Le Mari embaumé/II/16. La chambre de l’aïeul

E. Dentu (Tome 2p. 213-226).





XVI

LA CHAMBRE DE L’AÏEUL


Le chevalier Gaëtan resta muet devant cet étrange récit dont la sincérité ne pouvait soulever l’ombre d’un doute. La Cathou attendit un instant, comme si elle eût voulu lui donner le loisir de questionner, puis elle remit la main au loquet.

— Demain, dit Gaëtan, vous m’éveillerez au petit jour. D’ici là que personne ne me dérange. Soignez bien mon cheval.

La Cathou fit de la tête un signe d’affirmation et ouvrit la porte. Elle entra la première. Son regard se tourna avec une singulière expression d’inquiétude vers un lambeau de serge brune qui bouchait un trou. Ce trou était sans doute l’alcôve dont il a été parlé.

Elle marcha droit au foyer où deux tisons fumaient sous la cendre et en approcha une chaise de bois.

— Mauvais lit ! voulut dire Gaëtan.

La Cathou mit aussitôt un doigt sur sa bouche.

— Je vous ai prévenu, murmura-t-elle avec une sorte d’emphase : on ne cause pas dans la chambre de l’aïeul !

Elle déposa la petite lampe sur la cheminée et montra du doigt le toit d’abord, où crépitait une averse de grêle, et une étroite lucarne par où venait d’entrer un brillant éclair.

— Écoutez ! prononça-t-elle si bas que Gaëtan eut peine à l’entendre.

Un coup de tonnerre éclata, prolongeant au loin ses échos.

La Cathou approcha sa bouche de l’oreille du chevalier et ajouta :

— Si je n’avais pas prévu l’orage, vous auriez couché à la belle étoile. Mettez-vous là et dormez.

Elle sortit sans ajouter une parole.

Gaëtan, s’il faut l’avouer, fit peu d’attention à ce mystère. Il était brave et il en avait vu bien d’autres. Sa pensée était d’ailleurs tout entière au drame dont le dénouement devait avoir lieu le lendemain.

Il y avait longtemps déjà que ce drame tournait autour de lui. Dans ce pays même où il revenait après quelques mois d’absence, ce drame couvait jadis comme un feu sous la cendre. Il avait ouï conter d’étranges choses dans les chaumières où il cachait alors sa vie proscrite.

Dans ce pays, une vision charmante lui était apparue. Il avait aimé, et l’objet de son romanesque amour était la fille de l’héroïne du drame.

Pour la suivre, sa vision si chère, il avait bravé les dangers de Paris, et à Paris même il avait croisé le fer avec M. le baron de Gondrin, parce que M. le baron de Gondrin mettait en scène, dans l’antichambre de M. de Vendôme, un épisode du drame.

Le drame l’enveloppait. Son propre danger, mortel qu’il était pourtant, disparaissait sans cesse à ses yeux devant le tyrannique envahissement du drame. Quoi qu’il put arriver désormais, il était un des personnages de ce drame, dont la péripétie allait entraîner son destin.

Gaëtan donna d’abord un regard aux êtres de sa chambre à coucher. C’était, à vrai dire, un grenier plutôt qu’une chambre. Il voyait au-dessus de sa tête le chaume du toit, à travers les lacis irréguliers de la charpente. À part la chaise de bois et une table boîteuse, il n’y avait point de meubles.

Quant au trou que masquaient les rideaux de serge, « l’alcôve », Gaëtan n’eut pas même la pensée d’en violer le secret. Il avait été déjà l’hôte de cette demeure et se souvenait vaguement de je ne sais quelle fantastique légende où le fantôme de l’aïeul jouait un rôle à faire peur.

Il alla vers la lucarne pour jeter un coup d’œil au dehors. La maison était pleine de bruits. L’orage avait fait rentrer tout le monde. Gaëtan vit en face de lui, dans le sombre, cette énorme masse, noire et carrée, qui était le château de Pardaillan. Quelques lumières brillaient aux fenêtres. Comme il cherchait à deviner celle de Pola, un large éclair illumina le ciel, découpant avec une vigueur soudaine les profils du château, autour duquel, malgré l’averse battante, se dessinait un cordon d’ombres immobiles. Il n’y avait pas à s’y tromper : c’étaient des sentinelles.

— Allons, se dit Gaëtan, il faut dormir afin d’être dispos demain. Nous aurons de la besogne, et je ne crois pas que maître Roger vienne, cette fois, se jeter en travers de mon chemin. Par la sangdieu ! quand ce grand diable de More est arrivé l’autre jour, je tenais maître Roger à la pointe de mon épée. C’est un joli compagnon, et je ne suis point trop fâché de ne l’avoir point couché sur l’herbe… Mais si je l’avais rencontré ici, par exemple, suivant la même piste, ma foi il aurait bien fallu en finir !

