Mercvre de France (p. 192-212).
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VIII

Après avoir rassemblé autour d’elle (la Basilique de Saint-Hilaire) des voleurs, des meurtriers, des adultères, des criminels de toute espèce.
grégoire de tours

Ces hommes venaient de tous les coins du pays, car depuis trois lunes Harog fouillait les bois, cherchant des esclaves, suppliciés ou en fuite, pendant que Ragnacaire racolait un à un les mendiants qui allaient frapper aux portes du monastère de Radegunde, et ces gens formaient déjà une troupe disciplinée que leurs chefs tâchaient d’instruire, de mettre au courant du métier des armes.

Il y avait là, piétinant les aiguilles des sapins et tournant comme ours en cage dans cet endroit le plus obscur de la forêt, des brigands inconnus à mine sournoise, trapus de membres et ras de la tête, sortant des geôles militaires, pliant le jarret droit au souvenir tout récent de leur chaîne ; des êtres muets ou grognants n’osant plus prononcer des mots humains ; des adolescents couverts de plaies, vêtus de tuniques trouées, boueuses ; des esclaves échappés avec le produit de leurs vols, quelques-uns gardant les cicatrices de la torture, d’autres arborant des costumes étranges, celui-ci un manteau précieux dérobé à son maître, celui-là des peaux de mouton à peine séchées par le soleil.

Les mendiants inquiets se groupaient plus loin pour préserver leurs besaces, jetant des coups d’œil farouches à ces malfaiteurs que nul ne connaissait ; ils serraient leur bâton d’un air effaré, se pressant autour d’un grand aveugle qui les menait d’habitude aux eulogies des jours de fête parce qu’il y voyait mieux que personne. Les pauvres, presque tous de la ville de Poitiers, redoutaient ces nouveaux vagabonds d’aspect peu rassurant qui leur prendraient certainement la dîme de leurs biens dans la ceinture des riches, au besoin tueraient ces riches et tariraient les meilleures sources d’aumône. On les avait réunis dans cet endroit obscur, au cœur de l’immense forêt, afin de leur lancer des sorts, pensaient-ils. Se flairant mutuellement comme des brebis malades, ils rêvaient de miracles ou se donnaient, parfois, de mauvais coups qui empiraient leur misère, mais tous, brigands et mendiants, contemplaient Harog avec soumission. Cet homme jeune, dont les regards étaient plus sombres que la nuit des sapins, les étonnait parce qu’il marchait sans armes en leur présence, simplement suivi d’une chienne. Ragna leur faisait peur. Il portait un harnais de guerrier, prenait des poses héroïques, les jambes ornées de lanières jusqu’aux cuisses, une hache passée dans son sayon de bique, un bouclier d’airain extrêmement lourd au bras et ne s’asseyait plus à terre, craignant de salir ses objets éclatants. Les sept chiens, postés en avant-garde, veillaient sur les sentiers battus, ayant l’ordre de prévenir leur maître dès qu’ils sentiraient l’ennemi… Pour le moment, la bizarre petite armée ignorait l’ennemi. Elle ne possédait aucun soldat dans ses rangs disparates, ne pouvait pas lutter contre des bandes régulièrement organisées, pourtant espérait bien qu’un de ces meneurs campés fièrement devant elle la conduirait à un pillage fructueux où il y aurait peu de risques et beaucoup de gain.

Le soir tombait ; les troncs des gros sapins rougissaient aux reflets du soleil couchant, laissant la nuit de leurs branches impénétrable. Des rayons se glissaient obliquement, sortant pour ainsi dire de la terre, fusant en jet écarlate sur le tapis des aiguilles sèches qui se coloraient de place en place comme des flaques de sang. Les corps minces des plus jeunes arbres mettaient à contre-jour sur le ciel empourpré de grandes barres noires pareilles à la grille monumentale d’un cachot.

Tous ces hommes n’étaient-ils pas les prisonniers de leur destin ?

