Éditions Jean Froissard (p. 71-76).
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PASSEPORT


À dater de ce jour, je pris tous mes repas avec Mme Amoun et son neveu dans la salle à manger de l’hôtel. Je renonçai à prendre mes repas, comme auparavant, dans ma chambre, pour ne pas attirer l’attention. Les curiosités s’usent.

Soleiman prenait des « mezzés »[1] dans la salle à manger, mais à une autre table. Il le faisait avant ou après moi, pour ne pas être humilié. Si j’arrivais avant son départ, il prenait en fumant son narguilé un air si extasié, qu’il semblait vraiment ne pas me voir. Dans ce cas, le neveu de Mme Amoun, M. Gabbour, le taquinait en le traitant avec un respect affecté et en lui parlant de ses nombreuses affaires. Il plaisantait sur la frivolité de sa « femme Zeînab ».

Peu après, on nous vaccina contre la variole, le choléra, le typhus et la peste. C’est de rigueur pour tous les pèlerins. M. Gabbour eut alors l’idée de demander, devant Soleiman, à voir les vaccins qu’on m’avait faits au-dessus du genou, ce dans le but de pousser un peu mon Bédouin hors de ses gonds.

La plaisanterie était d’assez mauvais goût, mais cela divertissait tellement M. Gabbour que j’acceptai. Nous dînons et faisons ensuite signe à Soleiman de venir prendre le café avec nous. M. Gabbour, avec sérieux et componction, commence à l’interroger sur la tribu dont il est émir, sur ses troupeaux et ses intérêts dans le désert. Soleiman mentait avec aisance et dignité. Il parla d’abondance de ses immenses troupeaux, des transactions de chameaux qu’il réalisait par milliers, et son orgueil s’épanouit largement. M. Gabbour le fait parler sans répit. Soleiman, grisé, s’en donne à cœur joie d’inventer des détails toujours plus mirifiques. Enfin, on le questionne sur les formalités à remplir pour partir :

— Tout est fini, on nous a vaccinés aujourd’hui.

Gabbour glisse sur la pente offerte.

— Zeînab aussi ?

Je réponds :

— Bien sûr, tenez, voilà justement la marque de mes vaccins ! Et, joignant le geste à la parole, je relève ma jupe au-dessus du genou…

Cette fois Soleiman voit rouge. Il se lève, hors de lui, et me prend par le bras. Nous rentrons dans notre chambre où il formule des plaintes et des reproches à foison. Il voit bien que je m’amuse souvent à ses dépens. Mais une chose pareille, en public, dépasse la mesure. Il pérore :

— Non seulement tu te promènes de nouveau dévoilée dans les rues, mais tu parles avec des hommes, avec des chrétiens, et tu montres une partie secrète de ton corps au regard de ces étrangers. On ne pourra comprendre que je supporte ça, notre subterfuge va être découvert et tu nous mets en grand danger. Puis son refrain habituel reparaît :

— Tu ne m’aimes pas du tout, tu te moques de moi, tu n’as pas confiance en moi.

Lasse et agacée, je lui explique :

— Tu m’ennuies, avec tes perpétuelles doléances. Je te dirai que tout le monde, à te voir comme tu es, me déconseille de partir en ta compagnie. On croit que tu vas me tuer dans le désert. Et pourtant, tu vois que je ne renonce pas. Si je n’avais pas confiance, partirais-je ? puisque bientôt, dans ton pays, nous serons seuls et tu pourras faire de moi tout ce que tu voudras.

Il est touché.

— Madame, tu dis vrai, pardon.

Tout ému, il s’avance pour poser un baiser sur mon front. Je le repousse vivement et il s’éloigne, mélancolique.

D’autres scènes, au surplus, se renouvellent sans cesse. Je lui reproche ce narguilé qu’il fume sans répit, dans notre chambre, en crachant et toussant constamment. J’ouvre alors les fenêtres, mais il veut les garder closes.

— Tu veux me tuer, dit-il. Ce n’est pas le narguilé qui me fait mal, mais le vent et le froid que tu laisses entrer.

Enfin, il cède et se couche, enfoui sous son kéfié et un monceau de couvertures. Mais j’étais, il faut bien le dire, perpétuellement irritée par sa mollesse insupportable. Il fallait de la ténacité et de l’activité pour mener notre projet à bien et nous avions des occupations constantes. Or il somnolait toujours. Il me fallait le secouer pour qu’il se souvînt d’une démarche urgente. Il répondait d’ailleurs aussitôt :

— Vas-y toi-même ! je suis tellement fatigué et tu es tellement plus habile !