Il déboucla le ceinturon de son épée.

— Du diable si je ne suis pas fait comme un bandit ! grommela-t-il en voyant l’épaisse couche de poussière qui blanchissait ses vêtements. J’ai l’air d’avoir porté des sacs de farine au moulin. Un gentilhomme ne peut pas s’exposer à mourir en un pareil état : j’ai honte d’avance pour mon cadavre. Et puisque je ne me connais point de valet ni de page, je vais amender moi-même ma toilette de bataille.

Il riait, non point trop gaiement, mais certes sans amertume : il riait comme ceux de son âge et de sa sorte, en ces jours insouciants, quand il ne s’agissait que de mourir. Ayant dépouillé son pourpoint, il se mit à le battre, dans l’embrasure, avec le plat de son épée.

Pendant qu’il frappait de tout son cœur, un bruit se fit derrière les rideaux de serge brune, comme si quelque dormeur se fût retourné en grondant, dans un lit vermoulu, auquel chaque mouvement brusque arrache un craquement.

Le chevalier n’entendit point et poursuivit, entouré déjà d’un nuage de poussière :

— Je ne sais pas ce que je ferai ; non, je n’en sais pas le premier mot, mais je la sauverai ou je donnerai ma vie pour elle.

En ce moment, deux étages au-dessous, sur le dernier degré de l’échelle, le gros pied de Margou Chailhou, mère de Cathou, se posait. Elle tenait à la main comme sa fille une petite lampe de fer, et derrière elle venait un jeune gentilhomme qu’on aurait pu prendre pour Gaëtan lui-même, tant ses habits étaient pareillement saturés de poussière.

— À la douceur, monsieur Roger, à la douceur ! disait la Margou, ne faites point de bruit, je vous prie. Sans la pluie qui tombe, je vous aurais mis coucher dehors. Mais autant vaudrait jeter un jeune homme dans le Tarn, n’est-ce pas vrai ? Je ne serais pas blanche si mon mari et ma fille savaient que j’ai fait monter quelqu’un dans la chambre de l’aïeul !

— Mélise n’a rien dit pour moi ? demanda le page.

— Rien, monsieur Roger. Elle était bien pâle et bien abattue, le pauvre trésor. Et tout cela va mal finir, je vous en réponds.

— Savoir ! répliqua Roger. À quelle heure ces coquins de robins entreront-ils en besogne ?

— À la première heure.

— Alors, Margou, ma bonne, que je sois éveillé avant le lever du soleil.

— Que voulez-vous faire seul contre tous, pauvre bijou ? soupira la vieille.

— Je veux être pendu si j’en sais quelque chose, maman, répondit le page ; mais la nuit porte conseil, et d’ailleurs, nous verrons bien !

Ils montèrent l’échelle.

Arrivée aux dernières marches, la Margou s’arrêta comme si elle avait eu frayeur d’aller plus loin. Elle tendit la lampe à Roger, disant :

— N’essayez point d’ouvrir les rideaux ; l’aïeul revient dans l’alcôve. Restez au coin du feu et dormez tranquille. Bonne nuit !

Elle se signa et descendit plus vite qu’elle n’était montée.

Roger pensait :

— L’aïeul et moi nous n’avons rien à démêler ensemble, mais, jusqu’au dernier moment, j’ai cru que je rencontrerais ce beau garçon de chevalier sur les traces de ma petite Mélise…

Il n’acheva pas et resta bouche béante. Son pied avait poussé la porte vermoulue. Au fond de la chambre, éclairée maintenant par les deux lampes, il apercevait la silhouette de Gaëtan qui lui tournait le dos et battait son pourpoint avec force.

Il lâcha un juron si énergique que Gaëtan tressaillit et se retourna.

Leurs regards se croisèrent, irrités, puis la même idée leur vint, et ils éclatèrent de rire.

— Pardieu ! dit Gaëtan, vous avez aussi besoin d’être épousseté !

— Et c’est pitié, ajouta Roger, de voir un gentilhomme se rendre à lui-même ce service… je vais vous aider, monsieur le chevalier.

— À charge de revanche, monsieur Roger ; j’accepte de tout mon cœur.

Roger avait déjà déposé sa lampe, Gaëtan jeta son pourpoint. Les épées brillèrent et glissèrent l’une sur l’autre en rendant un clair grincement. Les deux combattants n’avaient point cessé de rire.