Certes, ils n’avaient point choisi cet obscur sentier de la forêt volontairement. Des monstres aboyaient leurs crimes à leurs trousses et les précipitaient tout pantelants de frayeur dans ces sauvageries, les obligeaient à suivre ces deux hommes mystérieux, aussi pauvres que les plus pauvres, mais de gestes volontaires. Le soir tombait, le crépuscule qui verse l’effroi dans les âmes bourrelées les enveloppait sinistrement, étouffait les innocents espoirs, faisait songer aux bêtes rampantes et aux faciles assassinats. Là-bas, entre ces hautes colonnes, ces barres de fer des jeunes sapins arrêtant la lumière, on apercevait une mer de verdure descendant et remontant, toute l’ondulation énorme des arbres qui semblait couvrir le monde à l’infini.

En dehors des sociétés, des villes et des basiliques, ils étaient parqués, maintenant, troupeaux prêts à toutes les errances, à toutes les erreurs, se sentant plus parias dans ces solitudes où les animaux savaient seuls distinguer les bonnes herbes du poison. Que leur voulait-on ? Qu’allaient-ils devenir ? Et quelques-uns serraient contre leur flanc une arme cachée, un couteau dont le manche poissait encore…

Harog se tenait debout, les épaules appuyées contre le plus gros des sapins ; petit garçon aux pieds d’un géant, il semblait tout maigre, si pâle de visage que ses yeux sombres lui faisaient deux trous par où descendait toute la noirceur de la forêt sur les bandits. Ragna aiguisait le tranchant de sa hache et Méréra, la chienne blanche, assise gravement, levait vers son maître ses prunelles fulgurantes d’adoration. Au loin, cerclant de leur fidèle vigilance ceux qu’ils devaient prévenir en cas d’alerte, les six chiens allaient et venaient, humant le vent.

— Hommes qui m’entendez, dit Harog, s’adressant à cette troupe muette où l’on devinait des angoisses, je vous ai fait venir parce que la lune est pleine et que vous verrez cette nuit des choses qui vous feront libres. Je ne suis ni plus puissant ni meilleur que vous, mais je veux vous donner un peu de joie. Les temps ont été mauvais pour tous à cause des pluies de grêle. Il en est ici qui ont faim et soif. D’autres qui ne peuvent guérir leurs plaies.

Je leur promets des viandes, du vin et le secret des herbes purificatrices. Ceux qui seront avec moi cette nuit verront de grandes choses…

Il se tut. Méréra eut un discret grognement de plaisir. Ragnacaire fit tournoyer sa hache d’un geste glorieux.

— A…og ! gronda-t-il, dressant sa haute stature de guerrier gaulois aux cheveux roux séparés en deux torrents d’or tressés, je suis votre frère, mais par nos sept chiens damnés, celui qui n’aimerait pas mon frère Harog, je lui fendrais le crâne…

Joignant à sa parole tonnante un éclair de sa hache, il fendit largement le tronc d’un jeune sapin. L’arbre gémit, et, s’inclinant en un salut respectueux, comme agité d’un frisson de vie expirante, il s’évanouit parmi les autres dans un violent fracas de branches froissées.

Une stupeur glaçait les assistants. L’aveugle agita les bras un instant comme l’arbre avait secoué ses branches, et un esclave, en souvenir de ses tortures, se protégea le front de ses mains.

— Tu es fort. Pourquoi n’es-tu pas le chef ? dit alors une voix rogue.

Celui qui parlait sortait de l’ombre, tout jaune, tel qu’une statue de soufre.

— Comment te nomme-t-on ?

— Je suis Agrius, le Romain.

Cette réponse fit sourire Harog.

— Tu étais Romain avant d’être Gaulois ?

— Ma famille vient de plus loin que vous tous !

Il se drapait dans les plis d’un manteau dont le galon révélait quelques traces de pourpre.

— Dis plutôt, Agrius, que tu as tué tes anciens maîtres. Du temps de ton esclavage tu t’appelais Boson, Boson-le-Boucher.

— Et tu as encore le sang de ta famille sur ton manteau ! ajouta Ragna, lui frappant l’épaule d’un coup qui le plia en deux.

— Que je puisse être un homme, je n’en demande pas davantage, grommela le meurtrier, jetant un regard hostile au berger. Puisque vous connaissez ma misère, vous savez aussi que ces nobles Romains, mes anciens maîtres, m’ont mis dans un four pour me punir d’avoir dérobé des fruits. J’en ai conservé la peau que vous me voyez, jaune comme l’huile rance, mais si desséchée qu’elle s’écaille dès qu’on la frotte. Je serai votre serviteur à la condition que vous me donnerez du sang à boire, voilà ! J’ai toujours soif.

