Mercvre de France (p. 381-387).

APPENDICE

texte du jugement porté contre ces femmes

Aux seigneurs rois très glorieux, les évêques qui furent présents :

La religion expose à juste titre ses intérêts aux princes pieux et catholiques donnés au peuple par la faveur divine et auxquels ce pays a été cédé, parce qu’elle comprend, avec l’assistance du Saint-Esprit, qu’elle est réunie et cimentée par les décrets de ceux qui gouvernent. D’après votre ordre, nous nous sommes réunis dans la ville de Poitiers, au sujet de l’état du monastère de Radegunde, de sainte mémoire, afin de prendre connaissance des altercations entre l’abbesse du même monastère et les religieuses de ce même troupeau, qui, par une résolution peu salutaire, s’en sont allées au milieu de ces discordes. Les parties ayant été appelées, il a été demandé à Chrodielde et à Basine pourquoi elles avaient si témérairement violé leur règle en brisant, pour se retirer, les portes du monastère et amené de cette manière la scission dans la congrégation réunie en ce lieu. Elles ont répondu en déclarant qu’elles ne pouvaient plus supporter la faim, la nudité, et, en outre, le danger des mauvais traitements ; ajoutant, de plus, que diverses personnes venaient, contre toute convenance, se laver dans leur salle de bain, que l’abbesse jouait au tric-trac et que des séculiers venaient se recréer avec elle, que même on avait célébré des fiançailles dans le monastère ; que l’abbesse avait osé faire des vêtements à sa nièce avec un dessus d’autel en soie ; qu’elle avait eu l’impudence d’enlever les feuilles d’or qui entouraient cette étoffe et criminellement les avait suspendues au cou de sa nièce ; qu’elle avait, de plus, fait à sa nièce, par prodigalité, une bandelette ornée d’or, pour jouer des mascarades dans l’intérieur du monastère. Ayant demandé à l’abbesse ce qu’elle avait à répondre, elle dit : Relativement à la faim dont elles se plaignent, autant que la pénurie des temps l’a permis, elles n’ont jamais éprouvé une trop grande privation. Au sujet des vêtements elle dit : Si l’on visitait leurs coffres, on trouverait qu’elles en ont plus qu’il ne faut. Quant à ce qu’on lui reprochait relativement au bain, elle rapporta que ce bain avait été construit pendant le carême et qu’à cause de l’âcreté de la chaux et afin que la nouveauté de la construction ne pût être dangereuse pour les baigneuses, madame Radegunde avait ordonné que les serviteurs du monastère en usassent librement, jusqu’à ce que toute odeur nuisible eût passé et que ce bain avait été ainsi à l’usage des serviteurs durant le carême jusqu’à la Pentecôte. À cela Chrodielde a répondu : Et après beaucoup de gens s’y sont lavés en différents temps. L’abbesse reprit qu’elle désapprouvait le fait et qu’elle ignorait s’il avait eu lieu ; mais que, de plus, les accusant à son tour, elle leur demandait pourquoi, si elles l’avaient vu, elles n’en avaient pas averti leur abbesse.

Quant au jeu, elle dit qu’ayant joué du vivant de la dame Radegunde elle ne regardait pas cela comme une grande faute ; elle dit d’ailleurs que la défense de jouer n’était écrite ni dans la règle, ni dans les canons. Mais elle déclara courber la tête à l’ordre des évêques et prête à accomplir tout ce qui lui serait ordonné comme pénitence. Elle dit aussi, à l’égard des repas, qu’elle n’avait établi aucune coutume nouvelle et rien que ce qui se faisait sous dame Radegunde : qu’elle avait offert aux fidèles chrétiens les eulogies, mais qu’on ne saurait prouver qu’elle eût en aucune manière pris des repas avec eux. Elle dit aussi relativement aux fiançailles qu’elle avait reçu en présence de l’évêque, des clercs et des seigneurs, des arrhes pour sa nièce qui était une pauvre orpheline et que si c’était une faute elle en demandait pardon devant tout le monde ; mais qu’alors même elle n’avait point fait de festin dans le monastère. Quant à la nappe d’autel dont on parlait, elle présenta une religieuse noble qui lui avait fait présent d’un manteau de soie provenant de ses parents, après en avoir coupé un morceau pour l’employer à sa fantaisie ; que du restant elle avait fait, le mieux qu’elle avait pu, un parement qu’elle avait tâché de rendre digne d’orner l’autel ; et qu’enfin avec les rognures de ce parement elle avait fait une garniture de pourpre à la tunique de sa nièce ; don qu’elle lui avait fait, dit-elle, parce que sa nièce était utile au monastère : tout cela fut confirmé de point en point par Didimia, la donatrice. Quant aux feuilles d’or et à la bandelette ornée d’or (toilette de fiancée), l’abbesse appela en témoignage Maccon, notre serviteur, alors présent, parce que ce fut de sa main qu’elle reçut de la part du fiancé de la susdite fille, sa nièce, vingt sous d’or, ce qui par conséquent s’était fait publiquement et sans que les biens du monastère y fussent en rien mêlés. Chrodielde interrogée ainsi que Basine pour savoir si, ce qu’à Dieu ne plaise, elles reprochaient quelque adultère à l’abbesse, quelque meurtre, quelque maléfice ou quelque crime capital, à raison duquel elle dût être punie, répondirent qu’elles n’avaient rien d’autre que ce qu’elles avaient dit et que l’abbesse avait fait ces choses contre la règle. À la fin, elles nous produisirent des religieuses que nous croyons innocentes et qui étaient enceintes par suite des péchés qu’avaient amenés la violation de la clôture et la liberté où elles furent pendant plusieurs mois, les malheureuses, de faire tout ce qu’il leur plut sans la surveillance de l’abbesse. Tout cela ayant été discuté par ordre, et n’ayant trouvé aucun crime en l’abbesse qui pût la faire renvoyer, nous l’avons exhortée et admonestée paternellement, pour les fautes légères, à ne plus s’exposer à encourir de réprimandes par la suite.