— Ah ça ! dit Gaëtan, vous êtes donc un enragé ?

— Vous avez donc le diable au corps ? répliqua le page… à vous !

— Merci ; à vous !

— Touché ! On est bien ici, parbleu ! c’est haut et large !

— Et je ne pense pas que le seigneur don Estéban quitte la Bastille pour venir nous déranger !

Ils se turent parce que le jeu devenait sérieux. La partie se reprenait, en vérité, juste au point où ils l’avaient laissée huit jours auparavant derrière l’hôtel de Vendôme. Ils étaient tous les deux jeunes, ardents, rompus aux finesses de l’escrime, et follement braves. Les passes se succédaient avec une rapidité prestigieuse, tandis que leurs pieds impatients battaient le plancher taché déjà de quelques gouttes de sang.

Tout à coup un bâillement sonore et prolongé se fit entendre derrière les rideaux de serge brune.

Puis le vieux lit craqua de fond en comble et une voix endormie gronda :

— Mort de moi ! qu’est-ce que c’est que tout ce tapage ?

— L’aïeul ! murmurèrent ensemble Gaëtan et Roger, qui baissèrent leurs épées en pâlissant un peu.

En ce temps-là le premier mouvement de surprise pouvait bien être à la superstition.

Le second mouvement fit naître deux sourires.

— Je n’ai jamais vu de revenant, dit le chevalier.

— Ni moi non plus, repartit le page. Ce doit être drôle.

La voix reprit dans l’alcôve :

— Qui avons-nous là ?

— Chut ! fit Roger, le revenant a un creux solide !

— Et il me semble que je l’ai déjà entendu causer ! murmura Gaëtan.

— Faut-il donc que je me lève ! poursuivit la voix de l’alcôve. J’avais pourtant dit à ce vieil aubergiste de ne laisser monter personne.

Celui qui parlait ainsi s’arrêta tout à coup, et on put l’entendre grommeler d’un ton tout différent :

— Mais le bonhomme m’avait chanté je ne sais quoi, touchant des diableries… Un aïeul qui revient… Mort de mes os ! j’ai envie de voir cela !

Deux pieds bottés touchèrent bruyamment le plancher, et l’instant d’après, la serge soulevée laissa voir un homme de grande taille, dont le visage bronzé disparaissait presque derrière les flocons d’une épaisse barbe fauve. Il avait l’épée à la main.

— Don Estéban ! s’écrièrent à la fois les deux jeunes gens.

Le More les salua de la main.

— Soyez les bienvenus ! mes jeunes messieurs, dit-il, vous voyez que je suis arrivé le premier.

Il fit un pas vers l’intérieur de la chambre et ajouta :

— Vous avez fait diligence, je ne vous attendais pas avant demain matin.

— Et comment se peut-il ?… commença Gaëtan.

— La Bastille ? l’interrompit le More, dont la belle figure souriait paternellement. Il faut serrer bien fort quand on veut me tenir. J’avais prévenu MM. les mousquetaires que j’avais douze lieues à faire cette nuit-là. Ils n’ont pas voulu me croire, et se sont un peu moqués de moi. Tel que vous me voyez, je me suis échappé une fois d’une galère turque, mouillée à six lieues du rivage.

J’avais les fers aux pieds et aux mains et j’étais gardé à vue. Vous sentez bien que MM. les mousquetaires n’y ont vu que du feu. Je leur ai souhaité le bonsoir aux environs du marché Saint-Jean, dans ces ruelles perdues où Satan ne reconnaîtrait pas son chemin. J’avais un peu brusqué mes deux voisins, M. de Breteuil et M. de la Fargefond, mais j’espère qu’ils n’en mourront ni l’un ni l’autre… à l’angle de la rue Jean-Pain-Mollet, je me suis accroché à un balcon d’où j’ai gagné une corniche, et j’étais là, les jambes pendantes, à les regarder me chercher. Vers onze heures de nuit, ils ont vidé le quartier en jurant comme des bienheureux, et j’ai quitté ma retraite. Ne pouvant passer par les portes où j’étais signalé, j’ai enjambé le mur d’enceinte, pas bien loin de l’endroit où j’ai gêné déjà votre premier rendez-vous, et j’ai gagné un bouquet de bois où j’avais laissé Keïs, mon bon cheval. Je l’ai sifflé, il est venu, et quand le jour s’est levé, à quatre heures de là, j’étais entre Melun et Fontainebleau, ayant fait mes douze lieues comme je l’avais bien promis à MM. les mousquetaires.

— Seigneur Estéban, dit Gaëtan, nous ne vous désirons point de mal ; mais nous avons un différend à terminer, ce jeune gentilhomme et moi. De deux choses l’une, ou vous allez nous servir de témoin, où vous nous céderez la place.

