Le Mari embaumé/II/22. La Cour d’enquête

E. Dentu (Tome 2p. 294-305).





XXII

LA COUR D’ENQUÊTE


Ce matin-là, le bon duc César de Vendôme et sa suite, une maigre suite, galopaient le long de la rivière de Peyre presque aussi poudreux que l’était la veille notre ami le chevalier Gaëtan. Ils étaient une demi-douzaine, montés, tant bien que mal, sur des chevaux de pays, et jouant de l’éperon à l’envi l’un de l’autre. De temps en temps César Monsieur regardait derrière lui la route parcourue, comme s’il eût craint d’être poursuivi. Son visage était chagrin et les gens de sa domesticité avaient l’air fort découragés.

— Ventre-saint-gris ! disait M. de Vendôme en essuyant la sueur de son front, je n’ai jamais été si fou que d’aimer les dames. La reine faisait les doux yeux à M. mon fils, le duc de Beaufort ; vous l’avez tous vu, messieurs ! Donnez-moi à choisir entre la colique et une femme, je prendrai la colique ! On vit avec la colique, vertubien ! et les femmes tuent ! Madame la reine a mis ce pauvre Beaufort, le petit-fils d’Henri IV, à la Bastille, pour plaire à ce croquant de Mazarin, Piquez des deux, s’il vous plaît ; je ne me croirai en sûreté que chez M. mon ami, le duc d’Épernon, gouverneur de Guyenne !

Et la petite troupe passa le long de l’eau sombre encaissée entre ses hautes rives, au milieu d’un nuage de poussière.

Un clou chasse l’autre. M. de Vendôme, à cent cinquante lieues de Paris, croyait encore avoir les mousquetaires à ses trousses ; la belle peur qu’il avait lui faisait oublier son infirmité. Depuis trois jours il était en paix avec ses entrailles.

Devant lui et son escorte s’élevait au loin ce mamelon de forme bizarre qui mettait dans l’ombre la vaste carrure du château de Pardaillan.

C’était l’heure, à peu près, où la grand’porte s’ouvrait aux assaillants, d’après l’ordre de madame Éliane. M. de Vendôme et ses gens couraient depuis le lever du jour, fuyant la poursuite imaginaire des suppôts de M. de Mazarin, qui ne s’inquiétaient d’eux nullement.

À la même heure, la comtesse Éliane, qui venait de donner ses dernières instructions à Mitraille, était seule dans son oratoire.

Depuis son entrevue avec le conseiller Renaud de Saint-Venant, elle était restée en proie à cette fièvre lente qui accompagne les résolutions suprêmes. Maintenant, elle subissait une sorte de prostration ressemblant à un sommeil.

Elle demeura longtemps immobile, assise dans son fauteuil, et gardant l’attitude d’une personne qui va se lever. Ses yeux regardaient vaguement au-devant d’elle et sans voir. Elle écoutait les bruits qui venaient d’en bas et qui allaient sans cesse grossissant.

Elle avait peur, mais c’était chez elle un sentiment irraisonné ; dès qu’elle réfléchissait, elle cessait de craindre.

N’avait-elle pas un bouclier contre toute attaque ? un refuge contre toute misère ?

Elle se disait cela, et son pauvre cœur se gonflait à la pensée de ces liens adorés qu’elle allait volontairement briser.

Son fils ! ce beau, ce noble, ce hardi jeune homme au rire si franc et si doux ! Sa fille ! oh ! comme elle l’avait ardemment contemplée, cette nuit ! Jamais elle ne l’avait trouvée si belle ! Jamais l’âme de Pola n’avait parlé si tendrement dans ses grands yeux !

On l’eût entendue parfois, la mère désolée, balbutiant des paroles sans suite : prières et plaintes.

— Mon Dieu ! disait-elle, ayez pitié de moi ! Je les ai revus, tous deux, tous deux ensemble. Ils étaient là. J’ai eu leurs têtes chéries à la fois sur mon sein ! Peut-on en même temps être si heureuse et tant souffrir ! Mon Dieu ! mon Dieu ! ils sauront tout. J’ai bien voulu me confesser à eux morte. Vivante, je n’ai pas eu le courage d’humilier mon front de mère devant eux. Ma bouche n’aurait pas su prononcer ces terribles paroles : j’ai trompé ! j’ai menti… qu’ils apprennent la faute en même temps que l’expiation !

Elle s’interrompit, tandis qu’un sourire naissait parmi ses larmes.

