Mercvre de France (p. 5-25).
II  ►

I

… Après avoir servi de jouet aux serviteurs de la reine.
grégoire de tours

Les chiens tirèrent sur la corde et Harog se mit à siffler, imitant le bruit de l’eau qui chante en tournant autour des pierres. Les sept bêtes précipitèrent leur course avec des ondulations joyeuses de leur sept échines maigres tendues à rompre les poignets de l’homme. Dans la nuit épaisse de la forêt, on ne voyait, du siffleur, que sa face pâle entraînée comme un astre roulant de branche en branche jusqu’au fleuve.

Ragnacaire, dormant debout, releva la tête, prit la corde pour aider Harog qui criait, d’une voix gutturale :

— Baos ! Faos ! Ouros ! Néréus ! Gerbaud ! Gombaud ! Méréra ! A… us !…

Les bêtes n’écoutaient rien parce qu’elles flairaient l’eau et qu’elles avaient soif depuis deux jours.

Ragnacaire courut aussi, les poignets en avant.

— Aog ! A… us ! Fiû… Fiû… fi… û ! grognait-il en faisant claquer sa langue.

Ce n’était pas seulement les chiens qui voulaient boire.

Les pieds des hommes frappaient la terre humide en masses de fer frappant de la chair molle, car ils se sentaient lourds de leurs fatigues et de leurs os, dont quelques-uns essayaient de percer leurs vêtements de cuir. Ils seraient entrés droit au plein sol, formant pieux, s’ils s’étaient arrêtés un moment, mais, moins las, les chiens pointaient ailleurs, tiraient à s’étrangler, reniflant, hoquetant, hurlant, se montant les uns sur les autres, Gombaud le premier, Gerbaud le dernier, celui-ci tirant celui-là par le collier des cinq du milieu et tous charriant les maîtres essoufflés.

On arriva devant une rivière.

La forêt tombait à l’eau, subitement, par ce chemin en pente et l’ombre noire des arbres noirs dans les flots plus clairs — l’eau est toujours plus claire malgré la nuit — semblait continuer une nouvelle forêt, sous la nappe doucement mouvante, une forêt traître, remplie d’embûches, avec des yeux qui regardaient du fond.

Les chiens se jetèrent, d’un élan furieux.

Les hommes s’abattirent sur les genoux.

Et l’on entendit boire les animaux et les hommes d’un pareil lappement.

Cela dura jusqu’à ce que Ragnacaire, abandonnant la corde pour mieux se tremper le visage, fit un plongeon, n’étant plus soutenu.

Harog se redressa, éclata d’un rire jeune, puis remonta son compagnon en le saisissant aux chevilles.

— Grong ! Harong ! Fû… i ! barbota Ragnacaire. J’ai bu, A os !

— Tu as bu, Ragna ? Nous passerons le gué.

— Nous passerons le gué ?…

Ragnacaire ne comprenait pas toutes les intentions du langage de son ami Harog et lui-même, Ragna, se servait d’un idiome singulier que le berger Harog avait de la peine à traduire. Leur coutume de vivre libres, isolés parmi les bêtes qu’ils dressaient pour chasser ou garder, les faisait plus sauvages ou plus naïfs que les gens d’armes infestant le pays, lesquels parlaient vulgairement le latin concis des esclaves. Eux chantaient leurs discours et y mêlaient de fières imprécations.

— Le gué ? répétait Ragnacaire en écho.

— Nous passerons, Ragna, par la Sainte-Croix, car tu bois bien !

— Aog ! Dieu l’aura voulu. Lui seul est un homme puisque les autres dieux sont morts. Je bois à ma soif.

— Par saint Pierre et saint Hilaire et par l’herbe des douleurs. Tu bois trop.

— Ou les sept chiens d’enfer, Harog ! Og ! A… us !

Les sept chiens d’enfer, tout en lappant, jappant et se battant, remontèrent à leur tour comme une seule toison mouillée d’où jaillit des étincelles blanches. Alors, un peu confus de leur précipitation, ils demandèrent pardon en se couchant autour d’Harog qu’ils reconnaissaient pour le vrai dominateur de la troupe.

