Éditions Jean Froissard (p. 239-249).

CONCLUSION


J’avais appris à Djeddah que le haut-commissaire était intervenu auprès du Gouvernement anglais pour me permettre de passer cinq jours en Palestine, pour voir mon fils. Pourquoi cinq jours, puisque je possède un passeport pour la Palestine d’une validité d’un an ?

Ce sont probablement les renseignements défavorables du Gouvernement français qui me valent cette mesure extraordinaire ; en effet, arrivée à la frontière de Kantara[1], l’autorisation de séjour d’un an est barrée sur mon passeport pour être remplacée par la mention : « cinq jours ». J’essaie de savoir par mon mari quelles sont les raisons que peut alléguer le Haut-Commissariat pour m’empêcher de rentrer en Syrie. « On craint, me dit-il, les manifestations pour ou contre toi, qui viendraient troubler l’ordre public ». N’avait-on pas, en effet, insinué, pour trouver une explication au fait que je partage souvent la vie des Bédouins dans le désert, que je voulais me faire proclamer reine des Bédouins ? Pauvres esprits de fonctionnaires et de politiciens, qui voient tout le monde à leur image et ne peuvent même pas croire à une simple amitié avec des tribus indigènes sans imaginer immédiatement d’absurdes ambitions.

À peine débarquée à Haïfa, j’écris une lettre au haut-commissaire, lui disant que je trouve inadmissible la mesure prise contre moi, et qu’il est lamentable de constater qu’après dix ans de politique en Syrie ils en soient à redouter une simple femme et ses amitiés arabes. À quoi cela servait-il de m’aider à me sauver, pour m’accabler ensuite davantage ? Je considère que tout est de la faute des autorités françaises en Syrie, qui ont dû me signaler comme espionne au cheik Abdel Raouf, consul du Nedj à Damas. Je tiens à préciser que je ne puis prouver cette accusation, mais il me semble certain que mes horribles ennemis de la légation de Damas qui, depuis longtemps, désiraient mon départ, auront donné au consul du Nedj les pires renseignements sur moi. Ce cheik étant un représentant officiel n’a pu s’adresser qu’à d’autres personnalités officielles, ce qui explique l’importance qu’il a attachée à ces renseignements, qu’il a cru de son devoir de transmettre à son roi.

Il est d’ailleurs certain qu’il a été en rapport avec M. Véber, délégué par intérim, (connu par sa fausseté) pour n’avoir voulu que lui comme témoin à mon mariage.

Voici quelques articles de journaux, rapportant les renseignements obtenus sur mon compte par le cheik Abdel Raouf. Il est tout naturel, après de telles calomnies, que le roi m’ait fait arrêter en mer Rouge.

Article paru en mai 1933, dans l’Orient,
quotidien français de Beyrouth.
Tragique Épilogue

« La comtesse d’Andurain aurait été pendue hier à La Mecque.

« Une dépêche parvenue de La Mecque, ce matin mercredi, annonce laconiquement que la comtesse d’Andurain, ayant été jugée sommairement dans la matinée d’hier mardi et condamnée à mort, a été pendue aussitôt.

« Une enquête nous permet de donner des détails sur cette affaire.

« La comtesse d’Andurain, une Française, était venue à Damas il y a deux mois et s’était présentée, en compagnie d’un méhariste musulman, au cheik Abdel Raouf, consul du Nedj-Hedjaz dans la capitale syrienne.

« La comtesse demanda au consul à contracter mariage avec le méhariste et de faire enregistrer ce mariage à la Chancellerie en vue d’obtenir un passeport régulier. Le consul demanda à la comtesse de revenir le lendemain. Entre temps le cheik Raouf se livrait à une enquête. On lui présenta la femme comme un agent de l’espionnage franco-britannique… Le lendemain, le consul déclara à la comtesse qu’il regrettait infiniment de ne pouvoir donner une suite favorable à sa sollicitation.

« Mme d’Andurain ne se tint pas pour battue. Elle s’en fut en Palestine, et trouva, à Jaffa, un consul plus accommodant qui satisfit tous ses désirs.