— Ils me pardonneront ! murmura-t-elle. Ou plutôt ils ne comprendront même pas qu’on m’ait accusée. Où est la faute ? Où est le crime ? Mon bien-aimé Pol vivait quand j’ai accepté en son nom la succession de Pardaillan, qui était à moi avant même d’être à lui. C’est ici la maison de mon père ! Aux yeux de Dieu, j’ai bien fait, et c’est avec les yeux de Dieu que les hommes jugent ceux qui ne sont plus. Vivante, je serais condamnée ; les gens du Parlement ne verraient que le fait brutal : ma signature substituée à celle de mon mari, et cette longue, longue feinte qui a supposé pendant des années la vie d’un trépassé, cela est criminel ; cela est sacrilège… Mais quand ils m’entendront crier ma plaidoirie du fond de ma tombe, ils m’écouteront… et la reine aura honte d’avoir été ingrate. Elle se souviendra : la mort réveille la mémoire endormie. On a peur, la nuit, d’offenser les morts. Mes enfants, mes chers enfants seront sauvés par leur deuil !

Elle se leva, et, passant la main sur son front, elle gagna la porte de l’oratoire qui donnait sur la chambre du deuil. Autour de son visage se jouait un vague rayon de joie : joie austère, joie tragique, et dont rien ne saurait dire les douces simplicités.

Elle allait à la mort, consciencieuse et résignée. Elle pouvait se tromper ; elle agissait de bonne foi.

Elle était jeune, parce qu’elle avait vécu solitaire. Elle aimait passionnément : un souvenir vers lequel sa mort s’élançait, une réalité dans son cœur se détachait avec des déchirements profonds.

Elle était brave, elle était calme.

La porte ouverte laissa voir la sombre placidité de cette tombe où la plus belle des femmes avait enfoui sa jeunesse opulente et si bien faite pour l’éclat souriant du soleil de la cour.

Dans cet ordre d’idées, Éliane ne regrettait rien. Elle ne se tenait même pas compte à elle-même de ce long sacrifice qui n’expiait aucune faute aux yeux sévères de sa conscience. Elle avait poussé jusqu’au sublime le culte de la veuve et l’amour de la mère. Cela se devait.

Elle traversa la chambre et entra dans l’alcôve. Son regard mélancolique et doux se reposa d’abord sur le lit occupé, puis sur la couche vide qui était la sienne. Elle pensa :

— Nous allons être deux ici désormais.

La visite de M. le baron de Gondrin et du conseiller de Saint-Venant n’avait laissé aucune trace. Du moins madame Éliane ne remarqua rien qui pût lui faire soupçonner que sa retraite avait été violée. La couche du mort était intacte, et les couvertures étaient disposées comme d’habitude.

Madame Éliane ferma à double tour la porte qui était au fond de l’alcôve. Elle s’agenouilla devant le lit du défunt.

— Pendant quinze ans, dit-elle, j’ai fait ainsi chaque matin et chaque soir. Quand j’ai manqué parfois à ce rendez-vous, Pol de Guezevern, mon mari, mon premier, mon dernier amour, c’est que j’étais à la recherche de notre fils. Aujourd’hui, voici pour la dernière fois ma voix qui monte vers vous ; ma bouche va se fermer muette ; priez, Pol, mon mari, afin que je vous rejoigne auprès de Dieu.

Elle se tut, continuant son oraison au-dedans d’elle-même.

Une grande clameur qui venait d’en bas la releva tremblante sur ses pieds.

— Ah ! fit-elle en plongeant sa main sous le revers de sa robe, je n’ai pas beaucoup de temps devant moi.

La pendule de la chambre du deuil marquait douze minutes avant neuf heures ; madame Éliane tira de son sein un petit flacon en cristal taillé, dont le bouchon était recouvert par une capsule d’or.

— J’ai acheté cela de maître Mathieu Barnabi, pensa-t-elle tout haut, le jour où M. de Saint-Venant m’a dit qu’il voulait ma fille. En me le vendant un prix qui aurait payé un diamant, il me dit : « Madame la comtesse, voici qui est plus rapide que le poignard ! cela foudroie ! »

Elle mit la transparence du cristal entre elle et la lumière faible qui filtrait à travers les draperies des croisées. Pour un instant le silence semblait s’être rétabli à l’étage inférieur.

Madame Éliane ne pouvait deviner les motifs de ce silence commandé par la solennité du moment. Le tribunal d’enquête, constitué selon les formes, et assisté d’un luxe inusité de personnages judiciaires, venait de se montrer à la foule. Le président, délégué par le Parlement de Grenoble, avait paru au seuil de la grande salle, entouré de ses conseillers et assesseurs, et avait prononcé un discours pour inviter l’assistance à l’ordre et au recueillement,

Madame Éliane effleura de ses lèvres le voile noir qui recouvrait la figure du mort.

