquerait plus aisément vis-à-vis de leur supérieur spirituel.

Au bout de la galerie souterraine finissait l’épaisseur des remparts ; l’abbesse y trouva une herse de fer que Soriel put dresser de ses fortes mains. Elles entrèrent enfin dans le domaine de Radegunde, un merveilleux jardin abandonné, tout encombré de végétations sauvages, qui entourait un ancien palais bâti à la façon romaine, c’est-à-dire en murs pleins dissimulant des terrasses.

L’abbesse, soufflant un peu, arrangea les plis de son manteau pour paraître dignement devant son évêque. D’un pas plus majestueux, elle traversa successivement une cour dallée de granit gris et une terrasse en mosaïque représentant des poissons nageant avec des amours sur leur dos. Puis elle descendit un large escalier aux marches lisses, juste en face des galeries du cloître Saint-Hilaire.

Des moines se promenaient sous leur portique de bois, devisant et priant. De loin, ils saluèrent l’abbesse en mettant leurs index joints sur leur poitrine tout en baissant humblement le front.

— Va m’annoncer à notre seigneur Marovée, dit Leubovère à sa suivante, qui retirait des brindilles sèches du bord de son manteau.

Selon une mode religieuse d’alors, l’abbesse, son capuce sur ses yeux, rejetait son voile en arrière. Elle portait une guimpe de toile montant aux oreilles : sa robe de laine bleue tombait en plis droits pour s’écarter devant, laissant voir une jupe blanche brodée de grosses croix, fleuronnée du bout. Une autre croix d’or lui pendait du col jusqu’à la ceinture, très lourde chose qui la gênait et qu’elle prenait en mains quand elle essayait d’aller vite. Elle aurait bien préféré s’aider d’un bâton, mais elle tenait, ce jour-là, au cérémonial. Les longues franges de son manteau l’embarrassaient aussi, charriant des herbes ou des épines, cependant l’abbesse Radegunde ayant prescrit le manteau en l’honneur de la messe, elle venait à son évêque dans cet apparat pour le mieux disposer aux confessions solennelles qu’elle devait lui faire.

Soriel partit, l’abbesse eut un mouvement d’humeur en s’apercevant que ses genoux étaient marqués, boueux ; dans le milieu de sa jupe blanche, cela formait deux taches brunes ombrant les broderies d’argent.

— La bête, songea-t-elle, qui m’ôte des herbes sèches et ne distingue point que je me suis mise à genoux dans la boue de l’enfer !

Comme elle s’impatientait de ces détails, elle oubliait un peu ce qu’elle voulait dire et, lorsque Marovée en personne lui ouvrit sa porte, elle se confondit en protestations d’humilité, répétant des phrases puériles où le bonheur des saints alternait avec l’inutilité de renouveler le luxe de ses vêtements quand le blé levait mal.

L’évêque Marovée souriait finement de ses lèvres minces, l’écoutant la tête penchée à droite par le poids d’un bonnet d’écarlate. Il était vêtu de blanc à l’image de ses jeunes clercs et sa tunique froncée aux épaules lui descendait des bras jusqu’à terre en de vastes manches balayeuses.

— Ma sœur, dit-il d’un ton bienveillant, j’ai grand plaisir à vous recevoir. Que Dieu bénisse vos récoltes et vous donne la paix. Remettez vos esprits, je vous sens troublée par quelque fâcheux événement. Asseyez-vous d’abord, vous parlerez ensuite tout à votre aise…

Ils se trouvaient dans la chambre principale de l’évêché, une vaste salle encadrée de portiques de bois derrière lesquels s’allongeaient les cloîtres de Saint-Hilaire. Des rideaux de peaux, de place en place duvetés de fourrures, posés à cheval sur les poutres, laissaient un espace vide près du sol où l’on voyait souvent passer les pieds nus d’un moine. Au centre une table où s’entassaient des parchemins et un siège de chêne tordu indiquaient les récentes occupations de Marovée. Au-dessus de la table une lampe à trois becs se balançait insensiblement, suspendue par des chaînettes de fer. Un pan de ciel bleu, encadré dans une des voussures de bois, leur envoyait une vive clarté, et quand Marovée eut fait asseoir l’abbesse près de son propre siège, des ramiers s’abattirent familièrement sur une des poutres, amenant avec eux toute la lumière du printemps.

— Je vous écoute, ma sœur, dit Marovée, s’appuyant du coude contre une pile de manuscrits.

— Mon père, ma maison est menacée d’un grand scandale !

Et sans s’arrêter à la question de la révolte, la plus menaçante de toutes, Leubovère entama le récit des idoles précipitées aux abîmes et remontées seules par l’évidente intervention d’un miracle.

Assis dans les vastes plis de sa tunique, Marovée avait l’air d’un homme résigné, à la fois blanc de cœur et de gestes, un homme de paix évangélique.

Il gardait son sourire bienveillant.

— Vous dites que ces objets profanes ont bien été jetés dans ce puits, ma sœur, donc, il faut vous croire, mais il s’agit d’une espèce de grotte souterraine, je crois, un caveau d’après votre description. Quelques-unes de vos filles — il en est de hardies — n’auraient-elles pas découvert le passage des remparts et n’auraient-elles pas pu descendre là par pure curiosité ?… Je ne veux pas faire de jugement téméraire, pourtant, Basine qui cet hiver vous réclamait un bord de robe… ou Chrodielde…

L’abbesse eut une exclamation d’étonnement.

— Ah ! mon père, que votre bénédiction soit sur moi ! Vous éclairez toute cette affaire vraiment satanique. C’est là que mes filles ont été puiser leurs idées de rébellion, je reconnais le souffle empoisonné de Satan et son goût de l’orgueilleuse pourriture charnelle ! Chrodielde et Basine se sont inspirées de ces figurines pour me vomir à la face leurs affreuses injures. Ce sont les dieux du bon vivre et des mauvaises sciences, les dieux païens, les pires démons. Je reconnais leur œuvre !

— Quelle œuvre ? Quelles injures ! demanda Marovée.

Et Leubovère, moitié pleurant, moitié grondant, agitant sa croix comme un bouclier parant des coups, conta la révolte des nonnes.

Marovée devint grave. Il la laissa se perdre dans les plus oiseuses considérations ; seulement, quand elle en arriva aux reproches directs, il l’arrêta d’un mouvement autoritaire.

— Ma sœur, dit-il sévèrement, nous ne pouvons pas douter de leur naissance. Basine est fille du roi régnant de Neustrie, et Chrodielde a perdu son père, le prince Charibert. Or, Basine, princesse de Neustrie, est toujours à craindre, car on lui a fait une grande injustice en lui rasant les cheveux. Elle pourrait reprendre son rang un jour. Tout est possible en ces temps de guerres intestines !

Leubovère se redressa, l’œil rougissant de colère.

— Quoi, mon père, vous, un homme de loyauté, vous penseriez qu’une nonne fille de roi aurait le droit du pas sur son abbesse, même en état de rébellion ?

— Je pense, ma sœur, qu’il faut ménager les rois dans leur plus intime descendance. Frédégunde, jadis concubine, est aujourd’hui reine légitimée. Demain Frédégunde morte, Chilpéric peut se souvenir de sa fille. Il a déjà voulu la marier à un prince d’Espagne… Mais il y a toujours manière de tourner les difficultés ! Si vous aviez accordé un galon d’or de plus à Basine, peut-être bien que Chrodielde n’aurait pas eu cet esprit de viguier des ténèbres que vous remarquez en elle, à juste titre. (Il ajouta dans un sourire où ses lèvres minces eurent comme une transparence :) Il faut peu de choses pour amuser des princesses !

— Peu de choses, mon abbaye ?

— Précisément, ma mère. En accordant à propos un galon doré ou un morceau de pourpre, vous pouviez conserver votre suprématie abbatiale.

— Et maintenant me conseilleriez-vous de leur laisser boire du vin alors qu’elles sont déjà ivres de tous les ferments du paganisme !

— Maintenant, dit froidement Marovée, je crains qu’il ne soit trop tard ! Il faut peu de choses pour distraire des princesses ennuyées, mais quand elles sont irritées… la possession de tout un royaume n’y suffit pas, ma sœur !

Il y eut un pénible silence. L’abbesse pressait sa croix contre sa vaste poitrine, semblant la trouver à présent bien petite pour se transformer en bouclier. De ses yeux bordés de rouges coulaient deux larmes teintées de sang.

— Et si je les mettais à la place de leurs jouets païens, ces deux enfants de l’enfer ? Au pain et à l’eau, la chaîne aux chevilles, m’approuveriez-vous, seigneur Marovée ?

— Je vous le défendrais, ma sœur, pour votre salut en ce monde, murmura l’évêque hochant tristement la tête.

Un rideau de cuir se souleva. D’un bond joyeux, un agnelet blanc se précipita vers Marovée. La figure du vieil homme s’illumina et il gratta tendrement le front bombé de l’animal. Marovée aimait les bêtes, il leur laissait toute liberté autour de lui, se faisant suivre de moutons et de pigeons jusqu’au maître-autel. En sa jeunesse, grand chasseur, amateur de beaux coups d’épieux, il semblait, vieillard, implorer, de toutes les douces créatures sans âmes, le pardon de mystérieuses tueries qui hantaient sa conscience. Dans ses basses-cours, les chevaux, les ânes, les chèvres s’ébattaient sans aucune entrave. Les poules venaient caqueter dans les cloîtres, couraient, les ailes étendues, dès qu’elles le voyaient paraître, et quelquefois la crosse épiscopale s’ornait de deux colombes amoureuses, au grand dépit des jeunes clercs qui s’efforçaient de garder leur sérieux en présence de leur évêque impassible. Faisant pénitence du goût de la chair blanche ou de la venaison, Marovée se nourrissait de fromages, de fruits, préférant au meilleur jus de vendange le lait de ses vaches, mais ne permettant de les traire que lorsque le veau avait bu le premier.

— C’est assez pour un homme de Dieu, disait-il en riant à ses esclaves, des restes d’une bête ! Il faut donner large existence chez moi à tous ceux que l’on sacrifie chez les autres.

Le gros bon sens de l’abbesse Leubovère se choquait de ses attendrissements sur de viles créatures et trouvait que cet amour des humbles la servait mal à ce moment critique. Il s’agissait bien d’un agnelet capricieux !

— Mon père, souffla-t-elle, vous jugez ma conduite et non pas celle de mes filles. De quoi m’accusez-vous ?

— Je ne vous accuse point, ma mère, je vous préviens. (Il se pencha, se saisit de l’agneau qui se blottit dans la robe épiscopale avec l’aisance d’un personnage très accoutumé à de telles faveurs.) Allons ! toi, l’enfantelet, demeure sage. Ma sœur, vous voyez ce petit mouton ! Sa mère est morte d’une carie au pied. Me voici passé nourrice ! Quand il cesse de m’entendre, il bêle comme perdu. Il faudra que je vous fasse présent de pondeuses qui ont des œufs miraculeux. Un homme adulte, je vous l’affirme sur ma croix, peut se contenter d’en manger un à son repas du matin. Il ira la journée sans plus d’appétit. J’ai aussi des cochons de lait qui déjà… Mais excusez-moi, ma sœur, nous verrons cela plus tard ! Pour l’instant vos brebis à vous s’agitent sous l’empire des passions. L’époque est fertile, décidément, en révolte orgueilleuse. Soyez prudente. Je n’augure pas bien de votre visite, car elles sont capables d’avoir bouché le passage secret pendant votre absence.

— Soriel, mon esclave, doit veiller, seigneur Marovée. Je suis venue pour chercher votre précieux avis et je ne m’en irai pas…

— Oh ! interrompit Marovée qui continuait à gratter le front de son favori, je ne savais pas la rébellion au point où elle en est, ma sœur. Ce que je puis vous assurer, c’est qu’il y a ici un asile d’où on ne vous fera jamais sortir par la force. Ma basilique est ouverte aux pauvres comme au riche, aux saints comme au pécheur. Restez chez moi tout simplement. Là-haut elles se calmeront peut-être, se croyant maîtresses de la maison.

Leubovère se dressa, furieuse.

— Moi, abandonner ma maison ! Moi, me sauver comme une coupable devant ces possédées, ces chèvres folles ! Y songez-vous, Seigneur !

— Les chèvres ne sont pas si folles que les femmes, objecta Marovée, quand elles grimpent sur les sommets, elles savent d’avance que le sabot ne leur faillira pas, tandis que les femmes… des princesses ! Radegunde prévoyait-elle le sort de Basine lorsqu’elle eut le courage de la refuser aux ambassadeurs de Chilpéric ?

— Radegunde ! s’écria Leubovère. Mais, mon père, c’est toujours de la reine abbesse que ces filles se réclament. Radegunde était seule capable de gouverner ! Radegunde permettait les nappes de roses ! Radegunde tolérait les ganses d’or, et la bordure de pourpre ! Radegunde, qui lavait la vaisselle par plaisir, leur a donné malheureusement le goût de toutes les voluptés en acceptant qu’à l’ombre de la Sainte Croix on vécût comme à l’ombre d’un palais. Tenez, Seigneur, si je n’étais bien certaine que nos reliques nous protègent là-haut mieux que votre croix pastorale, je resterais… Mais que peuvent les embûches du démon contre le morceau de la vraie Croix !

Et ce disant, Leubovère, tout essoufflée, baisa la croix d’or qu’elle venait de brandir.

Un instant Marovée examina la pauvre femme, tout ému de compassion pour une telle preuve de sa vaillance religieuse. Il poussa un profond soupir, regarda tour à tour le front bombé de son agnelet blanc où pointaient de menues cornes, puis le ciel de printemps qui passait bleu par les voûtes noircies. Un ramier, sur une poutre, triait ses plumes d’un bec languissant et une tiédeur semblait se répandre dans la salle avec les très légers flocons de son duvet. Alors l’évêque prononça, d’un ton singulier :

— Les choses de l’ordre naturel sont les meilleures.

Leubovère ne comprenait pas. Elle attendait sa bénédiction pour se retirer, le cœur un peu meurtri de son apparente indifférence. Or, l’évêque songeait au contraire à la secourir, mais il luttait, en lui-même, ne savait pas à quelle résolution s’arrêter. Il répéta d’une voix mieux affermie.

— Les choses de l’ordre naturel sont les plus douces. (Il ajouta, levant sa main droite :) Ma sœur, ai-je bien entendu ? Si vous doutiez de la vertu des reliques vous abandonneriez le monastère dès ce jour ?

Elle se troubla, répondit, larmoyante et effrayée :

— C’était langage impie, mon Seigneur ! Plût au ciel que je fusse morte étranglée par mes propres filles ! Comment oserais-je douter de la vertu de la Sainte-Croix ?

— Écoutez-moi, ma sœur, et calmez vos esprits. Je vais vous dire un secret qui n’est jamais sorti de mon cœur et qui bien souvent m’étouffe. Je vais vous le confier parce que Notre Seigneur Jésus-Christ semble m’en inspirer l’audace. Je vois clairement mon devoir. Rien ne peut reposer sûrement sur le mensonge. (L’évêque se leva, parcourut la salle en tenant toujours son agneau qui broutait, les yeux clos, une herbe de rêve.) Les clercs sont dehors et personne, je pense, n’arpente, le cloître. Donc, l’heure est favorable, ma sœur, car le secret que je veux verser dans votre sein est d’une grande, d’une terrible importance. Jurez-moi sur votre croix abbatiale que vous le garderez comme je l’ai gardé jusqu’au jour où il serait bon de sauver une créature d’église en péril.

L’abbesse frémissante se tassait sur son banc, espérant que le sol allait s’entrouvrir pour la dévorer.

— Je vous le jure, Seigneur, par ma croix abbatiale ! Je ne suis qu’une pauvre femme… plus chétive que cet agnelet blanc que vous honorez de vos soins, gémit-elle se mettant à genoux pour baiser le bas de la tunique de Marovée.

Il releva Leubovère, tout attendri.

— J’aime les âmes simples comme ces bonnes créatures qui n’ont même pas le paradis en échange de leurs maux. Et vous êtes une âme simple, toute blanche, si votre corps a plus de résistance qu’un enfantelet de brebis. (Il vint se rasseoir, penchant la tête et baissant le ton.) Vous allez droit devant vous et ne soupçonnez pas le mal de la science. Ah ! Ma sœur, ceux qui savent sont encore plus malheureux que vous… Vous n’avez pas compris, jadis — vous étiez plus jeune —, pourquoi je n’aimais pas votre couvent d’amour sincère. Je n’ai jamais eu d’animosité contre Radegunde et vous avez cru que c’était elle que je n’aimais point, car ma conduite fut, en apparence, coupable vis-à-vis de la sainte fondatrice de votre maison. (Ici, Marovée s’inclina.) J’ai toujours eu de la répugnance, je l’avoue, à me joindre à vos cérémonies et quand, les dissentiments terminés, j’ai pris la résolution de rester votre pasteur à toutes j’ai dû murer ma conscience. Cela me fut pénible. Aujourd’hui je vais respirer d’aise pour la première fois depuis bien des ans. Loué soit Dieu ! Vous connaissez la raison du voyage en Orient, mais vous ignorez son terrible résultat. Si je l’ai su, c’est par la mort d’un pauvre moine qui, ayant contracté une fièvre ardente dans les pays du soleil, vint chez moi me supplier de le confesser parce que l’absolution lui avait été refusée par deux prêtres de nos pays d’Occident. On avait donc été chercher ce morceau de la vraie croix à travers les chemins difficiles des contrées ennemies. Durant six lunes, des hommes courageux, affrontant tous les dangers, avaient rapporté le précieux fragment renfermé et scellé par les moines orientaux dans une châsse d’argent pur, placée elle-même en un coffre de santal contenant d’autres reliques des saints apôtres et des martyrs. Le tout fut d’abord mis en sûreté à Tours, où mon frère l’évêque Eufronius avait érigé un rustique oratoire à la seule fin de servir d’hôtellerie à notre précieux bois. (Plus tard, le savant Gregorius consacra cette chapelle au nom de la Sainte-Croix, comme vous l’avez appris.) C’est ici, ma sœur, qu’intervint la malice de Satan. Pouvait-il voir une pareille fortune sans en être jaloux ? Une nuit, ce moine atteint de fièvre ardente dont je vous ai parlé eut une étrange vision. Ce religieux, jusqu’à cet instant le gardien vigilant des reliques, s’endormit malgré ses accès et pendant son sommeil il aperçut un feu dévorant auréolant la châsse d’argent pur. Eut-il la pensée de sauver le bois de la Croix ou fût-il poussé par une curiosité irrésistible ? Il ne sut pas le définir, mais il se précipita sur le coffre de santal. Presque aussitôt les sceaux se rompirent, les liens tombèrent et il put l’ouvrir sans aucune violence. Il trouva la boîte de métal baignant dans une lueur extraordinaire qui s’éteignit sans lui brûler les mains. Il ouvrit également cette boîte, se pencha, espérant contempler enfin le fragment de la Sainte Croix glorieusement intact. Quelle ne fut pas son horreur de découvrir que la boîte était vide ! Il n’y avait plus rien ou il n’y avait jamais rien eu ! Ni bois, ni poussière de bois, ni aucun résidu de bois ! Le moine épouvanté chut à la renverse. Quand l’aube le réveilla sur les dalles de la chapelle, il constata que la tranquillité régnait autour de lui. La châsse reposait à sa place d’honneur, au milieu de l’autel, et personne, pas plus lui que d’autres, n’aurait su dire ce qui s’était passé. Que penserait l’évêque chargé de vérifier le contenu des coffres ? Que croirait Radegunde, la reine pieuse qui attendait le fragment de la vraie Croix pour, affirmait-elle, expirer d’amour en le baisant ?… Surtout, qu’allait-on lui reprocher à lui, le gardien fiévreux qui s’était déclaré incapable de dormir la nuit, ne voulant céder à quiconque le droit de veiller sur le dépôt sacré ? Cet homme, je dois l’avouer, ma sœur, eut une idée détestable et c’est en cela qu’il fut le plus criminel, mais il ne prit point le temps de réfléchir. Il vit l’ordre naturel des choses bouleversé et eut la triste audace d’essayer de la rétablir. Se souvenant qu’on lui avait décrit la croix du Sauveur comme un arbre très vieux et très noir, il détacha un morceau de la charpente de l’oratoire, le plus vieux et le plus noir qu’il put trouver, l’introduisit à la place de celui qui n’y avait probablement jamais été, car il y a des félons en Orient, ma sœur, puis referma la châsse, lia le coffre de son mieux, en répara les scellements. L’évêque Eufronius, m’envoyant les reliques, mentionna pourtant ce détail que la châsse lui paraissait avoir un peu souffert du voyage. Or, le moine coupable avait fait diligence. Se sentant à toute extrémité, brûlé de remords, il voulait se confesser. Un prêtre lui refusa l’absolution. De Tours, il vint vers moi, se jeta à mes pieds, répandant des torrents de larmes, et je l’entendis me raconter tout d’une haleine, comme s’il s’arrachait l’âme, sa merveilleuse vision, l’histoire de son crime. À moi, redoutant un nouveau refus, il ne s’était point confessé. Il avait vomi, en état de fièvre ardente, toutes ses souffrances et toutes ses hontes. Il ne demandait plus l’absolution, mais la mort ! Je le fis coucher dans la chambre la moins visitée de ma maison, me réservant de le confesser quand il serait revenu de ses émotions, sinon à la santé. Seulement, lorsque les reliques furent arrivées à Poitiers, la reine Radegunde me priant de les faire placer au monastère avec l’honneur qui leur était dû et des chants solennels, sans avoir égard à sa demande je monte à cheval pour m’éloigner au galop. Dans le doute je m’abstenais… Voilà pourquoi, ma sœur, je n’ai jamais pu me rendre à votre église abbatiale d’un cœur libre et l’esprit dispos. J’ai eu souvent l’occasion de voir la mystérieuse relique. Elle m’est apparue absolument fausse, d’un bois ordinaire qui n’avait point l’âge requis pour nous représenter celui qu’on attendait d’Orient. Je n’ai rien dit parce que j’aurais hâté la fin de la bienheureuse Radegunde. Aujourd’hui, je parle parce que vous, ma sœur, vous confiez votre existence aux artifices de Satan. Votre monastère est maudit depuis de longues années et, à cette heure, nous parlerions tous les deux qu’on ne nous croirait pas. Du reste, il importe peu que l’objet d’un culte soit faux si la prière qu’il inspire est sincère. Mais ce n’est pas une raison pour que je vous laisse demander grâce à ce morceau de bois mort, plus sourd que tous les arbres vivants de nos forêts ! Vous voici instruite. Mon secret sera le vôtre. Taisons-nous sans espérer de miracle. Il convient de se défendre autrement. N’avez-vous pas crié, doutant de la vertu des reliques : « J’abandonnerais ma maison ?… »

L’abbesse regardait son évêque avec une stupeur dévote qui la transfigurait. Elle essayait, vainement, de l’écouter, n’entendait guère mieux que le morceau de bois mort. Était-ce possible ? Ce moine fiévreux n’était-il pas un possédé suscité par Satan contre la vraie Croix ? Leubovère avait tellement l’habitude de prier devant la châsse de son église qu’un immense dégoût lui serrait la gorge.

— Seigneur Marovée ! Sainte Radegunde !… Ah ! Tous les démons se déchaînent !… Que vais-je devenir ! bégaya-t-elle, en se signant plusieurs fois.

— Réfléchissez, ma bonne sœur, murmura l’évêque apitoyé. Il est certain que le temps des épreuves nous arrive.

— Et vous, mon seigneur, n’avez-vous pas dit, avant de me narrer cette histoire si affligeante, que les choses de l’ordre naturel sont les meilleures ?

— Ma sœur, je l’ai dit.

Elle songea un moment, la tête courbée.

Le petit agneau eut un bêlement joyeux. Il sauta des genoux de Marovée pour gagner les cloîtres où il flairait une provende fraîche.

— Mon père, déclara Leubovère en se levant avec dignité, je vais donc veiller à mon grain. S’il pourrit, j’en dois compte. S’il mûrit, il me faudra le récolter. Quoi qu’il advienne, je ne changerai rien à l’ordre des saisons que Dieu ne change jamais. Ce n’est pas l’hiver qui barre le chemin au printemps. Puisque mes filles ont résolu de me succéder, cela se fera naturellement, à ma fin, mais pour un morceau de bois de plus ou de moins, je ne vais pas manquer d’honneur. Mon poste est là-haut, dans mon monastère. Je retourne à mon poste.

— Qu’il en soit donc ainsi ! répondit Marovée, lui imposant les mains.

VII

Elles étaient venues à pied de Poitiers sans avoir eu la commodité d’aucun cheval, en sorte qu’elles étaient épuisées et assez misérables.
grégoire de tours

L’aube en blanchissant le ciel perçait le dôme de la forêt de ses flèches brillantes. Ragnacaire s’avança hors de la grotte, le visage inquiet, cherchant à reconnaître l’astre. Était-ce le jour ? Était-ce la lune ? Il avait trop dormi et son sang épais lui brouillait la vue. Harog n’allait-il pas lui reprocher sa lourde paresse ? Harog qui méditait une grande expédition ! Il se tourne du côté de son compagnon dormant encore à poings fermés sans aucun souci de l’aube, la tête appuyée sur les flancs de sa chienne Méréra.

— A-og ! A-us ! grogna Ragnacaire dont c’était la coutume de s’éclaircir la voix par des jappements.

Méréra dressa les oreilles, mais ne bougea point, craignant d’éveiller son maître et elle regarda l’autre, le gardeur de porcs, d’un œil oblique, très méprisant. Elle restait couchée, plus blanche que la blancheur matinale, au fond de leur antre où elle mettait une lueur, s’étalant avec la volupté d’une bête qui se sait belle et préférée, offrant son ventre soyeux au repos de l’homme pauvre, du berger, lequel dormait dans sa fourrure comme entouré d’un manteau royal.

Harog étendu, paupières closes, paraissait calme. Ses lèvres riaient, retroussant ses moustaches brunes : il devait rêver de la grande expédition ; peut-être voyait-il Basine debout entre les bras de la croix de pierre de sa prison, prête à s’envoler jusqu’à leur caverne. Pour lui, il ne reviendrait à elle que les épaules chargées de butin. Il tiendrait son serment. Il saurait se battre… il tuerait !…

— Eréra ! gronda plus fort l’impatient Ragnacaire.

La chienne, redoutant la brusquerie du compagnon Ragna, tira sa langue rose, souple et courbe comme une flamme, lécha le front du dormeur, se penchant sur lui en tendre amoureuse.

— Nous serons là ! répondit Harog, s’éveillant de son rêve héroïque.

— Nous y serons ! A og ! rugit Ragna, soudainement joyeux.

Méréra eut un aboi de satisfaction, devinant que le maître approuvait son manque de respect. De loin, hors de la grotte, on entendit clamer six gueules vigilantes. Toute la troupe, à l’unisson, se félicitait de vivre. Harog, ses mèches noires emmêlées aux longues soies pâles de la chienne, semblait réfléchir.

— Nous arriverons près du camp dans le moment où les soldats prennent leur nourriture, expliqua-t-il, suivant son idée pendant que Méréra battait de la queue et faisait voler le sable. Les gardiens ne s’occuperont plus de leurs bêtes. Alors, nous approcherons…

— Nous étranglerons les gardiens et nous nous emparerons de quelques bons chevaux, déclara Ragna triomphant.

— De tous les chevaux ! fit Harog vivement. Il nous les faut tous.

Bouche béante, Ragna admirait son chef, car ce berger sorcier était vraiment né le chef. Comment, à leur tour, pourraient-ils nourrir tous ces chevaux ? Le gardeur de porcs n’osait pas le demander, mais il pensait bien que cela mûrirait en son temps.

— Je vais donc préparer nos provisions, dit-il, se soumettant d’avance aux plus humbles nécessités.

La grotte était vaste, toute tapissée de sable pur, tendue des peaux de loups de l’hiver, garnie de sacs de cuir pleins de pains et de viandes fumées. Ragna ouvrit un sac, posa sur une pierre plate qui leur servait de table à manger un quartier de chevreau rôti, des galettes, une petite outre de vin. C’était un jour ! On ne ménageait rien, car les hommes ont besoin de force pour entreprendre d’aussi grandes chasses. La victoire dépend quelquefois d’une âpre liqueur fermentée. Ragna contemplait l’outre en la caressant du doigt.

— Le sang de nos ennemis est là-dedans, A og !

— Nous n’avons pas d’ennemis, Ragna, murmura le berger croisant ses jambes sous lui et se taillant un large morceau du rôti. Où as-tu trouvé ce chevreau ? Il est cuit à point.

— On me l’a donné au monastère pour mes derniers gages. Il m’a fallu dire que je partais.

— Tu n’as pas dit plus ?

— Mes porcs sont en sûreté. Ils m’attendront à l’étable.

— Il nous faudrait tous les porcs ! songea le berger qui rongeait un os. Méréra s’insinua doucement et prit l’os.

— Pourquoi tous les porcs ? demanda Ragna, laissant tomber son pain.

— Il sera utile de nourrir nos gens, notre armée. Comprends-tu ?

La clarté du matin glissait maintenant jusqu’aux deux compagnons et faisait luire les yeux ardents de Méréra. Elle prit également le pain de Ragna, mais d’une gueule moins délicate. La grotte s’illuminait peu à peu. Un vent froid secouait le rideau des ronces de son entrée. Assis devant l’ouverture du palais de Méréra, les six chiens attendaient qu’on daignât s’occuper d’eux après le repas de la reine.

— Nous irons dans les carrefours appeler des mendiants. Il y a des serfs qui se sont révoltés ou enfuis, des maîtres plus pauvres que leurs esclaves parce que, durant les guerres de Neustrie, on a brûlé leur maison. Je connais ceux-là.

— Tu ne les a jamais vus, Harog ?

— Il n’est pas besoin de voir pour savoir, dit Harog buvant, la tête renversée.

Méréra, d’un coup de dent, saisit le chevreau.

— Chienne de Satan, s’exclama Ragnacaire. Un si fin morceau pour ton nez de fouine !

— Laisse, Ragna, laisse ! Il convient de bien manger aujourd’hui car demain chacun de nous aura cruellement mordu. Les dents doivent s’aiguiser d’abord. Laisse venir tous nos chiens et qu’ils aient tous de la bonne viande fraîche, les plus vieux les premiers.

Méréra, qui se trouvait la plus jeune, ayant fini le chevreau, Ragna dut éventrer un sac de viandes fumées pour les autres. Ce fut un solennel repas. Les os craquaient, avec un bruit de blé sous la meule. On sentait que ces animaux, fiers de leur importance, comprenaient leur mission. Ils aiguisaient leurs armes naturelles du meilleur de leur force, ramassant leur échine, fouettant de la queue, les oreilles en arrière, les ongles en avant.

Harog tâtait les côtes et, soufflant sur le poil rude, il examinait d’anciennes blessures, l’air attendri ; cependant ces yeux sombres gardaient leur secret : on ne savait toujours pas pourquoi on allait se battre. Quand la pierre à viande fut nette, les chiens s’assirent, formant le cercle. Ragna passait son pouce sur le fil des couteaux.

— Il faut graisser nos jambes, dit encore Harog.

Ils frottèrent leurs pieds et les lanières de cuirs tenant leurs sandales avec une grosse tranche de lard. Ragna pour aller plus vite sciait le lard de ses cordons fauves. Puis chacun, soigneusement, croisa les lanières qui, échauffées par la marche, communiqueraient leur souplesse à la chair sans la meurtrir. Harog se ceignit les reins d’une ceinture faite d’une peau de serpent retournée. Ragna enroula autour de sa haute taille de Gaulois roux des cordes d’écorces tressées, une écharpe de laine teinte, des bandes de toile, leurs plis compliqués dissimulant une petite hache et des fers de lance. Il prit le soin de se peigner, c’est-à-dire qu’il renvoya sur ses deux tempes sa chevelure couleur de rouille, séparée en deux tronçons de glaives qu’il tordit pour les fixer le long de ses joues. Sa moustache dorée, coulant de sa bouche jusqu’à sa poitrine, lui donnait l’aspect d’un monstre farouche prêt aux pires combats. Cependant, ses bons yeux naïfs rayonnaient de gaieté. Toute l’aurore marcherait avec lui pour de nobles luttes. Il exciterait ses chiens et défendrait son ami. Le secret de l’affaire se révélerait plus tard. D’ailleurs, si Harog savait, cela suffisait bien. On parlait depuis longtemps de cette chasse. Il fallait se décider et il était heureux de quitter les porcs du monastère de Radegunde pour un harnais de guerre.

— Nous emporterons deux sacs, fit Harog soucieux. Ce serait trop de trois.

Et les chiens ?

— Ils ont mangé. Mes bras ont besoin de demeurer libres.

Ce disant, Harog sortit de la grotte afin d’étudier le ciel, la terre et le vent. Dans une coupe bleue nageait, très haut, la croix du monastère, vision lointaine. Un frisson agitait les arbres. Des oiseaux chantaient. Le soleil ne franchissait pas encore le seuil du bois prolongé en puits de nuit devant le berger, mais on sentait poindre le jour dans les sombres voûtes ; c’était çà et là comme des fissures d’où la lumière suintait en gouttes d’or.

Harog mouilla la paume de sa main droite et la leva en l’air. Ensuite il cueillit un brin d’herbe qu’il lança par-dessus son épaule.

— Nous pouvons partir ! déclara-t-il, se répondant à lui-même.

Méréra se rangea sur sa gauche pendant que les six chiens suivaient en file. Ragnacaire assujettissait les deux sacs sur son dos.

— Je prends les sacs pour épargner tes bras, dit-il résolument. Celui qui dirige doit demeurer le plus libre.

Harog vérifia la solidité du manche de son couteau sans le remercier d’un regard. Il paraissait plus grave maintenant que le sort en était jeté. Peut-être acceptait-il un poids plus lourd que celui des sacs : toute la responsabilité de l’expédition.

— Nous irons vers le soleil et contre le vent, nous marcherons jusqu’à midi en passant sous la Grande Pierre, Ragna.

— A-og !

— Nous laisserons là nos sacs de provision pour gagner le camp du milieu des bois où sont les chevaux.

— A us !

— Et nous ramènerons ceux que nous aurons pris sous la Grande Pierre… Si les chiens reviennent seuls, ils auront de quoi manger ce soir.

— Nos chiens ne reviendront pas seuls, grogna Ragnacaire, que cette réflexion ennuyait.

— Ce sont des bêtes, et l’on dit que la Grande Pierre attire tout ce qui est vivant !

— Alors, songea tout haut Ragnacaire, la Grande Pierre va nous garder nous et nos chiens ?

— Elle ne gardera pas les esprits libres. Nous sommes des hommes !

— A og ! Nous sommes les enfants de la vieille mère. Tu as raison.

Et comme une poule sauvage traversait le sentier, Méréra se précipita dans les taillis. Tous les chiens, pour donner une juste idée de leur vaillance, galopèrent à sa suite, ivres du plaisir de chasser sans permission.

Ils cheminèrent ainsi durant la longue matinée qui ne sembla pourtant commencer qu’au sortir des profondeurs du bois. Les arbres, de noirs troncs, tout humides à cause de leur sève travaillant, les regardaient passer du haut de leurs branches convulsées par le désespoir de demeurer immobiles. C’était l’armée des guerriers chevelus d’un autre âge, maintenant enracinée à la terre pour avoir voulu escalader les cieux. Quand l’ombre s’effaça l’espace d’une clairière, les deux compagnons eurent l’impression de se réveiller d’un nouveau sommeil. Ils connaissaient bien les maléfices de la forêt qui endort les mâles volontés dans ses bras verts jaloux du mouvement et des preuves de la force ! Les chiens eux-mêmes, devenus silencieux, marchaient le nez sur leur talon, troupe sévère, méfiante, ayant eu de sournoises aventures avec les épines, les couleuvres, quelque taciturne hérisson défendant l’obscurité.

Ragna se mit à japper.

— A og ! A us ! Le soleil est un ami.

— Nous avons tourné la ville, dit Harog, nous allons rencontrer la Grande Pierre du côté de son levant, près de la route de Tours, qu’il nous faudra traverser.

— Ce sera l’heure de boire.

— Nous boirons, Ragna. Il y a une source derrière la table du dieu.

Ils cheminèrent encore, d’un pas plus allègre, les yeux au ciel, qui ne cessait pas d’être pur.