Ces coups d’encensoir ne prenaient guère, d’autant plus que dans bien des circonstances je ne pouvais paraître sans risquer de sortir de mon rôle de Bédouine.

— Moi, fatigué, beaucoup, moi, répétait-il en français.

Et notre séjour se prolongeait ainsi à Jérusalem au delà des limites supposables. De telle sorte que nous fûmes bientôt à court d’argent. Nous avions combiné le côté financier de notre voyage avec beaucoup de soin. Pèlerins, nous ne pouvions emporter plus de trente livres chacun, c’est la loi. Mais nous avions fait à la Banque Misr, de Beyrouth, des chèques de vingt-cinq livres au nom de Soleiman et qu’il serait possible de toucher au Hedjaz. Lui seul serait en mesure de le faire là-bas, car la femme n’y a aucune capacité. En outre, nous avions remis une grosse somme d’or à un ami de Soleiman, à Damas. Nous devions retrouver cet homme à Oneiza, où il se rendait à chameau à travers le désert. Pour le moment, il fallait toucher de l’argent ici, sur les chèques à l’ordre de Soleiman. Comme le pauvre diable ne savait ni lire ni écrire et ne possédait même plus le passeport contenant ses empreintes digitales, il devenait indispensable de trouver deux témoins pour garantir son identité.

M. Gabbour consent à jouer ce rôle. Je m’habille à l’européenne pour signer comme second témoin.

Nous voilà à la Banco di Roma. Les formalités terminées, on pousse devant Soleiman une liasse de billets de banque. Mon Bédouin, qui n’a jamais vu cette monnaie, reste muet et immobile, se contentant de regarder fièrement autour de lui. Je prends l’argent. Mais les employés ne l’entendent pas de cette oreille. Ils demandent à Soleiman s’il m’autorise à détenir son bien. Tout le monde le regarde avec respect, M. Gabbour l’accable sans cesse du titre d’émir.

Alors, magnifiquement, Soleiman relève son habaye brun et or et, inclinant la tête de mon côté, articule en français :

— Secrétaire moi.

Le personnel de la banque en reste pantois. Quoi, un émir avec une secrétaire européenne et une suite, Mme Amoun, M. Gabbour, etc… Cela fait un tel effet qu’une heure après, cinq reporters envahissent l’hôtel pour connaître l’identité de ce prince fastueux. M. Gabbour, diplomatiquement, les congédie avec mille politesses. Et nous avons enfin la paix. Cependant, trois jours passent sans nouvelles de la Compagnie. Je téléphone à Suez qui répond : « Pas de passeport. »

Allons-nous sombrer si près du port ? Où est-il ? Il faut qu’il soit au Caire, puisque là seulement est un consulat nedjien. Téléphone encore, télégramme, affolement… Et, le surlendemain, alors que le désespoir commence à m’envahir, la Compagnie nous apporte la pièce tant désirée.

Il est neuf heures. Nous sommes au 28 mars. Un bateau quitte, paraît-il, Suez le 29. Le train pour Suez vient de partir. En auto on pourrait le rattraper à l’embranchement de Lidd. Il est vrai que, si nous avons le visa nedjien, il nous manque l’égyptien. Or une récente ordonnance du roi Fouad impose huit jours pour l’obtention du visa égyptien.

Un suprême effort cependant est possible. M. Gabbour, qui a des amitiés au consulat égyptien, consent à y accompagner Soleiman. On me tient au courant par téléphone des démarches et des pourparlers.

À onze heures moins le quart, le vent semble bon…

Je me précipite dans une voiture avec mes pauvres bagages, et accompagnée de la fidèle Mme Amoun. Nous attendons à la porte du consulat. Onze heures cinq… Le chauffeur monte relancer Soleiman et M. Gabbour. Onze heures vingt… Ils descendent en trombe, ça y est.

Mme Amoun saute à terre, Soleiman bondit dans l’auto ; la monnaie du visa, que me tend M. Gabbour, choît sans qu’on la ramasse et nous démarrons en vitesse vers l’embranchement où nous devons prendre, à midi, le train pour Suez.

*
  1. Hors-d’œuvre arabe.