Ragnacaire, campé sur ses jambes nues et ruisselantes, sa jupe de cuir en cloche levée, les contemplait, de mauvaise humeur, faisant, lui aussi, de l’eau par le nez, par les oreilles et même autre chose que la bouche.

— Baos ! Faos ! Naos ! Ouros ! Néré… us ! grondait l’homme toussant entre chaque nom de chien.

— Fû ! Fû i ! Fûûûû ! sifflait Harog avec une idée de serpent méchant.

Il déroula vivement la corde, qu’il n’avait point lâchée, sur les sept têtes poilues qui reçurent, du coup, une égale punition, puis se baissèrent en signe de repentir.

Maintenant, il fallait chercher le gué ou camper là et y rester peut-être jusqu’au jour.

Harog et Ragnacaire tinrent conseil pendant que les chiens feignaient de dormir.

Pour atteindre la résidence du grand chef Neustrien, il fallait traverser la rivière un peu au-dessous du chemin direct parce que le gué devait s’y trouver, semé de pierres plates consolidées par des lances fichées dans le courant.

C’était le gué de Chelles, en Marne, que les soldats avaient arrangé à cause des fréquents passages de chariots ramenant des armes ou apportant des provisions.

Ragnacaire essayait de percer l’ombre de son regard trouble. Harog, sans rien examiner, comprit que les lances étaient allées à la dérive, les pluies de l’automne grossissant tous les fleuves.

— Il faut manger, dit-il de sa voix impérieuse.

— Il n’y a plus de porc, fit Ragnacaire, secouant la tête.

Les galettes de blé au miel fondaient dans la besace ruisselante qu’il portait et il continuait à fouiller, ramenant ses doigts gluants d’une bouillie bonne à jeter aux chiens.

— Il faut passer avant l’heure froide, conclut Harog.

Ragnacaire gronda :

— Og ! Il n’y a plus de porc. Dieu nous protège !

— Il est juste de passer à la nage puisque nous avons le ventre creux. Le chef aura fait fumer des viandes pour les hommes qui viennent de si loin, Ragna. Ne t’égare pas l’esprit en cherchant le gué.

Un air frais leur piquait la figure. Derrière eux les bois, moutonnant ainsi qu’un immense manteau de laine frisée, lâchaient leurs épaules, les abandonnant presque nus en présence de l’eau toujours ennemie.

Ragnacaire, brute superstitieuse, redoutait les rivières ondulantes. Harog ne craignait pas l’eau, le jour.

Le berger cueillit à tâtons une branchette qu’il trouva flexible sous sa main, probablement une tige de menthe, l’arrondit en couronne, puis, s’avançant du côté où le courant paraissait le moins rapide, il lança, d’un geste prompt, cette offrande au hasard, laquelle tourbillonna, s’abîma dans les ténèbres.

Harog faisait souvent des choses qu’il n’expliquait pas.

Tous les chiens se levèrent en tumulte, aboyant, pleins d’une ardente résolution.

— Gombaud ! Là ! Gerbaud !

Ragnacaire les réunit en troupe serrée pendant que le berger Harog tressait la corde autour des colliers pour qu’elle ne se prît pas à leurs jambes. Ils firent un attelage de trois de front, de trois d’arrière-train et, serrant encore davantage tous les nœuds, le conduisirent jusqu’à l’eau, descendant eux-mêmes bravement sans choisir l’endroit. Méréra, le septième chien, qui était une chienne, bête plus claire de poils, de plus tranquille allure, regardait les maîtres avec inquiétude. Elle traînait un peu le ventre, qu’elle avait fort gros, étant sur le point de mettre bas, et elle se plaignit d’une façon lamentable. Harog sauta sur le dos des premiers chiens qui commençaient à perdre le fond. Il s’étendit en travers des trois robustes échines, siffla. D’un bond, Méréra vint s’étendre à ses côtés, et Ragnacaire, fermant la marche, poussa les derniers, tout en se cramponnant aux queues.

Vers le milieu de la rivière, on faillit chavirer à cause de la couronne de menthe. Les chiens se la disputèrent, n’avançant plus, donnant des coups de gueule, se rendant les morsures et buvant malgré eux. On tourna au remous. Ragnacaire flottait, en épave, n’osant pas ouvrir la bouche pour gronder. Harog, plus léger qu’eux tous, demeurait allongé, les bras passés au col de la chienne, maintenant l’équilibre des deux radeaux vivants.