— Un jour de fête ! affirma Ragna, faisant sauter ses sacs de provisions d’un coup d’épaule.

— Le jour ne se Termine qu’à la nuit. Le dieu sera peut-être contre nous ce soir, Ragna.

— Je ne crains ni la nuit ni les dieux ! fit Ragna orgueilleusement, parce qu’il était en plein soleil.

Brusquement, la Grande Pierre se dressa au-dessus des arbres. Elle parut quelqu’un qui se lève et va sinistrement au devant des voyageurs. Les arbres se firent plus petits, plus jeunes, se tassèrent comme des enfants autour d’une aïeule. La Grande Pierre se recoucha parmi eux, disparut, reparut, montant et descendant avec les vallonnements. Les deux hommes s’arrêtèrent au bout du sentier comme pétrifiés à leur tour, nains respectueux en face de la géante. Ils étaient au pied du dolmen.

La clairière où se trouvait la table du dieu se veloutait d’une herbe fine et drue, si douce aux sandales qu’on glissait malgré soi. Harog connaissait bien cette impression de sol fuyant sous l’orteil. Il se mit à marcher en prenant des précautions d’animal rampant. Ragna baissa les yeux, cherchant des traces. Une humidité emperlait la mousse, le gazon, toutes les feuilles, et donnait à l’air une saveur d’eau fraîche. Il y avait par là une source où quelqu’un pleurait depuis tant de siècles !

Sur trois énormes rochers, la pierre s’allongeait d’une forme indécise, celle d’un corps humain, peut-être d’une femme. Elle portait à peine sur le côté qui regardait la route et avait l’aspect d’une énorme créature ligotée devant se lever un jour, se mettre debout en basculant sur son plus ferme point d’appui. D’une matière grise se colorant de bleu foncé aux endroits humides, elle semblait une étrangère tombée là, sans aucune parenté avec les roches voisines. Derrière elle, le cercle des arbres se rompant, on apercevait la route, un espace blanc se déroulant dans les lointains, le grand chemin, toujours foulé par les gens d’armes, les serfs et les troupeaux, qui menait de Poitiers à Tours.

Les chiens poussèrent à l’unisson un hurlement de mort.

— Ces bêtes ont soif ! murmura Ragna, qui disait chaque fois la même chose pour essayer de s’expliquer son émotion.

— Elles ont peur ! Elles saluent la Pierre du dieu, répondit Harog, souriant d’un méchant sourire.

Les chiens se couchèrent, le museau entre leurs pattes, attendirent que le pain sortît du sac. Dès qu’ils avaient avoué leur terreur, ils pensaient à autre chose.

Méréra suivait Harog. Il s’installa sous la table immense, le dos au roc du milieu. Là on était bien, dans la mollesse de l’herbe, à l’ombre sous une voûte épaisse qui défiait la foudre.

Ragna déballait ses provisions tout en chantant un refrain de combat. Mais son accent tremblait.

Frappons fort ! Frappons longtemps !
Que nos lances connaissent le goût du sang,
Et que rougisse la face du soleil !

— Ragna, cria le berger, tu es plus lâche que nos chiens !

Il éclata d’un rire mauvais qui fit sonner les échos de la Pierre. Ragna, courbé sur un sac, se redressa fulgurant, ses cheveux tordus en arrière comme les oreilles d’un puissant chien roux.

— Tu as dit ?

— J’ai dit !

Ragnacaire tenait un couteau. Il s’avança sur le pilier du milieu. On aurait cru, en voyant sa face ardente rougir à l’image du soleil dont il parlait qu’il venait clouer son compagnon contre la Grande Pierre, mais tout proche, il s’arrêta, fit saillir les muscles de son bras en tendant le poing, se blessa lui-même, et recueillant les gouttes pourpre il les lança du côté de la forme allongée où l’on pouvait soupçonner une tête, l’indication d’un front voilé de lourds plis.

— Ragnacaire le Gaulois porte un défi aux dieux ennemis du vrai Dieu, s’exclama-t-il, subitement fou de colère.

Il attendit, planté bien droit devant le mystérieux colosse.

Harog, de son côté, grattait le roc avec sa lame frottée de l’herbe des douleurs. Il aiguisait son arme tranquillement, ne cessant pas de rire.

— Ragna, tu t’en prends à plus bénit que toi. Tu n’as reçu que l’eau du baptême, toi, et la Pierre pleure une eau sacrée qui guérit les aveugles.

— Elle est la Table du démon.

— Qui le sait ?

— Nos évêques, l’abbesse Leubovère, la mère des nonnes.

— Et tu te dis Gaulois ? Tu n’es qu’un Franc pillard et mercenaire.

— Mais toi-même ?… interrogea anxieusement le gardeur de porcs.

Harog se leva. Il tenait un peu de poudre dans sa main qu’il vint semer sur la blessure de son ami.

— Ceci chassera les humeurs de tes veines. Écoute ! Il ne faut pas insulter qui ne peut répondre. Guéris-toi de ton respect pour nos évêques et notre abbesse. Je t’en donne le conseil.

— Harog ? Ma raison n’entend plus ta raison.

Harog attira le grand Gaulois près de la Pierre, il le fit asseoir à ses côtés.

— Nous mangerons quand j’aurai parlé, commença-t-il de sa voix rauque, impérieuse. Tu sais bien que la Pierre était avant les évêques, avant les abbesses, avant Jésus-Christ ? Elle était de toute éternité, Ragna, car la terre est couchée sous nos pas depuis l’éternité et elle gémit de nous sentir si oublieux, nous ses enfants sortis de son sein noir ! Ragna, des paroles inconnues gonflent ma poitrine quand je touche la terre et que je vois répandre autour de moi ses os calcinés qui sont les pierres ! Ragna, si tu dois demeurer mon frère, il faut me suivre aveuglement ou guérir de ta cécité ? Le veux-tu ?

Ragna passa son bras blessé au col du jeune pasteur.

— Pour la vie et pour la mort ! gronda-t-il.

Méréra, gravement, comme accomplissant un rite, flairait la Grande Pierre du côté de la route. Avec insolence elle s’accroupit. Successivement, tous les chiens flairèrent et passèrent, la patte haute.

Ragna s’esclaffa, se frappant les cuisses de son poing libre.

— A og ! A us ! Gombaud ! Gerbaud ! Ah ! Les sept chiens d’enfer !

Harog reprit, souriant d’un sourire étrange :

— L’homme fort doit se guérir de tous les respects, Ragna ! Notre mère la terre nous enseigne que le fumier fait pousser le blé. Nous ne pesons pas plus que des chiens sur elle et elle ne nous en veut pas d’être des hommes. Nous accomplirons de grandes choses bientôt, Ragna. Il ne faudra ni t’étonner ni te plaindre. Souviens-toi ; les évêques, les abbesses et nos rois passeront, la pierre ne passera pas, malgré les chiens méprisants. Attachons-nous à la puissance de ce qui sort des entrailles de la vérité. Je vais faire ici une écurie pour mes chevaux. C’est ici que nous les ramènerons soumis aux lois nouvelles.

Le jeune Gaulois contemplait Harog, à la fois curieux et effrayé de ses paroles.

— La sainte Croix, bégaya-t-il.

— La croix fut tirée d’un arbre. Elle est plus ancienne que le Christ et c’est pour cela qu’elle l’a étouffé dans ses bras. Les hommes n’auraient pas pu le tuer puisqu’il était Dieu. Il fallait un ordre de la terre.

Ragna baissa le front, méditant. Il avait souvent pensé qu’Harog, ce petit pâtre trouvé sous un chêne, devait être un enfant de la nuit impure. Les mères barbares de ces temps de religion passionnée exposaient dans les bois les enfants conçus la nuit suivant le jour dominical. Quiconque forgeait une clé le jour du dimanche voyait sa dextre se contracter jusqu’à ce que les ongles en perçassent le dos. Et la femme ayant eu le malheur de concevoir aux époques prohibées n’hésitait pas, plus tard, à répudier le produit des coupables caresses pour lui épargner pire[11].

Ragna murmura, convaincu :

— Les enfants qui naissent de ces embrassements sont perclus ou lépreux ? Tu n’es pas malade, toi ?

— Je suis l’enfant d’une nuit du dimanche, veux-tu dire ? Eh bien ? Quand cela serait ? Un sorcier ne devient pas un saint, puisqu’il est maudit.

Et Harog sourit railleusement.

Une paix profonde régnait autour deux. Tous les chiens somnolaient, heureux de ce bon repos dans une magique fraîcheur. Si le soleil dardait on ne le sentait pas trop, la source qui berçait leur outre de vin à voix basse répandait partout son haleine. Les arbres jetaient sur le gazon des ombres légères comme des étoffes transparentes. La pierre, elle-même, s’azurant de place en place, à la lumière de midi, semblait briller d’une paisible joie. Un dieu caché, peut-être une déesse, souriait, doucement moqueur, avec une tendre cruauté à l’enfant du dimanche.

Ragna eut un haussement d’épaules.

— Mangeons ! conclut-il.

Ils mangèrent et firent manger leurs chiens. Puis ils burent du vin frais, l’un sur l’autre appuyés, s’assoupirent un instant et le charme errant dans la nature enchanta leurs esprits. Quand ils reprirent leur course ils se crurent des géants, se sentirent invincibles. Vers le soir, les deux jeunes hommes traversèrent une route encombrée de chariots, de gens d’armes. Ils étaient enfin arrivés au camp réservé du roi Chilpéric. Alors ils renvoyèrent leurs chiens, les menaçant du geste, car, pour ce qu’ils voulaient tenter, il leur fallait le plus complet silence…

Pour le moment, le roi Chilpéric ne guerroyait point. Il vivait loin de ses soldats, à l’ombre d’un palais d’été rempli de clercs, tout occupé d’ouvrages religieux. Après avoir brûlé des villes, massacré sa propre famille, il élucidait des questions de casuistique et découvrait que la Sainte Trinité pouvait s’appeler Dieu tout simplement, sans distinction de personne, le Père, le Fils, le Saint-Esprit n’en formant plus qu’une à ses yeux de brutal capitaine, éblouis par les subtilités des lettres. — Ainsi chaque créature coupable, du petit berger au grand roi, échappe aux remords par de savantes combinaisons religieuses n’ayant, du reste, aucun rapport avec la naïveté des combinaisons guerrières. Les soldats du camp réservé gardaient donc les chevaux très sagement, comme des pasteurs n’ayant jamais eu de sang sur les mains et le soir tombait, les enveloppant de douceur, durant qu’un petit berger guettait l’occasion de leur ravir leur fortune…

Harog et Ragna, dissimulés derrière un chariot, examinaient le pâturage, une vaste prairie où mûrissait un foin embaumé. Le croissant de la lune se levait dans une échancrure de colline dominant les forets de sa faucille d’argent orgueilleusement brandie, coupant du même éclair la cime des chênes et les menues fleurs des foins. Au fond de la prairie, sous les tentes, les soldats prenaient leur nourriture, on les entendait rire, tandis que des cris d’esclaves, répondant à leurs appels, couraient le long des feux rougeoyants.

— Combien sont-ils ? questionna Ragna. Tu vois mieux que moi le soir.

Harog répondit :

— Ils sont un pour toi et un pour moi. Le premier, là, vers les auges, garde les chevaux libres. Le second, du côté des bêtes entravées, est assis par terre devant un cheval blanc. Il t’appartient.

Les chevaux libres formaient des ondulations mouvantes dans l’immense mer de verdure. Ils s’agitaient, galopaient, bondissaient et, tout à coup, l’on voyait déferler une crinière pâle s’argentant à la lune comme l’écume d’une vague. Animaux puissants dressés pour la guerre, ils avaient de brusques mouvements de seigneurs qui foulent d’innocents cadavres. Ils hennissaient aux cris aigus des esclaves, se précipitaient féroces à l’apparition d’une torche et frappaient du sabot violemment. Tous très beaux, ils représentaient le luxe des princes guerriers, portant haut le panache de leurs queues touffues, secouant dans leurs crinières des boules de métal qui sonnaient clair.

Harog souffla.

— Il faut m’amener le cheval blanc. Si c’est une pouliche les autres suivront. Les bêtes entravées doivent être des femelles.

Ragna passa son couteau ouvert sous son bras en le serrant de l’aisselle et se mit à ramper dans les hautes herbes. Harog se glissa jusqu’au gardien, debout près des auges où l’on faisait boire les chevaux. Sur la faux scintillante de la lune il y eut l’ombre d’une tête, deux bras épouvantés battirent les airs, une sorte de hennissement retentit, mais bien plus faible que le hennissement d’un cheval, et le poids d’une chose molle s’enfonça dans l’eau du baquet. Le couteau d’Harog, frotté de substances mystérieuses, était entré si vite qu’Harog ne l’avait pas senti pénétrer. Vraiment cela ne faisait pas de mal de tuer un homme ! Il se pencha… l’auge reprenait son reflet tranquille. Il ne distinguait plus qu’un croissant d’argent, une couronne auréolant cette figure blafarde qu’il ne connaissait pas. Comme il essuyait son couteau dans l’herbe, il perçut le souffle bruyant de Ragna toujours vautré là-bas devant le cheval blanc. Ragna étranglait le second gardien pour le rendre muet. Il le fallait bien puisque les soldats sauteraient sur leurs armes à la moindre alerte. Quand Ragna eut terminé son travail, il chercha son couteau, qu’il avait laissé tomber, et coupa les liens de ce cheval blanc, d’aspect très docile.

— C’est une femelle, dit-il en l’amenant au berger.

— Et l’homme ?…

— C’était un homme, affirma de nouveau Ragnacaire, hochant gravement la tête.

Au fond de la prairie, les soldats riaient en heurtant leurs gobelets pleins et l’on apercevait la silhouette d’un mouton rôti se profilant sur un feu de fagots.

— Maintenant il faut appeler nos chiens, dit Harog, les dents serrées.

Il siffla en mettant son index au coin de sa bouche et le son qui s’en échappa eut la stridence d’un cri de vipère. La pouliche blanche s’ébroua. Les autres chevaux frappèrent furieusement du pied. Mais que pouvaient les nobles coureurs du roi de Neustrie ? Leurs gardiens étaient morts, ensevelis’ honteusement, l’un dans un baquet, l’autre sous les herbes. Ils ne boiraient plus de cette eau, ne mangeraient plus de ce foin. De nouveaux maîtres surgissaient du sol où ils rampaient tout à l’heure, montaient vers la lune, s’allongeaient en colonnes noires comme de grandes ombres vengeresses.

Une folie les saisit. Ils se mirent à tourner autour de la pouliche, oubliant le danger, ne songeant qu’à leur caprice de princes lâchés subitement en pleine sauvagerie.

Harog les attendait là ; il siffla d’une manière humaine, ne redoutant plus d’éveiller l’attention des soldats, car les chevaux se massant lui formaient un rempart.

Ragna peinait beaucoup à retenir la pouliche, laquelle ruait et se cabrait, tout éperdue de se voir tant d’amoureux.

— Voici nos chiens ! dit Harog triomphant.

Une nuée blanche s’abattit sur le pré : Méréra, et le torrent sombre des six chiens fidèles suivit en cascade. Aucun n’aboyait, ils fondirent sur leurs maîtres, ivres de joie. Harog les reçut avec le même geste de menace qui les avait chassés. Ils comprirent que l’heure devenait grave, s’aplatirent, râlant tout bas leur soumission.

— Faut-il étrangler la jument, demanda Ragnacaire ému ? Je ne puis plus la tenir.

— La chienne va te remplacer, répondit Harog dont les yeux luisaient. Saute, Méréra ! Tiens bon et va chez nous ! (Il ajouta dans un clappement de langue singulier :) À la pierre ! À la pierre, fille de la lumière ! Eréra ! Eréra !…

La chienne, d’un bond énorme, fut sur le dos de la jument. S’accroupissant et s’étendant jusqu’à son encolure de neige toute blanche sur une plus blanche qu’elle, lui faisant une bosse prodigieuse, elle parut géante comme le monstre de granit à qui on la renvoyait. Bousculant ses amoureux, la jument, se sentant mordue au col, s’élança vigoureusement, traversa la prairie, franchit les barrières de buissons dans un galop effréné, les naseaux fumants et, tandis que les six chiens leur happaient les jarrets, tous les chevaux prirent le même chemin ventre à terre.

Là bas des soldats allumaient des torches aux brasiers de leur cuisine. Quand ils vinrent s’enquérir du bruit, la prairie était déserte, les voleurs avaient disparu. On trouva le gardien mort dans l’auge, rougissant les reflets de la lune de lueurs pourpres, et l’autre, tout vert dans le foin.

Cette nuit de bataille, Harog et Ragna dormirent sous la Grande Pierre entourés de leurs chevaux fourbus. Les chiens, meilleurs soldats, veillaient et les deux vainqueurs eurent un rêve étrange, un rêve pareil pour tous les deux. Ils virent, au loin, sur la route de Poitiers menant à Tours, une longue procession de femmes qui portaient des voiles blancs. (Était-ce la crinière de la pouliche ? Était-ce l’oreille soyeuse de Méréra ?) Ces femmes allaient, allaient à l’infini, traînant des vêtements de lin.

Harog murmura :

— Je vois une femme rousse ! C’est Basine, j’en jurerais…

Ragna grommela en s’étirant :

— Je vois une femme brune que je ne connais pas.

Mais ils se rendormirent malgré le sourd aboi d’un chien, parce qu’ils étaient vraiment épuisés de fatigue.

VIII

Après avoir rassemblé autour d’elle (la Basilique de Saint-Hilaire) des voleurs, des meurtriers, des adultères, des criminels de toute espèce.
grégoire de tours

Ces hommes venaient de tous les coins du pays, car depuis trois lunes Harog fouillait les bois, cherchant des esclaves, suppliciés ou en fuite, pendant que Ragnacaire racolait un à un les mendiants qui allaient frapper aux portes du monastère de Radegunde, et ces gens formaient déjà une troupe disciplinée que leurs chefs tâchaient d’instruire, de mettre au courant du métier des armes.

Il y avait là, piétinant les aiguilles des sapins et tournant comme ours en cage dans cet endroit le plus obscur de la forêt, des brigands inconnus à mine sournoise, trapus de membres et ras de la tête, sortant des geôles militaires, pliant le jarret droit au souvenir tout récent de leur chaîne ; des êtres muets ou grognants n’osant plus prononcer des mots humains ; des adolescents couverts de plaies, vêtus de tuniques trouées, boueuses ; des esclaves échappés avec le produit de leurs vols, quelques-uns gardant les cicatrices de la torture, d’autres arborant des costumes étranges, celui-ci un manteau précieux dérobé à son maître, celui-là des peaux de mouton à peine séchées par le soleil.

Les mendiants inquiets se groupaient plus loin pour préserver leurs besaces, jetant des coups d’œil farouches à ces malfaiteurs que nul ne connaissait ; ils serraient leur bâton d’un air effaré, se pressant autour d’un grand aveugle qui les menait d’habitude aux eulogies des jours de fête parce qu’il y voyait mieux que personne. Les pauvres, presque tous de la ville de Poitiers, redoutaient ces nouveaux vagabonds d’aspect peu rassurant qui leur prendraient certainement la dîme de leurs biens dans la ceinture des riches, au besoin tueraient ces riches et tariraient les meilleures sources d’aumône. On les avait réunis dans cet endroit obscur, au cœur de l’immense forêt, afin de leur lancer des sorts, pensaient-ils. Se flairant mutuellement comme des brebis malades, ils rêvaient de miracles ou se donnaient, parfois, de mauvais coups qui empiraient leur misère, mais tous, brigands et mendiants, contemplaient Harog avec soumission. Cet homme jeune, dont les regards étaient plus sombres que la nuit des sapins, les étonnait parce qu’il marchait sans armes en leur présence, simplement suivi d’une chienne. Ragna leur faisait peur. Il portait un harnais de guerrier, prenait des poses héroïques, les jambes ornées de lanières jusqu’aux cuisses, une hache passée dans son sayon de bique, un bouclier d’airain extrêmement lourd au bras et ne s’asseyait plus à terre, craignant de salir ses objets éclatants. Les sept chiens, postés en avant-garde, veillaient sur les sentiers battus, ayant l’ordre de prévenir leur maître dès qu’ils sentiraient l’ennemi… Pour le moment, la bizarre petite armée ignorait l’ennemi. Elle ne possédait aucun soldat dans ses rangs disparates, ne pouvait pas lutter contre des bandes régulièrement organisées, pourtant espérait bien qu’un de ces meneurs campés fièrement devant elle la conduirait à un pillage fructueux où il y aurait peu de risques et beaucoup de gain.

Le soir tombait ; les troncs des gros sapins rougissaient aux reflets du soleil couchant, laissant la nuit de leurs branches impénétrable. Des rayons se glissaient obliquement, sortant pour ainsi dire de la terre, fusant en jet écarlate sur le tapis des aiguilles sèches qui se coloraient de place en place comme des flaques de sang. Les corps minces des plus jeunes arbres mettaient à contre-jour sur le ciel empourpré de grandes barres noires pareilles à la grille monumentale d’un cachot.

Tous ces hommes n’étaient-ils pas les prisonniers de leur destin ?

Certes, ils n’avaient point choisi cet obscur sentier de la forêt volontairement. Des monstres aboyaient leurs crimes à leurs trousses et les précipitaient tout pantelants de frayeur dans ces sauvageries, les obligeaient à suivre ces deux hommes mystérieux, aussi pauvres que les plus pauvres, mais de gestes volontaires. Le soir tombait, le crépuscule qui verse l’effroi dans les âmes bourrelées les enveloppait sinistrement, étouffait les innocents espoirs, faisait songer aux bêtes rampantes et aux faciles assassinats. Là-bas, entre ces hautes colonnes, ces barres de fer des jeunes sapins arrêtant la lumière, on apercevait une mer de verdure descendant et remontant, toute l’ondulation énorme des arbres qui semblait couvrir le monde à l’infini.

En dehors des sociétés, des villes et des basiliques, ils étaient parqués, maintenant, troupeaux prêts à toutes les errances, à toutes les erreurs, se sentant plus parias dans ces solitudes où les animaux savaient seuls distinguer les bonnes herbes du poison. Que leur voulait-on ? Qu’allaient-ils devenir ? Et quelques-uns serraient contre leur flanc une arme cachée, un couteau dont le manche poissait encore…

Harog se tenait debout, les épaules appuyées contre le plus gros des sapins ; petit garçon aux pieds d’un géant, il semblait tout maigre, si pâle de visage que ses yeux sombres lui faisaient deux trous par où descendait toute la noirceur de la forêt sur les bandits. Ragna aiguisait le tranchant de sa hache et Méréra, la chienne blanche, assise gravement, levait vers son maître ses prunelles fulgurantes d’adoration. Au loin, cerclant de leur fidèle vigilance ceux qu’ils devaient prévenir en cas d’alerte, les six chiens allaient et venaient, humant le vent.

— Hommes qui m’entendez, dit Harog, s’adressant à cette troupe muette où l’on devinait des angoisses, je vous ai fait venir parce que la lune est pleine et que vous verrez cette nuit des choses qui vous feront libres. Je ne suis ni plus puissant ni meilleur que vous, mais je veux vous donner un peu de joie. Les temps ont été mauvais pour tous à cause des pluies de grêle. Il en est ici qui ont faim et soif. D’autres qui ne peuvent guérir leurs plaies.

Je leur promets des viandes, du vin et le secret des herbes purificatrices. Ceux qui seront avec moi cette nuit verront de grandes choses…

Il se tut. Méréra eut un discret grognement de plaisir. Ragnacaire fit tournoyer sa hache d’un geste glorieux.

— A…og ! gronda-t-il, dressant sa haute stature de guerrier gaulois aux cheveux roux séparés en deux torrents d’or tressés, je suis votre frère, mais par nos sept chiens damnés, celui qui n’aimerait pas mon frère Harog, je lui fendrais le crâne…

Joignant à sa parole tonnante un éclair de sa hache, il fendit largement le tronc d’un jeune sapin. L’arbre gémit, et, s’inclinant en un salut respectueux, comme agité d’un frisson de vie expirante, il s’évanouit parmi les autres dans un violent fracas de branches froissées.

Une stupeur glaçait les assistants. L’aveugle agita les bras un instant comme l’arbre avait secoué ses branches, et un esclave, en souvenir de ses tortures, se protégea le front de ses mains.

— Tu es fort. Pourquoi n’es-tu pas le chef ? dit alors une voix rogue.

Celui qui parlait sortait de l’ombre, tout jaune, tel qu’une statue de soufre.

— Comment te nomme-t-on ?

— Je suis Agrius, le Romain.

Cette réponse fit sourire Harog.

— Tu étais Romain avant d’être Gaulois ?

— Ma famille vient de plus loin que vous tous !

Il se drapait dans les plis d’un manteau dont le galon révélait quelques traces de pourpre.

— Dis plutôt, Agrius, que tu as tué tes anciens maîtres. Du temps de ton esclavage tu t’appelais Boson, Boson-le-Boucher.

— Et tu as encore le sang de ta famille sur ton manteau ! ajouta Ragna, lui frappant l’épaule d’un coup qui le plia en deux.

— Que je puisse être un homme, je n’en demande pas davantage, grommela le meurtrier, jetant un regard hostile au berger. Puisque vous connaissez ma misère, vous savez aussi que ces nobles Romains, mes anciens maîtres, m’ont mis dans un four pour me punir d’avoir dérobé des fruits. J’en ai conservé la peau que vous me voyez, jaune comme l’huile rance, mais si desséchée qu’elle s’écaille dès qu’on la frotte. Je serai votre serviteur à la condition que vous me donnerez du sang à boire, voilà ! J’ai toujours soif.

Une rumeur éclata. Les mendiants se mirent à parler tous ensemble :

— Nous ne demandons point de sang !… Du vin ou de l’hydromel ! Des boissons claires comme nos consciences… À la branche, l’homme boucher ! Il faut pendre les meurtriers parce que Dieu nous regarde… Nous sommes des créatures de Dieu… Que la Sainte Croix nous protège !

Harog souriait de leurs piaillements de poules effrayées.

— Et toi, le muet, questionna-t-il en touchant l’épaule d’un esclave d’apparence vigoureuse, les membres polis comme du marbre, la tête petite comme une tête d’oiseau sur un corps d’athlète, que demanderais-tu si je te laissais dire ?

L’esclave eut un sourire singulier, ses dents jetèrent des lueurs.

— Le droit d’étrangler ou de mordre toutes les femmes qui me trouveraient beau.

Et il ne voulut point en dire davantage, car il portait une entaille à la jambe pour avoir été attaché trois ans dans une basse fosse.

— Tu t’appelles bien Brodulphe-l’Adultère ?

— Je m’appelais Hilarion, seigneur ! Ils m’ont changé le nom et l’âme. Je ne veux plus être chrétien.

Les mendiants se poussaient les uns les autres. Ils dépêchèrent leur chef de bande, l’aveugle-né, lequel y voyait mieux que personne. C’était un grand vieillard décharné, mais très solide, qui faisait du chemin en larmoyant des larmes rouges, se frottant les paupières d’orties pour inspirer la pitié. Il connaissait des femmes riches qui lui donnaient des quartiers de chevreau, il allait aussi chez Marovée, l’évêque de Poitiers, hardiment, criant d’une voix lamentable :

— Je suis le serviteur de la Croix. Le Seigneur Jésus m’a fermé les yeux sur sa gloire.

Et il prétendait qu’il avait vu le Christ un certain jour de Pâques, tout ruisselant de vin.

Très habile en paroles, il n’aimait guère les disputes. Il venait pour savoir ce qu’on pourrait gagner au service de ces nouveaux maîtres et il blasphéma, supposant que cela leur plairait.

— Par les œuvres de Satan, — et que sa griffe mette au jour les tripes de notre évêque — j’ai quitté la Basilique pour mendier en forêt avec mes compagnons, parce qu’on nous a assuré des tranches de porc. Nous voudrions savoir pourquoi on nous apprend l’exercice de la lance et le saut du cheval. Nous sommes des créatures patientes, des hommes doux qui ne souhaitons la mort de personne.

Des garçons à moitié estropiés, un, presque nu, des ulcères horribles sur la poitrine, s’écrièrent simultanément :

— Nous sommes des innocents et nous avons faim de ne plus souffrir ! Nous avons prié et nous sommes toujours misérables !… Quand cela finira-t-il pour nous, pauvres malades ? Dites-nous où nous trouverons les tonnes qu’on nous a promises si nous prenions soin de vos chevaux ? Nous n’avons bu que l’eau des sources ? Le vin nous guérirait !

Harog les calma d’un geste.

— Je vais vous conduire au festin, dit-il, la voix vibrante. Ragna et moi nous avons tout préparé en un lieu où les chrétiens ne s’aventurent point la nuit, surtout les nuits de pleine lune, mais j’exige de vous un serment.

Curieusement, le cercle se resserra, des têtes se penchèrent. Boson-le-Boucher, Brodulphe-l’Adultère, l’Aveugle-né contenaient chacun leur groupe, les bras étendus comme pour défendre Harog d’un trop vif contact.

— Il faut jurer par la Pierre que vous me serez fidèles et de bonne attaque le jour où je voudrais forcer le monastère de Radegunde, déclara le berger-sorcier, faisant tout à coup briller ses yeux sombres dans la nuit des sapins.

Il y eut un moment de silence terrifié.

— Tu es un enfant du dimanche, un fils de la nuit impure ! murmura l’Aveugle-né en levant son grand bras décharné dans un essai de malédiction. Tous les mendiants grondèrent.

— Il est le fils de la nuit impure !

— Je suis Harog, le tueur de loups ! Et les louves de la forêt m’obéissent, m’apportent leurs louveteaux que je change en chiens pour me garder ! ricana le terrible garçon.

Ragnacaire, anxieux, siffla et l’on vit brusquement jaillir des gueules ouvertes de tous les fourrés voisins. Les sept chiens d’enfer veillaient…

— C’est lui qui a délivré Poitiers de la bête dévorante, avoua l’un des mendiants. J’y étais, je l’ai vu brandissant son couteau et notre évêque l’a béni !

— Il est connu des dieux de la Pierre, dit Brodulphe le bel esclave. J’ai confiance en la dureté de son cœur. Je jurerai.

Il y eut un nouveau silence plein de frissons.

Le mystère se levait autour d’eux, surgissait lentement avec les ombres de la nuit développées par les arbres géants. On était bien loin des villes, des basiliques et des palais. À quoi pouvait donc leur être utile leur foi déjà presque morte, étouffée par la superstition, toutes les anciennes croyances aux dieux de la Gaule ? Les eulogies, la charité chrétienne suffisaient-elles à nourrir les pauvres, alors que des guerres perpétuelles ensanglantaient les cités et les champs ? Des princes francs ne songeaient qu’à leurs querelles et ils avaient assez de s’occuper de leur propre défense. À quoi leur servirait, maintenant qu’ils se connaissaient quatre rois, leurs prières pleurardes sur les parvis des églises, dans les cours des monastères ? Deviendraient-ils rois ou dieux à leur tour ? Non, rien ne leur arrivait de bon ! Alors que des miracles s’accomplissaient pour les grands de la terre, jamais ils n’obtenaient la guérison de la moindre plaie ? Et quand les riches abbayes se fermaient à l’heure du repos on les chassait parce qu’ils ne se retenaient point de voler des fruits au verger, un agneau à l’étable. Mendiants ou malfaiteurs, cela devenait tout un durant ces temps de famine, et on parlait de certains faux moines qui logeaient à l’ombre des tombeaux des martyrs pour en soustraire les ornements sous prétexte de baiser pieusement les reliques. Ils seraient toujours confondus avec les criminels tôt ou tard. Mieux valait se recommander à tous les dieux qu’à un seul saint.

— La Pierre guérit les aveugles. Son eau est sacrée ! marmonna le grand Aveugle-né, qui n’avait d’ailleurs pas besoin d’être guéri.

— Jurez-vous ? demanda Ragna, faisant tourbillonner sa hache au-dessus de sa tête.

— Je jure pour eux et pour moi ! déclara solennellement Boson-le-Boucher.

Brodulphe-l’Adultère proféra les mêmes paroles, engageant la troupe des esclaves.

— Suivez-moi donc jusqu’à la Pierre, dit Harog tirant son couteau de sa tunique de peau blanche. Là vous mangerez, vous boirez et vous retrouverez vos esprits. Je ne veux pas surprendre vos serments.

La petite armée prit le chemin du dolmen, se glissant le long des sentiers étroits par file de deux vagabonds rampant dans les herbes. On ne savait pas encore si on se livrerait corps et âme, pourtant l’aventure plaisait ; jusque-là le métier n’avait pas été trop dur et il avait nourri son homme. Soigner des chevaux, s’exercer au tir de la fronde contre un ennemi invisible n’était point difficile. Harog leur avait enseigné des cavernes où l’on pouvait dormir sans inquiétude… de plus, il ne les empêchait pas de mendier à l’occasion ni de se tenir au courant des ressources du monastère de Radegunde. Cet enfant de la nuit impure était peut-être un fils de chef puissant qui cherchait sa vie dans les troubles de l’époque.

— Il connaît la vertu des plantes ! ajoutaient les porteurs d’ulcères.

Comme la lune pleine sortait de l’horizon des bois, large rose d’or fleurissant pour le fol espoir des malheureux, ils entrèrent dans la clairière de la Pierre pleurante. Un vent frais les caressa, et l’ombre du Dieu leur fit accueil. Ragna frappa son bouclier d’airain d’un coup de hache, un son éclatant retentit, se prolongeant sous les halliers, y appelant des créatures mystérieuses.

Les hommes se serraient près d’Harog, les yeux brillants de fièvre.

Ils avaient peur et n’osaient plus fuir.

— Il ne vous sera point fait de mal, assura le berger-sorcier, qui remit son couteau dans sa poitrine, les sentant asservis par la majesté du lieu.

Les chevaux erraient autour de ces gens ignorants, les nobles chevaux du prince neustrien et redevenus craintifs parce qu’ils leur fallait chercher leur pâture, ils s’ébrouaient moins furieusement, tremblaient devant Harog qui leur cueillait des foins capables d’engourdir leurs allures conquérantes. (Bêtes et gens obéissaient au berger sans recevoir d’autre salaire qu’une brindille parfumée, une fleurette au goût musqué.) Çà et là on entrevoyait l’éploiement d’une crinière, soie flottante qui s’éclairait de reflets argentés sous la lune ou étincelait subitement d’un feu roux. Un grand souffle composé de l’haleine précipitée des poltrons et du renâclement des chevaux entoura Harog de sa muette supplication. Le moutonnement des arbres au vent pur de la nuit rendait plus grave l’immobilité de la Pierre aïeule, suprême juge des enfants se traînant jusqu’à elle, égarés par l’irrésistible besoin de croire aux forces cachées. Les chiens hurlèrent.

Ragna leva son bouclier et chanta d’une voix creuse :

Nous sommes les fils de la terre !
Nous aimons le blé,
Nous aimons le vin,
Nous sommes les fils de la terre !

L’Aveugle-né bégaya, très effrayé :

— Il ne faut pas déranger le dieu des campagnes pour nous. Si les prêtres de la ville nous entendaient ils nous interdiraient la communion.

Harog éclata d’un rire bizarre, moitié sifflement, moitié chanson, et il reprit d’une voix plus sonore que celle de Ragna :

Nous sommes les fils de la terre
Nous aimons le blé,
Nous aimons le vin,
Nous sommes les fils de la terre !

Une autre voix grondante s’écria, c’était Boson-le-Boucher :

Nous reviendrons à la terre !
Ayant pris le blé,
Ayant bu le vin,
Nous reviendrons à la terre !

Et Brodulphe-le-Bel-Esclave termina ce chant barbare par ces mots qu’il jeta furieusement comme une menace :

Mère, nous voici, nous frappons !
Ouvre pour le blé,
Ouvre pour le vin,
Mère, nous voici, nous rentrons.

Ce n’était ni le chant guerrier franc, d’allure dansante, ni le cantique latin évoquant à la fois les douleurs de la vie et les peines éternelles, mais bien un fragment d’un ancien bardit gaulois, l’un des premiers hymnes druidiques constatant joyeusement l’immuable fatalité. On naissait, on mangeait, on buvait et on mourait. Fils de la terre on rentrait dans le sein maternel, lui rapportant fidèlement tout ce qu’on en avait reçu.

