Éditions Jean Froissard (p. 209-218).
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LE JUGEMENT


Le cadi est toujours malade. Ce soir, le consul ne m’en a pas moins certifié la fin prochaine de mon supplice.

Il me l’a déjà annoncée souvent, mais, cette fois, je veux le croire.

31 mai. — Visite de Loutfi. J’apprends qu’en réalité, le cadi est allé rendre un jugement à la Mecque.

5 juin. — Jaber Effendi me dit que le cadi ne sera de retour que dans une dizaine de jours. Mon désespoir renaît et va croissant.

8 juin. — M. M… me donne de bonnes nouvelles. Mais j’ai tant souffert de déceptions, après mes espérances, que je doute désormais de tout.

Le secrétaire privé d’Ibn Séoud aurait dit mon affaire terminée et ma libération proche.

9 juin. — Sabour. Attendre, attendre toujours, dans une angoisse affreuse et quand tout en vous se révolte contre cette immobilité misérable.

Jaber Effendi me dit à travers les grilles que le cadi est rentré. L’espoir renaît en moi.

Samedi 10 juin. — Le roi est arrivé à 6 heures du matin, salué par une salve d’artillerie. Je ne doute pas un instant qu’il ne donne au cadi l’ordre de me libérer. M. M… m’a tant dit que je vais être libre.

Encore une fois, je me trompe. Toutes les formalités administratives, au contraire, sont arrêtées par la venue du roi. C’est qu’il convoque tous ses fonctionnaires et reçoit tous ses sujets.

Par le porteur de mon déjeuner, je fais demander au consul une visite supplémentaire, tellement je suis lasse. Mais lui aussi est allé saluer le roi…

J’attends tout de l’arrivée de Sa Majesté, elle semble maintenant retarder ma libération, à moins que je ne m’illusionne et que cette venue ne me rapproche de la mort. Je voudrais m’endormir et ne me réveiller que lorsqu’une décision sera prise, ma force de résignation est à bout. Crainte qu’on m’ait caché un sort affreux dans le but de me laisser croire jusqu’au bout à une impossible libération.

J’ai soudain une abominable crise. De mes espérances récentes, il ne me reste plus qu’une amertume atroce. Au début, j’acceptais le pire, tandis qu’à attendre, après cent promesses, une liberté qui peut-être va m’être refusée… Le ministre, M. M…, m’a dit : « Même si on vous mène au poteau d’exécution, ne craignez rien. » Qu’entend-il ?

Vers la fin de la journée, je reçois la visite inattendue du consul qui, croyant que j’avais vu le cadi, vient se renseigner sur cette entrevue.

L’interrogatoire ne peut donc plus tarder.

Lundi 12 juin. — Je me réveille de très bonne heure, très agitée. Pourtant il faut que je reste calme. Vers 10 heures, on me donne l’ordre de me préparer à comparaître devant le cadi. Le grand jugement va commencer. Je pars au tribunal entre les gardes du roi, à pied et voilée.

Catastrophe !… l’interrogatoire est remis au jour suivant, les interprètes font défaut.

J’ai cependant bon espoir pour le lendemain. Mais j’oscille sans cesse entre des sentiments contraires, et la seule satisfaction réelle que j’éprouve consiste à imaginer mon plaisir lorsque je serai enfin libre, si je le suis…

Mardi 13 juin — Dès 9 heures, je m’impatiente et demande de nouveau à comparaître devant le cadi. Les interprètes ne sont pas arrivés. L’attente est interminable. À dix heures, je pars à pied, voilée, encadrée de mes deux policiers, baïonnette au canon. L’air pur, la lumière, l’espace, la marche que j’ai presque oubliée me donnent un plaisir physique. Je me sens pleine de courage et d’autorité, prête à lutter férocement contre l’accusation qui pèse sur moi.

Le tribunal se trouve être à une dizaine de minutes de la prison. Le chemin longe les consulats d’Italie, d’Angleterre et de Hollande. La seule vue de ces pavillons européens ranime mes envies d’évasion. D’un bond, je pourrais franchir une de ces portes. Mes impulsions étant toujours aussi forte que mon raisonnement, j’ai beaucoup de mal à dominer mon ardent besoin de fuir. Mais à quoi bon risquer de tout compromettre au moment où je touche au but ?

Nous arrivons enfin à cette cour d’assises nedjienne que j’ai tant désirée depuis deux mois. La porte est gardée militairement par des sentinelles armées. Le cadi, étant, hiérarchiquement, le juge le plus haut placé, se trouve au dernier étage. Nous montons par un petit escalier étroit aux marches très hautes. À chaque palier, des policiers en armes surveillent trois ou quatre tribunaux, devant lesquels sont jugés les délits courants. Encore quelques marches, et je me trouve dans une pièce longue, étroite, éclairée par un grand moucharabieh devant lequel un petit homme maigre et pâle est accroupi sur une banquette, se caressant d’une main le pied, tandis que de l’autre main il s’évente, c’est le cadi. La chaleur est suffocante.