Le hasard, qui avait déjà rendu l’offrande, désirait peut-être s’approprier les hommes.

Alors Harog chantonna sa chanson de serpent, et l’attelage reprit la traversée d’un vigoureux effort, poussant devant lui la branche de menthe dont l’odeur excitait les bêtes.

Sur l’autre rive, les hommes se secouèrent, les chiens bondirent, la corde se déroula et on se jeta, tête baissée, dans une route meilleure bien que plus sombre.

La résidence du grand chef neustrien se trouvait momentanément au milieu de la forêt de Chelles[1]. C’était une épaisse construction de bois, comme écrasée par la hauteur des arbres environnants, une maison trapue et forte de ses piliers nombreux soutenant une galerie ornée de grossières sculptures qui représentaient des fronts de bœufs aux cornes menaçantes. Des rideaux de cuir fermaient le devant de cette galerie et lui donnaient l’aspect d’une tente toujours prête à se lever pour partir en guerre. Sous les piliers, des troncs de chêne mal équarris que les pluies avaient rendus noirs, s’amassaient des armes de toutes les espèces et des chariots dételés, dont les roues se dentaient de fer de faulx. Séparées par un large sillon rempli de branchages verts et de fagots secs, une ligne de démarcation, qui était aussi une ligne de défense en cas d’attaque, les huttes des esclaves et les tentes des soldats s’encombraient d’animaux de toutes sortes : porcs vautrés dans la boue, chèvres et vaches mises au pieu, moutons pressés les uns contre les autres conservant sur leur dos la bottelée de foin ou d’herbage frais qu’ils devaient emporter eux-mêmes à la première alerte. Cela formait, dans l’ombre, tout un monde grouillant d’une redoutable apparence. Les vaches, de loin, agitaient des têtes de monstres, démesurées, haussées par les amas d’herbage qui les auréolaient de chevelures effroyables.

L’arrivée des deux compagnons et de leurs chiens mit tout le camp en rumeur. Quelques torches s’allumèrent, tachant de sang les figures cruelles. Des chevaux hennirent.

Ragnacaire, le plus grand et le moins éloquent, poussa, du coude, Harog, le plus petit, celui qui savait parler la langue habile des messagers, — Nous venons de Poitiers, déclara le berger de

sa voix brève et hardie, pour le service du chef.

Un esclave presque nu, n’ayant qu’une ceinture de cuir d’où pendait un couteau à dépecer les viandes, leur demanda leur nom.

— Nous sommes des hommes, ajouta dédaigneusement Ragnacaire.

Chargés de conclure un marché, ils ne voulaient s’expliquer qu’en présence de l’acheteur. On les conduisit de l’autre côté du fossé rempli de branchages verts et de fagots secs. Là ils frappèrent du pied, les chiens s’assirent en rond autour d’eux. Ceux qui les éclairaient avec leurs torches comprirent tout de suite que ce n’étaient pas des ennemis, mais de rudes personnages qu’on ne renverrait point facilement sans leur dû.

— Nous voulons voir le chef, puisque les bêtes que nous amenons sont pour lui, fit encore Harog.

L’esclave, craintivement, les doigts sur son couteau, approcha du cercle.

— Le maître dort. Nous allons vous préparer à manger et vous coucherez dans nos étables en attendant son réveil. Il faut rendre vos armes. C’est la coutume.

Des soldats, avertis, hochèrent la tête, sachant qu’en effet ceux-là venaient pour une mission plus importante que la vente des chiens.

Ragnacaire, soupirant, ôta une hache de sa ceinture ; Harog détacha de son flanc une lame dont le manche de corne s’incrustait de bizarres ornements blancs. Il s’assura de sa solidité, en caressa plusieurs fois le manche, et remit cette arme de chasse ou de guerre aux soldats qui s’impatientaient, mais il ne leur exhiba point une autre lame, plus fine, qu’il gardait toujours pendue sous son sayon de peau de chèvre. On leur apporta une cruche pleine de lait et deux morceaux de viande grillée dont la fumée éveilla Ragnacaire. Ils s’assirent à l’extrémité d’un chariot, mangèrent gravement, malgré les questions qu’on leur adressait, et surent se taire selon l’usage des chasseurs qui en ont vu plus long qu’ils ne pourront jamais en dire. Puis, leur souper terminé, ils entrèrent dans une étable après avoir fermé sur eux et leurs animaux, également repus, un mauvais huis disjoint.