Pendant que Brodulphe criait cela, outrageant des ennemis inconnus, Harog s’était élancé sur le dos de la Pierre et, saisissant des sacs remplis de viande, ils les avait éventrés.

Mère, nous voici, nous frappons !
Ouvre pour le blé,
Ouvre pour le vin…

Des moitiés de porcs fumés, des venaisons sèches roulèrent avec des pains, des galettes. Des outres s’aplatirent au milieu de la mousse durant que Ragna tendait des gobelets aux mendiants. Les chiens bondirent…

Depuis longtemps les deux bergers chasseurs amoncelaient les provisions de ce repas enchanté. Ils voulaient donner l’heure de joie complète et magnifique. Ragna dérobait les porcs qu’il n’était plus chargé de garder aux environs du monastère. Il savait la recette des bonnes venaisons que l’on fumait à des feux de genièvre. Harog pour les galettes et le vin avait eu le courage adroit de vendre l’un des chevaux neustriens, cette jument blanche dont il fallait absolument se défaire parce qu’elle semait la division parmi les mâles.

Et la pluie de victuailles continuait, affolant les vagabonds. Tous vautrés avec les chiens sur la mousse, ils dépeçaient, coupaient, tordaient, avalaient. Les uns saisissaient le pain, les autres la viande, puis se regardaient, les yeux hors de la tête. Un garçon estropié, presque nu, mordait à lui seul dans un cochon de lait rôti, pièce délicate dont

Méréra se hâta de le débarrasser. Ils se taisaient, levant par instant des prunelles étincelantes de reconnaissance vers Harog qui, debout sur la croupe de la Pierre, jouait le rôle hardi du Dieu bienfaiteur de leur triste humanité. On grognait, pleurait, s’étranglait. Ragna passait avec l’outre et tous offraient leur gobelet avec des gestes d’engloutissement. Quelques-uns, les plus jeunes, mettaient simplement leurs deux mains unies sous le goulot.

Là-haut, plus haut que les chefs de l’armée mystérieuse, la lune, comme pleine aussi d’un vin de folie, montrait sa face rose d’astre s’enivrant à contempler tous les crimes du monde. L’air se faisait plus doux, de frais devenant chaud, lourd d’odeurs de fleurs et de gâteaux de miel. Le grand Aveugle-né disait des choses qui attendrissaient les mendiants. Brodulphe-l’Adultère expliquait qu’il avait dû dévorer ses excréments un jour parce qu’on l’avait oublié dans sa basse-fosse. Boson-le-Boucher préférait le cheval malade au porc ladre, car un cheval, n’est-ce pas, ne vit que de foin sans récolter d’humeurs nuisibles, et tous mangeaient à leur faim, buvaient à leur soif pour la première fois de leur existence.

Ragna riait.

Harog sifflait. C’était la victoire du serpent !

— Maintenant nous sommes des hommes, déclara enfin tout haut le grand Aveugle-né. Nous jurerons par la Pierre si on nous permet d’éviter de passer dessous.

— Vieux bouc ! s’écria Boson gaiement. Tu sais t’arranger dans la digestion. Est-ce que la Pierre t’a vu lécher le pain des prêtres chrétiens ? Si elle allait te faire vomir ton quartier de porc pour te punir de l’avoir reniée ?

À ce moment de béatitude, les mendiants s’exaltèrent ;

— Nous jurons tous fidélité au berger Harog, le fils de la nuit impure. Qu’il nous conduise où il voudra.

Harog se dressa tout pâle.

— Ce n’est pas à moi qui suis un homme comme vous qu’il faut jurer fidélité, mais à la Pierre. Voulez-vous donc qu’elle vous écrase, misérables chiens !

Méréra eut un hurlement de mort, appuyant l’accent guttural de son maître.

Il se fit un grand calme. Tous réfléchissaient. Ils étaient de ceux qui savent bien que l’on ne donne pas sans compter. Jusqu’ici ils avaient offert des prières ou des coups en échange de la nourriture. Or, on leur demandait moins que des litanies ou des bastonnades en échange de ce festin nocturne : leur âme, leur pauvre âme de gueux ! Ce sorcier pensait noblement qui comprenait que l’homme est l’égal de l’homme en présence de la peur de l’inconnu. Il les tiendrait plus sûrement s’il faisait semblant de n’être que l’ambassadeur de la ténébreuse puissance.

— Allons, fils de la terre, rugit Ragna, il faut passer, car le pain et le vin viennent de la terre qui peut vous manger tous…

Une idée de mort planait dans les parfums de cette nuit merveilleuse, une idée de mort presque douce, d’un repos tout pareil entre des mousses et des herbes fleuries. Il y avait là, soufflant de leur souffle inquiet, des chevaux, des chiens, aussi des bêtes endormies qu’on oubliait, des loups et des sangliers, des vipères… la lune se faisait claire, paisible, illuminant les arbres, dorant le front du petit berger pâle.

Ils jurèrent et, un à un, passèrent sous la Pierre, courbant leur tête alourdie par le vin.

L’Aveugle-né murmura dévotement :

— Je crois que tous les dieux sont jumeaux.

Boson-le-Boucher proféra des blasphèmes, invoquant Teutatès, que les autres ignoraient.

Brodulphe-l’Adultère serra les dents en disant la main ouverte :

— Je t’arroserai du sang de la femme !

Puis les chevaux réveillés par ces gestes de violence passèrent à leur tour, la crinière au vent, suivant leur cavalier, puis les chiens, les oreilles pointées, les gueules bavantes, ardents et légers comme les suppôts du diable, Méréra fermant la marche de son fantôme blanc.

Et tous, chefs, mendiants, vagabonds, malfaiteurs, hommes ou bêtes s’en allèrent chercher le sommeil, l’oubli des mauvaises actions, les yeux éteints, les pas butant, soudainement appesantis par le poids d’un joug invisible, n’osant plus regarder derrière eux, frappés d’une horreur inexplicable, prisonniers d’une ombre, déjà les lâches serviteurs de la fatalité !

IX

Nous sommes reine et nous ne rentrerons pas dans notre monastère que l’abbesse n’en soit premièrement chassée.
grégoire de tours

Ragnacaire, l’ancien gardeur de porcs, pénétrait sous la voûte du monastère pour la première fois depuis qu’il gardait des chevaux.

L’automne s’achevait dans une série d’orages qui ravinaient les libres écuries de la forêt. On ne pouvait plus tenir les hommes immobiles au fond des cavernes et les bêtes souffraient de la froideur des nuits pluvieuses. D’ailleurs, hommes et bêtes sachant maintenant leur métier, il fallait bien se décider au combat, puisque les grands chefs militaires, à bout de ressources, ne risquent pas mieux.

Ragna, l’envoyé de son supérieur Harog le Sorcier, venait pour prendre les ordres de Basine. Admis enfin au conseil de guerre il sentait son importance.

Il portait, précieusement roulé dans sa poitrine, un brin de paille et un fer de lance noués d’un galon d’or qu’il montrerait de loin à la fille des rois. Elle dirait oui ou non, d’un signe que le sorcier Harog interpréterait en faveur de l’une ou l’autre alternative. mais lui, Ragna, ne faiblirait point devant l’éclair de ce regard de princesse qu’on lui avait dit flamber de tant d’orgueil. Ragna se sentait digne d’un pareil message. Vêtu comme un soldat, il montait fièrement la rampe des cloîtres faisant sonner sur les dalles la pointe d’une framée monstrueuse dont le tranchant mesurait six pouces. Les mèches rousses de ses cheveux, lui balayant la face, masquaient la nuance de ses yeux. Il s’était foncé les joues avec de l’argile de briquetier et un jus d’herbe brunissait ses bras puissants, jadis plus maigres au service de Leubovère. Qui oserait reconnaître pour un ancien gardeur de porcs cet homme d’aspect plus redoutable que les gens d’armes de Maccon, comte de Poitiers ? Avait-il seulement jamais mis le pied à l’intérieur du monastère du temps de son servage ? Dès la porte de clôture des appartements religieux, il fut étonné de ne rencontrer aucune esclave. Sur son passage, de vieilles nonnes se voilèrent d’épouvante.

Comme il allait franchir le seuil de la chapelle, trouvant à toutes choses un air d’abandon, il se heurta brusquement à une nonne, plus vieille encore, tâtonnant de la béquille dans l’obscurité. Il s’arrêta saisi de respect. Oui, c’était bien là leur abbesse, la dame de Leubovère elle-même, celle qu’on appelait dans tout le Poitou la riche marchande de blé. Elle se traînait douloureusement, les jambes emmaillotées, les vêtements malpropres, le voile déchiré, des traces de cendres sur sa tête, le visage ravagé par la maladie. Autour d’elle flottait l’odeur âcre d’une salle où l’on n’entrait plus, un vague relent de l’encens passé mêlé à la senteur des moisissures. Des toiles d’araignées décoraient l’autel où l’on ne chantait plus de messes et la chasse de la Vraie Croix, naguère étincelante de cires allumées, s’accroupissait dans l’ombre d’un caveau comme un cercueil maudit.

— Qui êtes-vous ? demanda Leubovère d’une voix tremblante.

Elle tenait le battant du portail contre elle, crispant ses mains molles sur le verrou, prête à se barricader si l’homme du roi lui voulait courir sus. Ce ne pouvait être qu’un envoyé du roi Childebert, ce guerrier magnifique !

Alors Ragnacaire se remémora tout ce qu’il devait dire pendant qu’elle ajoutait :

— Je demeure soumise aux volontés de mon évêque, le Seigneur Marovée, qui m’a enjoint de garder ma maison.

— Je suis envoyé par un prince pour te saluer de sa part. Une sainte abbesse n’a rien à craindre de ma framée. Rassure-toi.

— Quel prince ? murmura Leubovère, dont l’accent balbutiait comme celui d’un enfant de chèvre. Est-ce du roi Guntchramm ou du roi Childebert ? Je ne relève que de Dieu et mon âme ne songe point aux cruautés des hommes tant que Marovée me protège. Je reste ici selon mon droit, qui est le droit divin.

Ragna regardait, au travers de ses mèches rousses, cette infirme toute tremblante prononçant des paroles de dignité. Il s’agissait de gagner du temps, car il ne comprenait rien à son langage ni à sa posture de femme effrayée qui s’attend aux pires événements. La sainte abbesse avait peur et elle ne semblait pas protégée. Pourquoi les portes de clôture étaient-elles restées ouvertes ? Pourquoi ne rencontrait-on que des nonnes chevrotantes, les jeunes, en une saison, avaient-elles vieilli si vite ? Et pourquoi le chemin de ronde, où l’on voyait flotter des voiles de lin au printemps, s’encombrait-il tellement de ronciers et d’avoines folles ? Le jardin paraissait complètement désert. Il y régnait partout un silence mortel.

— Je suis, répondit Ragna, un soldat de Chilpéric envoyé vers toi avec l’ordre de te présenter les vœux d’un père pour sa fille. Si tu ne peux me laisser parler à Basine à cause de la règle, permets-moi seulement de lui faire mon salut derrière la grille de sa cellule. Je n’apporte rien de défendu et s’il te convient d’ordonner qu’on me fouille…

— Je ne tiens pas à savoir ce que tu apportes, grommela Leubovère, hostile à tout message royal. Soriel, ma servante, va te fournir de quoi te reposer, puisque tu arrives de loin.

L’abbesse désirait, elle aussi, gagner du temps. De ses petits yeux rougis elle vrillait le grand soldat, cet homme robuste aux armes imposantes. Il fallait cependant lui répondre.

Ragnacaire ne se souciait pas de passer devant la servante Soriel, qui le connaissait mieux que Leubovère, lui ayant jadis payé ses gages. Il fit le délicat.

— Abbesse, je n’ai point besoin de me reposer. Il me faut voir Basine sur-le-champ, car mes compagnons sont pressés. Nous ne pouvons différer notre départ pour le camp. Tu me fais un honneur que je ne mérite pas. Je ne te demande qu’une chose : contempler de loin ta brebis préférée, afin que je témoigne de sa bonne mine.

Leubovère laissa échapper un mouvement de colère.

— As-tu voulu nommer ma louve rugissante ! s’écria-t-elle, toute vibrante d’indignation. Puis elle reprit à voix basse :

— Celle que Chilpéric a mise au monde, n’est-ce pas ! Va donc dire à ton maître que l’abbesse Leubovère n’a plus qualité pour garder les bêtes échauffées de mâle rage.

Et elle frappa de sa béquille les dalles du cloître qui rendirent un son lugubre. Ahuri, l’envoyé d’Harog comprenait de moins en moins.

— Si vraiment tu es un soldat de Chilpéric, murmura l’abbesse, je veux bien t’annoncer l’effroyable nouvelle…

— Elle est morte ! s’écria Ragnacaire terrifié, en songeant au désespoir d’Harog.

— Plût à Dieu, déclara Leubovère… mais entrons dans la chapelle, car je ne me soucie pas de me confier à cette emmurée qui nous écoute là bas.

Elle entraîna Ragnacaire, lui serrant le bras fortement.

Dans cette obscurité religieuse, le messager d’Harog eut un regret de détresse. De quoi serait-il juge et qu’allait-il entendre ! Le souvenir des scènes de la forêt lui remontait au cerveau. La sauvage saison des libertés disparaissait sous les ombres de ce cachot, de cet endroit bénit où des recluses priaient pour les péchés des hommes. Et le pauvre Ragna sentit courir sur ses larges épaules comme des frôlements de chauves-souris.

L’abbesse poussa un profond soupir, souffla et toussa.

— Cette année de malheur je n’ai pu engranger ni vendanger, mon ami, à cause de la grêle et des orages. Si tu viens avec des idées pillardes, tu sauras, dès maintenant, que nos celliers et nos greniers sont vides ! Puis-je te croire sur serment ? Tu es devant Dieu ?

Elle s’assit péniblement sur les marches de l’autel, sa béquille à ses pieds. Ragna tira de sa poitrine des objets qu’il y remit après en avoir ôté un lacet brillant.

— Ceci, dit-il, est un bandeau royal de la maison de Chilpéric. Je jure devant ton Dieu que je ne mens pas.

Leubovère repoussa d’un geste d’horreur le galon doré.

— Je le reconnais… elle en portait de semblables. Assieds-toi ! Je n’oublie pas les devoirs de l’hospitalité. Prends ce billot, là-bas, près de la châsse. J’ignore ton dessein, mais j’ai des comptes à te rendre. Basine et Chrodielde sont parties de chez moi. Aidées de jeunes filles qu’elles ont eu l’audace de relever de leurs vœux, elles ont brisé les portes de clôture une nuit et se sont enfuies au nombre de quarante dans la forêt, prenant la route de Tours pour aller plaider leur cause auprès du savant Grégorius, évêque de cette ville. Il y a de cela bientôt cinq lunes. J’ai caché tant que j’ai pu cette honteuse désertion des servantes du Christ, mais tu m’interroges au nom de ton roi qui est le père d’une des rebelles… je t’instruis. Dans la ville de Poitiers personne d’autre que notre évêque et le seigneur Maccon ne sait mon malheur. Une lettre du saint Grégorius de Tours à Marovée l’avertit que Chrodielde est partie pour la résidence du prince Guntchramm. Ce que veulent ces filles de Satan est la pire injure pour moi. « Nous sommes reines et nous ne rentrerons pas dans notre monastère que l’abbesse n’en soit premièrement chassée. »

Elles ont fait la route sans la commodité d’aucun cheval, partant par une belle nuit de lune ; elles ont eu, les jours qui suivirent, des pluies torrentielles et cependant elles sont arrivées saines et sauves chez leurs parents, comme soutenues par les ailes des mauvais anges. À ce moment même, elles errent au milieu de toutes les embûches du siècle. Elles sont sollicitées par les tentations mondaines, quelques-unes, si tendres encore dans le mal, vont s’engager certainement dans les liens du mariage, d’autres plus hardies succomberont à l’épreuve des plaisirs défendus, elles sont toutes et pour toujours déshonorées. (Ici l’abbesse Leubovère se couvrit le front de ses grandes manches.) Que leur ai-je fait ? Où est mon crime ? Je te le demande, ô homme d’armes, ajouta-t-elle en étouffant ses pleurs ?

Ragnacaire l’écoutait, pétrifié, tourmentant le bois de sa framée. Ce qu’on lui disait ne ressemblait point à son message. Il était venu dans la ferme intention de déclarer la guerre et il trouvait la maison déserte, une religieuse vieille et malade pleurant sur des ruines ! Harog s’était-il trompé autrefois en voyant des recluses martyres au lieu et place de ces révoltées batailleuses qui brisaient les clôtures, sautaient les murailles d’une forteresse et couraient, tout voile en arrière, le long de la grand’route ? On leur préparait des défenseurs et au moment de donner l’assaut on apprenait que ces faibles victimes d’une règle trop sévère avaient elles-mêmes brisé leurs chaînes !

— Ma mère, affirma, Ragna, s’attendrissant malgré le sang dont il s’était souillé en leur honneur, j’ai compassion de ta misère et ta douleur me pèse. Si je t’ai bien comprise, il y a cinq lunes déjà que Basine et Chrodielde t’ont quittée… au temps de la Pâque.

L’abbesse eut un hochement du front.

Ragna respirait difficilement. Cette ombre de l’église commençait à lui glacer les veines. Des reflets pâles couraient autour de la châsse au fond du chœur et luisaient en gestes de fantôme sous un linceul. Il ne voulait pas se montrer brutal, mais il aimait mieux s’en aller puisque aussi bien sa mission se terminait là. Basine, oubliant la ferveur d’Harog ou méprisant sa chétive naissance, chargerait des viguiers de la besogne… Une fille de roi ne confie pas sa défense à un berger, fût-il sorcier ! Harog le comprendrait aisément.

— Il y a déjà un été, murmurait Ragna, écartant ses cheveux roux, essayant de se souvenir d’une nuit toute pareille où il y avait des fantômes rôdant, des femmes voilées… et des ombres épaisses, les ombres du sommeil ou déjà mort…

Tout à coup il fit un cri.

— Je les ai vues en rêve, je les ai vues… dans la réalité. Une nuit que la fatigue me liait les membres. Elles passaient sur la route de Poitiers à Tours… elles allaient traînant des voiles, ou du brouillard… Il y en avait une qui était rousse, car sa chevelure lui faisait une couronne, et une autre qui était brune, très belle…

Il s’arrêta, effrayé de son aveu, baissa la tête, inspectant d’un œil anxieux les coins sombres de la chapelle. Plus superstitieux depuis qu’il avait tué, il s’imagina que le Dieu de l’abbesse lui donnait l’ordre de se confesser tout haut :

— A-og ! rugit-il, par nos chiens, je ne vais pas coucher dans cette église qui sent le cadavre !

Leubovère, effrayée à son tour, se leva en soufflant.

— Comment as-tu rencontré ces nonnes… au camp de Chilpéric. Tu m’as donc menti, soldat !

— Je ne suis pas un saint, l’abbesse, répondit rudement Ragna, et je n’ai pas le temps d’écouter tes histoires. Celui qui m’a envoyé m’avait chargé de saluer la fille de Chilpéric. Puisqu’elle l’a oublié, il l’oubliera. Nous sommes des hommes !

Et Ragna, exaspéré en songeant qu’ils volaient des chevaux pendant que les nonnes allaient à pied jusqu’à Tours, se dirigea vers la porte de la chapelle.

— Que Notre Seigneur Jésus-Christ te pardonne tes mauvaises intentions, gémit Leubovère. Serais-tu un soldat pillard ? Tâche de te souvenir, toi, que mes greniers et mes caves sont vides. Quel que puisse être le maître qui t’envoie, dis-lui que l’abbesse du couvent de Radegunde n’a même pas pu t’offrir un gobelet de vin, car Soriel, ma servante, n’en découvrirait pas une goutte à ton usage. Nous traversons de dures épreuves !…

Ragna descendit deux marches. Une sueur froide lui mouillait les tempes. Il avait beau être un homme, un sauvage que son amitié pour Harog damnerait, il n’en redoutait pas moins les maléfices d’une vieille abbesse.

— D’un coup de ma framée, j’en ferai mille morceaux ! grondait-il intérieurement, et il allongeait le pas sans vouloir regarder derrière lui. Il allait sans trop choisir son chemin. Quand il fut au milieu du verger plein de tombes, il s’orienta, leva sa framée pour abattre puérilement une branche de rosier.

— Je suis dans le jardin des morts. Par où passerai-je ! Il n’y a plus que des murailles.

L’abbesse avait refermé la porte de son oratoire, ne se souciant pas de s’exposer aux brutalités de cet irritable étranger. Aucune esclave ne paraissait… c’était la solitude dans un cimetière.

Alors Ragna, dont les oreilles bourdonnaient, entendit très distinctement une voix l’appelant du fond des entrailles du sol.

— Où vas-tu ? Si je prends mon épée qui est la foudre, si je prends en main le jugement : je me vengerai de mes ennemis et je leur rendrai haine pour haine !

Il perdit le peu de raison qui lui restait et bondit comme un lion en vociférant des blasphèmes.

Une servante arriva, grande fille maigre à tête rase, de visage triste.

— Tu as troublé les prières de notre recluse, l’homme d’armes. Que te faut-il ?

— C’est une nonne qui m’a parlé, Soriel ?

Il avait reconnu l’esclave favorite de l’abbesse, cette étrange créature qu’on aurait prise pour un homme tant elle était forte.

— Tu sais mon nom ? dit Soriel étonnée, et elle se mit à examiner attentivement Ragna.

Il balbutia, très embarrassé :

— Où est cette recluse qui parle du fond des tombes ?

Soriel haussa ses robustes épaules et, désignant la muraille d’enceinte :

— Là, et s’il plaît à Dieu elle rachètera en jeûnant les péchés de celles qui sont revenues aux vanités du monde. Il faudrait emmurer toutes les femmes pour en obtenir fidélité… Toi, Ragnacaire, va-t’en ! Ta présence ici est une honte. Un porcher n’a pas besoin d’un harnais de guerre… pour trahir. À tes porcs, Ragna !

Cela fut dit d’un ton tellement dédaigneux que Ragna brandit sa framée, oubliant toute prudence. Mais d’un vigoureux revers de bras Soriel le repoussa.

— À tes porcs, Ragnacaire, passe notre seuil, entends-tu, pour la dernière fois ! Tu viens de la part de Satan. Et je sais, à présent, qui a volé nos bêtes les plus grasses.

Ragna, paralysé par la surprise de constater tant de virilité chez une femme, se laissa mener jusqu’au seuil. Là, d’un simple effort, Soriel lui claqua la porte sur les reins.

— A-og ! A-us ! fit Ragna, tout étourdi. Je sors de l’enfer ! Quel est ce saint asile où les morts vous menacent et où les femelles ont la poigne d’un mâle ? Je suis moulu.

Très honteux de sa défaite, Ragna dégringola le raide sentier des roches en dissimulant sa framée derrière son dos.

Il existe des lieux maudits qui se défendent tout seuls en inspirant la frayeur aux plus vaillants caractères, pensait-il.

Ce ne fut qu’au crépuscule que Ragnacaire rejoignit leur troupe près de la caverne des sapins, l’endroit le plus caché de la forêt. Les mendiants dormaient. Les brigands jouaient aux dés.

Harog, impatient, se précipita vers lui avec des yeux de fièvre.

— Tu l’as vue ? demanda-t-il, la voix basse et ardente.

Ragna laissa tomber sa framée d’un geste désolé.

— Je n’ai vu qu’une vieille avare pleurant ses trésors perdus et des tombes ! Mais le démon rôde là-dedans sous la forme d’une femme dont les bras sont ceux d’un puissant guerrier. Je crois la forteresse imprenable.

— Et elle, Basine, la princesse que nous voulons servir ?

Alors, Ragna raconta mélancoliquement ce que l’abbesse Leubovère lui avait dit au sujet de la révolte des nonnes. Il rappela leur songe bizarre sur la Grande Pierre, le soir du rapt des chevaux neustriens.

— Ainsi, murmura Harog bouleversé, c’était bien elle, Basine, qui marchait en tête de leur procession blanche. Nous n’avions pas rêvé, Ragna, et nous aurions dû les suivre au lieu de nous reposer !

— C’était bien Chrodielde, la belle femme brune que je ne reconnaissais pas. Elles sont dans la ville de Tours, peut-être plus loin, cherchant fortune auprès des rois leurs parents…

— Car nous ne sommes, nous, que des bergers, malgré que nous ayons tenté un crime de rois : faire la guerre ! ajouta le pauvre Harog, serrant les poings avec une rage désespérée.

Et il y eut, dans la nuit des sapins, un sanglot d’homme.

Cette année-là, dès la clôture des fêtes de Pâques, il était tombé une si énorme quantité de pluie mêlée de grêle que, dans l’espace de deux ou trois heures, les moindres creux des vallons semblaient être devenus les lits de grands fleuves. Des arbres ne fleurirent qu’en automne et produisirent des fruits avortés. Au neuvième mois parurent des roses couleur de sang. Les rivières et les ruisseaux grossirent outre mesure, en sorte que, se répandant par-dessus leurs bords et couvrant des lieux que d’ordinaire ils n’atteignaient jamais, ils causèrent aux terres ensemencées un dommage qui ne fut pas peu de chose.

Ces phénomènes avaient rendu la troupe d’Harog toute semblable à une bande de loups. D’abord habitués aux exercices faciles, aux victuailles abondantes, aux festins nocturnes quand la chaleur humide se développait partout comme une langueur de fièvre, ils se rongèrent de dépit au fond des cavernes durant les nouvelles pluies de l’automne.

— Pourquoi, disaient-ils, nous tient-on en haleine sur ce couvent de nonnes et cette basilique de Saint-Hilaire ? Les riches sont aussi pauvres que nous maintenant et si nous voulions piller à la Sainte-Croix nous ne trouverions plus aucun trésor. L’abbesse, tout avare qu’elle puisse être, a dû manger son grain ! Et le bruit court que ses jeunes ouailles affamées se sont enfuies du bercail pour chercher ailleurs leur provende. Alors, rejetons-nous sur les marchands qui traversent la forêt. Il faut vivre ou nous serons saisis par les gens d’armes du seigneur de Poitiers et les soldats du camp de Chilpéric.

L’Aveuglé-né, chef des mendiants, parla au nom de ses malades.

Boson-le-Boucher, l’homme jaune, déclara que des esclaves avaient l’envie de retourner chez leur maître, aux risques des pires tortures.

Brodulphe-l’Adultère ne suffisait plus à la garde des chevaux, dont quelques-uns boitaient d’une carie au pied.

Il fallait aviser promptement ou la petite armée qu’on avait formée à grand’peine se dissoudrait, fondrait sous les averses comme les récoltes de ces campagnes malheureuses.

Dieu voulait pousser aux enfers ces damnés promis à Satan depuis certaine nuit de pleine lune. À moins que les ténébreuses puissances des forêts eussent le mystérieux dessein de les engloutir tous sous un éboulement de rocs.

— Il faut prendre un parti, décida Ragnacaire un soir. Nous ne pouvons redevenir, toi simple chasseur et moi simple berger. Que ces hommes nous abandonnent et nous serons pendus aux arbres qui nous abritent en ce moment. On fera de nous un exemple pour les voleurs à venir.

Harog hésitait. Il attendait, espérait un retour de ces nonnes qui cherchaient des gens d’armes et se feraient sûrement excommunier en les cherchant. Les murmures des esclaves ne l’intimidaient point.

Aller à Tours serait téméraire. La ville contenait des soldats en plus grand nombre qu’à Poitiers. Demeurer dans les bois en rêvant d’y rencontrer ces femmes égarées n’était que folie furieuse.

Pressé par la troupe tout entière, Harog demanda encore un jour de réflexion en la solennelle présence de la Grande Pierre.

— Nous nous ferons massacrer quelque soir d’orage, répétait Ragna, dont l’âme semblait torturée par toutes les superstitions de la peur.

Harog se roula dans son manteau, appuya sa tête lourde sur les flancs de sa chienne et ne répondit rien. Il se sentait accablé par les dieux gaulois qu’il avait eu l’audace de braver, lui le chétif enfant de la nuit impure.

Mais la Grande Pierre lui envoya, de nouveau, un songe extraordinaire, qu’il fut bien forcé, une fois encore, de reconnaître pour la très convaincante réalité.

Il dormait enveloppé de peaux de mouton qui ne le garantissaient point de l’humidité des mousses. Des gouttes de pluie chues des branches mouillaient son front déjà moite de sueur. Il reposait confiant en la vaillance de sa chienne, car Ragna, écroulé près de lui, sans armes, n’était plus qu’une loque rousse, toute tordue par les coliques de l’effroi, lorsqu’il entendit gronder, au loin, le tonnerre et aussitôt le grondement de sa chienne lui répondit.

— Voici qu’il tonne de nouveau ! Qu’allons-nous devenir ? pensa le chef des vagabonds qui se couchait maintenant à la belle étoile, redoutant les entreprises de ses gens surexcités. Qu’as-tu donc, Méréra, prends-tu la peur du dieu à ton tour ?

Ragna soupirait profondément, mais ne se réveillait point.

La chienne, d’une brusque détente de ses quatre pattes blanches, se mit debout, culbutant presque son maître. Quelqu’un venait. Elle flairait un danger certain, car on ne la leurrait point de vaines paroles. Le tonnerre et tous les dieux du monde ne sauraient l’effrayer plus qu’un passant de chair humaine. Quelqu’un passait, entrait dans la zone sacrée de la Grande Pierre, et ce n’était ni un mendiant ni un voleur.

Ragna se réveilla maugréant, se retourna du dos sur le ventre, tandis que son compagnon, saisissant sa chienne par son collier de cuir :

— Tais-toi, Eréra ! Je suis averti. Ne te lance pas contre l’assassin, car il t’en cuirait.

Harog lirait son couteau, ses yeux luisants de vaillance. Mieux valait disputer chèrement sa vie puisqu’il espérait toujours la revoir… Esclave de cette Basine traîtresse, il ne se déliait point de son serment parce qu’elle était parjure.

Devant lui, par le sentier menant à la ville, apparaissait une ombre grise ; elle se mouvait dans un lent balancement comme un haillon que la brise pousserait. Il pleuvait de grosses gouttes qui faisaient plus de bruit que ses pas. Et du front pâle de ce berger-sorcier coulaient aussi de grosses gouttes… il frissonnait, malgré lui d’une horreur surnaturelle. Ragna ouvrant les yeux se signa d’instinct.

— Qui va dans la nuit sans parler ? demanda-t-il d’un accent rauque.

Et, très bas, une voix semblant sortir des entrailles de la terre, lui répliqua, comme à l’oreille :

— Si je prends mon épée qui est la foudre, si je prends en main le jugement, je me vengerai de mes ennemis et je leur rendrai haine pour haine.

À ce même instant un éclair sillonna les nues, les arbres parurent d’or vert et un jet de soufre illumina l’effroyable fantôme pendant que Méréra hurlait à la mort.

X

Cette recluse, ayant brisé la porte de sa cellule pendant la nuit, sortit du monastère et alla trouver Chrodielde, se répandant, comme elle l’avait fait d’abord, en une foule d’accusations contre l’abbesse.
grégoire de tours

Ragna, dont les cheveux se hérissaient, n’osait pas s’approcher du fantôme.

Méréra poussait ses appels gutturaux, ameutant ses six frères qui rôdaient aux alentours du bois maudit et Harog, ranimant d’un coup de talon leur foyer couvert, s’efforçait d’allumer une torche sans pouvoir y parvenir. La pluie, les rafales éteignaient ou ravivaient les braises, mais ne laissaient pas monter la flamme. Rien ne bougeait plus devant eux. Ce haillon s’était affaissé sur lui-même, le fantôme s’était évanoui. On n’entendait plus le râle de sa prière.

Ragna bégaya :

— C’est la recluse qui demande vengeance ! La recluse qu’elles auront laissée mourir de faim.

Harog leva sa torche crépitante. Il se fit une âcre fumée, puis la flamme rougit enfin l’espace.

— La recluse ?… Quelle recluse ? dit enfin Harog, se sentant étreint d’un malaise indéfinissable.

— L’emmurée.

Comment l’emmurée se trouvait-elle hors des murs ?…

Harog, retenant Méréra, s’avança sur les mousses avec précaution, se pencha, les dents claquantes. Il y avait là, ramené en un paquet d’os, le squelette d’une femme à genoux dans un vêtement couleur de cendres. C’était, en effet, celui de la recluse du monastère de Radegunde, mais chose plus épouvantable que la possible existence de son fantôme… elle n’était pas morte !…

Les deux compagnons n’eurent pas le courage de la relever. Ce fut la chienne qui leur apprit la charité envers les squelettes errants. Méréra, cessant ses cris lugubres, se mit à lécher les membres décharnés de cette malheureuse. Alors, la recluse remua la tête, ses yeux encavés au fond d’orbites énormes brasillèrent, tels deux charbons ardents, aux lueurs de la torche.

— Le Seigneur m’envoie vers vous les mains pleines de présents, leur murmura-t-elle de sa voix comme encore étouffée par d’épaisses murailles.

Ragna et Harog se regardèrent, pensant qu’ils rêvaient toujours. Tout à l’heure on leur avait crié que l’on prenait en mains l’épée et la foudre. Voilà qu’ils seraient, au contraire, généreusement récompensés !

— Femme, interrogea doucement Harog, d’où sors-tu ?

— Ma bouche s’est ouverte contre nos ennemis ! psalmodia-t-elle. Le Seigneur seul donne la vie ou la mort !

Harog se souvint qu’autrefois il avait entendu de pareilles invocations prophétiques derrière un mur au bas duquel s’était assise la belle Basine.

C’était bien la recluse du monastère de Radegunde. Elle aussi avait brisé sa clôture… mais quels présents leur apportait-elle ?

Ils soutinrent la pauvre femme et la déposèrent à l’abri de la Grande Pierre, puis rallumèrent le feu. En l’examinant de plus près, ces farouches garçons s’émurent. Rien ne subsistait de ce qui avait dû, jadis, en faire une femme. Sa tête branlait au bout d’un col d’oiseau lui donnant l’aspect d’un vautour, ses dents jaunes transparaissaient au travers de la minceur parcheminée de ses lèvres. Ses yeux, virant sans cesse en boules sanglantes, pleuraient une sanie affreuse qui lui coulait le long des joues en guise de larmes. Son corps flottait sous ses anciens habits de bure écharpillés en toiles d’araignées, si troués, si usés, si limés par le contact de sa prison qu’ils en avaient pris la couleur grise, et, quand elle allongea ses pieds nus vers le brasier, ils s’aperçurent qu’à la place des ongles elle montrait des végétations huileuses qui pouvaient bien être de ces champignons noirs comme il en croît sur les racines des vielles souches. En outre, elle exhalait une affreuse odeur, un mélange de terre moisie et d’ordures humaines.

Silencieusement, derrière elle, Ragnacaire se boucha les narines.

Harog saisit l’une de ses mains en pattes d’aigle, dont les griffes se recourbaient :

— Ma mère, fit-il, avec plus de courage qu’il ne lui en avait fallu pour tuer le soldat gardien des chevaux du roi de Neustrie, nous te nourrirons et nous te défendrons, mais, au nom du Dieu de Radegunde, dis-nous ce que tu viens chercher ici ? Par quels moyens t’es-tu échappée de ta cellule ?

La loqueteuse s’agita, leur exhibant ses griffes d’oiseau de proie, serres tenaces capables d’effriter les murailles les plus résistantes. Elle y avait sans doute mis de longs jours — de ces jours ne formant pour elle qu’une éternelle nuit — et elle ressuscitait, sa tombe la rendant à la vie justement en une époque pluvieuse dont les brouillards avaient dissimulé sa fuite. Mais pourquoi les venait-elle trouver, eux, les parias en dehors de toute société ?…

Elle ne parlait que par lambeaux de phrases d’église ; pourtant elle entendait juste et répondait à peu près dans leur sens. Ils apprirent assez vite son étrange langage de sybille, devinant ce qu’elle taisait par peur des traîtres ou simplement parce qu’elle était folle et ils surent enfin qu’elle cherchait Chrodielde.

Elle cherchait Chrodielde qui devait revenir avec Basine de leur longue tournée chez les évêques et les rois. « Craignant de ne pas avoir de bois pour l’hiver », les nonnes se dispersaient, les unes dans leur famille, les autres dans le mariage et ne voyant pas se réunir en leur honneur les juges suprêmes qu’elles avaient été implorer à Tours, les princesses allaient rentrer à Poitiers pour y tomber probablement dans la pire des geôles, quelques prisons semblables au logis du squelette vivant de l’emmurée.