— Toi aussi, murmura-t-elle, tu quittas la vie pour sauver ceux que tu aimais. Chaque parole de ton pauvre message est gravée dans mon cœur. Je vais faire somme toi : je vais à toi !

Elle déboucha le flacon de cristal d’une main ferme.

Mais avant de le porter à ses lèvres, elle tressaillit et une pâleur plus mate envahit ses joues.

— Pardonnez-moi, Dieu, mon créateur, dit-elle tout haut, je veux vous donner mon âme !

Elle déposa le flacon sur la tablette qui était à côté du lit de Guezevern, et marcha d’un pas ferme vers le prie-Dieu où elle s’agenouilla.

Pendant qu’elle était là, prosternée et perdue dans son recueillement profond, deux sons parvinrent à ses oreilles. C’était d’abord le bruit du rez-de-chaussée qui allait s’enflant et qui semblait se rapprocher. Ce fut ensuite un frôlement à peine perceptible qui paraissait partir de l’alcôve.

Ce dernier bruit ne dura que l’espace d’une seconde.

Madame Éliane ne se retourna point, parce qu’elle était sûre d’avoir fermé à clef la porte de l’alcôve.

Des pas lourds montèrent le grand escalier, des portes furent ouvertes avec fracas, des armes sonnèrent. Il était temps. Éliane baisa passionnément les pieds du crucifix, et se leva dans toute sa radieuse beauté, le front calme, le sourire aux lèvres.

— Me voici, Pol, mon mari ! murmura-t-elle comme si, fiancée, elle eût été sur le point d’entrer dans le lit conjugal.

Sa main s’étendit vers la tablette pour y prendre le flacon de cristal. Sa main rencontra le vide ; elle chercha. Les draperies rabattues faisaient le jour bien sombre dans l’alcôve. Ses doigts impatients se prirent à trembler.

Au dehors, les pas avaient fait du chemin. Ils heurtaient déjà les dalles du corridor. Il n’y avait plus de cris, mais on entendait un vague et large murmure.

Éliane était sûre d’avoir mis le flacon sur la tablette. Elle se souvint de ce léger bruit, entendu pendant sa prière. Le flacon avait pu glisser. Elle s’agenouilla et chercha ; une angoisse lui venait au cœur. Elle se hâtait, déjà éperdue, car le temps désormais se comptait pour elle, non plus par heures, non plus par minutes même, mais par secondes.

Il fallait trouver ce flacon à l’instant même – ou vivre !

Or, la vie l’épouvantait comme d’autre peuvent être terrifiés par l’idée de la mort.

Comme elle cherchait, accroupie, des yeux et des mains, tâtant le sol et rendant déjà ces plaintes qu’arrache la détresse, on frappa à la porte du fond de l’alcôve et une voix dit tout bas, une voix qui remua jusqu’à la dernière fibre de son cœur :

— Mère, c’est moi, Roger, votre fils, et c’est Pola, votre fille. Ouvrez !

Madame Éliane appuya ses deux mains contre sa poitrine haletante. — Puis elle s’étendit à quatre pieds sur le carreau, cherchant, cherchant, avec avidité, avec folie.

Il se faisait un silence du côté du grand corridor. On eût dit que l’armée judiciaire formait ses rangs.

— Ma mère ! appela notre pauvre Pola. Est-ce que tu ne nous aimes plus ? Ouvre, je t’en prie !

En même temps, une main essaya la serrure.

La comtesse rendit un râle.

À l’autre porte, deux hampes de hallebardes retentirent, frappant ensemble les dalles du corridor.

Et une voix solennelle perça les épais battants, disant : « Ouvrez, de par le roi ! »

Cette voix traversa la chambre du deuil et s’entendit jusque dans le corridor intérieur, car Roger et Pola s’écrièrent à la fois :

— Mère ! oh ! mère ! laissez-nous vous défendre et mourir avec vous !

Éliane avait bondi sur ses pieds, renonçant à chercher le flacon introuvable. Ses yeux brûlaient parmi la pâleur mortelle de son visage. Ses cheveux, violemment hérissés, dénouèrent leurs liens et ruisselèrent sur ses épaules.

Elle s’élança, folle et navrée, cherchant une arme au hasard, et, d’avance, ses mains crispées arrachaient l’étoffe de sa robe, à la place du cœur, pour que le couteau eût un passage facile.