— La viande était tendre, murmura Ragnacaire, tombant de sommeil.

Harog palpait l’échine de Méréra qui grattait la paille, cherchant à se nicher au mieux pour un travail pénible. Elle allait, venait de son maître à son gîte, flairait dans le vent des relents singuliers ; odeurs d’écurie, senteurs de fauves, parfums d’aromates. Tout à coup elle hurla d’une manière tellement lamentable que le camp entier dut en retentir et aussi cette vaste maison close, leur faisant face, sournoisement menaçante. Harog s’étendit à son tour sur la paille.

— Ici, l’air n’est pas bon ! fit-il, comme rêvant tout haut.

Fatigué, énervé à l’idée de quitter ses chiens qu’il aimait, il s’endormit* poursuivant les aventures de la nuit dans un cauchemar.

Par la porte mal jointe, il entrait d’abord de l’eau, une averse glacée qui les noyait au fond de leur étable, ensuite une grande lumière, une inondation de clartés chaudes versée du haut des torches fulgurantes rougissant tous les visages autour d’eux. Il y avait des soldats jouant à boire sur des billots de chêne. Ils remplissaient des pots de terre ou de fer au jet d’une longue corne et les boissons moussaient comme l’écume de la rivière en furie. Un grand soldat barbu chevauchant un billot frappait, en riant, sur ses cuisses, couturées de cicatrices, un soldat dont les jambes se recouvraient de lanières plusieurs fois croisées, ce qui prolongeait ces cicatrices en ornements, et, derrière lui, de plus jeunes hommes d’armes, coiffés de chevelures flottantes, se disputaient en bousculant des pots vides du bout de leurs lances bleuâtres. On voulait empêcher le grand soldat, déjà très ivre, de boire, et on criait beaucoup. Tous les pots de terre, de fer, pleins ou vides, roulèrent tandis qu’un nouveau flot de sang coulait des torches. Les flammes, activées par le vent plus violent, montèrent jusqu’au ciel et l’éclairèrent. Là haut les nuages galopaient, se dispersaient, passant sur le ventre de la lune toute pâle, une lune triste qui faisait mal.

Ragnacaire, étendu, ronflait sans se douter qu’on jouait et buvait près de lui.

Harog dormait, ou croyait dormir, mais un cri plus aigu que celui de la chienne le mit debout tout à fait.

Non, il ne dormait pas, il voyait bien, lui, ce qu’il croyait voir à travers les fentes de cette porte. Il alla se coller contre le bois, les ongles crispés, cherchant à élargir ces fentes, et, seuls, ses yeux s’ouvrirent plus démesurément.

Parmi les soldats, riant, se disputant, il y avait une femme toute nue ; elle se tenait droite à côté de l’homme qui chevauchait le billot, ses mains étaient liées derrière elle et on aurait dit une statue sans bras. Toute nue, très jeune, très blanche, si blanche que la lumière pâle de la lune semblait ne luire que sur elle, cette femme agitait frénétiquement la tête, s’efforçant de dénouer la tresse de ses cheveux qui pendaient, entre ses deux petits seins ronds, comme une grosse vipère jaune séparant deux fruits.

Le cri venait bien d’elle, sortait de sa bouche encore frémissante et telle une blessure fraîche, un trou dans sa face que le fer d’une lance avait entamée pour en faire jaillir la vie.

Le grand soldat barbu l’assit sur l’une de ses cuisses et lui offrit à boire. Elle repoussa le pot mousseux de ses dents, de son menton, cracha furieusement. Alors le soldat lui donna un soufflet. Elle ne pleurait pas. De ses yeux effrayants, parce qu’ils étaient verts, s’échappait un feu point naturel.

— Quelle servante de la maison du chef peut posséder ce corps de lis ? songeait le berger Harog, immobile d’admiration.