« Ayant congédié la comtesse, le cheik Abdel Raouf, comme bien l’on pense, adressa aussitôt un long rapport au sultan du Nedj-Hedjaz, Ibn el Séoud, lui signifiant l’étrange demande dont il avait été l’objet, de la part de la comtesse.

« Ibn el Séoud était donc alerté.

« Il y a dix jours, les nouvelles de La Mecque annonçaient que le mari d’occasion de la comtesse avait été trouvé empoisonné, que la comtesse avait été arrêtée parce qu’on avait découvert sur elle, enfermé dans un sachet, un violent poison

« Le télégramme annonçant le jugement sommaire et l’exécution de la comtesse d’Andurain se présente donc comme le douloureux épilogue d’un aventureux voyage.

« La comtesse a-t-elle réellement, comme l’indiquent certaines relations, tué son compagnon ?

« La chose semble douteuse.

« Des circonstances que nous venons de rapporter sur cette odyssée, il semble que les faits pourraient être vraisemblablement rétablis comme suit : Le méhariste aurait été tué par la police wahabite pour faire retomber la responsabilité de ce crime sur l’audacieuse étrangère et de s’en débarrasser ensuite légalement. »

Article du 12 mai 1933 dans l’Orient
La tragique odyssée de la comtesse d’Andurain

« Nous avons relaté, hier, d’après un télégramme privé de La Mecque, qu’on avait eu beaucoup de peine à déchiffrer, ayant été rédigé, comme bien l’on pense, en langage conventionnel, que la comtesse d’Andurain, convaincue d’avoir empoisonné son mari d’occasion, un Bédouin, aurait été jugée sommairement et exécutée aussitôt.

« Aucune confirmation officielle de la terrible nouvelle n’est encore parvenue.

« L’information reproduite hier par l’Orient a provoqué, dans tous les milieux, une profonde et douloureuse impression, et nous voulons encore souhaiter que le télégramme de La Mecque soit erroné.

« Nous avons pu recueillir, hier, certains nouveaux renseignements qui laissaient supposer que l’auteur de la dépêche de La Mecque n’a relaté qu’une rumeur, qui a circulé dans la capitale de l’Islam. »

Nouveaux détails

« Des renseignements nous permettent d’affirmer que la tragédie, si tragédie il y a eu, a dû se dérouler à Djeddah et non à La Mecque.

« Comme on le sait, la loi wahabite interdit à tout chrétien qui embrasse l’islamisme le voyage à La Mecque, avant un délai d’un an après la conversion.

« La comtesse d’Andurain ignorait-elle ce détail, voulait-elle hâter sa visite à la « Kaaba » pour des raisons que nous ignorons ?

« Toujours est-il que la voyageuse a dû s’arrêter à Djeddah, et que c’est là que son mari fictif, le Bédouin, a été trouvé mort.

« Nous pouvons ajouter que le cadavre de l’individu a été envoyé en Égypte aux fins d’autopsie et que la réponse des experts du laboratoire égyptien n’a pas eu le temps matériel d’arriver à Djeddah, à moins qu’elle n’ait été câblée, ce qui semble douteux… et vraisemblable à la fois.

« Douteux, parce qu’un rapport médical d’une si haute gravité nécessite des développements. Vraisemblable si l’autorité wahabite, dont on connaît les tendances, a voulu, en raison de la personnalité de la victime, mette le monde devant un fait accompli et empêcher toute intervention diplomatique.

« Les gens d’Ibn Séoud peuvent à bon droit être suspectés.

« Il y a contre eux des faits troublants :

« 1o D’abord l’avertissement du consul du Ned-Hedjaz à Damas, prévenant à tort ou à raison de l’arrivée d’une « indicatrice » portant sur elle un poison, et accompagnée d’un mari fictif ;

« 2o Le départ subit du consul de Damas, et son embarquement pour l’Égypte à la veille de l’exécution de la « Française » ;

« 3o Les autorités wahabites de Djeddah, au lieu de refouler la comtesse, l’ont retenue dans cette ville dont ils lui ont imposé le séjour sous prétexte de l’application du délai d’un an prévu par la loi.

« Quoi qu’il en soit, en présence de tant de renseignements contradictoires, toutes ces hypothèses ne peuvent être acceptées que sous les plus expresses réserves.