L’appareil de justice est réduit à sa plus simple expression : un greffier et deux interprètes, assis sur le même banc que le cadi, attendent en rêvant. Devant le cadi, une table et, au fond à droite, deux superbes nègres, aux muscles puissants, vêtus d’une petite culotte et d’un maillot de lutteur jaune. Ils ont l’air d’un numéro de cirque égaré. Ce sont probablement les exécuteurs des sentences comportant des coups de bâton.. Derrière moi la salle s’anime, se remplit d’hommes de toutes classes, de toutes couleurs qui viennent assister en spectateurs à ce procès sensationnel pour Djeddah.

À mon entrée, le cadi tourne lentement la tête, m’examine d’un regard inquiétant. Je reste voilée, ce qui m’aide à soutenir la pénétration de ses yeux et à dissimuler mon angoisse.

Le cadi ouvre l’interrogatoire par la question suivante :

— Pourquoi es-tu en prison ?

Je bondis sous le choc d’une question aussi imprévue.

— « Enta megnoun ». Tu es fou ! Il y a deux mois que je suis en prison et tu me demandes pour quelle raison ! Ne le sais-tu pas, toi qui a fait l’enquête, toi qui dois me juger ? On m’a dit qu’avant de mourir Soleiman m’avait accusée de l’avoir empoisonné et c’est la raison qu’on me donnait pour me garder enfermée.

Mouvement de stupeur dans l’auditoire, en entendant une femme traiter le plus saint magistrat de Djeddah de fou. Évidemment, dans un sursaut violent, le mot m’a échappé. Le cadi n’ayant pas bronché sous l’injure, le calme renaît, tandis qu’il confirme : « Mais oui, c’est juste pour cette raison que tu as été arrêtée. » J’appris par la suite que de ma seule réponse aurait pu dépendre tout le jugement. En effet, si j’avais simplement répondu :

— Pour avoir tué Soleiman.


cette phrase aurait été considérée comme un aveu et j’aurais été condamnée à mort sans autre subtilité de forme. Pareille question est classique dans tout procès arabe et la première posée à tout accusé. Souvent, paraît-il, il se trouble. Dernièrement, en Algérie, le cas s’est présenté d’un homme accusé d’avoir volé un bœuf, le juge lui demande :

— Pourquoi es-tu en prison ?

— Parce que j’ai volé un bœuf.

Voilà, il a avoué. Il est condamné.

Ensuite ce sont les éternelles questions sur Soleiman, le mariage, ses conditions, le programme complet de mon voyage, le poison et les derniers moments du malheureux.

L’avocat de la partie adverse, nommé par le gouvernement, essaye de me perdre et d’embrouiller les dates auxquelles j’ai donné ces fameux cachets de Kalmine. Je demande qu’on me rende mon carnet rouge sur lequel sont consignés tous mes faits et gestes, jour par pour, pour avoir une précision absolue. Mais le cadi s’y oppose formellement.

À M. M…, qui longtemps a demandé un avocat pour mol, on a répondu que j’étais assez éloquente pour me défendre seule et je plaide moi-même ma cause.

L’avocat maintient avec tant de force que ce sont mes remèdes qui ont tué Soleiman, que le cadi lui donne jusqu’au lendemain matin pour en apporter la preuve devant la Cour.

Mouvements hostiles dans le public.

Je trépigne de rage, et toute l’inactivité forcée de ma détention se déverse soudain dans la défense que j’oppose à l’accusation. Dans un silence terrifiant, je démontre qu’il était de toute impossibilité que je cache du poison sur moi pendant la durée de mon séjour à Djeddah, puisque les femmes du harem assistaient à ma toilette et me voyaient constamment nue.

Quant à me servir de ma valise, il n’avait pu en être question, puisqu’elle m’avait été prise dans la vedette m’amenant au port de Djeddah, et qu’on l’avait fouillée à la douane sans que je fusse présente. Au surplus, aurais-je emporté du poison dans une valise qui ne pouvait se fermer à clef ?

Quant à la dernière hypothèse accusatrice, celle d’avoir acheté du poison à Djeddah, elle ne pouvait être prise en considération puisque je n’étais jamais sortie seule. Et puis, je ne parle pas assez bien l’arabe du Hedjaz pour me procurer un produit défendu. Une enquête à ce sujet renseignerait vite la justice.

Pendant que l’interprète traduit, j’observe la foule, elle semble visiblement étonnée par la situation que crée mon plaidoyer.

Le cadi reste accroupi, impassible, en s’éventant, puis en enlevant son petit bonnet (cofia) pour aérer son crâne.

Plusieurs fois on veut m’interrompre, me disant de répondre simplement « oui » ou « non », mais je tiens à préciser.

Je continue en expliquant que je n’avais aucune raison pour tuer Soleiman. Une ressource pour m’en débarrasser me restait : en rentrant chez moi, en Syrie, j’aurais obtenu le divorce très facilement.

Le cadi reprend d’une voix insinuante :

— Aux royaumes de Nedj et du Hedjaz, le divorce n’existe que sur la demande de l’homme. Tu ne le savais pas, tu l’as appris à Djeddah et tu as voulu te libérer ainsi.

— Je pouvais de toute façon m’échapper sans le tuer. Le consul m’avait déconseillé ce voyage et m’aurait fait embarquer si je lui avais demandé de partir.