Cette recluse, d’ouïe fine, comme tous les animaux qui demeurent sous terre, avait bien entendu Ragna s’adressant à l’abbesse et l’esclave Soriel l’empêchant de blasphémer. Un messager de Grégorius, évêque de Tours, était arrivé un autre matin porteur d’une lettre et il avait dû causer chez les serviteurs de Leubovère. Dans son ombre, la recluse se souvenait, méditait… Il existait un berger sorcier du nom d’Harog, l’ami de Ragna, l’humble gardeur de porcs. Si Ragna se vêtait maintenant d’un harnais de guerre pour demander des nouvelles de Basine c’est qu’il voulait se mêler de la révolte des nonnes, les aider à renverser l’abbesse au profit des filles d’origine royale.

Quand les deux compagnons prononçaient le nom de Leubovère, la recluse hochait la tête d’une manière féroce. On sentait sourdre la haine de ses regards de braise. Elle levait ses bras, dont on n’apercevait plus que les tendons sur les os et elle criait comme une orfraie :

— Malheur à Jérusalem ! se répandant en une foule d’accusations symboliques contre son abbesse.

Pénétrés de respect, les deux hôtes de la forêt construisirent une hutte de beaux branchages le lendemain de cette aventure qui tenait du prodige. Ils y placèrent leur fantôme avec de grands égards, n’oubliant pas de lui offrir le meilleur morceau d’un quartier de mouton. Puis ils réunirent autour de la hutte tous les mendiants et tous les vagabonds. Comme la recluse, assise, les jambes croisées, dévorait la viande, ses mains crochues disputant les bribes à sa chienne Méréra, Harog tendit l’index vers elle :

— Hommes qui m’écoutez tous, voici ma réponse. Cette femme a fui le monastère de Radegunde pour attendre chez nous les deux princesses, la fille de Chilpéric et la fille de Charibert, Basine et Chrodielde. Voulez-vous les attendre avec elle pour qu’il ne leur soit point fait semblable misère ?

Tous eurent un cri de compassion, un geste d’horreur et bientôt ils se mirent à hurler des imprécations contre Leubovère, la marchande de blé qui laissait périr de faim une sainte, coupable seulement d’avoir voulu faire pénitence, de trop s’humilier.

— Malheur, trois fois malheur à Jérusalem ! gémit la vieille orfraie dominant le tumulte, mais comme elle avait perdu la coutume de manger de la chair elle fut prise tout d’un coup d’un tel vomissement que les hommes mal habiles à soigner une femme dans un pareil état crurent la voir passer entre leurs mains.

On attendit les princesses près d’une lune.

L’hiver s’avançait, dur à ce pauvre monde guettant nuit et jour sous la Grande Pierre où soufflaient les bises glaciales. Les chevaux paissaient des feuilles sèches, maigrissaient. On avait dû en abattre un pour nourrir les hommes. Le gibier se faisait rare et, les chasseurs perdant leurs peines en courses désordonnées, Harog ne voulut plus quitter son poste d’observation. Du haut de la Grande Pierre on apercevait la route de Tours. Chacun guettait, se relayant du soleil couchant au soleil levant… Mais ce n’était point par là qu’elles devraient revenir car Maccon, seigneur de Poitiers, peut-être avisé de leur retour, se préparait à les admonester aux portes de la ville et elles se souciaient peu de la rencontre.

Un matin, du côté de l’ancienne caverne d’Harog, un mendiant surprit une femme voilée qui cueillait des prunelles. Il en avertit le jeune chef.

— Il fallait l’arrêter, nous l’amener ! gronda Ragna très en colère.

— On aurait effrayé les autres. Laissons-les venir à nous, fit Harog d’un ton prudent.

En réalité, il voulait chercher lui-même.

L’angoisse au cœur, il partit seulement suivi de sa chienne.

Qui des deux princesses folles s’aventurait par les chemins déserts de la forêt, les perfides sentiers de traverse ? Était-ce Basine ou Chrodielde ? Ou une simple nonne servante ? Il avait détaché son couteau de son flanc pour ne pas conserver un aspect de bandit. Sa tunique d’agneau la plus blanche lui couvrait le corps ; il portait des jambières de cuir neuf et ses sandales écarlates révélaient ses intentions de noblesse. Ses longs cheveux noirs coupés en frange sur le front le faisaient paraître toujours pâle, malgré les morsures du soleil, mais le brun duvet de louveteau était remplacé sur ses lèvres par une plus mâle moustache, le sacrant chef de bande.

Son impatience était si violente qu’il fut tout droit à son ancienne caverne, aux risques d’y découvrir de véritables hommes d’armes envoyés par Maccon pour fouiller les bois. Méréra flairait… humait…

Là, il ne trouva rien. Cette grotte, peu profonde, demeurait garnie d’un lit de fougères que les pluies avaient respecté. On ne voyait point traces de foulées humaines sur le sable pur ni dans les sentes avoisinantes. Les ramures dépouillées par le vent du Nord s’éclaircissaient à l’endroit où dominait la croix lointaine du monastère, haute et fièrement dressée comme une éternelle menace… ou le pardon visible de Dieu. Harassé de cette chasse inutile, Harog songea mélancoliquement aux soirs calmes durant lesquels lui, berger-chasseur innocent, il rêvait de la fille, nue sous un suaire, qu’il avait ramenée aux pas lents de ses bœufs. Aujourd’hui, Basine était encore proscrite, elle errait cher chant des viguiers pour plaider sa cause de reine déchue au lieu d’en appeler à l’amour d’un fidèle, mais trop obscur serviteur.

— Brodulphe-l’Adultère aurait-il raison de se défier des femmes nobles qui se servent de nous… puis nous méprisent !

Il s’assit, fatigué, sur un tronc d’arbre renversé par les derniers orages de l’automne, et Méréra continua la chasse.

Soudain, la bête jappa d’un jappement où on ne percevait nulle crainte, joyeux comme le cri de l’enfant qui s’étonne.

Harog se dit, le cœur bondissant :

— C’est elle ! La chienne flaire qui l’a nourrie ! Et il se leva.

L’entrevue ne ressemblait point à cette audience de reine que Basine avait donnée une nuit au petit berger sacrilège. La jeune femme, épuisée, épeurée, haletante, se tenait blottie dans un fossé prête à fuir devant la chienne qui jappait toujours joyeusement. Avec le sûr instinct des bêtes passionnées pour leur maître, Méréra, saisit le vêtement de Basine pour l’amener jusqu’au jeune homme. La princesse était vêtue comme une serve, d’une courte tunique couleur de laine brute. Elle portait sur ses cheveux bouclés un étroit bonnet dont la queue s’enroulait frileusement autour de son col. Plus de bandeau royal ni de manteau à traîne. Elle avait les jambes poussiéreuses et ses pieds petits chaussés de larges sandales de bois.

— Empêche ton chien de me mordre, chasseur insolent ! s’exclama-t-elle, tandis qu’Harog chancelait de bonheur.

Elle avait pourtant bien gardé son ton de princesse cruelle, fille du roi dont les trompettes d’argent sonnaient clair au milieu des combats.

— Ne crains rien, Basine. Celle que tu as daigné nourrir dans son enfance ne te mordra point.

— C’est toi, Harog ? Toi le berger tueur de loups ? Et elle secoua un rire léger en sautant le fossé pour le rejoindre.

Ils restèrent un moment face à face, redoutant de parler.

Rompant enfin ce trop grave silence après le rire de Basine, Harog murmura :

— Veux-tu toujours faire la guerre, Basine ? J’ai pour toi des chevaux et des gens d’armes.

Elle poussa un cri aigu, celui de l’épervier qui voit le roitelet à la portée de son bec.

— Où sont-ils ? Où sont-ils ? Des chevaux pour entrer dans Poitiers la lance haute… des hommes d’armes pour faire flamber le couvent de Radegunde ! Ah !… j’ai faim !…

Et elle s’abattit sur la poitrine d’Harog, perdant connaissance tant de joie que de besoin, car elle marchait depuis près d’une lune, mendiant son pain, repoussée de partout comme une pauvresse ou une fille de mauvaise vie.

Harog l’emporta jusqu’à son ancienne grotte, près d’une source. Il se trouvait là une cachette de provisions, de la venaison fumée, des fruits comprimés entre des briques d’argile cuites. Si les rôdeurs n’avaient pas découvert l’endroit, il pourrait calmer sa faim. Durant qu’il lui baignait les tempes d’eau fraîche, elle ouvrit les yeux, ses yeux verts lanceurs de feux.

— Petit berger, ne touche pas à ma robe. Je suis fille de roi, tu sais ?

Il sourit de la revoir si fière après ses longues journées d’humiliations et il la fit manger, le genou ployé, baissant les cils sur les feux de ses propres yeux, pour ne pas regarder sa gorge presque nue sous la tunique mal attachée, une gorge dure et pointue, sans presque de bouts de sein. Elle restait l’ange-garçon, la fillette trop tôt dépucelée que l’amour n’a pu faire épanouir en fleurs roses et blanches.

Ayant bu, mangé, elle s’assit près de lui, le poing sous son menton, commença d’une voix impérieuse :

— Chrodielde, ma cousine, nos sœurs Marconèfe, Helsuinthe, Famerolphe, Nanthilde, Visigarde et Isia, sont près de la vigne de Leubovère. Nous voulions rentrer au monastère cette nuit pour y étrangler l’abbesse, pendant son sommeil. Te voici. Cela change. Nous allons nous fortifier chez Marovée, que je crois favorable à l’abbesse, et nous le réduirons ! Nous étions parties quarante, nous revenons huit… c’est honteux ! Mais là-bas nous avons laissé les irrésolues : Constantina, fille de Burgolin, est entrée au monastère d’Autun ; beaucoup sont restées chez des parents, les unes se sont mariées, les autres prostituées à de mauvais garçons… Hélas, il en est peu qui se soient gardées chastes !… Chrodielde revient chargée de présents du roi Guntchramm qui l’a reçue avec les honneurs dus à notre rang. Moi, je rapporte mieux encore : l’espoir de nous venger toutes. Toi, tu m’aideras si tu n’as pas menti ? On nous fera justice ou nous nous battrons !

Harog et sa chienne la contemplaient avec le même air de tendre étonnement. Elle ajouta :

— C’est une belle bête que tu as là ! Est-ce possible que j’aie pu la tenir en mon giron ?

Elle s’intéressait certainement plus au chien qu’à son maître.

Harog soupira :

— Elle t’aime comme je t’aime et te servira comme je te servirai.

La bizarre princesse eut un sourire de dédain.

— Je récompenserai ta chienne par mes caresses, Harog.

Il leva les cils, douloureusement blessé.

— Faut-il que je regrette de n’être pas un chien, Basine ?

Elle posa ses yeux clairs sur ses yeux sombres. Il lui sembla que, dans ces belles clartés vertes, il ne rencontrait que l’ombre des siens, une nuit subite, inexplicable.

— Où sont donc tes chevaux et tes hommes d’armes ? demanda Basine, anxieuse.

— Tu doutes de moi ?

Elle n’osa pas lui répondre qu’il lui tardait d’être au milieu d’une foule.

Il fallait partir, la conduire à sa petite troupe d’hommes sauvages qui, peut-être, lui manqueraient de respect, à elle, la princesse en costume de serve.

— Ne voudrais-tu pas te reposer encore ? Si nous attendions le jour ici ? Demain, nous irions chercher Chrodielde et les nonnes qui te feraient meilleure escorte que ma chienne ?

Elle lui laissait embrasser ses mains longues, très douces, se recourbant en dehors comme les pétales d’une fleur frisée.

— Harog, dit-elle la voix hésitante, j’aurais peur de dormir sans mes compagnes. Le troupeau des vierges est déjà si réduit.

Il la dévisagea, stupéfait. Avait-elle oublié les soldats de son père, celui qu’elle avait mordu au cou ?

— Nous irons donc ce soir à la Grande Pierre. Il n’est que temps de nous mettre en chemin. Ragna chasse de son côté. Je souhaite qu’il ait déniché ces colombes…

Il affectait un ton gai, mais ses yeux demeuraient taciturnes. Ou elle ne se souvenait plus, ou elle n’aimait rien.

— Harog, fit-elle, spontanément familière, ne t’offense pas de mes propos, je suis si fatiguée ! je veux dormir. Nos compagnes qui sont devenues nos esclaves nous portent des lits de laine cardée qu’elles étendent sous les arbres avec des tentes de peaux. Je ne saurais vraiment me coucher à même la terre.

— Et je n’aurai, moi, que ma poitrine à t’offrir ! (Le tueur de loups se dressa.) Écoute encore, Basine, fit-il les dents serrées, je ne te violenterai pas, mais je te veux pour prix de la victoire. Si je succombe, tu seras souillée par les soldats du seigneur de Poitiers comme tu l’as été déjà par ceux de ton père. Me les préfères-tu ?… J’ai tué deux hommes pour le voler cinquante chevaux. J’ai passé mes jours à dresser de pauvres gueux souffrants pour qu’ils aient le plaisir de combattre, de tuer pour toi. J’ai fait plus : j’ai renié publiquement ma foi et mon baptême… ils m’appellent maintenant le fils de la nuit impure… Puisque ce n’est pas assez… prends ma vie ! Ces hommes t’obéiront mieux qu’à moi, un berger. Prends ma vie en échange du don de ton amour… Tu veux être abbesse et tu as peur que je te trahisse après… Eh bien, après, je puis mourir…

Elle l’écoutait, boudeuse, en enfant qui ne comprend pas.

— Que n’adresses-tu tes paroles à ma cousine Chrodielde, elle qui entend l’amour à ta façon, répliqua-t-elle, très calme.

— Ce n’est pas Chrodielde que j’aime, c’est Basine.

— Chrodielde est plus belle que moi, Harog.

Il la prit brutalement sous les aisselles et la leva vers lui.

— Tu es pire que les louves dans ta cruauté de femme !

Elle devint rigide comme une statue, la tête droite, les yeux fixes. Il eût juré tenir un ange de cire.

— Ah ! dit-elle, si tu n’étais pas un homme, je t’aimerais, car tu ne me déplais point ; seulement tous les hommes me causent un dégoût pareil à l’envie de rejeter mes aliments. Par grâce, puisque nul ne me sauvera de tes bras, fais vite durant que je fermerai les yeux.

Harog éclata de rire, d’un rire terrible qui avait la résonance d’un éclat de roc tombant sur un bouclier.

— En vérité, dit-il, tu me prends pour un soldat de ton père. Je ne bois point le sang des vierges, moi. Allons-nous-en d’ici, car je préférerais te tuer !

Ils s’éloignèrent précipitamment de la grotte pendant que Méréra, devinant les secrètes férocités fermentant en son maître, filait devant eux comme un trait empenné de plumes blanches.

Le crépuscule rendait la route plus pénible, le froid tombait des arbres. Basine parlait avec une vivacité qui parfois l’essoufflait. Elle disait leurs aventures, leurs tribulations, les conseils du vertueux Grégorius, aussi ses menaces, dont elle se moquait. Si les évêques ne se réunissaient pas à Tours pour juger leurs différends, il faudrait bien qu’ils vinssent à Poitiers… C’était un langage puéril de jeune clerc chicanant sur le texte des lois canoniques. Des mots latins, ignorés d’Harog, lui froissaient l’entendement, cliquetis de menus glaives aux irritantes pointes. Le berger n’écoutait guère. Il cherchait à s’étourdir par d’autres pensées plus sérieuses, espérant peu à peu reconquérir son assurance. Ragna aurait-il fait bonne chasse de son côté ? Faudrait-il revenir aux cavernes malgré la fatigue des femmes ? Et toujours s’accentuait son intime douleur. Non, elle n’aimait ni lui ni sa religion, elle n’aimait rien que la pompe de devenir abbesse… en supposant que Chrodielde le lui permît ! Un berger possédant des gens d’armes et des chevaux n’est pas pour cela fils de prince ! Et une larme amère coula de ses yeux, lui glissant du sel aux lèvres.

— Tu marches trop rapidement, Harog ! se plaignit Basine, dont les trop larges sandales de bois claquaient.

Quand ils furent à un jet de flèche de la Grande Pierre, ils ouïrent de joyeuses vociférations entrecoupées d’exclamations aiguës et tout à coup une lueur d’incendie éclaira les halliers.

— Ils ont allumé les torches, fit Harog d’un ton sourd. Que se passe-t-il ?

— J’entends la voix de Chrodielde ! s’écria Basine, se mettant à bondir comme une chèvre.

La scène était curieuse. Une véritable reine se dressait au milieu d’un peuple très ivre qui gesticulait, hurlait sa soumission frénétiquement. Des femmes accroupies, en bêtes éreintées, se tassaient contre la Pierre avec de ces gloussements de poules effarées indiquant plus de terreur que de joie. C’étaient, là, Marconèfe, Helsuinthe, Famerolphe, Nanthilde, Visigarde et Isia, les suivantes des princesses ahuries par leur nouvelle existence de tribu nomade, lasses de porter les coffres, les lits de laine cardée, tout l’attirail du campement. Ragna, debout derrière la reine, faisait tourbillonner sa framée, prête à fendre le crâne aux plus osés et rayonnait d’un mâle orgueil. En haut, juchée à califourchon sur la Pierre, la vieille recluse poussait des clameurs d’orfraie, ayant bu elle aussi des vins brûlants, répétant ses oraisons insensées :

— Ayez pitié, Seigneur, de votre servante, et recevez-la dans votre gloire ! et comme elle était joyeuse à sa manière, elle ajoutait :

— Malheur à Jérusalem ! évoquant les tueries, flairant le massacre, exhibant son torse maigre où saillait son squelette.

Les chevaux hennissaient, les chiens aboyaient, c’était l’enfer…

La reine, dégagée du tourbillon de la hache, apparut grande, brune, couronnée d’un bandeau de métal comme d’une gloire tordue. Ses yeux brillaient de bravoure, et sa bouche cramoisie semblait vernie de sang. Vêtue d’un manteau écarlate bordé d’un galon d’or, ses pieds passaient, nus, souillés de boue.

— N’est-ce pas qu’elle est belle ? dit Basine, naïvement.

Harog fut frappé par le charme terrible de cette impératrice de grands chemins qui ne craignait point de se livrer à la fougueuse admiration d’un peuple de bandits. Sa chevelure noire s’étalait plus longue que celle de Basine, qui n’abandonnait point encore la courte coiffure des religieuses cloîtrées. Oui, Chrodielde était belle, elle représentait bien et bellement une créature de chair aux violents appétits.

— Mes amis, criait-elle en riant, je m’en remets à vous du soin de nous défendre. Je viens de chez Guntchramm, le roi mon oncle, et je vous apporte ses présents. Voici mes bijoux, prenez et usez à votre fantaisie. C’est tout ce que je possède. S’il plaît à vos chefs, nous donnerons l’assaut demain, au lever du soleil. Nous voulons la basilique de Poitiers pour nos quartiers d’hiver et je vous promets bombance à la barbe de Marovée. Vous savez déjà le goût de mon vin…

Elle jeta ses bracelets avec une pluie de menue monnaie, toute sa fortune, et ce langage tinta délicieusement aux oreilles des vagabonds qui se ruèrent.

Cette femme connaissait à merveille l’âme de ces brutes. (Aussi bien l’aurait-on dépouillée si elle se fût montrée dédaigneuse !) Chrodielde, les voyant se disputer, riait à pleine gorge, se renversant sur le triomphant Ragna dont la face s’empourprait alors du reflet de sa robe.

Harog fit le silence d’un bref coup de sifflet.

— Il y a chez nous, ce soir, deux reines… et un seul chef ! déclara-t-il dans une rage contenue.

Il possédait le sens du droit. Chacun le comprit en s’écartant le plus respectueusement possible sur le passage de Basine, dont la tête d’ange rebelle inquiéta.

— La gloire, dit-elle, en secouant ses boucles d’or pur, son unique diadème, je n’y tiens pas. Je la laisse au plus digne, mais je me réserve de panser vos blessures demain. Je ne suis qu’une nonne.

Ce rappel de la mort lancé dans cette cohue enthousiaste répandit de la neige, flocons fondant sur la chaleur des corps.

Ragna, quelque peu pris de vin, se prosterna :

— Par le sang et par le cœur ! Par les sept chiens d’enfer ! Je suis tiens, A-og ! Et A-us ! ô fille de Chilpéric, ô reine de mon ami, le sorcier ! Demain, nous mourrons tous volontiers à ton service comme l’a décidé Chrodielde ! Nous sommes des hommes !

Elle eut un plissement de lèvres moqueuses.

— Me trouves-tu plus belle que ma cousine, toi ?

Il ne sut que répondre, Harog fixant sur lui un œil lourd de reproches.

— Je les ai rencontrées dans les domaines du monastère, expliqua-t-il, la langue pâteuse. Aog ! Elles avaient bien peur de ma face ! Et elles cueillaient des grappes sèches oubliées par l’avare ! Chrodielde m’a dit : nous avons soif. Je crois bien me rappeler qu’elles avaient soif. J’ai fait mettre leurs coffres en sûreté, car il était trop tard pour aller aux cavernes… puisque Chrodielde dit qu’on donnera l’assaut demain ! Elle est extraordinaire cette grande fille brune que j’ai déjà vue en rêve ! Je ne suis pas digne de contempler sa face… Mais c’est un chef ! Par la Croix… et la liqueur de ses coffres est enragée !

Harog fronça les sourcils.

— Tu feras sagement de t’aller coucher, Ragna ! si tu as l’intention de te battre demain. La boisson ne vaut rien à qui doit risquer sa peau.

Ragna s’éloigna, titubant. Il se sentait les yeux piqués de brûlures depuis qu’il avait reçu sa part de la liqueur du roi Guntchramn, et, comme quelqu’un qui a trop contemplé un brasier, il voyait écarlate.

Sans manger, sans boire, à pas pressés, sobre de gestes et de paroles, Harog organisa le campement. Les femmes sous leurs tentes, dans leurs lits de laine cardée. Les hommes sous la protection de la Pierre, séparés des femmes par les chevaux. Assisté de Brodulphe et de Boson maugréant, il inspecta les armes, vérifiant toutes leurs munitions de guerre. Il leur confia son plan tandis que l’Aveugle-né aiguisait dans l’ombre des fers de lance.

— Les six chiens entreront les premiers pour étourdir les gens de la ville par leurs aboiements. Nous suivrons en armes et montés sur nos meilleures bêtes portant les femmes en croupe. Il faudra gagner la basilique dès que nous aurons forcé les veilleurs pour ce que les hommes de Maccon nous voudront ensuite barrer la route. N’écrasez point les enfants et épargnez l’évêque. Quant à l’abbesse, si elle ne descend pas de son monastère, nous aurons le temps de la voir venir ! Il serait bien inutile de l’y aller chercher. On ne tue pas les infirmes ! N’oubliez pas la recluse, et liez-la moi solidement sur le dos de Méréra. La chienne saura se tirer d’affaire avec son léger fardeau, ou les ennemis en auront compassion.

Le dernier il songea au repos, monta sur la Pierre n’ayant plus rencontré Ragna. Avait-il eu l’audace d’aller rejoindre Chrodielde ? Son compagnon Ragna, l’ancien porcher, pourrait-il parler librement d’amour à une princesse durant que lui, le chef, dormirait seul ?

Il ne dormit pas seul. Méréra vint le couvrir — les nuits étaient si froides ! — de sa blanche fourrure soyeuse et il entendit la recluse murmurer dévotement :

— Ayez pitié de lui, Seigneur, laissez-le pénétrer au paradis de votre gloire !

La gloire, demain ? La mort, peut-être…

XI

Pendant que ces choses se passaient, Gundégisil de Bordeaux s’étant adjoint les évêques Nicasius d’Angoulême, Saffarius de Périgueux et aussi Marovée de Poitiers, car Bordeaux était métropole de cette cité, vint à la basilique de Poitiers (St Hilarius) pour admonester ces filles et tâcher de les ramener à leur monastère.
grégoire de tours

Gros comme une pomme rouge, le soleil se levait à peine dans les brouillards de l’aube qu’Harog secouait déjà le givre de son manteau. Toute la troupe dormait encore, hommes et femmes, protégée par l’ombre du dolmen. La guetteuse fidèle, Méréra elle-même, bâillait de paresse, sa gueule rose tirant sa langue en flamme de four.

Harog, pensif, contempla cette aurore de bataille. Qui donc voulait se battre ? Ce n’était point Ragna cuvant son vin n’importe où, probablement sous la tente d’une femme. Ce n’étaient point ces tristes nonnes suivant les princesses avec moins de bonne volonté que les sept chiens suivaient leur maître. Ce n’était ni l’Aveugle-né, ni Brodulphe-l’Adultère, ni Boson-le-Boucher… et tous ces mendiants, tous ces pauvres criminels, à l’honneur de férir pour une cause obscure, auraient bien préféré dépouiller un marchand. Cependant, on se battrait … Harog sentait un trouble inconnu s’emparer de lui, la fièvre lui monter au cerveau rien qu’à l’idée de chevaucher la lance en main.

Il y avait, dormant aussi d’un sommeil profond, une petite fille, un ange de cire qui voulait voir couler le sang… Pour elle il le ferait couler n’espérant même plus de récompense, mais il devinait, à présent, que les créatures chastes doivent tuer plus facilement que les autres. On n’est pas bon quand on n’aime rien… ou qu’on souffre du dédain de celle qu’on aime !

Harog descendit du dolmen afin d’aller tremper son front dans la source parce qu’il craignait le retour de cette rage fébrile qui lui chauffait le cœur et lui glaçait les jambes. Comme il buvait éperdument cette eau vivifiante, une voix railleuse l’appela.

Il se retourna, le visage ruisselant.

— C’est toi, Basine, fit-il, tout ému de la voir debout, la première éveillée après lui.

— Je suis venue comme toi pour boire et me baigner le visage. Nous, les nonnes, nous avons la coutume de nous lever matin. Je voulais te demander une chose ? Peux-tu me prêter une tunique d’agneau pareille à la tienne ?

Elle se tenait pieds nus dans la mousse, vêtue seulement d’une mante de laine blanche, ses cheveux fauves serrés sur les tempes d’un brin de lierre. Elle était pâle, irréelle comme le fantôme d’une druidesse auréolée de la faucille d’or, et semblait plus triste que la veille, malgré la raillerie de sa lèvre. Harog la contemplait, nouvelle aurore, avec la ferveur ardente qui communique le goût du sang.

— Tu parais fatiguée, Basine. Est-ce que tu veux que nous retardions l’assaut ? Les soldats de Maccon ne nous inquiètent point et nous aurions meilleure chance…

Elle l’interrompit, d’un ton rageur :

— C’est tout de suite qu’il faut tenter la chance. Un bon guerrier doit profiter de l’ignorance de ses ennemis. Je venais te demander une tunique d’agneau parce que je n’ai pas de robe écarlate, moi. Ma cousine Chrodielde ne voudrait pas me donner la sienne et nos coffres sont vides. Vais-je forcer une ville en habit de serve ?…

Harog ne put s’empêcher de lui sourire.

— Que feras-tu de ma tunique d’agneau ? Iras-tu les genoux au vent ? Tu aurais l’air d’un garçon.

Les yeux verts de Basine eurent un éclair.

— Je veux ce qui me plaît ! Il me faut aussi un cheval, car je ne monterai pas en croupe derrière l’un de tes pillards et n’ai pas besoin d’autre harnais que mes deux genoux pour me conduire.

Harog stupéfait lissait les oreilles de sa chienne d’un geste gauche.

— Tu es la maîtresse, Basine ! Ordonne et j’obéirai ; seulement nous allons galoper à toutes brides, recevoir des coups… ne crains-tu pas…

— Je ne crains rien… sinon que ton ami Ragnacaire ne se réveille trop tard pour l’honneur de Chrodielde, fit-elle à voix plus basse en se rapprochant de lui.

Cette fois le berger chaste eut un tressaillement :

— Que signifie tes paroles, Basine ? Ragna était ivre… hier soir, c’est vrai, mais il n’a pas manqué de respect à ta cousine… ce n’est pas possible !

— Tueur de loups, tu es un sot, ricana Basine. Et, lui saisissant le poignet, elle le mena sous un grand chêne où se trouvait la tente de Chrodielde.

Ragna dormait vautré en travers d’un vêtement écarlate, ses armes éparses autour de lui. Ses longues mèches rousses s’entortillaient à la chevelure brune d’une femme qu’on ne voyait pas, son bras blanc cachant sa face.

Effrayé du spectacle pour celle qui le lui montrait, Harog balbutia, tout frémissant d’indignation :

— Si Ragnacaire a violenté ta cousine, je le jugerai et le ferai pendre aux branches du chêne qui leur sert d’abri.

Basine l’entraîna silencieusement plus loin, elle haussait les épaules.

— Garde ta colère pour la bataille, Harog. On n’a pas violenté ma cousine et ce n’est pas le premier homme qui partage son sommeil… Où sont tes chevaux ?

Elle parlait d’un ton de cruelle insouciance, oubliant déjà cette honte. Passivement, Harog alla dénouer la longe d’un cheval de poils clairs, un alezan doré à crinière de feu, dont les moirures avaient les rutilants reflets des boucles de Basine.

— C’est l’un des meilleurs coursiers de ton père. Le plus docile. Je te le ferai harnacher dans son ancien harnais de guerre où tintaient des boules de métal.

Basine examinait la bête, la flattant, heureuse et impatiente de l’essayer.

— Écoute, dit-elle, subitement très douce, va me chercher une tunique, des lanières de cuir pour attacher mes sandales, puis tu sonneras de la trompe… Dans le tumulte du réveil, Ragna pourra se sauver sans être aperçu…

— Est-ce possible ? Est-ce possible ? soupirait Harog, accablé de confusion.

— C’est possible ! répliqua froidement Basine, et on aurait tort de la nommer abbesse à ma place. Tu es témoin que ce n’est pas son métier.

Lorsque le camp s’éveilla au bruit terrible de la trompe d’Harog, il y eut un tel fracas d’armes et de cris qu’on n’entendit pas crouler un bouclier sous la tente de Chrodielde. Ragna, se dépêtrant du manteau écarlate, complètement dégrisé, fit un bond énorme, abandonnant toutes ses richesses à sa princière amante. Il était venu la trouver, sur un signe d’elle, en attirail de héros et s’enfuyait comme un voleur. Chrodielde, un moment effarée, se tordit de rire, le voyant courir presque nu vers la Pierre.

— Nous sommes des hommes, Aog ! pensa-t-elle ironiquement, et, très satisfaite d’en être quitte pour la peur, elle se leva, car il fallait s’occuper des choses sérieuses…

La troupe s’avança en un ordre parfait conduite par deux jeunes cavaliers merveilleusement beaux. On eût dit deux frères, l’un l’aîné, très sombre de cheveux et de moustache, l’air taciturne, l’autre, le cadet, imberbe, fluet, blond, évoquant l’image que la religion nous peint de l’ange exterminateur. Derrière eux s’alignaient Ragna portant un manteau d’écarlate en croupe ; l’Aveugle-né, dont le dos pliait sous le poids de la grosse Visigarde ; Brodulphe-l’Adultère qui rageait de se sentir étroitement lié par les bras de la jeune Isia, et Boson-le-Boucher supportant Marconèfe.

Par front de quatre suivait le reste de la petite armée, des mendiants, des religieuses, des criminels ou des pèlerins. Tous farouchement décidés à combattre jusqu’à la mort, fanatisés par les yeux brûlants d’Harog, dévoués aux rebelles sans trop savoir pourquoi. Cette troupe semblait un pèlerinage allant honorer des lieux saints et y amenant de pauvres femmes infirmes ayant bien besoin d’un miracle. Quelques-unes pleuraient, se lamentant en toute sincérité. À la queue du cortège marchait, oreilles basses, Méréra, dont une tête d’orfraie chassieuse tachait l’échine blanche. La recluse lui pesait peu, Méréra étant aussi forte qu’un homme, seulement ce paquet de pourriture incommodait la favorite d’Harog de son atroce odeur. Quant aux six autres chiens d’enfer, plus libres, ne portant que des gourdes au col, ils couraient sur les flancs de l’armée prêts à vendre chèrement leur vie.

L’aîné des deux frères apercevant la porte de la cité de Poitiers dit ceci :

— Nous allons passer pour des gens d’église ou être faits prisonniers tout de suite, sans coup férir.

Le cadet répondit, dressant orgueilleusement la tête :

— Ce serait dommage, berger-sorcier, car nos lances sont finement aiguisées. Aurais-tu le souci du trépas ?

Harog répondit :

— Je n’ai crainte que pour celle que j’aime.

— N’a-t’elle point bonne tournure en garçon courageux et penses-tu rougir de ton cadet ?

Ils se sourirent tous les deux, trouvant pour la première fois une idée de douceur à la réalisation de leur union dans la mort.

Devant la porte, prêt à la toucher du doigt, Harog emboucha sa trompe de chasse et sonna au veilleur. Il était plein jour, mais les remparts demeuraient clos. La ceinture de la ville ne se dénouerait pas facilement si les veilleurs avaient reçu des ordres du comte Maccon.

Le soleil commençait à briller sur le haut des murailles, faisant étinceler du givre. Ce serait une belle journée d’hiver sèche aux pieds des chevaux et rafraîchissante pour les combattants vite en sueurs. Tous les singuliers soldats de ces plus singuliers capitaines prenaient des mines belliqueuses, pensaient aux trésors de la basilique : cellier rempli, grasse cuisine, chaud logis où il serait voluptueux de reposer ses membres perclus par les nuitées à la belle étoile.

Ils n’auraient pas reculé en présence du comte Maccon lui-même.

— Qui êtes-vous, les matineux ? cria-t-on de la tour du guet.

— Des gens venant de loin pour embrasser les reliques de la basilique Saint-Hilaire, déclara tranquillement Harog sa lance en arrêt.

— Vous êtes bien nombreux pour des pèlerins. Pourquoi avez-vous des armes ? Il y a trêve.

— Pour nous défendre contre les brigands de la forêt ! répondit railleusement le cadet d’Harog.

— Et ces femmes ? Ce sont les vôtres ! ajouta le veilleur, qui n’était point d’une espèce crédule.

— Ce sont des filles de mauvaise vie qui ont le désir de faire pénitence, vieux raisonneur ! s’exclama l’archange blond dressant son cheval debout contre la porte et le forçant à heurter des deux sabots.

Harog eut un geste d’effroi. Le veilleur passait maintenant un arc dans une meurtrière.

— Basine, implora-t-il à voix contenue. Tu vas te faire tuer ou désarçonner.

Le reste de la troupe, enthousiasmé par la cynique plaisanterie de la fille de Chilpéric, éclata de rire. Seul Ragna ne riait pas, sentant Chrodielde frémir de colère. La robe écarlate l’humiliait ; elle aussi aurait voulu, maintenant, monter un cheval de chef, mais elle ne connaissait pas ce genre d’exercice, ayant vécu en nonne depuis sa naissance.

Le noir coursier d’Harog, la croupe gênée par les ruées de l’alezan de Basine, fit un écart, essayant de démonter son cavalier, mais celui-ci prit la rêne de son voisin, remettant les deux chevaux à la raison d’une seule poigne.

— Excusez mon jeune frère, dit-il, dissimulant un sourire. Il est novice d’un couvent de moines et sans l’expérience du respect qu’on doit aux hommes d’armes.

Le veilleur semblait parler à des gardiens de l’intérieur du rempart. On se concertait. Donc on n’avait pas d’ordre.

— C’est trop de façon, dit encore Harog haussant la voix, pour accueillir des pèlerins. Nous sommes pressés.

D’un coup de pointe, Basine heurta la porte étourdiment. Elle s’ouvrit aussitôt. Trois flèches sifflèrent et des pierres jaillirent.

Il était bien interdit, en ce temps-là, de frapper à l’huis d’un rempart les armes à la main, sinon l’on s’exposait aux représailles.

— Par le tombeau de Radegunde, on nous reçoit comme des chiens, rugit Ragna de mauvaise humeur. Il faut que des chiens leur donne le mot de passe. A og ! A us ! Gombaud, Gerbaud, Baos, Faos, Ouros, Néreus, allez-y ferme, tenez bon… ce n’est que menu monde, après tout !