Une rumeur éclata. Les mendiants se mirent à parler tous ensemble :

— Nous ne demandons point de sang !… Du vin ou de l’hydromel ! Des boissons claires comme nos consciences… À la branche, l’homme boucher ! Il faut pendre les meurtriers parce que Dieu nous regarde… Nous sommes des créatures de Dieu… Que la Sainte Croix nous protège !

Harog souriait de leurs piaillements de poules effrayées.

— Et toi, le muet, questionna-t-il en touchant l’épaule d’un esclave d’apparence vigoureuse, les membres polis comme du marbre, la tête petite comme une tête d’oiseau sur un corps d’athlète, que demanderais-tu si je te laissais dire ?

L’esclave eut un sourire singulier, ses dents jetèrent des lueurs.

— Le droit d’étrangler ou de mordre toutes les femmes qui me trouveraient beau.

Et il ne voulut point en dire davantage, car il portait une entaille à la jambe pour avoir été attaché trois ans dans une basse fosse.

— Tu t’appelles bien Brodulphe-l’Adultère ?

— Je m’appelais Hilarion, seigneur ! Ils m’ont changé le nom et l’âme. Je ne veux plus être chrétien.

Les mendiants se poussaient les uns les autres. Ils dépêchèrent leur chef de bande, l’aveugle-né, lequel y voyait mieux que personne. C’était un grand vieillard décharné, mais très solide, qui faisait du chemin en larmoyant des larmes rouges, se frottant les paupières d’orties pour inspirer la pitié. Il connaissait des femmes riches qui lui donnaient des quartiers de chevreau, il allait aussi chez Marovée, l’évêque de Poitiers, hardiment, criant d’une voix lamentable :

— Je suis le serviteur de la Croix. Le Seigneur Jésus m’a fermé les yeux sur sa gloire.

Et il prétendait qu’il avait vu le Christ un certain jour de Pâques, tout ruisselant de vin.

Très habile en paroles, il n’aimait guère les disputes. Il venait pour savoir ce qu’on pourrait gagner au service de ces nouveaux maîtres et il blasphéma, supposant que cela leur plairait.

— Par les œuvres de Satan, — et que sa griffe mette au jour les tripes de notre évêque — j’ai quitté la Basilique pour mendier en forêt avec mes compagnons, parce qu’on nous a assuré des tranches de porc. Nous voudrions savoir pourquoi on nous apprend l’exercice de la lance et le saut du cheval. Nous sommes des créatures patientes, des hommes doux qui ne souhaitons la mort de personne.

Des garçons à moitié estropiés, un, presque nu, des ulcères horribles sur la poitrine, s’écrièrent simultanément :

— Nous sommes des innocents et nous avons faim de ne plus souffrir ! Nous avons prié et nous sommes toujours misérables !… Quand cela finira-t-il pour nous, pauvres malades ? Dites-nous où nous trouverons les tonnes qu’on nous a promises si nous prenions soin de vos chevaux ? Nous n’avons bu que l’eau des sources ? Le vin nous guérirait !

Harog les calma d’un geste.

— Je vais vous conduire au festin, dit-il, la voix vibrante. Ragna et moi nous avons tout préparé en un lieu où les chrétiens ne s’aventurent point la nuit, surtout les nuits de pleine lune, mais j’exige de vous un serment.

Curieusement, le cercle se resserra, des têtes se penchèrent. Boson-le-Boucher, Brodulphe-l’Adultère, l’Aveugle-né contenaient chacun leur groupe, les bras étendus comme pour défendre Harog d’un trop vif contact.

— Il faut jurer par la Pierre que vous me serez fidèles et de bonne attaque le jour où je voudrais forcer le monastère de Radegunde, déclara le berger-sorcier, faisant tout à coup briller ses yeux sombres dans la nuit des sapins.

Il y eut un moment de silence terrifié.

— Tu es un enfant du dimanche, un fils de la nuit impure ! murmura l’Aveugle-né en levant son grand bras décharné dans un essai de malédiction. Tous les mendiants grondèrent.

— Il est le fils de la nuit impure !

— Je suis Harog, le tueur de loups ! Et les louves de la forêt m’obéissent, m’apportent leurs louveteaux que je change en chiens pour me garder ! ricana le terrible garçon.

