Éditions Jean Froissard (p. 111-117).
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PALAIS ROYAL


Rien à faire, il faut attendre le retour encore incertain de Soleiman.

Mais, ô surprise ! Voilà qu’un matin Sett Kébir vient me dire que nous allons sortir ensemble. Je suis étonnée. Ensuite, je pense qu’il me faut de l’argent. Je vais en demander au sous-gouverneur.

Il me donne, contre quelques livres, un monceau de monnaie hedjazienne. C’est que la livre anglaise vaut vingt réals, et le réal vingt krouchs. Or une tasse à thé ou tanaké d’eau se vend une krouch. Cette monnaie, on le voit, a un gros pouvoir d’achat, puisque par exemple un mètre de tissu vaut de deux à quatre krouchs.

Nous sortons. Nos vêtements d’intérieur sont couverts d’une jupe noire et d’un petit collet semblable qui recouvre la tête. Il maintient aussi le double voile de crêpe georgette noire cachant le visage. Ce collet, faisant pèlerine, tombe jusqu’aux hanches et dissimule les mains. Car on ne peut montrer ses mains sans pécher. Moi, sans y penser, je laisse pendre mes bras et Sett Kébir en est indignée. Des esclaves nous font cortège et nous guident, car aucune des femmes d’Ali Allmari ne connaît, pour s’y diriger, le dédale des venelles de la ville.

Nous quittons Djeddah par la porte de la Mecque et côtoyons la mer.

Sett Kébir me fait voir alors une immense maison blanche avec véranda centrale et douze fenêtres de façade, munie de contrevents verts, comme l’est une grande villa de banlieue parisienne. C’est Koseir el Ardar, qui appartient à Ali Allmari et sert de logis au roi Ibn Séoud, quand il vient ici. Le mobilier est une propriété de souverain.

Nous pénétrons dans ce palais par une immense porte cochère. Nous traversons vite le bas, qui est réservé aux hommes, comme d’usage.

Au premier, nous tombons dans un grand patio, dont les murs et les colonnes sont peints en vert. Le sol est dallé de carreaux noirs et blancs, sur lesquels je m’écorche sans cesse, ils sont mal joints et nous sommes pieds nus à l’intérieur.

On me montre avec dévotion la chambre à coucher royale. Les femmes sont convaincues, ainsi que les esclaves, que jamais de ma vie je n’ai rien pu voir d’aussi beau.

Je ne puis retenir ma gaîté devant un lit de métal argenté avec une glace ovale à la tête et des lampes électriques aux quatre montants. Un ciel de lit, également argenté, laisse tomber des rideaux de tulle à broderies mécaniques. Le matelas est sans drap. Et ce faste cocasse donne une idée du mélange auquel aboutit l’initiation de l’Europe en Orient. Dans un angle, une vaste armoire à glace, complétée d’une commode assortie, puis de chaises et de fauteuils recouverts de peluche d’un ton vert vif.

Nous allons ensuite voir la chambre de l’émir Fayçal, le fils d’Ibn Séoud, qu’il convient de ne pas confondre avec Fayçal, roi d’Irak, dont on connaît la fin tragique.

On y trouve, comme dans une devanture de marchand de meubles, une armoire à deux glaces, un lit verni en ronce de noyer, une commode, et sur tout cela une profusion de bronzes, conçus dans le style le plus « Arts décoratifs 1925 ».

Le mobilier du salon a été acheté dans un grand magasin de Constantinople. Fauteuils, chaises et canapés sont de bois doré, recouverts de lamé bleu et or. Les indigènes, qui n’ont jamais rien vu d’aussi splendide, sont littéralement sidérés devant ces choses éblouissantes.

Des fils électriques pendent dans toutes les pièces. Je demande à Sett Kébir si on va nous offrir, en plus, une illumination.

Elle répond, indignée :

— Tu n’y penses pas. La maison courrait risque de brûler. On ne tente ces folies que durant le séjour du roi.

Ce qui me frappe, ce sont les fenêtres sans moucharabieh, avec des volets à l’européenne. Comme nous ne pouvons regarder par les fenêtres, de peur d’êtes vues par les hommes, nous nous réunissons, dévoilées, dans le patio.

La visite est terminée, je pense que nous allons bientôt repartir. Mais on nous apporte un grand samovar et des plats contenant des mets divers. Il y a là des courgettes sans saveur, coupées et cuites à l’eau, de la viande de mouton, du riz et des bamias (cornes grecques), doux et gluants, accompagnés d’une sauce brune ou à la tomate. Nous mangeons comme il sied, en prenant de la main dans le plat les morceaux consistants, et nous épongeons la sauce avec des morceaux de pain…

C’est d’ailleurs ainsi que mange le roi, accroupi à terre avec sa suite.