Les nobles bêtes partirent à fond de train, meute hurlante bousculant les veilleurs surpris et les quelques habitants de Poitiers écoutant le colloque par pure curiosité. L’un des gardiens, saisi à la gorge, enfonça son couteau dans les flancs de Gombaud, mais Gerbaud, arrivant à la rescousse, étendit l’homme sur la place durant que les veilleurs lâchaient pieds.

La troupe, formée en triangle par ses chefs, pénétra comme un coin, fit s’ouvrir la porte toute bâillante et les princesses entrèrent les premières, Basine ferraillant de la pointe, folle à l’espoir du carnage. Harog plongea sa lance dans un corps qui lui barrait la route, franchit ses deux chiens agonisants, frémissant d’une rage soudaine. Brodulphe-l’Adultère reçut le tranchant d’une hache sur la cuisse ; la femme qu’il portait poussant des cris aigus il crut que c’était elle qu’on blessait et assomma son adversaire d’un coup de framée. L’Aveugle-né, vociférant tous les noms de saints qu’il savait, faisait de terrible besogne malgré Visigarde évanouie, et Boson-le-Boucher, le couteau dans les dents, tapait sur les crânes avec une massue de chêne.

La ville se réveillait, les rues s’emplissaient de gens, les yeux gros de sommeil, demandant des explications ; les seuils vomissaient des femmes révolutionnées criant aux armes et des hommes brandissant des fourches. Quel était donc ce pèlerinage en attirail de guerre ? Vient-on prier les saints avec des lances et des massues ?

Basine, le visage transfiguré, rose comme un jeune garçon ivre de son premier vin, poussait son cheval sur des faces paisibles, piquait dans le dos des bons marchands gras qui roulaient, pareils à des outres crevées, ruisselantes de leur liqueur. La foule s’ameutait, puis se dispersait, piétinée douloureusement par les chevaux qui se cabraient, semblaient éperdument joyeux de retrouver la liberté de la tuerie. Bientôt, il n’y eut plus de poitrines à défoncer ni de dos à fendre. Les habitants de Poitiers, revenus de leur surprise, fuyaient vers la demeure du comte Maccon pour donner l’alarme.

Harog put réunir ses hommes devant la basilique de Saint-Hilaire, dont le portail demeurait fermé.

— Asile ! cria Basine, qui se sentait tout aussi criminelle que les meurtriers qu’elle traînait à sa suite.

— Asile, répéta la voix brève d’Harog, car il était important de se mettre en sûreté avant l’arrivée des soldats de Maccon.

— Enfonçons le vantail, gronda Ragnacaire, furieux de ces manières décentes succédant aux vociférations du combat.

— Il ne faut pas blesser l’évêque, déclara Basine, clerc chicaneur à ses moments perdus, parce que nous en aurons besoin dans nos différends avec Leubovère. (Et elle ajouta, la voix sonore quoique mesurée :) Évêque Marovée, nous te demandons asile pour le bien de l’Église que nous servons toi et moi.

Chrodielde s’exclama, impatiente de descendre de cheval :

— Ouvre-nous, car nous sommes de la race des oints du Seigneur, ô Marovée.

La porte de la basilique s’ouvrit doucement, comme à regret :

— Que la paix de Dieu soit avec vous ! balbutia un homme très pâle, chauve et sans ornement sacerdotal, qui portait sur l’épaule droite un pigeon irisé de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

Il considérait gravement cette troupe de bandits encore échauffés par la lutte, quelques-uns couverts de sang.

— Que voulez-vous, hommes cruels, et vous, femmes folles d’orgueil ! C’est ici la maison du silence et vous y introduisez le bruit de la guerre ?…

Harog sauta de cheval, s’inclina, la main sur son couteau.

— Évêque, dit-il respectueusement, je t’amène des princesses qui désirent la justice. Ce ne sont que des femmes sans défense… Pour nous, nous continuerons à les défendre si tel est ton bon plaisir.

C’était indiquer d’une façon très claire que les hommes seuls désiraient garder la responsabilité des actes de violence, mais Basine se jeta aux pieds de Marovée.

— Justice, dit-elle d’un ton ardent, justice pour tous, car ces hommes sont braves si nous sommes coupables de les avoir entraînés dans notre rébellion.

Chrodielde soupira :

— Ce sont de pauvres hommes, mais ce sont des hommes…

Ragna eut un geste d’acquiescement, faisant tourbillonner sa framée.

Marovée comprit à quelle sorte de gens il avait affaire et s’écarta.

— Vous êtes ici chez vous, car la maison de Dieu est la maison des pécheurs. Souffrez pourtant que je vous cède la place, moi et mes clercs… On ne peut servir deux maîtres sous le même toit. (À cet instant le pigeon qui roucoulait sur son épaule s’envola effrayé.) Vous le voyez, cet oiseau me montre mon chemin. Il va se reposer sur l’ancienne demeure de Radegunde. Je vais l’y rejoindre.

Et il leur ouvrit toute grande la porte de Saint-Hilaire.

La troupe, au pas refréné de ses chevaux, s’engouffra dans l’église, Méréra la dernière, tirant une sorte de loque lamentable qui geignait des malédictions latines. Durant la course à travers la ville, cette tempête de gens et de bêtes hurlants, le paquet de pourriture qui s’appelait la recluse avait chu ; la chienne, courageusement, le rapportait à peu près intacte, les squelettes ayant la vie dure.

Marovée se retourna sur les degrés pour flatter le bel animal blanc et ne put s’empêcher de grommeler :

— Quand les hommes sont aveugles, il faut bénir les bêtes charitables !

Dignement, Marovée se retira, la procession de ses clercs et de ses esclaves filant en sens inverse de la bande des aventuriers.

Harog et Ragna barricadèrent immédiatement les vantaux renforçant les verroux de pointes de lance.

L’audacieux coup de main ayant réussi, on pourrait souffler, il ne restait plus qu’à se fortifier en supposant que les lois guerrières vinssent à supplanter les lois religieuses. On constata qu’on avait perdu deux mendiants, deux chiens et un cheval trop atteint pour espérer le guérir. Il fut achevé séance tenante et jeté dans une crypte, derrière un tombeau. Méréra étant sauve, Harog ne regretta point ses chiens. Pour les mendiants, ils s’étaient sans doute détournés du droit chemin de l’honneur. Chacun se mit donc en devoir de panser ses blessures, puis de mener les bêtes aux écuries. Dans la fièvre de l’action, Basine n’avait pas senti l’effleurement d’un trait, son front saignait un peu. Chrodielde vint à elle, presque émue.

— Tu es blessée, ma cousine ? dit-elle. Quelle imprudence d’avoir voulu combattre comme un mauvais garçon… La belle abbesse que tu ferais, la lance au poing ?

— Ce n’est rien, répliqua rudement Basine, laisse-moi. Harog est allé me chercher des herbes sèches dont il sait la vertu. Je ferai meilleure abbesse que celles qui oublient leur vœu de chasteté, ma cousine.

Déjà les deux femmes se mesuraient des yeux, sœurs de communion devenues rivales devant le succès de leur orgueilleuse entreprise. Alors Chrodielde dissimulant son dépit s’empressa auprès du jeune athlète Brodulphe-l’Adultère, lequel lui exhiba complaisamment sa blessure, malgré son horreur des femmes nobles.

Au soir de cette mémorable journée, un festin bien supérieur en délicatesse aux repas nocturnes de la Pierre fut servi en pleine église.

Les nonnes, suivantes des princesses, avaient repris leurs humbles coutumes du cloître, faisaient la cuisine. Les unes, dans les caves, les autres, dans les basses-cours, avaient pieusement préparé une orgie digne de toutes les foudres célestes. Les tables du réfectoire mises bout à bout se recouvrirent des nappes de l’autel et les torches de cires destinées aux cérémonies du culte illuminèrent ces agapes rien moins que chrétiennes. Une tonne posée sur le maître autel, masquant le tabernacle, fut mise en perce, tandis que les pauvres créatures si tendrement traitées par l’évêque Marovée : pigeons, poulets, canards, agnelets, porcelets, s’étalaient, mortes, rôties, au milieu de corbeilles de fruits secs, d’énormes fromages, y compris les produits les plus fins des pâtisseries et confiseries des monastères. Marconèfe, Helsuinthe, Famerolphe, Visigarde et Isia se multipliaient pour complaire aux porteurs de besaces dont elles avaient remplacé les sacs à malices en ce jour de brutaux corps à corps. Désormais en sûreté dans cette forteresse de la basilique, qui contenait des provisions pour un an de siège, elles allaient, venaient, plus légères de retrouver sous leurs pieds nus les dalles sacrées d’un temple. Elles avaient vu leur évêque céder son église à ces bandits. Elles honoreraient donc les bandits comme des évêques et jamais repas de prélats ne se montra plus somptueux. L’Aveugle-né levait les bras à la voûte, récitant les prières de la Sainte-Croix par habitude de remercier le ciel en oubliant ses propres péchés. Brodulphe-l’Adultère se réjouissait, quoique languissant de sa blessure, de goûter au vin d’un prince de l’église. Boson-le-Boucher, l’homme jaune, de robuste estomac, décidait d’avaler un mouton tout entier. Quant à Ragna, feignant le dédain, il pillait les fruits secs pour Chrodielde durant que Basine et Harog se parlaient à voix basse dans le chœur.

Basine n’avait pas voulu retirer son costume de mauvais garçon et elle portait un bandeau d’or, seul signe de distinction du cadet vis-à-vis de l’aîné, Harog lui ayant dit en lui rendant son gage d’alliance :

— Il ne faut pas que tu paraisses plus pauvre que Chrodielde et puisque tu veux conserver cette tunique d’homme, l’on se souviendra, en regardant ton front bandé, que tu es doublement reine par la vaillance et par le sang !

Elle, très pâle, secouait ses boucles fauves.

— Je ne veux pas quitter ce costume parce qu’il attire moins l’attention des mâles. Cette nuit, tous nos gens seront ivres, Harog…

Le berger murmura :

— Je ne boirai que de l’eau, Basine. Ne suis-je pas là pour te défendre ?

Une ombre solennelle les enveloppait. Sous le toit de l’église, un rayon de lune, froid comme une couleuvre argentée, se glissait en ondulant jusqu’au signe de la rédemption dominant l’autel. Les tombeaux des saints les séparaient de la foule. Sur un degré de marbre, Harog s’agenouilla.

— Basine, dit-il tendrement soumis, j’aime ta vertu plus que mon bonheur, mais jure-moi que tu ne réserves pas ton corps pour un prince que tu connais secrètement ?

Elle se pencha sur lui, touchant ses cheveux noirs de ses lèvres, si rapidement qu’il n’en ressentit qu’un effleurement d’aile.

— Voici l’unique baiser que je donnerai jamais à un homme, Harog. Je veux être abbesse parce que mon corps est marqué pour l’éternelle pénitence. Je prierai pour toi, mon frère, et si j’obtiens tous les honneurs que je rêve, tu en auras ta part. Il ne faut pas demander à l’aiglon de ramper sur le sol, aux louves de bercer des enfants… Ma gloire sera peut-être de racheter, par l’abstinence de tout amour terrestre, l’horrible souillure qui me fut infligée. (Sa voix sombra dans un sanglot.) Ne sais-tu pas que, depuis les temps maudits, le démon me visite… Il y a de cela dix années bientôt… et il m’envoie des songes qui me donnent soif de sang fumant ! J’ai l’envie de tuer, de mordre… J’étouffe sous un poids énorme de chair et de fer… Harog ! Le démon habite mon âme et possède mes sens… comprends-tu ?

— Tais-toi, mon frère ! Et il la ramena vers le festin, craignant maintenant d’en ouïr davantage… car il connaissait bien ces nuits effroyables où l’âme oublie qu’elle est d’essence divine pour arder vers les voluptés démoniaques. À force de soumission, de tendre douceur, il la guérirait peut-être… ou lui aussi mourrait de son mal… sans plus se plaindre.

Cette nuit-là, tous les hommes furent ivres. Un seul demeura triste, les yeux fixés sur une femme. Au plus bruyant de l’orgie quelque chose de sinistre les dégrisa : l’emmurée du monastère de Radegunde, celle qui n’avait pas de nom, tomba dans la tonne défoncée, tête en avant, ayant voulu trop boire. On la retira vivante, mais on ne pouvait plus se servir de ce vin empesté par une infecte odeur de pourriture. Hoquetant de dégoût, ils s’endormirent pêle-mêle, les nonnes à côté des bandits, une princesse dans les bras d’un porcher.

Basine, elle, gagna la chambre de Marovée, tandis qu’Harog, roulé dans son manteau, se couchait sur le seuil entre son couteau et sa chienne.

Pendant que les rebelles installaient leurs quartiers d’hiver à la basilique de Saint-Hilarius, en ayant chassé tous ses prêtres, Marovée fit diligence pour instruire de ce scandale toute la chrétienté des Gaules. Le saint et savant Grégorius de Tours ayant épuisé ses conseils charitables, d’autres évêques s’émurent. Selon quelques-uns, il fallait mettre le feu à ce repaire de brigands parce que le feu purifie, ou prier le comte Maccon, seigneur de Poitiers, d’y amener ses soldats, mais, selon Marovée, si on pouvait faire bon marché des bandits, il était nécessaire d’épargner deux femmes notoirement apparentées aux princes régnants. L’abbesse Leubovère avait-elle eu, pour ces illustres tonsurées, les égards dus à leur naissance ? Ne convenait-il pas d’en référer à un tribunal sacré pour une cause sacrée ?

La moitié des religieuses vivaient en dehors de leur monastère, les unes mariées, les autres en plus vilaine posture. Guntchramn, qui avait reçu les deux cousines, faisait la sourde oreille quand on le priait de donner son avis. Childebert se taisait également. Userait-on de la répression séculière ou leur adresserait-on tout d’abord les sommations de l’Église ? Marovée se tourmentait affreusement de cette affaire et toute la ville bourdonnait de colère autour de la basilique fermée aux œuvres de piété. On se chuchotait, les mains en cornet sur les oreilles, les noms de ces trop fameux chefs de bandes : Harog, Ragnacaire, et leurs titres de berger-sorcier, de chasseur de loups ayant déjà délivré la population d’un grand péril. Ils passaient pour doués d’une puissance surnaturelle, charmant d’un même geste ensorceleur les loups enragés et les belles héritières des princes francs. Le seigneur Maccon, attendant des ordres, pensait philosophiquement que cela devait mal finir.

Durant une lune on pleura, pria, protesta, chicana sur les textes canoniques, puis un clair matin d’hiver cinq ou six évêques en grand apparat, porteurs de leurs évangiles et de leur droit canon, s’en vinrent frapper au porche de Saint-Hilaire dans la louable intention d’admonester ces filles. Ils s’entouraient de leurs diacres, de tous les clercs, dans un pompeux cérémonial pour mieux disposer en leur faveur les esprits bourrelés des coupables, mais ils y perdirent leur latin. Ce repaire de bandits venait justement de s’enrichir d’un nouvel hôte et, en réponse à leur sommation, ils ne perçurent que les éclats de rire, les blasphématoires vociférations qui le sacraient défenseur de ces femmes.

Marovée grelottait sous ses habits d’or tissus plus roides que chauds.

— Songez, seigneur, disait-il à Saffarius, évêque de Périgueux, frappant résolument du poing, qu’ils sont là près de cinquante déterminés à tout !

— Alors, fit Nicasius, évêque d’Angoulême, nous aurions sagement agi en nous adjoignant les soldats du comte de Poitiers, Si nous essayons de toucher les gens au travers d’une porte nous les toucherons peu et, d’autre part, comment forcerons-nous ces lourds vantaux de chêne ?

Saffarius s’apprêtait à frapper une troisième fois lorsque brusquement le nouvel hôte, bandit fameux qu’on appelait Childéric le Saxon, leur ouvrit la basilique et tous les évêques, scandalisés, s’aperçurent qu’il était ivre.

XII

C’était lui, assurait-on, qui avait été le principal instigateur de ce crime par suite duquel des prêtres du Seigneur furent frappés par Chrodielde dans la basilique de St-Hilarius.
grégoire de tours

Childéric-le-Saxon était toujours ivre. Coupable de nombreux viols et de meurtres, de séditions et d’adultères, il aurait à lui seul étanché un muid de vin[12], probablement pour noyer ses remords. Il errait dans les campagnes de Poitiers, chassé de la cité d’Auch par sa femme qui le détestait à l’égal de la peste fluente. Comment eut-il vent de la rébellion de ces nonnes demeurant loin de la basilique qu’elles occupaient traîtreusement, on ne le sut point, mais il est à croire que les loups s’entendent hurler à travers des espaces considérables. Une nuit, cet homme pénétra par le verger derrière les cloîtres et entra simplement chez Chrodielde en demandant à boire. Il était grand, large d’épaules, brun comme l’ours dont il portait la dépouille, parlait un langage effroyablement licencieux et riait lui-même à perdre haleine de ce qu’il racontait.

Chrodielde, très fière de cette nouvelle recrue, car Childéric était de noble origine, l’accueillit de la meilleure façon.

Ragna le trouva joyeux compagnon devant les outres.

Harog s’en défia et le tint à distance.

Basine l’exécra aussitôt pour sa dévotion envers Chrodielde.

Les deux cousines se traitaient maintenant en ennemies, se reprochant mutuellement leur orgueil et surtout leur secret désir de domination sur les hommes qu’elles commandaient, chacune jalouse de l’autre. Chrodielde ne savait plus distinguer ses favoris nocturnes, confondant souvent leur titre, appelant Brodulphe-le-Boucher et Boson-l’Adultère tandis que Ragna, aveuglé par sa passion grandissante, ne comprenait point pourquoi elle lui semblait si fatiguée en de certaines circonstances où c’était son tour de faveur. Mais Basine, farouchement chaste, résistait toujours aux ferventes sollicitations d’Harog qui, toujours loyal, couchait sur le seuil de sa chambre entre sa chienne et son couteau pour la défendre contre la témérité des bandits.

Ce clair matin d’hiver, Childéric-le-Saxon tétait une outre, la levant à deux bras sur sa tête au milieu d’un cercle attentif, admirateur de ses exploits :

— Hardi, l’homme noir ! Fais place nette, l’ourson !… Il est pareil à la Boivre qui engloutit le Clain !… C’est vin béni, celui de la messe, le meilleur, tu te sanctifieras ! Hardi, noble Childéric, ne nous laisse pas de quoi pisser le long des murs[13]. Quel incendie ?… Quel pot ! Hardi, gobelet du diable ! Tète bien, l’ourson !

Des femmes, traversant le pavé de l’église en portant des venaisons, lui donnèrent une si rude poussée que l’outre lui croula sur le visage et qu’il fut inondé de vin, riant plus fort que les autres de ce bon tour.

Ces brutes, enfermées depuis longtemps dans une sombre forteresse aux relents singuliers d’encens brûlé et d’on ne savait plus quelle fade odeur de cadavre, se pourrissaient les uns les autres, mangeant trop, buvant davantage, ayant pour humbles servantes les anciennes servantes de Jésus-Christ qu’ils avaient prostituées à leur bon plaisir, séduisant celle-ci, violant celle-là, se les repassant parce qu’elles oubliaient le nom de leurs amants en s’enivrant presque autant qu’eux et tombant dans tous les coins à leur merci. Seul un couple d’êtres privilégiés, un couple d’oiseaux de proie, planait sans se salir les ailes, leurs vrais maîtres à tous par leur âpre volonté de demeurer chastes, et ces brutes les respectaient, ayant une peur superstitieuse de leur sagesse confinant au sortilège.

Comme Childéric-le-Saxon, ayant bien bu, hoquetait, se tenant les côtes, l’un des vantaux barricadés retentit d’un coup sourd.

C’était le poing vigoureux de l’évêque Saffarius.

Il y eut un silence de mort, car jamais personne, jusqu’ici, n’avait osé leur demander ni l’aumône ni les sacrements.

— Voilà qu’on nous apporte le viatique ! fit joyeusement Childéric, très peu soucieux de conserver une dignité quelconque à la révolte de ces gens qu’il ne connaissait que pour l’avoir toléré en lui versant généreusement les produits de leur vol.

Ragnacaire, présent, bondit sur sa hache et Harog, qui arrivait, très inquiet, s’avança vers l’ivrogne.

— Childéric, dit-il l’œil plein d’éclairs, il faut cesser ce jeu, car on va nous attaquer. J’ai vu, des galeries, un grand concours de clercs se rassembler devant le porche.

— Cela va être plaisant si c’est le Saint Chrême… s’entêta le Saxon, moi je n’ai jamais bu de ce baume, j’en voudrais bien tâter une fois en ma vie.

— Ce sont les évêques ! cria Basine qui descendait l’escalier des galeries, toute pâle d’émoi.

— Les évêques… ah ! Quels évêques ? Je vous le disais bien, c’est le Saint Chrême qu’on m’apporte. Vous n’allez pas m’empêcher d’y goûter, mes amis… il y en aura peut-être pour tout le monde !

Ragna s’impatienta :

— Ce n’est pas le jour de braver les dieux quels qu’ils soient. A og ! tu n’es bon qu’à t’enivrer. Cède le pas aux chefs qui vont protéger les femmes.

Chrodielde s’approchait, nonchalante, balayant le pavé de sa robe rouge.

— On se dispute encore ! fit-elle énervée. Laisse-le, Ragna, tu vois bien qu’il a bu beaucoup. Les évêques attendront. Ils ont de la patience, eux !

Childéric se redressa, l’écoutant, fronçant peu à peu les sourcils.

— Ragnacaire n’est qu’un gardeur de porcs ! gronda t-il.

— C’est la pure vérité puisqu’il te garde ! affirma railleusement Basine.

Childéric se mit en colère sous ce cinglement de fouet.

— Je vous entends tous, vous êtes là, me croyant avili par le vin ? Vous pensez tous : il boit bien, mais c’est un petit homme qui ne saurait se mesurer à la grandeur de nos exploits… Tenez, je vous défie. (Et Childéric-le-Saxon sembla se hérisser de tous ses poils d’ours.) À moi tout seul je ferai plus pour Chrodielde et pour Basine que vous tous ensemble. (Se tournant vers la troupe des mendiants et des esclaves, il rugit :) Vous êtes des pourceaux ! Vous êtes des chiens ! Vous êtes des lâches ! Quand on veut livrer bataille, on ne vient pas se cacher dans un trou de taupe. J’ai beaucoup bu, mais je connais la guerre mieux que vous. On court sus à l’ennemi dans les chemins libres et non dans les cryptes bien garanties par de fortes murailles ! Que faites-vous ici ? Nous vivons à la manière des moines. Nous jouons aux dés, mangeant et buvant, caressant les filles. Vous êtes de simples cardeurs de laine ! Vos ennemis… je ne les ai jamais aperçus ! j’arrive ici par une nuit d’enfer et c’est toujours aussi noir chez vous ! Plus je bois, moins j’y vois clair et je n’ai pas la coutume de fermer les yeux en buvant. Qu’est-ce que vous attendez ? Que le ciel nous croule sur la tête ou que vos serpents de prêtres se glissent par les fentes de cette basilique pour nous reprendre le vin de la messe ? Par l’enfer et la croix, les tombeaux sacrés ne feront pas de miracles pour vous, mes agneaux ! Voici qu’on frappe… et vous tremblez comme des brebis malades à l’idée de l’excommunication ! Vous allez voir comment moi, Childéric-le-Saxon, qui ne suis pas de la bande des sorciers enjôleurs de princesses, je vais vous nettoyer la ville ? Si ce sont nos évêques et leurs serviteurs, nous en ferons un exemple qui leur ôtera le goût des discours. Par le giron de Chrodielde qui est aussi doux que la cervoise je me moque de l’abbesse Leubovère et de celle qui doit lui succéder ; ce sont là des histoires de femelles qui ne nous concernent point. Holà, les esclaves, allez me cueillir des verges et enlevez les barres du vantail de Saint-Hilaire… Je vais vous montrer la bonne manière de fouetter un évêque. Pas la peine de prendre tant de précautions ; ces gens-là, plus poltrons que des femmes, ont peur de vous. Ouvrez la porte ! Ouvrez la porte ! Je veux les battre ! Je veux me battre et vous conduire à la victoire. Il me faut de la lumière, moi, on étouffe ici !…

Un tonnerre de vociférations l’applaudit. On riait et on jurait sans se soucier le moins du monde d’ouvrir cette porte, mais tous commençaient à se sentir libérés par ce langage furieux. La vie qu’on menait menaçait de s’éterniser, on respirait péniblement dans un air trop chargé de l’odeur de l’encens et de cette vague senteur de chairs en décomposition.

Harog frémit des conséquences que pourraient avoir des excès de violence contre les évêques, sans doute venus pour haranguer avant de sévir, selon leur usage.

— Qui commande chez nous ? s’écria-t-il, brandissant son couteau. Est-ce que l’on doit fouetter l’innocent sans savoir soi-même de quoi on est coupable ? Et de quel droit un pareil homme nous traite-t-il de lâches ?

Basine se jeta sur lui pour essayer de le désarmer.

— Silence, berger, laisse hurler ce loup qui va enfin s’user les dents, car il est chez nous une bouche inutile. (Elle ajouta plus bas :) Moi aussi j’ai envie de faire la guerre et de fouetter des gens. Seulement j’aime mieux que ce soit lui qui, le premier, en prenne le droit. Il faut sortir de cette église ou j’y deviendrai folle ! Ce n’est pas la place d’une future abbesse de demeurer parmi des filles de mauvaise vie.

Chrodielde déclara, impassible :

— Quand on essayerait de l’empêcher de faire à sa guise, ce serait peine perdue… Il est fort comme un cheval dès qu’il s’emporte.

On ne savait plus à qui répondre. Les mendiants s’effaraient de la possibilité d’une excommunication, conservant le souvenir des eulogies, et les criminels se moquaient des sacrilèges. Personne, du reste, n’obéissait plus à personne.

L’ivrogne, buté contre le vantail, arracha les barres, tira les verrous, puis ce fut, soudain, l’irruption de la lumière pénétrant à flots, du vent pur chassant l’affreuse odeur des fauves…

Le moment solennel arrivait, mettant les deux partis en présence. D’un côté les rayons du ciel, le jour d’un tendre bleu, tout étincelant des transparentes fleurs du givre, les évêques en grand costume d’or et de soie, leurs clercs allumant des cierges, les diacres dressant les évangiles, aspergeant le parvis d’eau sainte et enfin la croix du Christ se levant, ses bras offerts… De l’autre côté, les ténèbres, l’esprit du mal, les péchés de colère, de luxure, par-dessus tous les péchés celui de l’orgueil d’Harog et de Basine rêvant peut-être de ravir la gloire des anges…

Childéric-le-Saxon, placé entre les deux partis, baissait son front d’ours noir, surpris de tant de clartés. Titubant, les jambes molles, il essayait de s’expliquer maintenant ce qu’on lui voulait, ce qu’il voulait…

Marovée s’avança en tête du cortège, Gundégisil, évêque de Bordeaux, lui ayant cédé son rang parce qu’il était seigneur de la basilique de Poitiers.

— Homme insensé, tu es ivre ! dit le prélat d’une voix tremblante de dégoût, que viens-tu faire chez les séditieux ? As-tu de mauvais desseins contre nous qui leur apportons la remise de leurs peines éternelles s’ils nous veulent ouïr sagement ?

— Moi, fit Childéric-le-Saxon d’un ton bourru, je suis entré chez eux pour boire et je ne me mêle point de vos querelles. Basine est fière comme le jeune faon à son premier bois… Quant à Chrodielde, c’est une urne d’amour… mais j’aime mieux le vin de la messe et je déclare, saint homme, qu’il n’en est pas de meilleur. Je suis ici pour le défendre. Entre si tu veux.

Childéric paraissait monstrueux, la figure encore toute pourpre du vin répandu et les mains comme ensanglantées.

Harog se présenta derrière lui, grave et tout blanc dans une tunique d’agneau, ses seuls cheveux noirs lui assombrissant la face.

— Seigneur Marovée, dit-il, n’entre pas, car je crains pour toi et les tiens des outrages que je ne saurais venger.

— Finissons-en, maugréa Gundégisil hautain, nous entrerons pour communiquer le parchemin de leur excommunication à ces religieuses rebelles. Nous n’avons pas besoin de tes avis, petit berger.

Ragna voulut répliquer. Harog, très maître de lui, lui mit durement la paume sur la bouche.

Et solennellement la procession pénétra sous le porche, entraînant avec elle toute la lumière de ce jour unique où des parias allaient chasser Dieu de sa maison malgré la puissance de l’Église.

Les évêques, plus à leur aise dans une basilique que sur la poussière du chemin, se réunirent en un aréopage imposant, assistés chacun de leur diacre et de leurs clercs tenant les saints évangiles. Au milieu d’eux, sur un billot de chêne, fut déposé le parchemin de l’excommunication. Gundégisil voulait en donner immédiatement lecture, mais Marovée implora de lui la permission de s’adresser une dernière fois aux religieuses révoltées. Il les appela donc par leur nom et déclina leurs titres :

— C’est pour vous que nous sommes ici, Basine, princesse née de Chilpéric, et toi, Chrodielde, que l’on prétend fille de feu Charibert. Au nom des rois régnants, vos parents, nous vous enjoignons de nous ouïr d’une oreille attentive.

Les deux princesses s’étaient assises l’une près de l’autre sur le tombeau de Radegunde, se réconciliant ce jour-là pour tenir tête aux évêques. Le rayon de lumière venu du porche les éclairait, laissant dans l’obscurité derrière elle la troupe d’Harog, pendant que Childéric-le-Saxon, adossé au baptistère, essuyait gauchement le vin de ses joues et tâchait de prendre une contenance plus digne.

Marovée poursuivit, le ton rempli d’une indicible tristesse :

— Nous ne désirons pas la mort des pécheurs, nous les hommes de Dieu, mais la loi de notre religion, votre règle nous ordonnent de vous signifier l’excommunication, mes filles, pour ce que vous avez brisé la clôture de votre monastère et que vous êtes en rébellion armée contre votre abbesse ! Voici le seigneur Gundégisil, évêque de notre métropole, qui va vous lire votre sentence. Par la Sainte Croix à l’ombre de laquelle vous fûtes élevées, mes filles, par le pieux souvenir de la communion, du pain de vie que, si souvent, j’ai rompu avec vous, par la faiblesse de vos membres d’enfant que j’ai tenus à la présentation du baptême, votre évêque et votre père vous adjure de vous repentir !… Que le Saint Esprit vous fasse fondre en larmes de remords la cire de vos yeux, jeunes aveugles dont la beauté maudite a dû enflammer les regards de ces hommes que je vois rôder autour de vous comme des loups dévorants…

— Je ne suis pas un loup ! grommela Childéric, offensé de ce qu’on le comparait à cet animal. Je suis un ours. Un Saxon, c’est un ours…

Marovée, qui ne l’écoutait pas, reprenait :

— … les loups ravisseurs de votre pureté. Parlez donc, mes filles, dites-moi pourquoi je vous retrouve en si vile compagnie, vous les élues de l’abbesse Leubovère, destinées plus tard à fréquenter bienheureusement la société des saints. Voulez-vous véritablement que le pain de la communion vous soit retiré de la bouche en même temps que la sécurité soit extirpée de votre âme ?

À cet instant où Marovée s’arrêtait pour respirer, prêt à verser des pleurs sur les pécheresses, il se produisit un mouvement dans le fond de la basilique : des voix aiguës de femmes se disputaient, essayant de retenir quelqu’un qui avait voulu se précipiter en entendant prononcer le nom de Leubovère. C’était la recluse. Elle se traîna péniblement, accompagnée des suivantes des deux princesses qui se lamentaient, honteuses de leurs habits souillés, s’efforçant d’empêcher un esclandre. La recluse, sa tête d’orfraie branlant sur son col menu, semblait ne rien craindre, nullement intimidée par la solennité du moment. Toujours ivre d’une ivresse prophétique plus terrible que celle de Childéric-le-Saxon, elle se sentait plus forte de toutes les succulentes nourritures absorbées, de toute la générosité des vins bus et elle avait l’impérieux besoin de leur vomir ses imprécations.

— Malheur à Jérusalem ! hurla-t-elle, ses deux bras décharnés tendus férocement vers les évêques épouvantés de son apparition. Malheur aux faux prêtres de la loi de Moïse qui viennent ici le miel de l’hypocrisie sur les lèvres pour lier les volontés des enfants d’Israël et les rejeter vivants dans la noirceur de la tombe ! Malheur aux pères qui parlent d’un amour paternel qu’ils n’ont point conçu avec l’amour de la femme ! Peuple d’Israël, Leubovère m’a laissée gisante au fond d’un sépulcre pour y attendre ma résurrection, mais les voix de la terre m’ont parlé, elles ont pénétré jusqu’à mon cœur, glacé par la peur de l’enfer, pour en faire jaillir une source purifiante. Et cette source est devenue un grand fleuve et le grand fleuve une mer orageuse ! Peuple d’Israël, ce qui vit est seul respectable et les paroles de mort, les gestes de pénitence empoisonnent l’âme, pourrissent le corps. N’écoutez pas les évêques, mes sœurs les princesses et vous mes frères les mendiants. Voici le temps du jugement : Que ceux qui sont sourds aux voix de la terre soient seuls jugés. Malheur à Leubovère l’avare, qui a mesuré le grain que la terre multiplie. Malheur à celle qui a chargé de chaînes les belles filles de la terre pour en faire ce que je suis… Regardez-moi !

Et, disant ces paroles frénétiques, la recluse écarta les haillons de son vêtement, leur exhibant son torse nu où saillaient ses côtes haletantes, prêtes à s’ouvrir pour leur cracher son cœur au visage, ce cœur jadis glacé, maintenant brûlant de haine.

Il y eut une clameur vengeresse de tous les parias mendiants ou criminels. Ces gens, plus naïfs que coupables, voyaient enfin se dresser la raison de leur lutte contre ce qui était la représentation du pouvoir divin. Elle était bien là, en squelette vivant, debout entre les joies de la terre, les basses joies que l’on sait définir et cette lumière d’or, trop infinie, trop impondérable pour arriver à les toucher dans leur chair, émouvoir leurs sens grossiers. Elle se montrait, ombre hurlante de tout ce qui fut une femme heureuse, revenante des extases célestes, fantôme développant son linceul afin de les effrayer, de les avertir, de leur crier de sa bouche édentée, de ses yeux brasillants, de tout son cœur pourri suintant sur sa peau huileuse de reptile des cloîtres : Regardez-moi ! j’étais une femme d’église et je survis à mes croyances qui m’ont rongé le sein !…

Quand la rumeur de la foule se fut un peu apaisée, Basine dit, de son accent sonore de mauvais ange :

— Seigneur Marovée, je te remercie de ta prière, mais cette femme a répondu pour nous. Excuse son audace, les barbares traitements des abbesses l’ont sans doute rendue folle. Pour nous, nous ne rentrerons dans l’obéissance que lorsque Leubovère sera chassée de son monastère. Alors tu pourras choisir entre Chrodielde et moi. Nous sommes nées pour le trône sinon pour l’abbaye. Qu’il daigne t’en souvenir.

Ce mâle langage de jeune clerc instruit de ses droits, sinon de ses devoirs, fit le meilleur effet, et Chrodielde ajouta :

— Nos serviteurs feront justice d’une excommunication que nous ne méritons pas. Marovée, tu protèges une abbesse indigne, tu n’as jamais semé que la discorde par tes conseils, même du temps de Radegunde.

Presque tous les bandits répondirent d’une seule voix :

— Nous jurons fidélité aux princesses ! Haine et mort à leurs ennemis !…

Marovée, horrifié, agita en l’air ses grandes manches de lin.

— Je vous conjure, ô filles des rois, d’empêcher le sacrilège. Ne faites pas couler de sang ici, dans cette basilique où on n’a jamais répandu que le vin de la messe, c’est-à-dire le glorieux sang du Christ mort pour vous racheter tous…, mes filles, mes enfants…

Il se mit à genoux pendant que Gundégisil, suffisamment édifié, saisissait d’une main ferme le parchemin posé sur le billot pour en donner haute et retentissante lecture. Il redoutait un nouveau scandale de la part de l’emmurée, se promettait bien d’étouffer ses cris d’orfraie en lançant plus fort ses anathèmes, lorsqu’un grognement d’ours l’arrêta.