Ragnacaire, anxieux, siffla et l’on vit brusquement jaillir des gueules ouvertes de tous les fourrés voisins. Les sept chiens d’enfer veillaient…

— C’est lui qui a délivré Poitiers de la bête dévorante, avoua l’un des mendiants. J’y étais, je l’ai vu brandissant son couteau et notre évêque l’a béni !

— Il est connu des dieux de la Pierre, dit Brodulphe le bel esclave. J’ai confiance en la dureté de son cœur. Je jurerai.

Il y eut un nouveau silence plein de frissons.

Le mystère se levait autour d’eux, surgissait lentement avec les ombres de la nuit développées par les arbres géants. On était bien loin des villes, des basiliques et des palais. À quoi pouvait donc leur être utile leur foi déjà presque morte, étouffée par la superstition, toutes les anciennes croyances aux dieux de la Gaule ? Les eulogies, la charité chrétienne suffisaient-elles à nourrir les pauvres, alors que des guerres perpétuelles ensanglantaient les cités et les champs ? Des princes francs ne songeaient qu’à leurs querelles et ils avaient assez de s’occuper de leur propre défense. À quoi leur servirait, maintenant qu’ils se connaissaient quatre rois, leurs prières pleurardes sur les parvis des églises, dans les cours des monastères ? Deviendraient-ils rois ou dieux à leur tour ? Non, rien ne leur arrivait de bon ! Alors que des miracles s’accomplissaient pour les grands de la terre, jamais ils n’obtenaient la guérison de la moindre plaie ? Et quand les riches abbayes se fermaient à l’heure du repos on les chassait parce qu’ils ne se retenaient point de voler des fruits au verger, un agneau à l’étable. Mendiants ou malfaiteurs, cela devenait tout un durant ces temps de famine, et on parlait de certains faux moines qui logeaient à l’ombre des tombeaux des martyrs pour en soustraire les ornements sous prétexte de baiser pieusement les reliques. Ils seraient toujours confondus avec les criminels tôt ou tard. Mieux valait se recommander à tous les dieux qu’à un seul saint.

— La Pierre guérit les aveugles. Son eau est sacrée ! marmonna le grand Aveugle-né, qui n’avait d’ailleurs pas besoin d’être guéri.

— Jurez-vous ? demanda Ragna, faisant tourbillonner sa hache au-dessus de sa tête.

— Je jure pour eux et pour moi ! déclara solennellement Boson-le-Boucher.

Brodulphe-l’Adultère proféra les mêmes paroles, engageant la troupe des esclaves.

— Suivez-moi donc jusqu’à la Pierre, dit Harog tirant son couteau de sa tunique de peau blanche. Là vous mangerez, vous boirez et vous retrouverez vos esprits. Je ne veux pas surprendre vos serments.

La petite armée prit le chemin du dolmen, se glissant le long des sentiers étroits par file de deux vagabonds rampant dans les herbes. On ne savait pas encore si on se livrerait corps et âme, pourtant l’aventure plaisait ; jusque-là le métier n’avait pas été trop dur et il avait nourri son homme. Soigner des chevaux, s’exercer au tir de la fronde contre un ennemi invisible n’était point difficile. Harog leur avait enseigné des cavernes où l’on pouvait dormir sans inquiétude… de plus, il ne les empêchait pas de mendier à l’occasion ni de se tenir au courant des ressources du monastère de Radegunde. Cet enfant de la nuit impure était peut-être un fils de chef puissant qui cherchait sa vie dans les troubles de l’époque.

— Il connaît la vertu des plantes ! ajoutaient les porteurs d’ulcères.

Comme la lune pleine sortait de l’horizon des bois, large rose d’or fleurissant pour le fol espoir des malheureux, ils entrèrent dans la clairière de la Pierre pleurante. Un vent frais les caressa, et l’ombre du Dieu leur fit accueil. Ragna frappa son bouclier d’airain d’un coup de hache, un son éclatant retentit, se prolongeant sous les halliers, y appelant des créatures mystérieuses.

Les hommes se serraient près d’Harog, les yeux brillants de fièvre.

Ils avaient peur et n’osaient plus fuir.

— Il ne vous sera point fait de mal, assura le berger-sorcier, qui remit son couteau dans sa poitrine, les sentant asservis par la majesté du lieu.