« Le seul fait certain est que la comtesse d’Andurain, accusée d’avoir empoisonné son mari fictif, a été incarcérée à Djeddah le 21 avril et n’a pas été relâchée.

« Rappelons, pour ceux qui l’ignoraient, que le comte et la comtesse d’Andurain sont établis depuis cinq ans à Palmyre, où ils ont acquis la propriété de l’hôtel Zénobie, devenu depuis le luxueux palace du désert de mondiale réputation.

« La comtesse d’Andurain est pour les Bédouins la châtelaine de Palmyre : une sorte de nouvelle Zénobie.

« Mme d’Andurain est connue dans tout le désert syrien qu’elle parcourt continuellement, achetant des chevaux, prêtant de l’argent.

« Pour faciliter ses déplacements, elle obtint dernièrement le brevet de pilotage aérien, mais le Gouvernement ne lui accorda pas l’autorisation d’avoir un avion particulier. »

Voilà le genre d’articles, avec bien d’autres, fort calomnieux, que la presse a répandus sur moi. Personnellement, je considère n’avoir rien à me reprocher et avoir simplement voulu réaliser une exploration qui, avec des compatriotes plus libéraux, ne m’eût suscité aucune difficulté.

J’aurais effectué la traversée d’un pays qu’aucun Européen n’a encore foulé ; sans les odieuses machinations dont j’ai été victime, l’aventure aurait parfaitement réussi, j’aurais divorcé de Soleiman à mon retour, et peu de gens auraient connu ce mariage de circonstance. Mais ces esprits bourgeois et mesquins, qui me haïssaient, n’ont pu croire que l’amour de la fantaisie et de l’imprévu pût me faire risquer ma vie, contracter un mariage fictif, etc., routine française incorrigible.

Dès mon séjour au consulat, j’essayai de me faire une opinion précise sur la manière dont les choses s’étaient passées et sur les influences inconnues qui avaient pu jouer, dans cette aventure qui avait failli me coûter la vie.

Je dégageai du fatras de nouvelles sensationnelles, calomnieuses et fausses qu’avait publiées la presse la seule explication vraisemblable du mystère de la mort de Soleiman et, par ces faits mêmes, de l’échec de mon entreprise.

Voici, en quelques mots, l’hypothèse à laquelle je me suis définitivement ralliée :

Le roi du Nedj, Ibn Séoud, ayant reçu des renseignements inquiétants sur ma soi-disant activité d’espionne franco-anglaise, devait tout mettre en jeu pour m’arrêter dès mon débarquement à Djeddah. Or, légalement, j’étais parfaitement en règle, en tant que musulmane et Nedjienne, et, d’autre part, il craignait probablement, en me faisant disparaître dans le désert, de s’attirer des complications diplomatiques de la part des pays dont on me supposait l’agent. Il était beaucoup plus simple de supprimer Soleiman et de m’accuser de sa mort, à l’aide des faux témoignages de ceux qui soi-disant auraient assisté le moribond. On sait que, d’après la loi coranique, la parole du mourant fait foi et entraîne la condamnation sans jugement.

Je me dois d’ailleurs d’ajouter que le délégué français, M. Maigret, n’a jamais cru à cette version, quoique j’aie essayé de lui démontrer les coïncidences troublantes qu’il y avait entre cette hypothèse et les faits tels qu’ils se sont passés. À mon arrivée à Paris j’ai été également m’entretenir, à ce sujet, avec Si Kaddour ben Gabrit, ami personnel du roi Ibn Séoud, qui s’est refusé à admettre une telle machination de la part de Sa Majesté.

Ils ont leur opinion, j’ai la mienne.