— Je savais bien qu’on nous voulait reprendre le vin de la messe ! rugit tout à coup Childéric-le-Saxon, qui semblait très agité depuis que Marovée avait parlé du sang du Christ. J’en ai beaucoup bu, mais j’en boirai encore, par l’enfer !…

Et se précipitant sur Saffarius, évêque de Périgueux, qui se trouvait le plus proche, il brandit un paquet de verges qu’il avait jusque-là dissimulé derrière lui. Courbant le pauvre prélat sous son poids d’ours en colère, il le plia aisément et lui mettant la tête entre ses robustes jambes lui administra une épouvantable fessée. Les clercs se mirent à invoquer Dieu et tous les Saints, se lamentant et geignant, tandis que les évêques, dont quelques-uns étaient de braves hommes de guerre, essayaient de s’interposer virilement, tirant l’épée de dessous les habits sacerdotaux.

Devant cet inattendu spectacle d’un évêque troussé brusquement comme un esclave qu’on destine à la torture, ou mieux un enfant qu’on châtie, un énorme éclat de rire ébranla les voûtes de la basilique.

C’était la meilleure réponse à tout ce catéchisme puéril.

— Hardi ! l’Ourson ! frappe fort, frappe longtemps ! s’écriaient les bandits, se tordant et se frappant eux-mêmes sur les cuisses.

— Un beau travail, l’Ourson ! Tu nous fais voir la face de l’église à l’envers !… Hardi ! Nous attendons que tu soies fatigué !… Childéric, tu es un homme ! A og ! Passe-moi le fouet que je fasse mes dévotions ! Par la châsse de Radegunde, voici le miracle demandé ! Hardi !… Hardi, l’Ourson, nous sommes-là !

Un tumulte bouleversa l’église. Les clercs et les diacres, revenus de leur stupeur, s’empressaient autour de Saffarius, l’évêque de Périgueux, évanoui autant de honte que de souffrance, le corps en sang.

Basine et Chrodielde, lâchées de nouveau dans la liberté de leurs instincts pervers, riaient d’un sauvage rire de démentes. Cet ivrogne inventait véritablement des farces extraordinaires. Cela leur détendait les nerfs et retardait la lecture de l’excommunication annoncée. Mais un des diacres ayant fait usage de l’épée pour venger son évêque, il s’en suivit une mêlée violente, les bandits ferraillant qui de la hache, qui de la framée, plusieurs portant des coups capables d’assommer ces gens d’église mal informés des ripostes.

Les uns criaient : Merci ! Les autres : Miséricorde ! et les chiens aboyants se joignirent au vacarme, déchirant les vêtements sacerdotaux.

Harog courait à tous les combattants trop acharnés pour les supplier de cesser leurs attaques inhumaines. On ne l’écoutait guère ! Il finit par être obligé de se défendre contre un diacre, qui le pressait, l’épée menaçante. Alors, exaspéré, la gorge serrée par l’angoisse du sacrilège, il le piqua de son couteau, lui traversant le bras. Ce prêtre, appelé Désidérius, détala, emmenant Marovée et répétant : Sauve qui peut ! se croyant déjà mort. Une frayeur tellement immense s’était emparée des évêques, le diable je crois s’en mêlant, que, sortant tous du lieu saint sans même se dire adieu, chacun s’en retourna par le premier chemin qu’il put attraper, Désidérius, diacre de l’évêque d’Autun, en tête de la débandade, qui sans chercher le gué de la rivière du Clain s’y précipita au premier endroit où il atteignit le rivage et fut porté par son cheval nageant sur la prairie du rivage opposé.

Au soir de cette victoire Chrodielde, voyant Harog ramasser de nombreuses épées restées sur les dalles de l’église, lui dit impérieusement :

— Pourquoi donc voulais-tu réfréner les ardeurs de tes hommes ! Nous voici maîtres du terrain et nous n’avons plus besoin de barricader les vantaux du portail. La ville est à nous par ce coup de force. Nous irons librement désormais à la face du ciel, selon l’expression de Childéric, et s’il nous plaît de nommer des intendants pour percevoir le prix des récoltes de Leubovère, d’envahir les domaines des religieuses qui lui sont restées fidèles, rien ne pourra nous en empêcher ?

— Tu feras sagement de ne pas laisser la gloire des batailles te monter à la tête, Chrodielde, répondit Harog soucieux. Massacrer des gens d’église n’est que jeu de femmes. Les soldats du comte Maccon seront plus endurcis. Je crois que nous avons employé là une très mauvaise manière pour te faire obtenir un titre d’abbesse.

Chrodielde balayait les débris des évangiles et vêtements sacerdotaux de la traîne de sa robe écarlate.

— Petit berger tueur de loups, lui répondit-elle, tu es de trop modeste ambition. Je compte devenir mieux qu’abbesse. Il y a des princes en Gaule pour épouser des filles de rois.

Basine, pensive, ne riait plus. Accoudée au tombeau de Radegunde, elle examinait une épée, promenant son ongle sur le fil de l’arme.

— Pour épouser un prince ou devenir abbesse, Chrodielde, il faut savoir conserver la dignité de son rang… et ne pas boire au gobelet de n’importe quel esclave. J’ai dit, prononça Basine.

Chrodielde marchait fougueusement, cavale piaffante devant les vainqueurs.

Brodulphe-l’Adultère se mordit la lèvre en la regardant.

Boson-le-Boucher haussa l’épaule, le sourcil froncé.

Et Childéric-le-Saxon lui tendit sournoisement le gobelet de vin qu’il venait de se faire servir par un esclave, car l’ours avait chaud.

Mais Ragna, le Gaulois roux, rejeta ses cheveux en arrière, comme le lion qui renifle l’odeur du sang.

— Que signifie tes paroles, Basine ? gronda-t-il. As-tu l’intention d’insulter ta cousine en lui rappelant sa conduite envers moi ?

On s’entre-regardait gaiement, clignant de l’œil. Toutes ces brutes, esclaves encore hier, se sentaient aujourd’hui les égaux de leurs maîtresses ; si tous ne buvaient pas au même gobelet d’amour, ils savaient tous que la seule vierge de ce troupeau de servantes du Seigneur était la fille de Chilpéric, dont ils ignoraient, heureusement, la triste aventure chez son père. Par pitié pour son ami Ragna, Harog murmura :

— Il est naturel que des princesses vivant en compagnie des gens de guerre oublient leur naissance… par charité pour les plus braves. Les premiers princes ne sont pas nés autrement, je pense !

On applaudit en heurtant des armes contre les tombeaux.

— Voilà qui est bien répondu ! Harog a la prudence du serpent.

— Ou la lâcheté, jeta Chrodielde, dont tout l’orgueil blessé flambait dans les prunelles.

— Ragna, fit Basine ironique, tu ne défends pas ton ami ? À t’a place, je cracherais au visage de la perfide qui insulte mon frère.

— Ou ton favori ! s’exclama Chrodielde, crispant les poings.

Harog eut un geste de rage. Basine bondit et Ragna, complètement démonté par toutes ces attaques, risqua :

— Enfin pourquoi vous disputez-vous, les femmes nuit et jour, sans trêve, alors que nous, les hommes, nous vous passons toutes vos fantaisies ! Aog ! On se bat, on se querelle et c’est nous les vainqueurs, qui avons tort… Chrodielde ? Harog est-il un homme ?

Une bonne fois, Ragna, tourmenté de secrètes jalousies qu’il n’osait pas s’avouer à lui-même, voulut faire parade de son autorité sur sa farouche amante.

— Harog est-il un homme, lui qui t’a gagné une basilique, et des guerriers, à toi la princesse sans couronne et l’abbesse sans monastère ? lui répéta-t-il, se campant bien en face d’elle, les yeux dans ses yeux.

Chrodielde, la lèvre écumante, riposta : — Ce n’est pas un homme, le seul à qui je déplais… ce n’est pas un homme… c’est… c’est un eunuque !

Elle se retira au milieu d’un silence réprobateur, très offensée de ce que Childéric ne prenait pas son parti dans cette affaire intime.

— Tu sais maintenant qu’il faut lui prouver le contraire, grommela tranquillement le Saxon, se drapant de sa peau d’ours pour s’étendre, désirant cuver son vin. Bonne nuit, Harog, moi j’en ai assez de faire le berger en veillant sur de pareilles brebis !

Harog hésitait. Cracherait-il son mépris au visage de cette louve en chaleur, ou irait-il lui trousser sa robe comme à Saffarius, évêque de Périgueux, pour la fouetter publiquement ? Il contemplait la mine singulière de Basine. Qui savait si cette mystérieuse créature ne pensait point de même. Étaient-ils tous les deux irrémédiablement ensorcelés ?

Se rendant au festin servi en l’honneur de leur succès, il se disait que plus la lumière se faisait sur leurs actes, plus l’ombre de l’église, l’ombre de la Pierre, semblait s’épaissir autour d’eux, leur glaçait le corps après chaque victoire échauffant davantage leurs esprits.

Ils étaient maudits. Ils seraient damnés. À quoi bon tant de vertu, puisque toujours les folies charnelles reparaissent, remontent du fond des imaginations les plus superstitieuses… comme du fond de la crypte, où ils avaient oublié le cadavre d’un cheval mort, d’une pauvre bête monstrueusement décomposée, remontait, toujours plus écœurante, plus troublante, cette effroyable odeur de charogne !…

XIII


« À nos Seigneurs à toujours, Gundégisil, Nicasius, et Saffarius, très dignes possesseurs du siège apostolique, les évêques Ethérius, Syagrius, Eunacharius, Hésychius, Agrœcola, Urbicus, Félix, Véranus, item Félix et Bertchramm. Nous avons reçu les lettres de vos béatitudes ; et autant, à l’ouverture des nouvelles, nous avons été réjouis au sujet de votre santé, autant nous sommes saisis d’un chagrin profond au sujet de l’injure que vous nous marquez avoir reçue, puisqu’on brise la règle et qu’on ne conserve aucun respect pour la religion. Vous nous avez fait connaître que les religieuses qui, à l’instigation du Diable, sont sorties du monastère de Radegunde, d’heureuse mémoire, n’ont consenti à écouter aucune de vos admonitions ni rentrer dans l’enceinte de leur monastère qu’elles avaient quitté, et que de plus elles ont insulté à la basilique du bienheureux Hilaire, en vous y maltraitant vous et les vôtres ; qu’à cette cause vous avez cru devoir les suspendre du bienfait de la communion ; et vous avez souhaité de recevoir sur cela les avis de notre médiocrité. En conséquence, comme nous savons que vous avez très à propos cité les canons, et que la règle statue formellement que ceux qui seront surpris en de pareils excès doivent être punis non seulement par l’excommunication, mais par les peines de la pénitence ; ajoutant en cette affaire aux témoignages de notre respect notre sentiment ardemment désireux de notre affection, nous déclarons adhérer complètement à votre avis relativement aux points que vous avez touchés jusqu’à ce que, réunis au concile synodal des calendes de novembre, nous délibérions ensemble sur le moyen de mettre un frein à l’audace de telles gens, afin que dorénavant nul n’ose se permettre, encouragé par l’indulgence, de commettre de pareilles choses. Cependant, comme la parole du Seigneur Apôtre Paul nous avertit sans cesse que nous devons à à temps et à contre temps corriger par la prédication tous ceux qui s’oublient ; et comme elle nous assure que la piété est utile à tout, nous vous engageons encore à conjurer par des prières la miséricorde divine, afin que l’esprit de componction daigne enflammer ces femmes et qu’elles rachètent dignement par la pénitence les fautes qu’elles ont commises ; afin que, par votre prédication, Christ aidant, ces âmes, mortes, en quelque sorte, retournent dans leur monastère ; afin que celui qui rapporta sur ses épaules dans la bergerie la brebis égarée daigne se réjouir de leur retour comme de l’acquisition d’un troupeau. Nous vous demandons surtout de constamment nous accorder, comme nous l’espérons, le secours de votre intercession.


Votre dévoué Ethérius, humble pécheur, qui se permet de vous saluer. Votre client Eséchius, qui prend la liberté de vous saluer respectueusement. Votre ami Syagrius, qui vous salue respectueusement. Urbicus, pécheur, qui vous honore et vous salue avec soumission. L’évêque Véranus qui vous vénère et vous salue respectueusement. Votre serviteur Félix, qui se permet de vous saluer. Votre humble et affectionné item Félix, qui ose vous saluer. Votre humble et obéissant Bertchramn, évêque, qui prend la liberté de vous saluer. »


Lettre des évêques à Gundégisil,
donnée par
grégoire de tours

— Vous avez pris le rendement de la récolte due aux viguiers pour le tribunitien, soit ! Mais vous ne pouvez pas me forcer à vous suivre, méchantes gens ! leur déclara l’esclave favorite de Leubovère, cette femme triste et forte qu’on nommait Soriel d’un nom d’homme.

Elle levait haut le front, regardant fixement les chefs de l’expédition qui se disaient intendants de Chrodielde, le Saxon Childéric et Brodulphe-l’Adultère.

Ceux-ci, montés sur des chevaux harnachés superbement, portaient l’épée, comme à présent presque tous les serviteurs des princesses victorieuses.

On se trouvait en pleine campagne, car la ville de Poitiers, terrorisée par les bandits vainqueurs des évêques, les laissait aller et venir librement. C’étaient des chevauchées bruyantes, des cliquetis d’armes à faire penser qu’on revenait au bon temps des sacs de Chilpéric ! Il ne se passait pas de jour qu’on n’envahît le domaine de Leubovère et, qui que ce fût des gens appartenant au monastère qu’on pût saisir, on les accablait de coups, de mauvais traitements de toute sorte pour en tirer rançon, les menaçant même, de la part de Chrodielde, de les pendre tous le jour où elle forcerait l’abbaye et précipiterait certainement l’abbesse du haut des murs.

Soriel souriait d’un air de mépris :

— Je ne pense pas que vous montiez jusque-là ! répondit-elle à l’habituelle menace.

Childéric-le-Saxon examinait cette créature d’épaules robustes, de visage dur, aux yeux qui ne se baissaient point devant de redoutables guerroyeurs.

— Alors, fit Brodulphe, étonné de ne pas produire une rougeur pudique sur la face de l’esclave, tu n’as pas envie de tâter de ces beaux garçons qui chantent la messe à la basilique. Ce sont tous des coqs de ma taille, je t’en préviens.

— Vous êtes des coqs, c’est possible, et des chiens également… mais Soriel n’est pas une chienne, riposta l’esclave furieuse.

— Par l’enfer et la potence de la Croix, gronda l’ours, cette femme ne me déplaît pas, Brodulphe, elle a de la bravoure ! Nous allons la lier sur ton cheval et l’amener avec son envie de mordre chez Chrodielde. Les amusements se font assez rares en ce pays pour que je veuille me la payer, sortant toute chaude de dessous le fouet.

Soriel eut un mouvement de recul, mais Brodulphe, le bel athlète, la ceintura prestement et la jeta sur la croupe de sa bête, les bras solidement noués d’une corde.

— En route, fit Childéric, éclatant de rire. Voici la digne rivale de notre louve !

Brodulphe, en sa qualité d’esclave marqué du fer, ne protesta pas. Il partageait les faveurs de la reine, seulement n’en n’était pas plus fier, ayant appris jadis à ses dépens ce que coûtaient les bonnes grâces d’une femme puissante. Il n’oubliait jamais ses années de basse fosse qui lui avaient valu, en plus, un honteux surnom.

Les deux cavaliers rentrèrent en ville au pas de leurs chevaux, narguant les humbles habitants massés aux remparts pour les voir passer, frappant de l’épée les veilleurs qui ne se dérangeaient pas assez vite à leur gré sur leur passage.

— Nous serons bien reçus, dit Brodulphe paisiblement, nous rapportons de l’argent et de la viande.

— Vous rapportez le diable, rugit Soriel, qui essayait de ronger les cordes avec ses dents derrière lui.

Quand ils furent sur le parvis, ils donnèrent l’ordre aux mendiants s’empressant autour de leurs chevaux d’éclairer la basilique de torches nombreuses.

Le temps se faisant plus doux, puisqu’on approchait des fêtes de Pâques, Chrodielde et Basine, lorsqu’elle ne se montraient point dans Poitiers afin de tenir leur bon peuple en haleine, lui déployer des robes couvertes de broderies ou l’insulter par leurs poses altières, s’installaient sous un dais écarlate au centre des galeries de l’église. Là, étendues sur des carreaux précieux, les chiens vautrés à leurs pieds prêts à les défendre contre les attaques des corbeaux qui tourbillonnaient sans cesse autour de cette maison d’où l’on avait chassé les colombes de Marovée, elles se disputaient, s’injuriaient ou bâtissaient, d’une inexplicable entente pour la guerre, la colossale forteresse de leurs espoirs.

Ce soir-là, Chrodielde était seule et rêvait. Basine, descendue aux logis des esclaves, promenait chez les nonnes résignées aux plus humbles fonctions l’œil inquisiteur de la maîtresse. Chrodielde se vêtait d’une ample robe de bure blanche aux manches de soie brodées d’argent. Sa chevelure noire, flottant sous un galon d’argent qui la serrait aux tempes faisait déjà descendre la nuit sur ses épaules. Elle paraissait vaguement inquiète, ses lèvres cramoisies retroussées sur ses dents prêtes à broyer tous les fruits défendus.

Chrodielde était lasse. Childéric-le-Saxon, toujours ivre, l’exaspérait par sa grossièreté de buveur. Brodulphe-l’Adultère se moquait d’elle avec la petite Isia, la plus jeune des servantes du Christ. Boson-le-Boucher, l’homme jaune, la brutalisait, jaloux de Ragna, et Ragna, jaloux de Boson, tourmenté d’une jalousie de plus en plus aveugle, lui donnait l’appréhension d’un scandale inutile qui transpirerait certainement chez Marovée, réfugié en la demeure de Maccon, où le tendre pasteur, suppliant les pouvoirs séculiers de ne pas empiéter sur ceux de l’Église, essayait d’ajourner le massacre général des rebelles.

Chrodielde rêvait. Elle savait qu’on allait les mander prochainement au saint tribunal de leur évêque pour y exposer leurs griefs contre l’abbesse Leubovère. Que dirait Basine sur la conduite de Chrodielde ? À quoi lui serviraient ses titres à l’abbaye, elle, l’aînée des deux cousines, si on la reconnaissait publiquement femme de mauvaise vie ? Pourrait-elle, d’ailleurs, supporter jamais plus les austérités d’un cloître, fût-ce le plus riche monastère des Gaules ?… Basine existait, d’intacte réputation, protégée par ce tueur de loups aussi vertueux qu’elle… Basine serait abbesse. Ah ! être reine ! Épouser un prince ou devenir la concubine de quelque roi régnant, ainsi que l’avait osé Frédégunde…

Comme elle caressait distraitement Méréra, la chienne se tourna d’un air anxieux vers son maître qui montait de l’intérieur de la basilique.

Méréra n’aimait pas Chrodielde.

Harog semblait très irrité.

— Chrodielde, dit-il d’un ton sourd, il ne faudrait pas tenter le comte de Poitiers par de perpétuelles exécutions dont nul ne peut affirmer la justice. Voici Childéric-le-Saxon qui rentre avec une proie de valeur : Soriel, l’esclave préférée de Leubovère. Ne crois-tu point que ce gibier, si on le fouette, mènera nos chiens beaucoup plus loin que nous ne voulons aller ?

Il restait debout devant elle, très grave, son visage pâle illuminé de ses yeux fulgurants, sous l’empire d’une colère à peine contenue qui lui crispait la main autour du manche de son couteau.

— Est-ce Basine qui t’envoie ? interrogea Chrodielde très étonnée de l’ouïr lui demander une espèce de grâce, lui qui affectait de ne plus croiser sa route.

— Je viens pour mon compte. J’aurais pu ordonner de libérer cette esclave parce que, jusqu’ici, j’ai conduit notre entreprise, mais je suis las de voir sur nos têtes s’amonceler tant d’orages que je ne peux conjurer. Le métier de chef me pèse… je te cède volontiers ma place. Tu t’entends mieux que moi à museler les loups…

— Moi aussi, je suis lasse, murmura Chrodielde, bâillante !

Elle le regardait curieusement à la lueur de la lune échancrant le fronton de la basilique et il n’eut pas l’idée de fuir un orage plus près de sa tête qu’aucun autre malgré la sérénité du ciel.

— Je suis lasse, parce qu’on ne me respecte pas, soupira Chrodielde. Toi-même éprouves à mon égard une répulsion trop visible. Comment pourrons-nous réaliser ce que nous rêvons tous si nous ne nous entendons pas mieux, nous les chefs ? Si toi, le plus sage, tu nous abandonnes ?…

C’était la première fois qu’elle attestait sa suprématie, au moins dans la vertu.

Il riposta durement :

— Les castrats sont-ils faits pour gouverner, Chrodielde ?

Elle se mit à rire de bon cœur.

— Tu as de la mémoire, Harog. Mais les femmes de mauvaise vie n’attachent guère d’importance à certaines injures… Or, je sais que tu m’as traitée de telle en parlant à Basine.

Harog tressaillit. Il avait en effet dit cela, mais Basine était folle de l’avoir répété.

Il se taisait, les yeux de plus en plus brillants, couvant le feu de sa colère.

— Tu as peur de moi, une créature de mauvaise vie, Harog ?

— Je n’ai pas peur de toi. Seulement tu es parente de celle que j’aime au-dessus de mon honneur… de mon bonheur !

— Tu l’aimes et tu la respectes, celle-là, fit-elle d’un accent amer où tremblait soit le sanglot du remords, soit la fureur de la jalousie sexuelle.

— Je suis ici pour te dire qu’on fouette encore une femme dans l’église de Marovée, gronda le berger-sorcier, exaspéré par son attitude nonchalante.

Il l’eût préférée montrant ses dents pour le mordre et non pour lui sourire.

— Ah ! Soriel… cela m’est bien indifférent. Harog, moi j’ai eu le malheur d’aimer Ragnacaire, ton ami, presque ton frère, comprends-tu ?

— Ou de le trahir…

— Que t’importe…

Harog s’avança sur elle et lui saisit le bras brutalement.

— Tais-toi ! S’il nous écoutait il serait capable de te tuer, et il aurait raison !

À ce moment de leur entretien, des cris perçants éclatèrent, montant des parvis, et à ces cris répondirent de féroces éclats de gaieté.

— Les loups s’amusent, dit le berger, la secouant, pris d’une rage terrible qui décomposait son visage. Voilà les jeux de tes fidèles, misérable créature ! Childéric-le-Saxon, Brodulphe-l’Adultère, Boson-le-Boucher vont s’acharner à coups de fouet sur le corps pantelant d’une pauvre esclave plus honnête que toi, la princesse impudique. Tu souris, tu me railles ? Eh bien, tu vas m’obéir parce que je suis encore le chef étant le [plus vertueux, tu vas descendre leur dire de cesser ou je débarrasse Basine à jamais de ton exécrable présence… Si elle ne t’avait pas connue, toi, la louve en chaleur, elle ne serait pas devenue si froide, elle m’aurait aimé peut-être sans le spectacle odieux de tes débordements…

Harog ne se possédait plus et la serrait au point de lui briser le bras.

— Laisse-moi, méchant garçon, cria Chrodielde. Tu me fais mal ! Ah ! l’on devine aisément que tu ignores le secret des caresses, toi, le maudit sorcier qui sait tout. Laisse-moi ou j’appelle Ragna, ton ami, et je lui commande de t’étrangler.

Il ne la lâchait point, la poussait d’un effort irrésistible vers la balustrade de la galerie avec l’intention évidente de la précipiter dans l’espace… Basine resterait seule, abbesse régnante…

Alors Chrodielde, se sentant perdue, se retourna d’une souple torsion de ses reins, s’enroula au buste de l’homme comme le lierre enlace le chêne, étroitement.

Elle gémit, très bas.

— Est-ce ma faute si tu m’as jeté ton maléfice, Harog, sorcier charmeur ! Je serais chaste à l’imitation de Basine… si tu voulais m’aimer… tout autant que je t’aime !

Et ses paroles vinrent mourir, avec ses lèvres, sur la bouche du jeune chef.

Il eut un éblouissement. Ses muscles se détendirent. Il soutint la femme qui allait glisser au gouffre…

— Excuse ma brutalité, Chrodielde, soupira-t-il tristement, se sentant vaincu dans cette lutte où le plus faible usait de moyens pervers, mais ne mens pas pour sauver ta vie, cela est indigne d’une fille de roi.

En bas, les cris continuaient plus étranges, on percevait les râles d’un garçon vigoureux et non ceux d’une pauvre fille déjà pleurante sous les coups. Est-ce que Soriel avait blessé un de ses bourreaux en se débattant ? Il le souhaitait de toute son âme… Chrodielde demeurait chancelante, le front sur sa poitrine.

— Je te remercie de me faire libre. Tu voulais me tuer ? (Elle ajouta se mettant à ses genoux et entourant ses jambes de ses bras ronds.) Écoute-moi… je suis jalouse de Basine depuis le jour où je t’ai vu la ramenant comme un avare qui a enfin retrouvé son trésor. Je suis jalouse de Basine depuis que je te sais son unique esclave, moi qui possède tant de favoris… Je t’en conjure, Harog, ne t’irrite pas de mes aveux. Je ne mens pas puisque tu m’as délivrée de ma crainte ?… Ah ! que nous serions vraiment forts tous les deux si tu savais vouloir mon bonheur à moi ! Jamais Basine ne t’aimera d’amour ! C’est une plante qui séchera stérile, quoique très belle, parce qu’on a brûlé ses racines. Elle n’est pas guérie du souvenir ! Son corps fut si atrocement souillé que son âme en conserve une éternelle flétrissure. Songe qu’elle n’était qu’une enfant. Elle n’aimera jamais que la gloire de rester inaccessible. Elle ferait peur si elle n’avait pas le charme de son apparence d’ange de cire ! Pourquoi la regardes-tu ? Tes yeux ne sont pas faits pour l’indifférence des siens… Ah ! tes yeux… Harog ! tes yeux ! j’ai l’idée qu’ils sont des étoiles et que tu portes le ciel tout entier sous ton front blanc ! As-tu songé, parfois, qu’on n’a pas vécu lorsqu’on meurt sans connaître les caresses de la femme !

Harog se voila le visage de ses deux mains frémissantes :

— Tais-toi ! Je connais la soumission de la femelle des loups… et je sais à présent qu’il n’en est pas de plus traîtresse ! Il nous faut descendre, Chrodielde, si nous ne voulons pas que cette esclave expire injustement.

Elle le contempla un moment pensive, se releva d’un bond joyeux.

— Je veux te plaire en tout, ce soir, sorcier mon maître. Allons vite et je te jure que si l’esclave est morte, je ferai fouetter Childéric-le-Saxon par Boson-le-Boucher afin que la justice soit rendue.

Harog eut un sourire navré.

— Pourquoi, s’avoua-t-il, dans le mystère de son âme, Basine ne m’a-t-elle jamais offert de lèvres aussi douces ?

Il s’apprêtait à descendre, suivi du jappement sonore des chiens qui flairaient le désordre, quand Childéric apparut, dressant sa tête d’ourson noir par la trappe de l’escalier. Il riait d’un rire fou, sautait lourdement en se frappant les cuisses de ses mains larges.

— Chrodielde ? Tu es là, Chrodielde ? Je te cherche pour te faire voir un très beau spectacle !

Il s’interrompit, hoquetant, n’en pouvant plus, secoué d’une joie diabolique. Eux, avaient craint un espionnage, mais Childéric riait trop pour leur préparer une vengeance. Il n’ait tellement que Chrodielde impatientée lui cria, d’une voix dure :

— Que nous veux-tu, bandit ? As-tu fini de te tordre comme un chien qui avale un os de travers ?

— Je ne suis pas un bandit… ni un chien. Je suis un ours… je venais te chercher… Chrodielde ! Tiens, tu es là, petit Harog ? Cela se trouve au mieux… Je venais chercher Chrodielde pour lui montrer un vrai castrat…, car, entre nous, berger-chasseur, je crois bien qu’elle n’en n’a jamais vu !

Cette extraordinaire bouffonnerie les déconcerta. Chrodielde haussa les épaules.

— T’expliqueras-tu ? fit-elle, pinçant la bouche en une grimace de dégoût, tandis qu’Harog serrait les dents pour déclarer :

— Vous passez la permission de la plaisanterie, Childéric.

— Je ne mens point, mes amis, s’exclama-t-il au comble de la jubilation. Nous en tenons un ! Il est en bas, solidement lié à une colonne de pierre pour qu’il ne nous échappe pas ! Un oiseau rare, je vous assure ! Il se démenait comme un diable dans l’huile sainte ! Les coups, ça lui était bien égal pourvu qu’on ne lui enlève pas sa tunique. Et on la lui a enlevée, naturellement. Il ferait beau fouetter sur double peau !… Nous avons donc saisi tout le mystère de cette affaire qui sera la plus joyeuse de ma vie… Quand on pense que je désirais… (et il pouffait de nouveau). Descendons ! Nous sommes des hommes ! Aog ! dirait Ragna s’il n’avait pas le vin triste depuis quelque temps.

Et tout hoquetant, le grand ours noir s’enfonça dans l’escalier poussant Chrodielde par la taille, donnant des tapes amicales au berger-sorcier, qui ne riait pas du tout, lui.

Attaché le long d’un pilier devant le maître autel, un corps blanc rayé de rouge se convulsait de désespoir sous les regards allumés d’une répugnante obscénité de tous les bandits s’esclaffant, comme Childéric, autour de cette loque humaine. C’était bien l’esclave Soriel… qui avait été digne de porter un nom d’homme… à sa naissance.

Chrodielde l’examinait cyniquement, dédaigneuse de marquer la confusion.

Harog détournait les yeux, malgré lui, pris de pitié.

Éperdument amusés de leur découverte, les loups ouvrirent leur cercle, grognant des choses révoltantes.

Chrodielde s’avança et proféra lentement ces paroles :

Quelle sainteté peut-il y avoir dans cette abbesse qui fait les hommes eunuques et les fait habiter avec elle, suivant l’usage du palais impérial ?

Il y eut un silence où chacun sembla tomber en un abîme de réflexion.

On n’avait pas compris ce que signifiait cette phrase redoutable, témoignant des savantes lectures de Chrodielde, mais on comprit très clairement qu’elle accusait Leubovère d’un crime nouveau.

Basine arrivait. Elle ne vit pas le supplicié, car Harog se mit devant elle.

— Retirez-vous, les femmes, gronda-t-il d’un ton âpre. Je vous ordonne de vous retirer. C’est assez que nos chiens aient le goût du sang… ici !

Basine souriait, d’un sourire calme.

— Je sais, fit-elle, car j’ai entendu Chrodielde. Il faut garder cet esclave comme otage et preuve de déchéance. L’aventure finira certainement par la plus grande humiliation de l’abbesse. C’est une bonne prise que le Saxon nous rapporte.

Dès que les femmes se furent retirées, Harog délia lui-même les pauvres membres rompus de Soriel.

— Couvre-toi de mon manteau, lui dit-il, et je vais panser tes plaies avec les herbes purificatrices. Tu seras nourri chez nous jusqu’à ton complet rétablissement. Les princesses ne sont pas si méchantes qu’elles le paraissent. On leur a fait beaucoup de tort. Que la tristesse de ta vie ne te rende pas injuste à ton tour.

Soriel pleurait en lui baisant les mains.

— Je jure, gémit-il, que jamais l’abbesse n’eut connaissance de mon secret[14]. Si elle avait su, elle m’aurait chassé honteusement, hélas !

Il se coucha derrière le maître autel, épuisé de fatigue, s’évanouissant dans un sommeil de bête enfin forcée.

Au milieu des conversations de la troupe, très surexcitée par cette bizarre vision d’un esclave eunuque appartenant au monastère, l’Aveugle-né s’adressa au seul chef qu’on respectait encore pour sa sagesse en tout, lui déclarant :

— Je crois savoir l’histoire de ce Soriel, moi. Par les saints tombeaux qui nous assistent, il n’en est pas de plus pitoyable. J’ai ouï dire par le médecin Réoval, qui me soigna les yeux, un jour, et n’y découvrit aucune maladie, que certain enfant, du temps de Radegunde, la pieuse reine, eut une plaie maligne à la cuisse et qu’on dut lui appliquer le remède de Constantinople. Il guérit, ayant perdu sa virilité, aussi l’éleva-t-on sous des vêtements de femme pour qu’il n’en éprouvât point d’humiliation. Le médecin Réoval ne m’a pas nommé cet enfant, mais il y a toutes chances que ce soit ce Soriel.

Harog hochait la tête.

— Il vaudrait mieux qu’on l’eût achevé au lieu de le guérir. Maintenant… il est trop tard. Je vous le confie… demain ramènera la clarté dans l’esprit des princesses.

Harog s’éloigna pour essayer de ne plus penser, de dormir à son tour, n’espérant rien, se demandant ce qu’il fallait croire et préférant oublier.

Vers l’heure du démon, une femme se pencha sur Harog qui dormait dans une flaque de lune, au seuil de la fille de Chilpéric, entre sa chienne et son couteau.

C’était Chrodielde. Enveloppée d’une pièce de laine sombre, seule sa ronde épaule passant nue semblait cet astre blanc dardant toute sa perverse pâleur sur le berger. La chienne eut un mouvement d’inquiétude qui réveilla son maître. Celui-ci, croyant peut-être rêver encore, s’étira longuement sur sa peau de mouton.

— Harog, dit-elle très bas dans un souffle voluptueux, j’ai besoin de toi… parce que j’ai peur de Ragnacaire. Il n’est pas rentré ce soir. L’as-tu rencontré ? Ta-t-il parlé de moi ? Je redoute sa jalousie.

Effarée, elle se serrait contre lui, noyant sa bouche de ses cheveux parfumés.

— Je t’en supplie, Harog, toi qui protèges celle qu’aucun homme ne veut tuer… viens, ne serait-ce qu’un moment, chez moi, le temps de nous assurer qu’il ne s’y cache point avec une arme.

Harog la regardait gravement :

— Je n’ai pas vu Ragna, mais je sais où il est. Tu n’as rien à craindre de lui cette nuit, je peux l’affirmer, Chrodielde.

— Je suis une femme qu’aucun homme ne protège, Harog.

Il se leva, la repoussant doucement.

— Allons ! puisque tu n’es qu’une femme… Et prenant le museau de sa chienne, il lui murmura des mots mystérieux. D’un air tout résigné, l’animal se recoucha.

Ils descendirent quelques degrés conduisant aux cloîtres. Là, Chrodielde habitait l’ancienne cellule de l’abbé Porcarius, desservant de Marovée, ayant choisi ce réduit à cause du solide verrou de sa porte.

Harog inspecta cette chambre où l’on apercevait, sous la faible lueur d’une lampe à bec, un lit de mode romaine, c’est-à-dire élevé sur quatre pieds de bronze.

— Confiante en ta vertu, je t’ai fait venir, explique-t-elle, parce que Ragnacaire admettrait ton serment s’il nous surprenait.

Harog l’écoutait d’une oreille inattentive, tout occupé des coins obscurs où d’ailleurs rien ne remuait, ni Ragna, ni son ombre. Il ne restait donc plus à redouter que Boson-le-Boucher, Brodulphe-l’Adultère, Childéric-le-Saxon… qui encore ? Il se sentait naïf. Ne voulait-elle pas plutôt le faire tuer par l’un de ces trois hommes, les gens vertueux gênant toujours quelqu’un ?

Il attendit près de la porte, le doigt sur le verrou et personne, vraiment, ne lui arrivant du dehors, il se tourna, énervé.

Elle s’était couchée à plat ventre, toute nue, sur son manteau de laine, et ses pieds blancs frappaient d’impatience son lit romain.

— Je crois, dit-il railleusement, que tu sais comme moi que Ragna est veilleur cette nuit même tout en haut de la basilique ?

Elle ne répondit pas, riant d’un rire étrange, la face enfouie dans ses cheveux, faisant saillir sa croupe admirable, très finement reliée à son torse par les mille plis de soie de sa peau.

Harog glissa dans le verrou tiré la pointe d’une lame.

— Alors, fit-il d’un ton tranquille de garçon résolu, j’espère que ceux qui verront cette lame reconnaîtront à mon couteau que ton lit est occupé par autre chose qu’un lâche et passeront leur chemin.

Puis, revenant près de la couche aux pieds de bronze, il posa la main sur cette épaule si ronde, si blanche, si tentante avec son aigrette de poils bruns à la blessure de l’aisselle.