Les chevaux erraient autour de ces gens ignorants, les nobles chevaux du prince neustrien et redevenus craintifs parce qu’ils leur fallait chercher leur pâture, ils s’ébrouaient moins furieusement, tremblaient devant Harog qui leur cueillait des foins capables d’engourdir leurs allures conquérantes. (Bêtes et gens obéissaient au berger sans recevoir d’autre salaire qu’une brindille parfumée, une fleurette au goût musqué.) Çà et là on entrevoyait l’éploiement d’une crinière, soie flottante qui s’éclairait de reflets argentés sous la lune ou étincelait subitement d’un feu roux. Un grand souffle composé de l’haleine précipitée des poltrons et du renâclement des chevaux entoura Harog de sa muette supplication. Le moutonnement des arbres au vent pur de la nuit rendait plus grave l’immobilité de la Pierre aïeule, suprême juge des enfants se traînant jusqu’à elle, égarés par l’irrésistible besoin de croire aux forces cachées. Les chiens hurlèrent.

Ragna leva son bouclier et chanta d’une voix creuse :

Nous sommes les fils de la terre !
Nous aimons le blé,
Nous aimons le vin,
Nous sommes les fils de la terre !

L’Aveugle-né bégaya, très effrayé :

— Il ne faut pas déranger le dieu des campagnes pour nous. Si les prêtres de la ville nous entendaient ils nous interdiraient la communion.

Harog éclata d’un rire bizarre, moitié sifflement, moitié chanson, et il reprit d’une voix plus sonore que celle de Ragna :

Nous sommes les fils de la terre
Nous aimons le blé,
Nous aimons le vin,
Nous sommes les fils de la terre !

Une autre voix grondante s’écria, c’était Boson-le-Boucher :

Nous reviendrons à la terre !
Ayant pris le blé,
Ayant bu le vin,
Nous reviendrons à la terre !

Et Brodulphe-le-Bel-Esclave termina ce chant barbare par ces mots qu’il jeta furieusement comme une menace :

Mère, nous voici, nous frappons !
Ouvre pour le blé,
Ouvre pour le vin,
Mère, nous voici, nous rentrons.

Ce n’était ni le chant guerrier franc, d’allure dansante, ni le cantique latin évoquant à la fois les douleurs de la vie et les peines éternelles, mais bien un fragment d’un ancien bardit gaulois, l’un des premiers hymnes druidiques constatant joyeusement l’immuable fatalité. On naissait, on mangeait, on buvait et on mourait. Fils de la terre on rentrait dans le sein maternel, lui rapportant fidèlement tout ce qu’on en avait reçu.

Pendant que Brodulphe criait cela, outrageant des ennemis inconnus, Harog s’était élancé sur le dos de la Pierre et, saisissant des sacs remplis de viande, ils les avait éventrés.

Mère, nous voici, nous frappons !
Ouvre pour le blé,
Ouvre pour le vin…

Des moitiés de porcs fumés, des venaisons sèches roulèrent avec des pains, des galettes. Des outres s’aplatirent au milieu de la mousse durant que Ragna tendait des gobelets aux mendiants. Les chiens bondirent…

Depuis longtemps les deux bergers chasseurs amoncelaient les provisions de ce repas enchanté. Ils voulaient donner l’heure de joie complète et magnifique. Ragna dérobait les porcs qu’il n’était plus chargé de garder aux environs du monastère. Il savait la recette des bonnes venaisons que l’on fumait à des feux de genièvre. Harog pour les galettes et le vin avait eu le courage adroit de vendre l’un des chevaux neustriens, cette jument blanche dont il fallait absolument se défaire parce qu’elle semait la division parmi les mâles.

Et la pluie de victuailles continuait, affolant les vagabonds. Tous vautrés avec les chiens sur la mousse, ils dépeçaient, coupaient, tordaient, avalaient. Les uns saisissaient le pain, les autres la viande, puis se regardaient, les yeux hors de la tête. Un garçon estropié, presque nu, mordait à lui seul dans un cochon de lait rôti, pièce délicate dont

Méréra se hâta de le débarrasser. Ils se taisaient, levant par instant des prunelles étincelantes de reconnaissance vers Harog qui, debout sur la croupe de la Pierre, jouait le rôle hardi du Dieu bienfaiteur de leur triste humanité. On grognait, pleurait, s’étranglait. Ragna passait avec l’outre et tous offraient leur gobelet avec des gestes d’engloutissement. Quelques-uns, les plus jeunes, mettaient simplement leurs deux mains unies sous le goulot.