« C’est moi qui me suis entêtée à vouloir traverser le Nedj, à séjourner à Oneiza, à traverser le désert du Hofouf. Je n’attendais que la permission du roi pour partir. Pourquoi aurais-je tué Soleiman avant de connaître la décision royale ?

Je termine mon plaidoyer par mon dernier argument, et peut-être le plus fort, en invoquant comme témoin tout le harem. Comment aurais-je pu donner du poison à un homme avec qui je ne prenais pas mes repas, avec qui je ne vivais pas et que je ne voyais en tête à tête que dans une pièce vide chez Ali Allmari ?…

Il aurait été impossible et absurde de prétendre le forcer, en ce lieu, à prendre un aliment quelconque.

L’avocat de la partie adverse se lève et affirme qu’il ne peut rien croire de ce que je dis, que c’est la Kalmine qui a tué Soleiman.

L’interprète déclare en mon nom que c’est impossible.

Et l’avocat reprend :

— Je t’en donnerai la preuve demain.

Cet homme est odieux. Il embrouille volontairement les dates, mais, dans cette affaire, elles n’ont heureusement aucune importance. Je le traite de « kaseb » et « battal » — méchant et menteur. Mes interprètes, dont l’un connaît Paris et parle un excellent français, me conseillent la modération. Le consul de France m’avait annoncé que je pouvais avoir toute confiance dans ces interprètes, Ibrahim Radwan et Négib Saleh, qui, il faut le reconnaître, furent parfaits, et c’est leur douceur et leur compréhension qui m’encouragèrent le plus pendant le procès.

L’audience est levée.

Je réintègre mon cachot. Une réaction mentale s’opère : je me sens tout à coup à bout de forces et la tête me fait mal à pleurer. Et puis, j’avais tant cru en finir aujourd’hui.

Mercredi 14 juin. — La nuit a été plutôt mauvaise, angoissée par cette instruction qui n’a pas fait un pas vers l’acquittement. Neuf heures. Je me trouve devant le cadi qui procède à l’interrogatoire des témoins de la mort de Soleiman.

Le premier dépose sous la foi du serment.

— J’étais dans la pièce à côté de celle occupée par Soleiman. Il s’est mis à tellement souffrir vers onze heures du soir que nous l’avons frictionné en lisant les paroles du Coran. On lui donna à boire de l’eau de Zemzem (source miraculeuse de la Mecque). On prévint Soleiman Nana, chez qui nous étions.

Mais, le temps qu’il se lève et aille chercher un docteur, Soleiman était mort. Avant qu’il meure je lui ai demandé ce qui avait bien pu le rendre malade. Il a simplement répondu :

— Emken Zeînab. Peut-être Zeînab.

— C’est tout ? interroge-t-on.

— C’est tout.

Le deuxième témoin prétend avoir vu Soleiman prendre une poudre rouge vers 10 heures du soir, la délayer dans de l’eau et dire en avalant et en plaisantant :

— Peut-être que Zeînab en aime un autre et veut se débarrasser de moi.

— Que bois-tu ? lui demande-t-on.

— Un remède pour me purger.

Au moment de mourir et s’adressant à nous, il murmura :

— C’est sûrement Zeînab qui me tue, et vous vengerez, allez l’égorger.

Le troisième témoin, un gosse de 15 ans environ, se contente d’indiquer que sa déclaration est la même que celle du témoin précédent, puisqu’ils étaient ensemble. Il rougit, se trouble tellement qu’il peut à peine dire son nom.

Je récuse ces témoignages, si différents dans un laps de temps si court : l’heure de l’agonie… Je veux qu’on termine, mais l’odieux avocat de la partie adverse désire encore une audience pour prouver avec des docteurs, que c’est ma Kalmine qui l’a tué.

L’audience est reportée au lendemain ; Il est une heure ; pour en venir à bout, le cadi veut enfin commencer de bonne heure et demande qu’on soit là à huit heures.

Jeudi 16 juin. — Je n’ai pas dormi de toute la nuit.

Je me lève à 6 heures du matin et j’attends. À 8 heures, je supplie un gardien de m’amener au tribunal, il me répond de me tenir prête, mais d’attendre qu’on m’appelle. J’essaie d’ourler un mouchoir, mais je peux à peine tenir mon aiguille… je ne sais plus ce que je fais. Je brûle d’impatience.

À 11 heures enfin, nous partons. Je supplie mes gardiens de marcher vite… Je cours. Ils se fâchent. Peu m’importe, le jugement final seul m’intéresse. Nous arrivons au tribunal vide. Dès le second jour, le procès s’est déroulé à huis clos ; un employé du consulat étant venu pour y assister, on a évacué définitivement la salle.

Je demande si les docteurs vont venir. Ils ne sont pas là, je crains que l’on ait voulu éviter une confrontation qui m’était favorable pour pouvoir mieux m’accuser.

Je tremble d’angoisse. Que va-t-il advenir ?

Après quelques phrases insignifiantes, le cadi se lève et annonce que le jugement est terminé… Les docteurs sont venus et ont été interrogés avant mon arrivée.



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