— Chrodielde, ajouta-t-il, quel est celui qui veut jeter un sort à l’autre ?

Le rire de la femme s’étouffa plus doux, pareil au râle des oiseaux de marécage.

Le lendemain, un esclave de Marovée vint tout tremblant à la basilique, porteur d’un message de son évêque où il était dit que les princesses devaient se présenter à son tribunal seulement accompagnées de deux serviteurs sans armes, sans chien, et surtout sans mauvaise volonté. Marovée déclarait aussi qu’aucun mal ne serait fait à la troupe de gens de guerre qui resterait dans leur droit d’asile en l’absence de leurs chefs naturels. On discuta sur ces derniers mots. Les chefs naturels c’étaient les hommes : Harog et Ragna, mais elles prétendaient qu’on avait voulu désigner les princesses. Basine désirait amener la recluse et Soriel, celui-ci tellement malade qu’il pouvait entrer en agonie rien qu’à le mettre droit. Chrodielde, plus raisonnable et dont les yeux brillaient encore de son plaisir volé, dit qu’il convenait de s’en tenir à la lettre. Les serviteurs seraient choisis par le chef, car il n’y en avait jamais eu qu’un : Harog. Interrogé directement, celui-ci répondit de sa voix brève :

— Il est inutile de perdre un temps précieux pour la réussite de cette affaire. Vos serviteurs, esclaves ou mendiants, auront trop peur de se rendre désormais chez Marovée. En guerre les serments comptent peu. Nous vous suivrons, Ragna et moi, nos bras croisés sur notre poitrine pour bien lui montrer notre bonne volonté de chasseur, sans arme et sans chien.

Basine eut un sourire d’orgueil.

— Je te remercie, berger, de ta bravoure. Qu’en penses-tu, Chrodielde ? Serait-ce Childéric ou Brodulphe qui aurait eu cette vaillance dévouée ?

Chrodielde tourna la tête pour arranger ses cheveux qu’elle était en train de natter avec des fils d’or, préparant son costume de cérémonie.

— Je songe que si je remerciais Harog de son dévouement il croirait que je veux lui faire injure, murmura-t-elle, dissimulant un sourire de reconnaissance.

Au plein de la journée les deux princesses, l’une vêtue de blanc pur et l’autre d’écarlate, montèrent sur leurs meilleurs chevaux, car Chrodielde avait acquis la science équestre de sa cousine. Si elle n’était pas de force au galop, elle faisait belle figure, assise en idole dorée sur une bête calme, ses cheveux pendants rehaussés de bijoux. Moins jalouse de Basine, ce jour-là, elle souriait, heureuse de se sentir caressée par les regards de la foule qui se pressait sur son passage.

Derrière elles, à distance respectueuse et à pieds, marchaient, les bras croisés, deux hommes, dont l’un, le grand diable roux, avait, semblait-il, une terrible envie de dormir.

— Ragna, grondait Harog, fais attention, tu vas cheoir sur la route. Est-ce que tu es ivre ?

— A og ! A us ! Je suis un homme ! Seulement cette nuit de veille m’a rendu fou. Je me tenais des deux mains aux remparts de l’église pour ne pas abandonner mon poste. J’avais l’envie cuisante d’aller voir du côté de sa chambre si elle dormait avec Boson ou Brodulphe. Pour Childéric… je n’y crois pas. Il boit trop. J’aurais le désir d’étrangler quelqu’un, Harog. Me diras-tu lequel ?

Harog répondit, la gorge douloureuse :

— Il ne faut point donner à l’amour plus qu’il ne mérite, Ragna !

— Tu lui as bien donné ta vie, toi, le vertueux !

— Un peu plus, Ragna… mais je ne veux pas lui sacrifier la tienne… puisque c’est moi qui t’ai entraîné dans cette fatale entreprise. Désormais, les nuits de guet, je veillerai à ta place.

XIV

Alors l’un d’eux, plus méchant que les autres et qui avait résolu de commettre le crime de fendre la tête à l’abbesse d’un coup d’épée, fut frappé d’un coutelas par un autre, par l’intervention, à ce que je crois, de la divine providence.
grégoire de tours

C’était une nuit obscure, mais douce, remplie de souffles chauds qui vous frôlaient le front comme des lèvres d’amantes. On entendait les petits pas des bêtes en marche dans la forêt, en marche l’une vers l’autre pour des ébats mystérieux. De la mousse montait une senteur de terre en travail prête à ouvrir ses flancs aux joyeuses fécondations. Des gouttes de sève pleuvaient des arbres en pluie de miel. Bientôt ce serait Pâques et les fleurs, de tendre couleur, semaient les halliers, les champs, les jardins, du reflet même des chairs parfumées de la femme.

Ils étaient venus tous les deux, imitant ces bêtes folles en marche l’une vers l’autre. Chrodielde faisait de petits pas de biches aux écoutes et Harog rampait pour passer, sous les ronces. Se flairant, se tâtant, ils s’unirent les mains, se respirant d’une même haleine, buvant la joie de se reconnaître.

Elle dit, très heureuse :

— J’avais l’espoir que tu viendrais !

Il murmura, moqueur :

— En doutais-tu ?…

Ils ne pouvaient vraiment pas risquer de se voir dans la chambre de Chrodielde, car Ragnacaire, toujours plus inquiet, toujours plus jaloux, surtout plus clairvoyant, rôdait la nuit, buvant pour s’étourdir dès qu’il imaginait enfin le motif de ses nouveaux soupçons. Ragna devenait fou. Il tuerait d’ailleurs volontiers tout le monde parce que c’était la coutume des massacres maintenant dans la basilique ou dans les rues de Poitiers. Il y a une odeur plus grisante que l’odeur du vin : celle du sang qui bouillonne hors des blessures profondes. Depuis la mort de Soriel, ayant expiré après une lente agonie malgré les soins du berger-sorcier, la recluse, mangée d’ulcères et de vermine, se mourait à son tour et on l’arrosait de sang frais pour la guérir ! Dieu savait que le rouge élixir ne manquait pas !

Harog, saisi d’un vertige contraire qui lui donnait l’horreur du sang répandu, recherchait les endroits sombres de la forêt, cette forêt jadis aimée comme une aïeule, sous le prétexte de chasses nombreuses devant rapporter des venaisons qu’il ne rapportait guère, fuyant les occasions de faire souffrir même une bête alors que tant d’esclaves et de gens d’armes se fracassaient mutuellement. Car il ne se passait point de jour sans homicide, une heure sans dispute, un seul moment sans larme, dans la maison du Seigneur où le tombeau de Radegunde n’opérait plus de miracle ! Harog, confiant la garde de Basine à sa chienne Méréra, animal plus fidèle qu’un esclave et plus intelligent, plus rapide qui viendrait sûrement le prévenir d’un danger, se sauvait au bois, ne cherchant même plus à s’interposer entre les deux louves dévorantes, car elles se montraient tout aussi enragées que les loups, détruisant pour le seul plaisir de détruire, excitant les hommes à la révolte, se querellant devant eux, les menaçant des verges s’ils se refusaient à envahir le domaine de Leubovère. Ils avaient, les deux chefs, les poignets liés par ces deux femmes. Basine torturant leurs cœurs, Chrodielde tenaillant leur corps et tous les deux ils ne se parlaient plus dans l’horrible doute où ils étaient de leur trahison. Ragna, voulant écarter tout souci du front altier de sa princesse, n’avait-il pas annoncé qu’il tuerait l’autre, l’ange de cire aux yeux de perversité ? Propos d’ivrogne enivré de l’odeur des vins trop rouges !

Après le leurre de l’entrevue chez Maccon, seigneur de Poitiers, où Marovée n’avait pas obtenu de faire lever leur excommunication, ayant cependant dépêché son abbé Porcarius à l’évêque de la métropole, les filles des rois, devinant bien que leurs dépositions contre l’abbesse n’avait produit aucun effet sur des gens sains d’esprit, perdirent leur cause voulant trop prouver. L’affaire allant jusqu’au roi Childebert, celui-ci envoya le prêtre Theutaire pour tenter une explication, une trêve qui permettrait de fournir les témoins des deux parties adverses mais, alors, les religieuses appelées répondirent : Nous ne venons pas parce que nous sommes privées de communion ; si nous obtenons d’être réconciliées, alors nous nous empresserons de comparaître. C’était placer la défense dans un état d’infériorité absolue, puisque les filles coupables de tant de crimes n’avaient justement reçu que l’interdit en guise de châtiment.

Porcarius et Theutaire se retirèrent de la querelle en se bouchant les oreilles, car ils avaient déjà entendu tout ce qu’un damné aura certainement à entendre sur le seuil de l’enfer. Et ce que ces honorables prêtres n’avaient point vu crevait à présent les yeux de tous les habitants de Poitiers qui se donnaient la peine de les ouvrir au passage des nonnes faisant leur provision d’étoffes chez les tailleurs et ajusteurs de la ville : Isia était enceinte, Marconèfe aussi et Helsuinthe se permettait d’avorter, traînant la jambe, tout enflée, le teint vert…

Il fallait aviser promptement au nettoyage de la basilique. Childebert, le roi régnant, importuné par les deux partis, ayant ouï les doléances de la marchande de blé sur la mauvaise saison et l’insolence de ses nonnes, se doutait que Chrodielde ne se vantait point en disant qu’elle jetterait son ancienne abbesse par-dessus les murailles de son ancien monastère, réclama les lumières du saint Grégorius, évêque de Tours, qui avait déjà écouté la première plainte des cousines. Celui-ci se récusa, disant qu’il paraîtrait à l’assemblée synodale devant juger définitivement les fautes des pécheresses, mais qu’à son humble avis il s’agissait plus de sédition que de droit canonique et qu’il convenait, avant tout, de réduire une sédition par la force armée.

On en demeurait là.

… Et ils étaient venus tous les deux, dans la nuit de printemps, en marche l’un vers l’autre comme des bêtes folles pour faire, au moins, parmi tous ces crimes, ces discussions, ces brutalités, ces hypocrisies, une trêve d’une heure où il y eut de l’amour !… Cependant Harog songeait anxieux, se demandant pourquoi elle tenait tant à l’éloigner du conseil de guerre cette nuit, puisqu’elle prétendait qu’il fallait prendre enfin une grande décision ? Était-ce donc à lui qu’elle demanderait le dernier mot ? Ou, tout bien calculé, avait-elle pensé que l’unique moyen d’éloigner les deux rivaux était de confier les opérations militaires à l’un durant que l’autre se livrerait aux joies infernales qui font perdre la raison ? Il songeait aussi, tristement, que le lieu du rendez-vous se trouvait dans cette grotte où lui et Ragna avaient vu s’écouler le meilleur temps de leur commune existence… du temps qu’ils étaient pauvres gardeurs de troupeaux, ne chassant que pour rassasier leur faim ou vendre des fourrures, non pour le plaisir mauvais de répandre le sang. Ils restaient des enfants, jeunes garçons soucieux seulement de leur bonne réputation de pâtres-sorciers que les bergers de la contrée interrogeaient sur les herbes, plus sages, de la naïve sagesse qui ne connaît point l’ambition…

La croix du monastère de Radegunde éclairait bizarrement la nuit réfléchissant la clarté bleue des étoiles. Ses bras pâles s’élançaient vers le ciel comme une colossale formule de toutes les prières, de tous les espoirs. Elle avait abrité, sous ses ailes de pierre, Basine, une fille dont les prunelles vertes, bleuissant quelquefois quand elles se fonçaient dans une expression de colère, recélaient de ces clartés troublantes venues de l’azur des paradis et reflétant la verdure des forêts à l’ombre desquelles se perpétue l’espèce des louves cruelles… Comme il avait désiré, pourtant l’amour de cet ange glacé, cet ange de cire plus insensible que la grande croix de pierre !

… Maintenant couché dans le sable, sous la grotte, il tenait captive près de lui cette brune Chrodielde, cette fille dont les prunelles noires noyées de langueur procuraient des frissons d’agonie… Elle était aussi belle, aussi savante, moins cruelle peut-être, faisant si facilement le sacrifice de sa chair !…

Chrodielde soupira.

— Je voulais te voir, et la nuit ne me laisse déjà plus distinguer tes traits, Harog ?

— As-tu la crainte de me trouver un visage nouveau ?… La crainte ou le désir, Chrodielde ? Ta fidélité ne te pèse-t-elle point depuis que tu m’aimes.

Elle se mit à rire amèrement.

— Et toi, ne voudrais-tu pas changer mon corps pour celui de Basine ? Mettre le soleil à la place de la nuit ? Lâche berger qui n’oses pas prendre de force qui lui résiste.

— Tu me le pardonnerais ?

— Si tu n’étais mon maître-sorcier, je te l’ordonnerais plutôt.

— Quand on a été le témoin de ce que j’ai vu chez un roi parricide, on est incapable du crime de viol. Par la Pierre et l’Herbe des douleurs, tous les crimes… pas celui-là !

— Elle t’aimerait ensuite, j’en suis sûre.

— Et n’aurait plus l’occasion d’être abbesse, Chrodielde !

Elle n’aperçut point son sourire de raillerie, mais, inquiète, frotta son front contre la poitrine d’Harog. On eût dit la chevrette dans le temps que les cornes lui font mal et ses nattes coulèrent le long de ses épaules tordant leurs caresses perfides autour du jeune homme.

— Tu ne m’appartiens pas, gémit-elle ; ton cœur se cache de moi et tu me fuis encore mieux que tu m’aimes… si tu m’aimes ? As-tu pour moi les soins que tu as pour elle ? Est-ce que je ne sais pas que tu lui as dit de reposer au milieu de toutes les nonnes pour qu’elle ne demeure jamais isolée ?

— C’est parce que ces femmes, étant malades, ne vont plus courir chez les hommes le soir qu’elles se sont mises autour d’elle.

— Tu as réponse de viguier, mais je ne te crois point. M’aimes-tu de toutes les forces de ton cœur ?

— Je t’aimes de toutes mes forces…

— Seulement tu lui gardes ton cœur, Harog ?

Il ne répondit plus, lui baisant la bouche et la bâillonnant.

— Je redoute beaucoup, reprit-elle après un silence, que tu t’en ailles avec elle loin de la basilique. Que ferai-je pour diriger ces hommes dans tous les désordres qu’ils soulèvent chaque jour ? Boson ne m’obéit plus, Brodulphe m’a menacée d’un coup de hache un soir que je lui parlais sérieusement et Childéric se moque de moi. Quant à ton ami Ragna… il devient fou… Mais c’est encore le meilleur. (Elle ajouta, le ton traînant d’une petite fille :) Ce n’est pas toi qui m’offrirais la tête de l’abbesse.

Harog frémit douloureusement.

— Ragna promet en buvant, et en dormant il oublie. Ne disait-il pas qu’il tuerait Basine un de ces matins ?

— Mais il ne dort plus depuis quelques nuits…

— Je le sais, Chrodielde, puisque j’ai pris son poste de guetteur sur la galerie de la basilique. J’ai voulu cela pour son bonheur, sinon pour son repos.

— Tu n’es pas jaloux ?

— Je ne suis pas jaloux de mon frère qui souffre de la jalousie à cause de moi ; je le plains.

— Tu ne m’aimes pas ? Moi je suis jalouse de Basine qui te résiste.

Il y eut encore un silence durant lequel retentit cet étrange rire de Chrodielde ressemblant au râle d’un oiseau de marécage.

Puis elle releva ses cheveux, renoua ses sandales, fille de l’ombre conservant des secrets pour tourmenter les hommes seulement amoureux de sa chair.

— Veux-tu déjà t’en aller, Chrodielde ? Les portes de la ville sont closes et il n’y a que moi qui puisse te les faire ouvrir. Je connais le signal.

— La nuit s’avance, Harog, moi aussi j’attendrai le signal, Il sera haut et rouge dans le ciel de façon à ce que chacun reconnaisse la puissance de Chrodielde. Il sera rouge et ardent comme le sang royal de ses veines. Toi, tu ne m’aurais pas donné la tête de l’abbesse, Boson-le-Boucher me la donnera !

— Tais-toi, Chrodielde ! Est-ce que la folie de Ragna se gagnerait ? Vous avez tous la mâle rage. On peut faire la guerre sans tuer les femmes. Que signifient tes paroles. Réponds-moi ? Tu ne vas pas encore me demander des morts pour prix de tes caresses. La nuit est si douce quand tu te tais !

— Tu as fait la guerre pour Basine.

— J’ai eu tort, car vous ne valez pas l’honneur d’un homme, ni elle ni toi.

— J’attends le signal haut et rouge dans le ciel…, répéta-t-elle de sa voix râlante qui riait comme on expire, sanglot d’amour ou cri de fureur étouffés.

Harog s’était levé à son tour. Il lui retint la taille de ses bras frémissant d’une mystérieuse horreur.

— Réponds-moi donc, car je ne vois pas tes yeux. Que veulent dire ces paroles ?

— Rien, je chantais…

— Nous serions si bien à dormir là, dans le sable tiède… Jusqu’à l’aube où je te verrais briller peu à peu, toi-même plus belle que le soleil du printemps puisque tu peux conserver sous tes paupières toute l’ombre amoureuse de la nuit. Je t’en conjure, Chrodielde… ne chante plus.

— J’aurais voulu cela… dormir près d’un berger sorcier, ensorcelée pour la vie sous les arbres des bois… libre d’aimer ces baisers plus que mon propre orgueil… libre… libre… Les princes ne sont pas libres, Harog.

— Les louves ne sont pas tendres, Chrodielde.

Comme il disait ces mots, contemplant la nuit merveilleuse dont toutes les étoiles luisaient doucement sur la grande croix de Pierre, il eut une étrange vision. La croix devint rouge… Il cligna des yeux, ébloui, se tournant vers la femme qui riait de son rire sinistre.

— Tu n’as rien aperçu ?

Elle répondit :

— Je n’ai rien aperçu.

— Sans doute mes yeux sont fatigués d’avoir veillé sur la basilique durant que Ragna…

Il n’eut pas le temps d’achever. Chrodielde fuyait devant lui rapide comme une de ces louves qu’il évoquait. Savait-elle un chemin nouveau pour entrer dans la ville sans être arrêtée ?

Harog regardait toujours la croix qui rougissait davantage, alors il eut l’explication du signal. Au monastère, cette nuit-là, on promenait les reflets d’une torche et… peut-être…

Assurant son couteau il bondit d’un bond formidable, descendant la pente qui menait aux murailles de l’abbesse. Il y avait grimpé autrefois, à ces murailles, s’aidant de son couteau et de ses ongles, il pourrait y monter encore en supposant que les portes n’en fussent pas grandes ouvertes.

— Elle a dit Boson-le-Boucher ! pensait-il haletant. Ce n’est pas Ragna, car il a peur des reliques. Le monastère l’épouvante… heureusement… C’est Boson… pourvu que j’arrive avant lui !

…L’abbesse en entendant le bruit qu’ils firent sortant en tumulte du passage secret qui menait de la maison de Radegunde au monastère, c’est-à-dire de la ville hors les murs, se fit porter, car elle était tourmentée des douleurs de la goutte, devant la châsse de la Sainte Croix afin d’en obtenir assistance.

— Dieu réside partout, pensait-elle en son âme de vieille abbesse obéissant aux coutumes religieuses, qu’il soit dans ces reliques ou ailleurs, il aura pitié de mon état, défendra mon église et mes dernières brebis.

Dès que ces hommes furent entrés dans la place, ils allumèrent une torche, puis se mirent les armes à la main à errer de côtés et d’autres pour la chercher et, pénétrant dans son oratoire, ils la trouvèrent couchée par terre.

Harog se précipita vers l’oratoire. La torche courant dans la cloître illuminait de son reflet sanglant le faîte de l’église, mais sa fumée rabattue sur ces hommes ne permettait guère de les reconnaître. Les chiens n’étaient pas de la partie, ce qui semblait indiquer que Ragna ne s’y trouvait point mêlé. Harog, dans cette nuit tour à tour changée en fumée ou teinte d’une pourpre sombre, y voyait mal, se heurtait contre les tombes du verger-cimetière, butait sur les marches de la chapelle. Une violente colère l’animait, mélangée de dépit. C’était donc cela les promesses de l’amour ? Des embûches perpétuelles dans la geôle des caresses ? Des baisers pour des blessures, un mensonge pour un serment, tous les parjures de ceux qui donnent avec la douceur de leur bouche la morsure de leurs dents perverses. Elle avait souri dans ses bras et cela suffisait pour que les flammes de ses yeux vinssent allumer l’incendie d’une torche de guerre ! Boson-le-Boucher, son amant, tous ses amants lui sacrifiaient la force de leur bras… et ils tuaient ensuite afin de noyer leur jalousie dans les torrents de larmes de leur victime !

Il pénétra par une ouverture d’où montait une senteur vague d’encens, car les meurtriers avaient fermé sur eux la porte de la chapelle.

À la pâle lueur que projetaient les étoiles dans cet oratoire situé au lieu le plus élevé du monastère, il vit une nappe d’autel étendue là comme le linceul tout préparé, l’abbesse prosternée psalmodiant des prières et une ombre, l’ombre d’un homme terrible, d’un géant, qui brandissait son épée.

Harog, d’un souple élan de tigre, fut derrière l’assassin qui croula les bras en avant, le front sonnant sur les dalles, ayant lâché son arme, le couteau d’Harog jusqu’au cœur…

Il y eut des cris de femmes, une prière de délivrance.

— Que loué soit Dieu ! les reliques sont du vrai bois ! balbutiait la pauvre Leubovère entraînée par Justina, la plus fidèle nonne qui, sans chercher d’où venait le miracle, se mit en devoir de la cacher sous le linceul.

Pendant ce temps, d’autres religieuses avaient réussi à éteindre la torche, on se battait dans les ténèbres… Mais Harog luttait férocement malgré le nombre.

— Puisque votre abbesse est sauvée, mes sœurs, leur souffla-t-il, que l’une de vous se substitue à elle. Je réponds de tout.

La prévôtesse Justina, que son âge désignait pour ce rôle, s’écria :

— Par la Sainte-Croix de notre maison dont je suis la directrice, ayez pitié de moi, je me rends. Faites-moi prisonnière, je vous jure de bien payer ma rançon !

Avec leurs épées nues et leurs lances, ils coupaient la nappe de l’autel, en dépeçant presque les mains des religieuses. Ils finirent par s’emparer de cette Justina, que, dans l’obscurité, ils prennent pour l’abbesse, lui arrachant ses voiles, la traînent par ses cheveux dénoués et l’emportent vivante, puisque celui qui avait promis sa tête à Chrodielde était mort.

Harog suivit le chemin de ses hommes. Il voulait savoir où ils passeraient pour rejoindre la basilique. Il fut étonné de descendre jusqu’aux caves ; là, ils traversèrent un couloir souterrain où il ne voyait même plus le reflet de leurs armes et ils aboutirent au jardin abandonné de l’ancienne maison romaine. Un des mendiants les attendait avec une seconde torche tout allumée.

Harog étouffait d’angoisse. Il l’avait sauvée une fois parce que son assassin n’était plus, mais ces gens ivres de la fureur de se voir trompés allaient-ils tuer la religieuse Justina et lui faire cruellement expier son dévouement ?

Les bandits faisaient cercle tandis que la femme se couvrait le visage de ses mains tremblantes.

— Harog est là ! fit l’Aveugle-né levant sa torche avec stupeur.

— Pourquoi n’y serais-je point ? gronda le berger tueur de loups. J’ai fait meilleure chasse que toi ! Nous ramenons l’abbesse que nous venons de faire prisonnière. Chrodielde sera contente de ce gibier.

On le regardait se demandant comment ce diable pouvait être partout en même temps. Là-bas dans sa caverne faisant probablement l’amour avec la reine et ici avec les esclaves bataillant pour elle.

Brodulphe avait entendu dire que le chef ne voulait point se mêler de cette affaire sinon pour l’empêcher. Brusquement il écarta les mains de la religieuse.

— Mais ce n’est pas l’abbesse, cria l’Aveugle-né baissant sa torche, c’est Justina que vous amenez à Chrodielde !

— Remontons, fit tranquillement Harog, aussi bien il y a un mort là-haut que je ne tiens pas à laisser dans l’ombre. Vous le rapporterez à Chrodielde en guise d’abbesse.

Il ricanait et, prenant cette torche, il ordonna lui-même la marche, protégeant Justina qui pleurait.

Dans les caves, Brodulphe, mécontent de cette expédition qui tournait au désastre, parla d’éclairer les choses de manière à ce que chacun fût responsable de ses actes. Il n’osait pas fouetter la malheureuse nonne à cause d’Harog, peu endurant lorsqu’on lui manquait de respect sous les armes, et méditait cependant de faire un exemple. Il tira du cellier un tonneau qu’on avait jadis enduit de goudron et qui restait vide, il le porta, aidé de l’Aveugle-né, au milieu de la cour des cloîtres et, de sa torche, y mit le feu.

— Maintenant nous verrons clair à piller ici, s’exclama-t-il avec un grand rire de satisfaction.

Le goudron crépita, des flammes s’élancèrent, léchant les murs des cloîtres, attirant au dehors les vieilles religieuses affolées qui croyaient voir flamber leur monastère. D’elle-même, Leubovère se livra, se montrant à une porte, tendant les bras à sa prévôtesse désespérée.

Harog lui cria d’une voix tonnante :

— Viens près de moi, ma mère ! Rends-toi et il ne te sera pas fait de mal.

Brodulphe hochait la tête.

— Ce n’est pas toi qui nous as conduits et si Ragnacaire se fâche maintenant que tout est manqué, tu t’en expliqueras avec lui, berger jeteur de sorts !

— Que Ragna décide ! hurlèrent les autres furieux, parce qu’ils comptaient piller.

— Ragna ? Ce n’est donc pas Boson-le-boucher qui est votre chef, ce soir ?

— C’est Ragna. Il voulait rapporter la tête de Leubovère…

Un cri rauque les fit reculer. Harog, pris de folie, se jeta comme un forcené dans les galeries des cloîtres, rugissant des blasphèmes…

Les bandits, au nombre de douze, ne voyant plus reparaître aucun chef, se mirent en devoir de dévaliser le monastère de fond en comble. Ils expédièrent d’abord l’abbesse à Chrodielde avec une foule de vases précieux, de la vaisselle d’argent jadis employée par la pieuse reine Radegunde aux festins des Pâques et ils achevèrent ensuite joyeusement le sac de son abbaye.

Les flammes dansaient tout autour de la chapelle tirant leurs langues pourpres avec une infernale ironie… Elles sautaient dans les airs comme les gueules ardentes de leurs sept chiens hurlant la mort aux jarrets du loup fourbu. N’étaient-ce pas Gerbaud et Gombaud qui revenaient de leur damnation pour cracher du feu au visage de l’assassin maudit :

— Caïn ! Caïn ! Qu’as-tu fait de ton frère ?…

Étendu là, face contre terre, dans la froideur des dalles de marbre, le grand corps de Ragna s’étalait déjà raide, ses cheveux de Gaulois roux flambant de toutes leurs belles rutilances d’or aux reflets de ce phare allumé par les pillards.

Le couteau d’Harog avait pénétré au milieu de ses épaules y traçant une lézarde rouge qui saignait peu, son sang coulant à l’intérieur pour le mieux étouffer. Il était mort, en plein sacrilège, sa lourde épée dressée sur la tête d’une innocente abbesse, infirme. De celle-là même dont il disait :

— A og ! C’est une femme ! Elle est avare, mais brave !… Quand il en parlait jadis à ses compagnons de liberté au centre des bois où les hommes cruels sont plus près de la nature et reconnaissent à leurs ennemis le droit de rester les plus forts.

Il était mort… et bien damné, si la damnation n’était pas faite pour les chiens… tué par Harog, lui qui avait répondu à la fille de Chilpéric traitant un jour ce berger-sorcier d’aveugle :

— Harog ? Il y voit mieux la nuit qu’oiseau de proie !

Il était mort… à la place de Boson-le-Boucher !

… Baos ! Faos ! Ouros ! Néréus ! Gerbaud ! Gombaud ! Méréra… Où êtes-vous, bêtes fidèles et clairvoyantes ! Pauvres animaux dévoués qu’on a détournés de la voie du loup afin de leur faire chasser les gens d’église. Venez tous ici, vivants ou trépassés, accourez, suivis de la bande cruelle de vos gibiers de jadis et hurlez, hurlez tous ensemble, hurlez avec les loups :

— Caïn ! Caïn ! Tu as tué notre maître ! Tu as tué ton frère !

… Harog, étendu près du cadavre, le front sur les dalles, hoquetait, vomissant son chagrin…

Et les flammes dansaient tout autour de la chapelle, lui tirant leurs langues pourpres avec une infernale ironie.

XV

Elle rentra dans le devoir, s’humilia devant l’abbesse, lui demanda la paix et toutes deux s’unirent d’un même esprit et d’une même volonté. Toutefois, dans la chaleur des troubles, les serviteurs qui étaient avec l’abbesse en résistant à l’émeute faite par le parti de Chrodielde frappèrent un des serviteurs de Basine qui tomba mort… Basine à cause de cela quitta l’abbesse et se retira.
grégoire de tours

On avait provisoirement enfermé l’abbesse Leubovère dans la maison romaine. Au milieu du jardin de Radegunde se dressait une petite construction de granit rose, temple rond abritant une citerne maintenant tarie à cause de la négligence des esclaves. C’était cette piscine où venaient se baigner jadis les nonnes de l’abbaye, celle qu’on lui avait si souvent reproché d’abandonner aux mendiants de la ville de Poitiers. (Il fallait un constant entretien pour empêcher ces thermes de se détériorer et on sait que la marchande de blé n’aimait guère les dépenses inutiles.) Profitant donc de ce que la citerne demeurait vide, formait une prison d’où une femme infirme ne parviendrait point à s’échapper, quand le plein jour éclaira leur forfait les bandits de Chrodielde y descendirent l’abbesse et la laissèrent là pour charrier leur butin jusqu’à la basilique.

Un pur soleil rayonnait sur les rosiers sauvages du jardin, faisant s’ouvrir aux joies du printemps les fleurs innocentes, et des oiseaux chantaient pour saluer les bénédictions du ciel.

Basine et Méréra passant le seuil les dernières, se retournaient, cherchant des yeux Harog. Celui-ci les appela d’une voix gutturale. La femme et la chienne s’immobilisèrent, toutes deux épouvantées par ce visage d’homme étrangement convulsé.

— Basine ! Méréra ! je vous enjoins de rester ici ! fit-il, ses yeux sombres se baissant, car la lumière de ce jour le blessait de ses vives flèches.

La chienne courut à son maître. La femme hésita…, puis Basine, laissant retomber lourdement la porte de bronze, s’approcha, le pas lent, de cet homme qui l’effrayait par la pâleur comme transparente de sa face :

— Que signifie cet ordre ? questionna la jeune fille. Et pourquoi es-tu si triste, ce matin de victoire ? Nous tenons l’abbesse vivante, le butin paraît énorme. Que peux-tu désirer de plus, toi, le chef ?

Basine, attendant les résultats de l’entreprise à la basilique durant que Chrodielde était rentrée par le souterrain de la maison romaine, ignorait les détails de l’enlèvement de Leubovère. Elle avait suivi la foule enthousiaste des esclaves criant qu’on était victorieux et elle se trouvait là pour constater que tout finissait selon les vœux de leur orgueil.

Il y eut un moment de pénible silence, pendant lequel on entendit très distinctement le bourdonnement des abeilles autour des églantiers.

— Je désire pleurer en paix l’ami que j’ai perdu par ma faute, Basine. Selon que ton cœur parlera, maintenant, à ta conscience, j’agirai. Ou je te fuirai pour aller ensevelir ma peine au fond des cavernes de la forêt… ou je resterai avec toi pour te défendre contre la cruauté des gens de Chrodielde, mais n’espère plus rien de moi en faveur de vos détestables projets. (La voix d’Harog se fit plus sourde.) Basine, Ragna, le compagnon de toute ma vie, celui que je regardais comme mon frère, est mort cette nuit, tombé sous mes coups ! Son pauvre corps est là-haut, dans le verger du monastère, où je lui ai creusé moi-même sa sépulture.

— Ragna est mort ? s’écria Basine, joignant ses mains au-dessus de sa tête. Et tu l’as tué, cruel tueur de loups, parce qu’il était le favori de Chrodielde ?

Les prunelles de l’ange de cire étincelèrent d’un feu vert qui fonça, devint presque noir comme l’acier bleuissant dans la morsure des braises.

Harog ne répondit point. Il se dirigea vers la porte qu’il verrouilla.

— Maintenant, dit-il, le sort en est jeté. Harog le tueur de loups va s’amender, le front dans la poussière, et il me convient que tu sois témoin de son humiliation, toi que j’ai trop hardiment sollicitée d’amour.

Basine le suivit au milieu du jardin, bouleversée d’affreux soupçons. Il lui avait toujours semblé naturel de ne pas se donner au jeune homme, mais selon sa vision spéciale des choses de l’amour, Harog ne devait pas se donner non plus à une autre. Harog, son fidèle serviteur, était son bien comme la chienne Méréra était le bien d’Harog. Et il lui revenait mille souvenirs cuisants : l’insolence de sa cousine, la tenue singulière du berger fuyant à la chasse des jours entiers, l’abandonnant à la garde des servantes, la nuit, ces filles de mauvaise vie, point dignes d’effleurer le bord de sa tunique.

— Harog, dit-elle plus affolée encore par la subite indifférence des yeux du jeune chef que par la mort du pauvre Ragna, est-ce que tu vas délivrer l’abbesse ?

Harog s’avançait vers les piliers du petit temple de granit rose.

Au fond de la piscine, dans une vase fétide, la vieille femme était accroupie, à quatre pattes, ainsi qu’un fabuleux et pitoyable crapaud. Elle barbotait, soufflant, suant, essayant vainement de se relever, clamant de temps en temps une invocation :

— Sainte Croix, vraie ou fausse, vous qui m’avez déjà sauvée, Sainte Croix bienheureuse, ayez compassion d’une pauvre infirme dont les douleurs vous sont offertes.

Elle retombait à plat, glissant des quatre membres, son ventre gonflé dans la vase tout pareil à une outre en passe de crever.

— Ma mère, fit Harog, dont l’accent impérieux mollissait de tendresse, je suis à toi. Tiens bon une fois encore et donne-moi tes bras que je te retire de ce cloaque impur où tes ennemis t’ont précipitée. Excuse-moi si je n’ai pu venir plus tôt.

Leubovère leva douloureusement la tête.

— Qui que tu sois, mon fils, je te remercie de ta persévérance. Je reconnais ta voix… tu es celui…

— Ma mère, interrompit Harog s’arc-boutant des genoux à la margelle de la vasque afin de supporter le poids gluant de la vieille infirme, ne me remercie pas avant de me mieux connaître.

Basine, stupéfaite, voyant ce monstre couvert de fange parvenir au grand soleil, eut un geste d’horreur, un cri de compassion.

— En vérité, songeait-elle, se reculant devant le fantôme boueux de l’Église qui se redressait, en vérité si Harog n’est pas fou, je suis en train d’assister à un miracle !

Elle n’était ni morte, ni même blessée, l’Église, et jamais, un matin de printemps, quelques jours avant Pâques, elle n’avait eu de plus puissantes objurgations, l’heure arrivée des confessions publiques !

Harog se prosternait le front sur les pieds nus de Leubovère qui hochait la tête doucement, éblouie de ces lueurs, de ces roses, du jardin de Radegunde où s’épanouissait l’œuvre de la Providence, une œuvre presque païenne.

— Bénissez-moi, ma mère, car j’ai beaucoup péché…

Tremblante, elle le bénit de ses mains d’où coulait la vase fluente et verte, d’un vert de poison.

— Je te bénis, mon enfant, et je remets tes crimes pour l’amour de Jésus. Tu m’as sauvée de la mort, tu m’as retirée de la fange. Que le nom du Seigneur soit glorifié… Quelle est cette femme ? ajouta-t-elle, émue de retrouver Basine près d’elle à ce moment de félicité. Si elle veut mon pardon, elle aussi l’obtiendra. Ce glorieux jour nous réunit dans une sorte de paradis, ô mes enfants…

— Ma mère, pria encore Harog, peux-tu pardonner à celui qui n’est plus ? Ragnacaire, ton ancien serviteur, que j’ai tué de ma main, cette nuit, pour ta délivrance.