Là-haut, plus haut que les chefs de l’armée mystérieuse, la lune, comme pleine aussi d’un vin de folie, montrait sa face rose d’astre s’enivrant à contempler tous les crimes du monde. L’air se faisait plus doux, de frais devenant chaud, lourd d’odeurs de fleurs et de gâteaux de miel. Le grand Aveugle-né disait des choses qui attendrissaient les mendiants. Brodulphe-l’Adultère expliquait qu’il avait dû dévorer ses excréments un jour parce qu’on l’avait oublié dans sa basse-fosse. Boson-le-Boucher préférait le cheval malade au porc ladre, car un cheval, n’est-ce pas, ne vit que de foin sans récolter d’humeurs nuisibles, et tous mangeaient à leur faim, buvaient à leur soif pour la première fois de leur existence.

Ragna riait.

Harog sifflait. C’était la victoire du serpent !

— Maintenant nous sommes des hommes, déclara enfin tout haut le grand Aveugle-né. Nous jurerons par la Pierre si on nous permet d’éviter de passer dessous.

— Vieux bouc ! s’écria Boson gaiement. Tu sais t’arranger dans la digestion. Est-ce que la Pierre t’a vu lécher le pain des prêtres chrétiens ? Si elle allait te faire vomir ton quartier de porc pour te punir de l’avoir reniée ?

À ce moment de béatitude, les mendiants s’exaltèrent ;

— Nous jurons tous fidélité au berger Harog, le fils de la nuit impure. Qu’il nous conduise où il voudra.

Harog se dressa tout pâle.

— Ce n’est pas à moi qui suis un homme comme vous qu’il faut jurer fidélité, mais à la Pierre. Voulez-vous donc qu’elle vous écrase, misérables chiens !

Méréra eut un hurlement de mort, appuyant l’accent guttural de son maître.

Il se fit un grand calme. Tous réfléchissaient. Ils étaient de ceux qui savent bien que l’on ne donne pas sans compter. Jusqu’ici ils avaient offert des prières ou des coups en échange de la nourriture. Or, on leur demandait moins que des litanies ou des bastonnades en échange de ce festin nocturne : leur âme, leur pauvre âme de gueux ! Ce sorcier pensait noblement qui comprenait que l’homme est l’égal de l’homme en présence de la peur de l’inconnu. Il les tiendrait plus sûrement s’il faisait semblant de n’être que l’ambassadeur de la ténébreuse puissance.

— Allons, fils de la terre, rugit Ragna, il faut passer, car le pain et le vin viennent de la terre qui peut vous manger tous…

Une idée de mort planait dans les parfums de cette nuit merveilleuse, une idée de mort presque douce, d’un repos tout pareil entre des mousses et des herbes fleuries. Il y avait là, soufflant de leur souffle inquiet, des chevaux, des chiens, aussi des bêtes endormies qu’on oubliait, des loups et des sangliers, des vipères… la lune se faisait claire, paisible, illuminant les arbres, dorant le front du petit berger pâle.

Ils jurèrent et, un à un, passèrent sous la Pierre, courbant leur tête alourdie par le vin.

L’Aveugle-né murmura dévotement :

— Je crois que tous les dieux sont jumeaux.

Boson-le-Boucher proféra des blasphèmes, invoquant Teutatès, que les autres ignoraient.

Brodulphe-l’Adultère serra les dents en disant la main ouverte :

— Je t’arroserai du sang de la femme !

Puis les chevaux réveillés par ces gestes de violence passèrent à leur tour, la crinière au vent, suivant leur cavalier, puis les chiens, les oreilles pointées, les gueules bavantes, ardents et légers comme les suppôts du diable, Méréra fermant la marche de son fantôme blanc.

Et tous, chefs, mendiants, vagabonds, malfaiteurs, hommes ou bêtes s’en allèrent chercher le sommeil, l’oubli des mauvaises actions, les yeux éteints, les pas butant, soudainement appesantis par le poids d’un joug invisible, n’osant plus regarder derrière eux, frappés d’une horreur inexplicable, prisonniers d’une ombre, déjà les lâches serviteurs de la fatalité !