Il lui apparut, nettement, que jamais il n’avait contemplé aucune autre femme malgré qu’il eût déjà vingt-trois fois passé de la farouche méchanceté de l’hiver à l’amollissante douceur du printemps. Ce devait être un rêve. Dehors, le vent faisait toujours s’éparpiller les nuées, les déchirant avec des clameurs, secouant les tentes du camp et les rideaux de la galerie, enroulant les fumées écarlates des torches aux chevelures flottantes des gens d’armes, les montrant plus ivres et plus sinistres, leurs joues suant du vin. Ils se renvoyaient, maintenant, la fille nue de l’un à l’autre, l’un l’embrassant goulûment, l’autre la frappant au visage. Chose étrange, elle restait droite en dépit de ses bras liés derrière sa taille, et, levant le front du côté de la maison obscure, elle regardait de tous ses yeux désespérément fulgurants, n’essayant plus de dénouer ses cheveux pour s’en envelopper, attendant un secours ou peut-être l’ordre du bourreau qui allait finir son supplice. Harog suivit la direction de ce regard, fasciné lui aussi par une horreur dont il ne se rendait pas compte. Il ne craignait pas les soldats, mais il redoutait d’apercevoir ce que voyait la fille. La nuit régnait au delà du cercle des torches. Et la galerie, en face de l’étable, demeurait close, hermétiquement fermée par ses rideaux de cuir… sauf peut-être un point où luisait un rayon de lune sur un objet blanc…

Oui, c’était bien cela que la fille regardait.

Harog possédait des yeux habitués aux ténèbres.

Il essaya de démêler ce qu’il y avait dans ce rayon de lune. Cela remuait comme un très léger animal. Au bout d’un temps qui lui sembla éternellement durer, il vit que c’était une main.

La main tirait le pan de cuir pour protéger, contre la violence du vent, une figure qui ne daignait pas se pencher davantage.

Cette main, de l’endroit où se trouvait Harog, paraissait à la fois toute petite et fort puissante, si puissante qu’elle avait l’air de tenir toute la maison du roi dans le pli du rideau.

Pourtant ce n’était pas une main d’homme, car elle rayonnait de la même blancheur que le corps de la fille nue.

Harog eut l’idée de sortir, d’aller au secours de cette malheureuse. Méréra hurlait à fendre le cœur et il lui lança un coup de pied, lui qui aimait passionnément ses chiens. Harog se sentait malade, prêt à rendre son âme dans des convulsions de dégoût.

— L’air n’est pas bon ici ! répéta-t-il, ne sachant plus trop ce qu’il disait.

Détachant son regard troublé de la vision qui lui donnait le vertige, il revint à ce que faisaient les soldats et il fut humilié de se sentir un homme parmi d’autres hommes capables d’agir ainsi.

Au milieu d’une ronde abominable de ces lourds gens d’armes, tous ivres, sautant de joie, trébuchant, culbutant les billots de chêne, les pots de fer, pleins ou vides, il y avait un couple renversé, un couple étalant la dernière nudité de l’amour : le grand soldat barbu dessus, la fille blanche dessous, et celle-ci ne criait plus, car elle avait les dents profondément enfoncées dans le cou de ce taureau qui gémissait tout autant de douleur que de plaisir.

Harog serra la lame collée à sa poitrine par un brin de chanvre et se demanda s’il ne fallait pas se précipiter, lui tout seul, jeune berger, contre l’armée entière du roi de Neustrie. Certes, les mauvais jours qu’on traversait étaient fertiles en pillages, sacs de villes et viols de filles, mais il trouvait le spectacle plus impie puisqu’on ne bataillait point, pour le moment, et que les édits de Chilpéric, s’ils prescrivaient de livrer une amphore de vin par arpent de terre, défendaient ; de maltraiter la vertu d’une esclave sans raison. Involontairement, ses yeux cherchèrent un ordre, là-haut, du côté de la maison obscure.

Comme à regret, la main, lâchant le rideau, s’évanouit… Ce fut la fuite discrète d’un petit animal très léger rentrant dans l’ombre.

Harog appela Ragnacaire d’une voix brève.

— La chienne ne se taira donc plus ? soupira Ragnacaire, qui, espérant se rendormir, se tourna vers la muraille.