— Ragnacaire, soupira l’abbesse (et brusquement bougonnante, elle ajouta :) Ragna le porcher ? Qui au lieu de garder mes porcs me les volait ? Il est mort en vilaine posture de sacrilège, ô mon fils !

— Par pitié, ma mère, absous-le puisque tu viens d’absoudre son meurtrier, gémit Harog d’une voix si hurlante de douleur que Basine, d’un geste d’enfant éperdue, se boucha les oreilles pendant que leur chienne hurlait, en écho.

— Un voleur ! Un voleur…, répétait Leubovère indignée, oubliant complètement l’assassin.

— Basine, s’exclama le pauvre Harog désespéré, viens te mettre à genoux près de moi, implore l’abbesse pour mon ami damné par notre commune erreur.

Basine, courant au jeune homme, lui saisit les tempes, plongeant ses yeux fulgurants dans la nuit des siens.

— Est-il vrai que tu n’as pas tué Ragna pour l’amour de Chrodielde ?

L’abbesse souffla, baissant les paupières :

— Il est vrai.

Alors Basine éclata en sanglots et se tordant les mains :

— Ma mère, mon abbesse, qu’il soit fait de nous ce que bon te semblera ! Je resterai partout où ne sera plus Chrodielde. Si Harog a péché en se révoltant contre le monastère, je suis plus coupable que lui, moi, ta fille rebelle…

… Et dans la paix du jardin embaumé, la vieille mère, bénissant les deux enfants agenouillés, eut l’air grave et attendri de celle qui fiance deux êtres pour l’éternité.

— Voici mon couteau teint de sang, dit Harog se relevant et jetant la lame frottée de l’herbe des douleurs au fond de la citerne. Désormais je jure de vivre sans arme, faisant face à mes ennemis pour la seule glorification de votre Dieu. Ainsi que ce couteau, que je croyais invincible, et qui va se rouiller dans la vase, mon âme dépouillera la colère de l’orgueil. Je fais, de plus, ô ma mère, serment entre tes mains de ne jamais livrer mon corps aux plaisirs charnels. Imitant Basine, je fais vœu de chasteté et j’atteste qu’elle a noblement résisté à toutes mes injurieuses sollicitations. Ma mère, je te la rends intacte.

La vieille abbesse pleurait de joie.

Tous les trois, enivrés d’un sentiment d’amour nouveau qui les exaltait jusqu’à la démence, ils rentrèrent sous le vestibule de la maison, la blanche fidélité de la chienne attachée à leurs pas, tandis que les colombes revenaient à tire d’ailes au toit béni de Radegunde.

Le soir de ce jour, Harog sortit seul en refermant sur lui la porte de bronze ; seul et sans arme, il se dirigeait du côté de Saint-Hilaire, allant au plus dur de sa mission.

— Un bon pasteur doit ramener ses brebis ! avait dit l’abbesse à Basine, qui se désolait en songeant à Chrodielde.

Et il était parti, repoussant même la compagnie de sa chienne.

Dans la basilique, une grande effervescence régnait, l’indignation générale des vainqueurs qui attendent leurs chefs pour le partage du butin et ne les voient pas venir.

Chrodielde, en présence de ce monceau d’objets entassés d’où s’échappaient des éclairs d’orfèvrerie, piaffait, cavale impatiente. Elle avait déjà envoyé des esclaves à la recherche d’Harog et de Ragna. Mais on lui déclarait qu’ils demeuraient introuvables, que la porte de la maison romaine, solidement verrouillée, gardait son mystère.

Boson-le-Boucher et Childéric-le-Saxon grognaient, tels deux ours, derrière la louve qui écumait de fureur. Allait-on perdre le gain de cette nuit de pillage par un revirement d’opinion d’Harog ? Ou, Ragna, maître du monastère, avait-il la prétention de l’occuper militairement après ne pas avoir tenu sa promesse ! Quant à Basine, elle se souciait moins de sa fugue. Basine devenait jalouse et insupportable par ses perpétuelles récriminations au sujet du commandement de leur armée. Sûrement Marovée, prévenu du coup de force, préviendrait à son tour le comte de Poitiers et l’on cernerait la basilique, le siège en serait tenté dans l’absence des deux chefs principaux.

Brodulphe-l’Adultère ricanait :

— Que de bruit pour deux bergers ! Il y aura plus de butin à se partager entre les brebis, s’ils ne rentrent point ! Calme-toi, Chrodielde, il ne manque pas d’hommes de bonne volonté pour ton service de nuit.

Elle allait châtier l’insolent d’un terrible revers de main lorsqu’un tumulte éclata au seuil de la basilique. C’était l’un des pasteurs qui revenait au bercail, mais il revenait sans arme et pâle comme un mort.

— Ah ! fit Chrodielde, reculant d’effroi en face de cet homme tout blanc dont les yeux sombres resplendissaient d’audace, que me veux-tu, toi, avec la flèche de ton regard de sorcier ?

Il se forma un cercle d’ardente curiosité. Harog s’arrêta sous le porche laissant la lumière de ce jour miraculeux pénétrer l’intérieur de l’église.

— Mes amis, dit-il d’une voix tellement vibrante qu’elle sonna comme les trompes de Pâques, je viens à vous pour publier mon repentir. Il en est parmi vous que j’ai scandalisés au commencement de ma rébellion contre Leubovère, mais je veux leur donner surtout l’horreur du plus grand de mes crimes. J’ai tué, cette nuit, Ragnacaire, votre chef et mon meilleur compagnon ; celui qui me fut dévoué jusqu’à l’égarement. Je l’ai tué pour l’empêcher de rapporter la tête de l’abbesse à Chrodielde. Croyant dans les ténèbres de cette affreuse nuit reconnaître Boson-le-Boucher, je lui ai enfoncé mon couteau entre les deux épaules. Il est tombé n’ayant pas le temps de formuler un acte de contrition. Son sang crie vengeance contre moi. Je viens ici désarmé prêt au supplice qu’il vous plaira de m’infliger. Seulement il est une chose qui doit se savoir avant ma fin. Ô hommes des ténèbres, écoutez-moi ! La lumière de Dieu vient derrière mon crime plus irrésistible que celle de ce jour de réparation. J’ai vu que nous marchions dans un mauvais chemin et je vous engage à ne pas y persévérer. Ce butin n’est rien en comparaison des trésors de la maison de Radegunde. Ramenez-y mon corps après son juste supplice pour qu’il y retrouve, avec vous tous, la douceur des colombes de la paix…

Les mendiants, remués par une idée de piété pas encore éteinte en eux, le souvenir des eulogies peut-être, furent soudainement touchés de ses paroles fiévreuses.

Qu’avait-il vu, cet illuminé, cet homme d’ordinaire très sombre, pour transparaître ainsi, le front et les prunelles dardant la foi ? Et les criminels songèrent, inquiets, que la maison de Radegunde était probablement gardée par les soldats de Maccon envoyant leur otage, ce fou qui regrettait son rival, de les avoir débarrassés de Ragna, eux, les nombreux rivaux dans l’amour de Chrodielde victorieuse.

La louve grinça des dents.

— As-tu fini, serpent de malheur, dit-elle d’un accent plus railleur que cruel, de nous siffler ton chant de mort ! Personne ici, tant que je serai vivante, ne te fera de mal. Tu es notre chef respecté. Ragna a eu tort de ressembler cette nuit à Boson-le-boucher, l’homme jaune qui n’est déjà pas très beau ! Allons ! Laisse là les folies de ta douleur. Tu regrettes ton compagnon d’armes et c’est naturel, mais il y a besogne plus pressante…

Harog ne la regardait pas. Ses yeux passaient par-dessus l’épaule de la femme pour s’attacher obstinément à l’image du Christ placée bien au-dessus d’elle, au signe rédempteur de la croix qui lui offrait des bras plus sûrs que ceux de la perfide créature.

― Femme, dit-il froidement, repens-toi avant qu’il soit trop tard. Pécheur ayant péché avec toi, j’espère expier seul notre crime à tous deux. Il ne faut pas tenter davantage celui qui est notre maître…

Une clameur s’éleva de ces gens attendris par le spectacle d’un repentir public. Chez ces hommes à la fois légers et cruels, Harog laissait le souvenir d’une constante justice et de quelques guérisons tenant du sortilège. N’avait-il pas fermé des plaies que l’on disait incurables ? Et, s’il s’en allait d’eux, le sorcier, où serait l’équité du partage de leur butin ! De plus, chacun pensait qu’il devait se sentir protégé pour oser braver Chrodielde un jour de victoire décisive.

— Où est Basine ? questionna celle-ci âprement, ne baissant pas les yeux, sans aucune révolte de pudeur devant cette assemblée hostile.

— Sous la protection de sa sainte abbesse ressuscitée, fit paisiblement Harog, ne se doutant pas que son langage mystique serait pris au pied de la lettre.

Il y eut un désordre dans les rangs de l’armée des mendiants ; l’Aveugle-né à leur tête se précipita du côté d’Harog.

— Que loué soit Dieu de ce prodige ! Nous te suivrons ! Honneur au chef dont le repentir visible nous vaudra notre pardon. Nous te supplions de nous conduire, berger.

Presque aussitôt les nonnes de Leubovère firent irruption, venant des cloîtres. Elles tendaient les bras, traînant les chiens à leurs jupes.

— Miséricorde ! Ne nous laisse point dans les ténèbres extérieures, car notre recluse est morte, cette nuit même, en vomissant un flux noir qui fumait à l’imitation de Satan jaillissant de l’enfer ! Miséricorde pour nous que tes chiens ont veillées !

— Que tous ceux qui veulent se réconcilier me suivent, dit Harog. Ce sera ma dernière joie en ce monde de vous détourner de la voie de perdition. (Il s’adressa à Childéric-le-Saxon, qui ne riait plus, s’apercevant de la défection d’une moitié de l’armée.) Toi, Childéric, veille sur Chrodielde, je te remets mon commandement pour cette unique chose : ne la laisse pas maltraiter, elle qui me fut douce malgré ses torts…

Et il sortit d’un pas ferme, ayant enfin absolument dépouillé le vieil homme puisqu’il pardonnait au bourreau de Ragnacaire !…

— Basine me paiera cher sa trahison ! songeait Chrodielde. Elle a dû se donner à lui pour en obtenir un tel changement.

De loin, les mendiants chantaient, repris par leur coutume d’invocations intéressées :

— Gloire à Dieu dans le ciel et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté !

Quand arriva cette troupe de gens, hommes et femmes de bonne volonté, criant les louanges du Seigneur et le triomphe du juste, en face de la maison de Radegunde, la porte de bronze s’ouvrit, Marovée parut entre Basine, toute blanche, et Leubovère, dont on avait lavé les souillures. Les mendiants rugirent : Miséricorde ! L’Aveugle-né psalmodia, perdant la raison : Saül en a tué mille et David en a tué dix mille ! et Isia répétait : C’est bien ici la maison de la grâce !

Harog s’avança, très digne et très doux.

— Mon père, fit-il, votre bénédiction était sur moi depuis la mort du loup qui ravageait la ville de Poitiers. Ordonnez désormais à ces pauvres gens dont les péchés m’appartiennent. Je remets mon pouvoir maléfique entre vos mains.

L’évêque, sachant que les grands repentirs font les plus grands saints, murmura, à travers ses larmes :

— Je savais bien que l’ordre naturel est le meilleur. Celui qui tue les loups est toujours le bon berger.

Levant l’index au ciel pour attirer l’attention de ces esprits timorés du côté de la force divine il appela malgré lui ses colombes de ce geste qu’elles connaissaient bien, et elles essaimèrent comme les abeilles d’une ruche autour d’Harog, lui rafraîchissant le front de leurs ailes… La paix du Seigneur descendait…

… Mais Chrodielde entra en fureur parce qu’elle reçut, le lendemain, de Marovée ce message rédigé dans le double but de lui donner l’occasion de s’amender et de procurer le temps aux repentis de se protéger contre d’odieuses représailles.

Relâche l’abbesse, et qu’elle ne soit pas retenue en prison durant ces jours ; autrement je ne célébrerai pas la Pâque du Seigneur et aucun catéchumène n’obtiendra le baptême dans cette ville jusqu’à ce qu’on fasse délivrer l’abbesse de ses liens où elle est retenue. Que si, même en ce cas, tu refuses de la mettre en liberté, je rassemblerai les citoyens et j’irai la prendre.

En réponse à ce message, on vit arriver, le troisième jour, Boson-le-Boucher, dont l’œil faux inquiéta Basine. Marovée était parti pour ne pas éveiller les soupçons. On avait mis de l’ordre dans toutes les affaires de la maison romaine et caché l’abbesse dans un souterrain appartenant autrefois à la basilique, qu’un nommé Flavianus leur avait indiqué.

— Où est Leubovère ? demanda Boson.

— Elle est en fuite, nul ne sait ce qu’elle est devenue, répondit Basine.

— Je suis chargé de l’égorger, fit-il avec un sourire tranquille. Chrodielde m’envoie, mais ce n’est pas pour cela que je viens. Au contraire. Je désire être parmi vous, pour vous aider à la défendre. Voulez-vous de moi ?

Basine redoutait extraordinairement de le voir pénétrer chez elle. Les chiens, qu’il avait souvent brutalisés, grognaient sur le seuil. Boson approcha, demandant Harog, la miné basse.

— Il est plus clairvoyant que vous tous. S’il était ici je crois qu’il m’accueillerait comme un frère.

Et ce disant il leur montra ses vêtements lacérés, des traces de sang sur sa peau.

— Regarde ce qu’ils m’ont fait là-bas, parce que je ne voulais pas égorger l’abbesse ! Je viens seulement vous prévenir que les gens de Chrodielde sont furieux et qu’ils ne tarderont point à vous donner l’assaut.

Boson ne mentait pas. Il n’en voulait ni à Leubovère ni à Basine. On ne pouvait pas consulter Harog, qui était allé ce jour-là porter l’eau sainte avec Marovée sur la tombe du pauvre Ragna, et personne ne comprit le dessein du boucher. Ce n’était qu’un bon serviteur de plus pour leur juste cause et on s’en réjouit. On lui fournit une arme, des vêtements et de quoi boire puisqu’il paraissait très altéré.

Les gens de Chrodielde, tout réduits qu’ils se trouvaient, n’en demeuraient pas moins dangereux par leur fureur contre l’abbesse et en attendant que Maccon, le comte de Poitiers, procurât des soldats par ordre de Childebert aux gens de Basine, il pourrait se passer des choses terribles. Chrodielde ne pardonnerait jamais à Basine de lui avoir volé son favori et Basine devinait bien sa rage.

On verrouilla donc toutes les portes de la rue, bouchant les moindres ouvertures du côté de la basilique.

À la tombée du jour, Harog rentra seul, ayant laissé là-haut le saint évêque consolant les vieilles nonnes gardiennes de leur couvent saccagé.

C’était un soir de tendresse. Après la paix du cœur viendrait peut-être le repos du corps ! Ces horribles tueries cesseraient faute de combattants. Marovée, qui s’exaltait dans sa mission de pasteur épargnant ses brebis les plus galeuses, retardait la collision de l’armée de Maccon avec celle de ces bandits sans autre expérience de la guerre que les surprises tentées à la faveur de la nuit. Il espérait en finir noblement par la grâce, le pardon de tout pour tous.

— Il ne connaît pas l’âme de Chrodielde, pensait Harog.

Le crépuscule enveloppait le jardin de Radegunde. Les églantiers en fleurs répandaient leur encens dans l’espace et les colombes amoureuses roucoulaient. La nuit dissimulait-elle encore un piège, serait-elle encore meurtrière malgré l’enivrante douceur du printemps qui peu à peu s’emparait de toutes les âmes de ces hommes farouches pour y faire s’épanouir la corolle embaumée de la foi ?

Harog, ayant quitté la tombe de Ragna et le passage obscur qui reliait le monastère à la maison romaine, se trouvait tout à coup transporté comme dans un éden, une gloire paradisiaque. Les dons de la terre clamaient la bonté du ciel. C’était bien cela qu’il fallait comprendre à l’ombre de la Grande Pierre. Un dieu, foyer d’intelligence, pouvait-il s’être laissé étouffer par les branches de la croix, les bras d’un végétal, sans que sa volonté d’amour pour les hommes farouches prît part à sa fin, lui inspirât l’ineffable volupté du sacrifice ?

Dans une faible clarté tombant des terrasses, une femme vêtue de blanc, Basine, descendait vers lui.

— Bien-aimée, fit-il joignant les mains, je suis plus calme depuis que notre pauvre Ragna repose en terre sainte. La terre est si cruelle quand elle n’est pas bénie.

Elle sourit, eut un geste de joie, car elle le voyait moins sombre.

— Boson-le-Boucher est des nôtres, fit-elle mystérieusement, posant ses mains sur les épaules de son ami. Un moment j’ai eu peur de cet homme jaune pour notre abbesse, mais il a avoué son péché lui aussi. Ah ! mon Harog, nul ne résistera, nul ne peut résister à ton exemple ! Je me sens inférieure en ta présence. Une fille de roi ne vaut point le berger…

Harog la regardait, ébloui. Pourquoi lui semblait-elle nouvellement épanouie comme ces fleurs d’églantiers, ces roses de Pâques ? Elle était la même et bien plus belle. La cire de l’ange insensible fondait dans la chair de la femme ravie. Certaine, à présent, qu’il ne la désirait plus sensuellement, qu’il ne manquerait jamais à son vœu de chasteté, elle n’en n’avait plus la terreur. N’était-il pas tout proche de la lumière ?… Elle l’adorerait comme elle n’avait jamais su adorer Dieu.

— Te souviens-tu qu’une nuit, au monastère, je t’ai dit : j’ai rêvé de toi, petit berger tueur de loups ? Tu m’enveloppais toute d’un manteau écarlate…

— Je me souviens, répondit sourdement le jeune homme, dont les traits se durcirent, et ce manteau écarlate c’étaient mes bras teints de sang… Comment n’as-tu point l’horreur du meurtrier que je suis ?

— J’avais l’horreur de l’homme et j’aimais le sang ! Je n’aurai pas le dégoût du prêtre, Harog. Nous fuirons le monde pour nous consacrer à Dieu. Nous fonderons notre monastère en pleine forêt ! C’est mon vœu le plus cher. Fortunat aimait Radegunde, j’en suis certaine, et Dieu ne défend pas l’amour pur…

— Dieu ne défend pas l’impossible, veux-tu dire ? murmura le pauvre garçon, sentant la jeune fille s’abandonner à ses épaules, lui pesant de tout son poids voluptueux de chevrette capricieuse.

— Tu m’aimes ? interrogea-t-elle ingénument, cherchant sa bouche. Nous pouvons nous aimer, Harog, mon frère, puisque l’Église a permis à Injuriosus et à Scolastica de vivre ensemble leur amour, l’époux aussi chaste que l’épouse.

Elle dominait Harog de sa taille flexible d’ange-garçon auréolé d’or parce qu’elle se tenait debout sur une marche de la terrasse, et se penchant elle lui baisait le visage lentement, tantôt le front, tantôt les joues, comme un enfant qui goûte au mets dont il n’a pas encore voulu. Les fleurs des églantiers auraient eu plus de brutalité à s’effeuiller sur lui !… mais, peu à peu, ses yeux, d’un vert infini semblable à celui de la mer, bleuirent insensiblement, ses yeux de femme flambèrent et leur azur se troubla jusqu’à la menace de Forage. Crispant ses mains, elle lui faisait pénétrer ses ongles dans le cou sans le savoir.

Elle répéta :

— Dieu n’a pas défendu l’impossible…

Harog eut un regard désespéré vers le ciel, assombri, à présent, comme les prunelles de la jeune fille.

— Ayez pitié, Seigneur Jésus, et ne m’induisez plus en tentation.

Proférant ces mots, il entendit sa chienne pousser un hurlement plaintif.

— Méréra sent l’ennemi, dit Basine se redressant.

Méréra n’eut pas le temps de sauter à la gorge de cet ennemi qui rampait derrière eux depuis le crépuscule, et Boson-le-Boucher put planter son couteau aisément entre les deux épaules de l’involontaire meurtrier de Ragna.

— Moi, fit l’homme jaune riant d’un rire cynique, j’y vois très bien la nuit et c’est bien le tueur de loups que je voulais tuer !

Boson-le-Boucher ne pardonnait point au jeune chef de l’avoir pris pour un gardeur de porcs, lui, qui désirait passer pour Agrius, le Romain.

Ameutés par les cris déchirants de Basine, les chiens fidèles firent justice de l’assassin durant que les colombes fuyaient éperdument aux quatre coins de la ville, mais Harog expirait…

Basine, presque folle, quitta le soir même la demeure de Radegunde, se séparant de Leubovère, abandonnant la cause de l’abbesse et la sienne pour prendre au hasard un chemin en forêt, suivie de Méréra, hurlant à la mort.

… Ainsi mourut Harog, fils de la nuit impure, berger, chasseur, sorcier, tueur de loups et meneur de louves, le premier des chevaliers français, alors que, réconcilié avec l’Église, ayant demandé pardon à Dieu et aux hommes, il priait secrètement Celui qui peut tout de ne pas l’induire encore en mauvaise tentation vis-à-vis de sa dame.

XVI

On envoya donc à Maccon, alors comte de Poitiers, un ordre dans lequel on lui enjoignait de réprimer cette sédition par la force, s’il éprouvait de la résistance. À cette nouvelle, Chrodielde commande à ses sicaires de se tenir en armes devant la porte de l’oratoire, afin que, prêts à résister au magistrat, ils puissent, si celui-ci voulait user de violence, repousser la force par la force. Le comte fut donc obligé de s’avancer en armes et de réduire les uns en les frappant à coups de barres, quelques autres à coups de traits, et d’user de l’épée envers les plus opiniâtres. À cette vue, Chrodielde, prenant la croix du Seigneur, dont elle avait jusque-là méprisé la puissance, sort au-devant du comte en disant : « Gardez-vous d’user de violence envers moi, je vous prie, qui suis reine, fille d’un roi et cousine d’un autre roi ; gardez-vous de le faire, de peur que vienne le temps où je me vengerai de vous. » Mais le peuple, s’embarrassant peu de ce qu’elle disait, se précipita, comme nous l’avons dit, sur ceux qui faisaient résistance, les entraîna garrottés hors du monastère, et, après qu’on les eut attachés à des poteaux, frappés cruellement, coupé aux uns les cheveux, aux autres les mains, à d’autres le nez et les oreilles, la sédition étouffée s’apaisa. (Grégoire de Tours, Hist. eccl. des Francs, X, xv.)

XVII

Dans ce même synode (Metz), Basine, fille de Chilpéric, privée de la communion en même temps que Chrodielde, demanda pardon en se prosternant sur le sol aux pieds des évêques et promit de rentrer au monastère dans des sentiments d’affection pour l’abbesse et sans s’écarter en rien de la règle. Chrodielde, au contraire, protesta que, tant que l’abbesse Leubovère resterait dans ce monastère, jamais elle n’y resterait. Mais, le roi ayant prié qu’on leur pardonnât à toutes les deux, elles furent reçues à la communion et renvoyées à Poitiers. Basine, pour qu’elle rentrât, comme nous l’avons dit, dans le monastère, et Chrodielde pour qu’elle habitât une campagne que le roi lui avait donnée. (Grégoire de Tours, Hist. eccl. des Francs, X, xx.)

APPENDICE

texte du jugement porté contre ces femmes

Aux seigneurs rois très glorieux, les évêques qui furent présents :

La religion expose à juste titre ses intérêts aux princes pieux et catholiques donnés au peuple par la faveur divine et auxquels ce pays a été cédé, parce qu’elle comprend, avec l’assistance du Saint-Esprit, qu’elle est réunie et cimentée par les décrets de ceux qui gouvernent. D’après votre ordre, nous nous sommes réunis dans la ville de Poitiers, au sujet de l’état du monastère de Radegunde, de sainte mémoire, afin de prendre connaissance des altercations entre l’abbesse du même monastère et les religieuses de ce même troupeau, qui, par une résolution peu salutaire, s’en sont allées au milieu de ces discordes. Les parties ayant été appelées, il a été demandé à Chrodielde et à Basine pourquoi elles avaient si témérairement violé leur règle en brisant, pour se retirer, les portes du monastère et amené de cette manière la scission dans la congrégation réunie en ce lieu. Elles ont répondu en déclarant qu’elles ne pouvaient plus supporter la faim, la nudité, et, en outre, le danger des mauvais traitements ; ajoutant, de plus, que diverses personnes venaient, contre toute convenance, se laver dans leur salle de bain, que l’abbesse jouait au tric-trac et que des séculiers venaient se recréer avec elle, que même on avait célébré des fiançailles dans le monastère ; que l’abbesse avait osé faire des vêtements à sa nièce avec un dessus d’autel en soie ; qu’elle avait eu l’impudence d’enlever les feuilles d’or qui entouraient cette étoffe et criminellement les avait suspendues au cou de sa nièce ; qu’elle avait, de plus, fait à sa nièce, par prodigalité, une bandelette ornée d’or, pour jouer des mascarades dans l’intérieur du monastère. Ayant demandé à l’abbesse ce qu’elle avait à répondre, elle dit : Relativement à la faim dont elles se plaignent, autant que la pénurie des temps l’a permis, elles n’ont jamais éprouvé une trop grande privation. Au sujet des vêtements elle dit : Si l’on visitait leurs coffres, on trouverait qu’elles en ont plus qu’il ne faut. Quant à ce qu’on lui reprochait relativement au bain, elle rapporta que ce bain avait été construit pendant le carême et qu’à cause de l’âcreté de la chaux et afin que la nouveauté de la construction ne pût être dangereuse pour les baigneuses, madame Radegunde avait ordonné que les serviteurs du monastère en usassent librement, jusqu’à ce que toute odeur nuisible eût passé et que ce bain avait été ainsi à l’usage des serviteurs durant le carême jusqu’à la Pentecôte. À cela Chrodielde a répondu : Et après beaucoup de gens s’y sont lavés en différents temps. L’abbesse reprit qu’elle désapprouvait le fait et qu’elle ignorait s’il avait eu lieu ; mais que, de plus, les accusant à son tour, elle leur demandait pourquoi, si elles l’avaient vu, elles n’en avaient pas averti leur abbesse.

Quant au jeu, elle dit qu’ayant joué du vivant de la dame Radegunde elle ne regardait pas cela comme une grande faute ; elle dit d’ailleurs que la défense de jouer n’était écrite ni dans la règle, ni dans les canons. Mais elle déclara courber la tête à l’ordre des évêques et prête à accomplir tout ce qui lui serait ordonné comme pénitence. Elle dit aussi, à l’égard des repas, qu’elle n’avait établi aucune coutume nouvelle et rien que ce qui se faisait sous dame Radegunde : qu’elle avait offert aux fidèles chrétiens les eulogies, mais qu’on ne saurait prouver qu’elle eût en aucune manière pris des repas avec eux. Elle dit aussi relativement aux fiançailles qu’elle avait reçu en présence de l’évêque, des clercs et des seigneurs, des arrhes pour sa nièce qui était une pauvre orpheline et que si c’était une faute elle en demandait pardon devant tout le monde ; mais qu’alors même elle n’avait point fait de festin dans le monastère. Quant à la nappe d’autel dont on parlait, elle présenta une religieuse noble qui lui avait fait présent d’un manteau de soie provenant de ses parents, après en avoir coupé un morceau pour l’employer à sa fantaisie ; que du restant elle avait fait, le mieux qu’elle avait pu, un parement qu’elle avait tâché de rendre digne d’orner l’autel ; et qu’enfin avec les rognures de ce parement elle avait fait une garniture de pourpre à la tunique de sa nièce ; don qu’elle lui avait fait, dit-elle, parce que sa nièce était utile au monastère : tout cela fut confirmé de point en point par Didimia, la donatrice. Quant aux feuilles d’or et à la bandelette ornée d’or (toilette de fiancée), l’abbesse appela en témoignage Maccon, notre serviteur, alors présent, parce que ce fut de sa main qu’elle reçut de la part du fiancé de la susdite fille, sa nièce, vingt sous d’or, ce qui par conséquent s’était fait publiquement et sans que les biens du monastère y fussent en rien mêlés. Chrodielde interrogée ainsi que Basine pour savoir si, ce qu’à Dieu ne plaise, elles reprochaient quelque adultère à l’abbesse, quelque meurtre, quelque maléfice ou quelque crime capital, à raison duquel elle dût être punie, répondirent qu’elles n’avaient rien d’autre que ce qu’elles avaient dit et que l’abbesse avait fait ces choses contre la règle. À la fin, elles nous produisirent des religieuses que nous croyons innocentes et qui étaient enceintes par suite des péchés qu’avaient amenés la violation de la clôture et la liberté où elles furent pendant plusieurs mois, les malheureuses, de faire tout ce qu’il leur plut sans la surveillance de l’abbesse. Tout cela ayant été discuté par ordre, et n’ayant trouvé aucun crime en l’abbesse qui pût la faire renvoyer, nous l’avons exhortée et admonestée paternellement, pour les fautes légères, à ne plus s’exposer à encourir de réprimandes par la suite.

Alors nous avons examiné la cause des parties adverses, coupables de bien plus grands crimes, en ce qu’elles ont méprisé l’exhortation que leur évêque leur fit dans leur monastère pour les empêcher d’en sortir ; qu’elles ont foulé aux pieds et abandonné dans le monastère le pontife avec le dernier des mépris ; qu’elles ont brisé les serrures et les portes ; qu’elles sont parties sans motif en entraînant d’autres religieuses dans leur péché ; que de plus, l’évêque Gundégisil et ses suffragants, mandés pour cette même affaire, étant venus à Poitiers par l’ordre des rois et ayant invité les religieuses à comparaître devant eux au monastère, elles avaient méprisé cette citation ; que les évêques s’étant rendus à la basilique du bienheureux Hilarius, où elles s’étaient retirées, s’étant avancé vers elles comme il convient à la sollicitude pastorale, elles ont excité une sédition pendant qu’ils les exhortaient, ont frappé avec des bâtons tant les évêques que leurs serviteurs et ont répandu dans la basilique le sang des lévites. Plus tard, lorsque, par l’ordre des princes nos seigneurs, le vénérable homme et prêtre Theuthaire fut envoyé pour cette affaire, et qu’on eut décidé quand le jugement se ferait, au lieu d’attendre qu’il fût prononcé elles ont assiégé séditieusement le monastère, mis le feu aux tonneaux dans la cour, brisé avec des leviers et des haches les portes qu’elles ont ensuite brûlées, maltraité et blessé les religieuses jusque dans leurs oratoires, pillé le monastère, déshabillé et décoiffé l’abbesse qu’elles ont livrée à la dérision et traînée par les rues, puis renfermée dans un lieu où, si elle n’était pas enchaînée, elle n’était pas libre non plus. Quand vint luire sur ce monde le jour de la fête de Pâques, ni l’évêque par l’offre d’une somme qu’il fit pour la prisonnière, afin qu’elle pût assister du moins au baptême, ni les voix suppliantes qui le demandèrent ne purent obtenir cela par aucune prière. Chrodielde répondit sur ce point qu’elle n’avait ni su ni ordonné une telle action ; elle ajouta même que c’était sur un signe fait par elle pour que l’abbesse ne fût pas tuée qu’elle ne l’avait pas été. Par suite de quoi l’on peut savoir avec certitude comment il faut, d’après cela, interpréter ce fait qui s’ajoute aux autres cruautés, qu’on a tué un esclave du monastère qui se réfugiait au tombeau de Sainte Radegunde ; que la culpabilité alla s’aggravant sans qu’on ait nullement demandé pardon ; qu’on s’est introduit de soi-même dans le monastère et qu’on l’a pris ; que, refusant d’obéir aux ordres de nos maîtres tendant à ce qu’on livrât ces séditieux, et loin de là prenant les armes pour s’opposer aux ordres des rois, on s’est roidi avec fureur à coups de flèches et à coups de lances contre le comte et contre le peuple. Enfin, quand elles sortirent de là pour se rendre à l’audience publique, ces filles ont enlevé en secret, indûment, sans pudeur et criminellement, la croix sainte et archisacrée, qu’elles ont ensuite été obligées de réintégrer dans l’église. Lesquelles actions ayant toutes été reconnues pour des attentats capitaux et au lieu d’être amendées s’étant plutôt perpétuées, grossies et changées en crimes ; et nous, ci-dessus nommés, ayant prononcé que les religieuses devaient demander à l’abbesse pardon de leur faute et réparer le mal qu’elles avaient causé : mais elles ayant refusé de le faire et s’étant efforcées au contraire de tuer l’abbesse, ce qu’elles ont publiquement avoué, nous donc, après avoir ouvert et relu les canons, avons jugé de toute équité que les coupables soient privées de la communion jusqu’à ce qu’elles aient fait une pénitence suffisante et que l’abbesse soit rétablie dans sa dignité pour y rester. Telles sont les choses, que par ordre, ainsi qu’il appartenait à l’autorité ecclésiastique, après avoir interrogé les canons et sans aucune acception de personnes, nous déclarons avoir faites. Pour le reste, c’est-à-dire pour ce qui concerne les effets du monastère et les chartes des seigneurs les rois nos ancêtres, enlevés du même lieu et que les religieuses ont avoué posséder, mais que dans leur désobéissance à nos injonctions elles ne rendront certes pas volontairement, de même que c’est votre éternel mérite et celui des princes précédents d’avoir fondé ce monastère, de même il est de votre piété et de votre puissance de l’obliger, par l’autorité royale, à la réforme et de ne pas permettre à ces religieuses de rentrer dans les lieux qu’elles ont ruinés avec tant d’impiété et de profanation, ni même d’y aspirer, de crainte qu’il n’arrive pis encore ; jusqu’à ce que, avec l’aide du Seigneur, tout soit restitué et que sous des rois catholiques tout appartienne à Dieu sans que la religion y perde rien ; afin que l’observation des décisions tant des Pères que des canons nous serve à maintenir le culte et tourne à votre bénéfice. Que le Christ, notre Seigneur, vous soutienne et vous guide en vous accordant un long règne et qu’il vous confère la vie bienheureuse. — Grégoire de Tours, Hist. ecclés. des Francs, X, xvi.

fin de l’appendice
  1. Le roi se rendit à Chelles, villa du territoire de Paris. — Grégoire de Tours, Histoire ecclésiastique des Francs (trad. Henri Bordier), livre V, ch. xi.
  2. Frédégunde rapporta le fait au roi avec d’autres insinuations et demanda vengeance de Clodovech (Clodovech, frère de Basine). — Grégoire de Tours, Hist. eccl. des Francs, V, xi.
  3. Reste de pain de la messe.
  4. Quelques-uns assuraient aussi avoir vu le ciel en feu. — Grégoire de Tours, Hist. eccl. des Francs, V, xli.
  5. Dans la suite, elle se fit remonter dans son monastère avec des cordes par le même endroit d’où elle s’était précipitée et voulut que l’abbesse la renfermât dans une cellule secrète : « Comme j’ai beaucoup péché contre le Seigneur et contre ma dame Radegunde, je veux, dit-elle, me priver du commerce de toute la congrégation et faire pénitence de mes fautes ; car je sais que le Seigneur est miséricordieux et qu’il remet les péchés à ceux qui les confessent. » Et elle rentra dans sa cellule. — Grégoire de Tours, Hist. eccl. des Francs, XI, xi.
  6. Chilpéric voulait envoyer en Espagne une autre fille qu’il avait eue d’Audovère et qu’il avait placée dans le monastère de Poitiers, mais celle-ci refusa, surtout par la résistance de la bienheureuse Radegunde qui disait : « Il ne convient pas qu’une jeune fille consacrée au Christ retourne aux voluptés du siècle. » — Grégoire de Tours, Hist. eccl. des Francs, VI, xxxiv.
  7. Mars.
  8. Magistrat du temps.
  9. Fortunati opera.
  10. Radegunde fut fiancée au roi de Thuringe dès l’âge de huit ans.
  11. « Prenez garde, ô hommes, vous par qui sont scellés les derniers liens du mariage ; si des époux unissent leurs embrassements en ce jour (le dimanche) les enfants qui en naîtront seront ou perclus, ou épileptiques, ou lépreux. » — Miracles de saint Martin, IV.
  12. Il mourut, plus tard, étouffé par de trop copieuses libations.
  13. Locution souvent employée par Grégoire de Tours.
  14. Ce qui fut prouvé lors du jugement porté contre ces femmes.