Alors nous avons examiné la cause des parties adverses, coupables de bien plus grands crimes, en ce qu’elles ont méprisé l’exhortation que leur évêque leur fit dans leur monastère pour les empêcher d’en sortir ; qu’elles ont foulé aux pieds et abandonné dans le monastère le pontife avec le dernier des mépris ; qu’elles ont brisé les serrures et les portes ; qu’elles sont parties sans motif en entraînant d’autres religieuses dans leur péché ; que de plus, l’évêque Gundégisil et ses suffragants, mandés pour cette même affaire, étant venus à Poitiers par l’ordre des rois et ayant invité les religieuses à comparaître devant eux au monastère, elles avaient méprisé cette citation ; que les évêques s’étant rendus à la basilique du bienheureux Hilarius, où elles s’étaient retirées, s’étant avancé vers elles comme il convient à la sollicitude pastorale, elles ont excité une sédition pendant qu’ils les exhortaient, ont frappé avec des bâtons tant les évêques que leurs serviteurs et ont répandu dans la basilique le sang des lévites. Plus tard, lorsque, par l’ordre des princes nos seigneurs, le vénérable homme et prêtre Theuthaire fut envoyé pour cette affaire, et qu’on eut décidé quand le jugement se ferait, au lieu d’attendre qu’il fût prononcé elles ont assiégé séditieusement le monastère, mis le feu aux tonneaux dans la cour, brisé avec des leviers et des haches les portes qu’elles ont ensuite brûlées, maltraité et blessé les religieuses jusque dans leurs oratoires, pillé le monastère, déshabillé et décoiffé l’abbesse qu’elles ont livrée à la dérision et traînée par les rues, puis renfermée dans un lieu où, si elle n’était pas enchaînée, elle n’était pas libre non plus. Quand vint luire sur ce monde le jour de la fête de Pâques, ni l’évêque par l’offre d’une somme qu’il fit pour la prisonnière, afin qu’elle pût assister du moins au baptême, ni les voix suppliantes qui le demandèrent ne purent obtenir cela par aucune prière. Chrodielde répondit sur ce point qu’elle n’avait ni su ni ordonné une telle action ; elle ajouta même que c’était sur un signe fait par elle pour que l’abbesse ne fût pas tuée qu’elle ne l’avait pas été. Par suite de quoi l’on peut savoir avec certitude comment il faut, d’après cela, interpréter ce fait qui s’ajoute aux autres cruautés, qu’on a tué un esclave du monastère qui se réfugiait au tombeau de Sainte Radegunde ; que la culpabilité alla s’aggravant sans qu’on ait nullement demandé pardon ; qu’on s’est introduit de soi-même dans le monastère et qu’on l’a pris ; que, refusant d’obéir aux ordres de nos maîtres tendant à ce qu’on livrât ces séditieux, et loin de là prenant les armes pour s’opposer aux ordres des rois, on s’est roidi avec fureur à coups de flèches et à coups de lances contre le comte et contre le peuple. Enfin, quand elles sortirent de là pour se rendre à l’audience publique, ces filles ont enlevé en secret, indûment, sans pudeur et criminellement, la croix sainte et archisacrée, qu’elles ont ensuite été obligées de réintégrer dans l’église. Lesquelles actions ayant toutes été reconnues pour des attentats capitaux et au lieu d’être amendées s’étant plutôt perpétuées, grossies et changées en crimes ; et nous, ci-dessus nommés, ayant prononcé que les religieuses devaient demander à l’abbesse pardon de leur faute et réparer le mal qu’elles avaient causé : mais elles ayant refusé de le faire et s’étant efforcées au contraire de tuer l’abbesse, ce qu’elles ont publiquement avoué, nous donc, après avoir ouvert et relu les canons, avons jugé de toute équité que les coupables soient privées de la communion jusqu’à ce qu’elles aient fait une pénitence suffisante et que l’abbesse soit rétablie dans sa dignité pour y rester. Telles sont les choses, que par ordre, ainsi qu’il appartenait à l’autorité ecclésiastique, après avoir interrogé les canons et sans aucune acception de personnes, nous déclarons avoir faites. Pour le reste, c’est-à-dire pour ce qui concerne les effets du monastère et les chartes des seigneurs les rois nos ancêtres, enlevés du même lieu et que les religieuses ont avoué posséder, mais que dans leur désobéissance à nos injonctions elles ne rendront certes pas volontairement, de même que c’est votre éternel mérite et celui des princes précédents d’avoir fondé ce monastère, de même il est de votre piété et de votre puissance de l’obliger, par l’autorité royale, à la réforme et de ne pas permettre à ces religieuses de rentrer dans les lieux qu’elles ont ruinés avec tant d’impiété et de profanation, ni même d’y aspirer, de crainte qu’il n’arrive pis encore ; jusqu’à ce que, avec l’aide du Seigneur, tout soit restitué et que sous des rois catholiques tout appartienne à Dieu sans que la religion y perde rien ; afin que l’observation des décisions tant des Pères que des canons nous serve à maintenir le culte et tourne à votre bénéfice. Que le Christ, notre Seigneur, vous soutienne et vous guide en vous accordant un long règne et qu’il vous confère la vie bienheureuse. — Grégoire de Tours, Hist. ecclés. des Francs, X, xvi.

fin de l’appendice