J’admire cette simplicité biblique, mais m’en accommode mal. Au demeurant, je me salis sans cesse, avec la sauce ou par la chute des morceaux de viande, que je ne tiens pas assez fermement. En sus, je me brûle, car tout a été présenté bouillant. C’est que je voudrais me servir avant que tout le monde, y compris les esclaves aux mains sales, ait trempé ses doigts dans les plats…

Je dis bientôt n’avoir plus faim, car je suis écœurée de les voir toutes triturer et manipuler ce qu’elles m’offrent avec affabilité.

Voici enfin la nuit. Nous allons donc rester au palais, et peut-être y passer plusieurs jours, ce, sans changer de linge, ni de robe. Nouveau supplice. Je proteste à l’idée de coucher par terre, quand à côté nous avons le confortable lit du roi, et je demande alors à Sett Kébir si sa petite-fille Lotfia ne pourrait pas y dormir en ma compagnie.

Cette proposition, qui me semble pleine d’innocence, entraîne l’indignation générale.

— Ce serait, crient-elles toutes, un immense péché.

Cela ne me paraît pas certain et je discute, en alléguant que le sous-gouverneur couche bien dans la chambre de Fayçal.

Mais elles disent que le fils d’un roi est un personnage en somme secondaire. Il n’est pas seul de son genre, et l’on doit imaginer quel protocole serait indispensable s’il fallait tenir pour gens dignes de respect majeur les enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants des trois cents femmes d’Ibn Séoud…

Je vois qu’il faut renoncer à mon intention. Tout ce que je propose scandalise ces pauvres femmes simples, perdues dans des préjugés d’il y a six mille ans. Je ne vis que dans le péché, et, comme tous gestes, toutes paroles, tous actes sont régis par la loi religieuse, je ne remue pas le petit doigt sans impiété.

Un exemple : la main droite est faite uniquement pour manger, et la gauche pour se laver. Péché (haram) de l’oublier…

Il faut avoir les ongles carrés, se les limer en amande : haram.

Mais Allah est miséricordieux. Sans quoi je serais mille et mille fois damnée.

Le lendemain, comme le bruit de notre présence au palais s’est répandu, des amies de mes amies accourent nous rendre visite. Elles sont habillées de façon fort divertissante : sur le pantalon et le classique petit gilet d’intérieur, elles ont passé des robes princesse, très ajustées, et traînant à terre ; les robes sont blanches et leur donnent l’air de premières communiantes périmées.

Les grandes élégantes portent de la soie artificielle de nuance vive, jaune et bleu pâle, surtout.

Toutes plient sous les bijoux d’or : des bracelets aux bras et aux chevilles, des bagues à tous les doigts de pied, des chaînes aux anneaux massifs, des colliers et des boucles d’oreilles.

Pour sortir, elles ont des bas tirebouchonnés, et de médiocres souliers vernis ; elles relèvent, alors, sur les hanches, la robe de couleur qui se recouvre de la classique jupe noire…

La tête est à nouveau voilée et la petite pèlerine abrite leurs mains. Les petites filles sont, en réduction, habillées comme les femmes. Même robe princesse, un petit mouchoir de soie est fixé sur le cœur par une épingle, et elles sont couvertes de bijoux-jouets, légers et dorés. Leurs chapeaux sont des toques de pages, avec la plume classique. Mais elle sert à chasser le mauvais œil…

Tous ces costumes arabes, robes ou pantalons, comportent des métrages énormes de tissu. C’est qu’étant donné la chaleur, il faut éviter de porter des vêtements ajustés, qui seraient plaqués par la transpiration. Pour la même raison, on enlève bas et chaussures à la maison, et on vit pieds nus dans tous les harems.

Les enfants des deux sexes restent avec les femmes jusqu’à dix ou douze ans ; ensuite, les garçons les quittent et n’ont plus de contact avec elles. Et, pour éviter les rencontres entre sexes différents, à l’intérieur des harems, on frappe dans ses mains dès qu’on circule dans les escaliers, de telle sorte que les esclaves masculins se retirent en hâte. Un code complet régit ces claquements de mains.

Je passe la journée du lendemain à regarder, par la fenêtre, la mer et les légations.

Leur groupement, qui a sa raison d’être, car, il y a dix-huit ans, tout le personnel, même indigène, du consulat de France, a été massacré, me produit une grande impression.

C’est un petit coin de civilisation où les pays les plus divers fraternisent au milieu de l’ambiance étrange. Tous ceux qui ont des ressortissants musulmans ont un consulat ou une légation. J’en aperçois neuf, que je reconnais à leur drapeau.

Voici : l’U. R. S. S., la Hollande, la Perse, l’Angleterre, l’Italie, l’Égypte, la Turquie, l’Irak et, enfin, je distingue le consulat de France, encore inconnu pour moi, et qui, jusqu’à ce moment-là ne m’inspirait que de la méfiance, tant je craignais encore de nouveaux déboires avec les fonctionnaires que mes expériences de Syrie m’avaient appris à mépriser.


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