Étant donné tous ces faits, il reste à expliquer l’attitude du Gouvernement français qui, quoique mon innocence totale ait été reconnue, puisque j’ai été acquittée faute d’une seule preuve et que la seule accusation retenue contre moi était fondée sur les paroles du mourant (ont-elles été prononcées ?), se refuse à me laisser revenir en Syrie et, après m’avoir forcée à rentrer en France, me condamne à vivre à Paris, alors que tous mes intérêts sont en Orient. Le Gouvernement me refuse ma nationalité française, ce que tous les avocats sont unanimes à trouver illégal. D’après la loi, il y a deux manières de perdre sa nationalité de Française. La première, en y renonçant par une pièce officielle au moment du mariage avec un étranger, pièce qui n’existe pas, puisque je n’ai rien signé de ce genre. L’autre, par une élection de domicile à l’étranger avec son mari : je n’ai habité, depuis mon mariage avec Soleiman, que le harem où j’étais séquestrée, et la prison où j’étais condamnée à mort. Or les Affaires étrangères ont l’impudence de considérer ce séjour comme une élection de domicile. Il est étonnant qu’elles n’ajoutent pas que je l’ai choisi avec joie.

Actuellement, je me trouve donc prisonnière à Paris, sans nationalité puisque le roi n’a pas voulu me donner de papiers nedjiens et que le Gouvernement français me refuse toutes pièces officielles telles que passeport certificat de domicile, etc.

Mon notaire, Me Champetier de Ribes, s’est même refusé à légaliser mon nom de jeune fille dont une femme a toujours le droit de se servir.

J’attends depuis un an du ministre des Finances de Damas le paiement d’une rente que le Gouvernement fait aux Bédouins et qui, par suite d’un jugement, est réversible sur ma tête, pour me rembourser des sommes que j’avais prêtées au cheik Naouf, de la tribu des Hadidins. Le ministre des Finances demandait un certificat prouvant que j’étais bien en vie, puisque les journaux avaient annoncé ma mort.

Les Affaires étrangères et l’Office de Syrie, consultés, m’ont refusé un certificat de domicile sous prétexte que cela n’était pas de leur ressort

Suis-Je condamnée à vivre toute ma vie comme une hors la loi ? et pourquoi ?

Personne ne peut me faire, officiellement, un reproche car je n’ai rien fait de honteux ni d’illégal.

Et pourtant, une partie de ma famille, prise dans la vague de timidité, de lâcheté, de crainte du qu’en-dira-t-on qui balaye la France en ce moment, a songé à me faire interner. Ma plus proche parente s’est adressée à Garat, maire-député de Bayonne, actuellement domicilié villa Chalgrin (prison), qui a eu l’audace de demander par une lettre que j’ai lue, adressée au procureur de Bayonne, mon expulsion de France.

Peut-il y avoir de plus frappant exemple de la petitesse et de la mesquinerie, de la basse lâcheté de ceux qui suivent la routine d’une vie tracée le jour de leur naissance, et de leur manque de compréhension total envers la fantaisie et l’indépendance ?

Il est encore assez amusant de savoir comment on a été pleuré. Je crois que personne plus que moi, qui tiens tant à connaître la vraie pensée des gens, fût-elle la pire, ne pouvait être plus mise en joie que par les lettres de condoléances adressées à mon mari, à mes fils, à mon frère, etc.

Aussi, avec quelles délices j’ai pris connaissance de ces derniers témoignages d’affection que je n’étais pas destinée à voir.

Lettre d’une cousine germaine à mon frère :
« Florence, le 5 juin 1933.
« Mon pauvre Pitt[2],

« J’apprends à l’instant, par une lettre, l’horrible nouvelle. Je suis catastrophée, profondément émue. Je pense à votre douleur et me hâte de venir à vous, pour vous dire mes condoléances les plus douloureuses, ma sympathie la plus vive. La malheureuse a durement expié une vie d’insouciance et de légèreté. Je n’ose écrire à Pio[3], pauvre gosse, je le plains de toute mon âme ainsi que le petit Jacques[4]. Que Dieu les aide et les soutienne dans cette rude épreuve. Je suis de tout cœur avec vous…»

Insouciance, légèreté : parce que ma vie n’a pas un caractère classiquement bourgeois, elle est fatalement mal jugée par ces Français à l’esprit moyen…

Après ces constatations, faut-il s’étonner que je veuille vivre dans le désert ou en mer, loin de la pourriture de l’horrible civilisation ?

9 mars 1934.
Marga D’ANDURAIN.
Prisonnière à Paris.
  1. Lieu où sont visés les passeports pour la Palestine.
  2. Pitt, mon frère.
  3. Pio, mon fils aîné.
  4. Jacques, mon fils cadet.