Elle allait, rugissant comme une lionne, et révoltée contre Dieu qui lui refusait le suprême abri du trépas. Elle disait :

— Mes enfants ! mes enfants ! je veux mourir ! mourir avant que vous soyez témoins ! La mort ! la mort avant l’heure de l’opprobre !

Mais rien ne s’offrait à sa vue qui pût faire arme et déchirer son sein. Il n’y avait, dans cette chapelle austère, ni poignard, ni couteau, ni épée !

Elle s’épuisait, rôdant et interrogeant chaque objet. Il y avait du sang dans son œil hagard. Le délire la tenait.

— Ma mère ! ma mère ! dirent encore une fois les enfants en secouant les battants fermés au fond de l’alcôve.

Et à l’opposé, la voix grave ayant vainement répété sa sommation, ordonna :

— De par le roi ! jetez bas cette porte !

Madame Éliane se replia sur elle-même et ses yeux égarés interrogèrent les murailles pour choisir l’endroit où elle allait se briser le crâne. Partout la tenture funèbre recouvrait les lambris comme un coussin.

La porte extérieure, ébranlée par une main vigoureuse, battit.

Éliane, oh ! vous ne l’eussiez pas reconnue, tant l’excès de la misère la déguisait terriblement ! Éliane, échevelée, débraillée comme une femme coupable que la peur aurait chassée de son lit adultère, avisa l’une des fenêtres et fit un bond de folle en rendant un cri extravagant.

Elle avait trouvé son refuge. — Au-delà de la fenêtre, c’était le fossé profond, le fossé creusé dans le roc.

Elle saisit à deux mains la ferrure de la croisée ; mais ses misérables doigts défaillaient et ne pouvaient.

Elle s’efforça, acharnée à sa tâche, soufflant, sifflant et pleurant des larmes sanglantes. La ferrure lourde et dure résista longtemps. Au moment où elle cédait, la porte extérieure s’ouvrit à deux battants, laissant voir l’imposant appareil du tribunal d’enquête, dont les membres se groupaient sur le seuil, autour du président à mortier du parlement de Grenoble.

Éliane se laissa choir contre la muraille, vaincue et comme écrasée. Son œil troublé vit tout un horizon de têtes solennelles derrière lesquelles flottaient des panaches. Il n’était plus temps de se réfugier dans la mort. Dieu impitoyable n’avait pas voulu. Les pauvres beaux yeux de la comtesse se fermèrent, tandis que sa poitrine exhalait un dernier gémissement.

Il se fit un mouvement dans la majestueuse foule, conseillers, juges, sénéchaux, baillifs, gruyers, prévôts et gens du roi qui ouvrirent leurs rangs pour donner passage à M. le baron de Gondrin-Montespan emplumé, lui tout seul, autant que les quatre coins d’un dais, doré, brodé, frangé, pomponné et si beau que, pour le regarder, Catou Chailhou mettait ses deux mains au-devant de ses yeux, comme s’il eût été le soleil. Il était escorté par le doux Renaud de Saint-Venant, orné de son plus tendre sourire, et par le savant médecin Mathieu Barnabi, prêt à opérer toutes les constatations que pouvait réclamer la science.

Les mesures n’étaient pas prises à demi. Tout se faisait richement, et après une enquête semblable la vérité devait luire comme un incendie.

Derrière M. le lieutenant de roi et sa cour, une demi-douzaine de gens d’armes venaient.

Puis un nombre de témoins choisis parmi les notables de la contrée.

La chambre du deuil était déjà remplie à moitié, que le tribunal restait encore sur le seuil.

Et tous ceux qui étaient là, semblaient animés du même esprit de haine et de rancune contre cette lamentable créature qui avait été si puissante et si riche, qui avait excité tant d’étroites, tant d’implacables jalousies au temps de sa fortune, et qui était là, vautrée comme un gibier abattu dans la poussière, abandonnée du monde entier, et s’abandonnant elle-même.

M. le lieutenant de roi, parlant d’une voix éclatante, fit faire la haie militairement, et invita le tribunal à prendre place au premier rang. Le président et ses assesseurs entrèrent aussitôt d’un pas processionnel. La mise en scène était parfaite. Les juges se rangèrent en cercle au-devant de l’alcôve.

Le lieutenant de roi, Saint-Venant et Mathieu Barnabi se placèrent entre les deux lits.

— Qu’on amène cette femme ! ordonna le baron. Il faut que l’enquête soit contradictoire. C’est la loi.

Deux soldats prirent madame Éliane sous les aisselles et l’amenèrent. On lui donna un siège. Elle seule fut assise au milieu de cette foule qui se tenait debout.