— Laisse hurler la chienne, Ragna, dit le berger, elle en a le droit, cette nuit. Notre devoir est de réveiller le chef.

— Og ? Le roi part en guerre, cria Ragna, se levant joyeux et secouant sa tignasse ébouriffée comme une touffe de gui, je le suivrai jusqu’à la mort. Og ! A… us ! j’ai bien mangé, la viande était tendre… Où sont les armes ?

— Nous n’avons pas à suivre le roi, fit Harog, les yeux étincelants de colère. Par l’herbe des douleurs que je conserve sur ma poitrine avec mon dernier bien (il tira brusquement son couteau), je jure de ne suivre trace royale que le matin où j’épouserai ma chienne ! Que je sois maudit si je prends jamais femme au service de ce chef qui ne peut protéger la nudité des filles ! Nous sommes dans la maison de la honte, Ragnacaire.

Et, d’un grand signe de croix, Harog fendit l’espace, qui brilla comme en temps de foudre parce qu’il brandissait une lame merveilleusement aiguisée.

— Og ! A… us ! gronda Ragnacaire tout étourdi. Que se passe-t-il, berger ? Tes yeux ont-ils vu l’enfer ? As-tu la fièvre ?

— Sortons, Ragna, et dispersons les loups ! Le roi nous jugera plus tard. J’ai un couteau. Tu as nos bêtes…

Harog ouvrit la porte et Ragnacaire rassembla les chiens qui rampaient autour d’eux prêts à toute alerte.

Dans la cour de la maison royale, ils ne rencontrèrent que des gardes jouant ou buvant paisiblement. La lueur des torches s’éteignait, remplacée par celle de l’aube. Le gros homme barbu, dont les jambes s’ornaient alternativement de cicatrices et de bandelettes de cuir, dormait encore, vautré dans la boue, comme les porcs, ses voisins, dans le fossé qui séparait le camp. Des esclaves couraient çà et là, mettant de l’ordre, ramassant les pots, les torches, les armes. Ils avaient dû recueillir, avec ce qui restait de vin au fond des outres, la fille nue et ce qui pouvait lui demeurer d’amour au fond des entrailles.

Harog se frottait les yeux, croyant toujours que le cauchemar continuait.

— Tu as rêvé de loups, berger, murmurait Ragnacaire en examinant son compagnon, la mine inquiète.

— J’ai rêvé… j’ai cru entendre les cris d’une créature de Dieu ! Ce n’étaient que les cris de ma chienne.

Ragnacaire toucha l’épaule d’Harog, constata que le jeune garçon se mouillait d’une sueur froide.

— Tu as la fièvre. Il faut te recoucher. Je veillerai sur Méréra, si tu es en peine d’elle. Les petits seront pour nous.

— Nous garderons les petits nés cette nuit. Le chef ne les a pas achetés, puisqu’ils ne comptaient pas dans la troupe.

— Et la portée de la chienne doit appartenir au premier maître, affirma Ragnacaire.

— Tu es certain de ce que tu dis, Ragna ?

— Aussi sûr que Dieu est tout seul de son espèce !

Ils regagnèrent l’étable suivis de leurs chiens anxieux et grognants.

Méréra ne hurlait plus, accroupie sur son ouvrage terminé, léchant un petit vivant, tout blanc au-dessus du tas des quatre autres morts, presque noirs.

Harog s’assit, la tête basse.

— Je n’ai jamais rien vu de plus blanc au monde, ni au ciel où volent des nuages couleur de lait, ni sur terre où l’on est obligé d’égorger l’agneau de Pâques !

— Un beau petit chien, soupira Ragnacaire, mais c’est un malheur de perdre ceux qui sont noirs et moins faciles à reconnaître pour le loup.

— Même vêtue d’une peau de loup, je la reconnaîtrais entre toutes les femmes ! répliqua fiévreusement Harog.

Alors, s’imaginant que le délire prenait son compagnon à la gorge, Ragnacaire couvrit Harog d’une brassée de paille.

  1. Le roi se rendit à Chelles, villa du territoire de Paris. — Grégoire de Tours, Histoire ecclésiastique des Francs (trad. Henri Bordier), livre V, ch. xi.