— Seigneur Gaëtan, répondit le More, je vais faire monter du vin, et nous allons causer tous les trois, si vous le voulez bien. J’ai beaucoup de choses à vous dire.

Les deux jeunes gens se regardèrent.

— Il sera toujours temps de reprendre votre querelle, ajouta le More, et si l’un de vous tuait l’autre cette nuit, il y aurait une épée qui manquerait demain matin, à la personne que vous servez tous deux.

Il gagna la porte qu’il ouvrit et cria à tue-tête :

— Holà ! maître Minou Chailhou, ta maison brûle !

Une clameur perçante, poussée par trois voix accordées dans des diapasons divers, domina aussitôt les bourdonnements sourds qui montaient de la salle basse.

Le More se retourna paisiblement vers les jeunes gens qui semblaient indécis.

— Je vous donne ma parole d’honneur, reprit-il, que vous fouettez le vent avec vos flamberges folles. Vous n’avez aucune raison de vous haïr : vous n’aimez pas la même femme.

En ce moment, toute la famille Chailhou, essoufflée et pâle d’épouvante arrivait au haut de l’escalier.

À la vue de nos trois compagnons, le père, la mère et la fille dirent tous trois à la fois :

— Je n’en ai fait monter qu’un, et voilà qu’ils sont trois !

Car Minou Chailhou, le brave homme, avait agi envers le More, comme Margou avec Roger, comme Cathou avec Gaëtan : chacun d’eux, à l’insu des autres, avait violé la virginité de la chambre de l’aïeul.

Et chacun d’eux, après le premier moment de surprise, s’écria :

— Or çà, où est le feu, qu’on l’éteigne !

Le More répondit :

— Si l’on vous avait demandé tout simplement un broc de vin, seriez-vous donc venus ?

— Non, certes, répliqua le père, nous sommes trop occupés en bas.

— Vous voyez donc, que j’ai eu raison de crier au feu, puisque vous voici.

— Comment ! glapit la vieille Margou, le feu n’est pas à la maison ?

— Il va y être, bonne femme, répliqua sérieusement le More, si nous n’avons pas notre vin dans trois minutes. Regardez-moi bien, c’est moi qui vais l’y mettre.

Minou, Margou et Cathou descendirent comme une avalanche.

Gaëtan dit, avec un sourire où il y avait un peu de moquerie et beaucoup d’admiration :

— Maître Roger, celui-là est un homme qui en sait long, et, s’il vous plaît, nous l’écouterons.

— Cela me plaît, monsieur le chevalier, répondit le page.

— Aidez-moi, reprit don Estéban, qui rejeta à droite et à gauche la draperie de serge.

On fit rouler le pauvre lit jusqu’auprès de la table, ce qui, avec la chaise de bois, donna trois sièges.

La famille Chailhou, dans son zèle, monta trois brocs de vin au lieu d’un, et fut mise à la porte avec injonction de ne point revenir.

On s’assit autour de la table. Gaétan dit :

— Seigneur, je suppose que vous n’avez point parlé au hasard ; vous avez dit à moi et à ce jeune homme : « Vous n’aimez point la même femme. »

Don Estéban remplit les verres.

— J’ai dit vrai, répliqua-t-il, en s’adressant à Gaëtan. Vous aimez au-dessus de vous, mon gentilhomme, et celui-ci aime au-dessous de lui : vous aimez mademoiselle de Pardaillan…

— L’homme ! voulut protester Gaëtan.

— Et Roger, acheva tranquillement Estéban, aime la fille du capitaine Mitraille.

— Ma foi, dit Roger, je ne m’en défends pas. Elle est bien assez jolie pour cela.

Gaëtan lui tendit la main. Avant de la prendre, Roger stipula avec un restant de défiance :

— Jurez-moi que vous n’êtes pas ici pour ma petite Mélise !

— De grand cœur ! fit le chevalier, je le jure !

— Voilà donc une affaire arrangée, reprit le More qui leva son verre d’un geste gracieux et noble. Je bois à vos amours, mes jeunes maîtres.

— Seigneur Estéban, répondit le chevalier, avant de trinquer avec vous, je dois rappeler à mon nouvel ami et à vous-même une parole que vous avez prononcée à Paris. Je n’ai pas à vous apprendre que vous venez de serrer entre Roger et moi les liens d’une véritable affection.

Le page lui secoua la main rondement.

— Maintenant que cette petite tête folle n’est plus entre nous, murmura-t-il, c’est à la vie et à la mort.

— Pardieu ! fit Estéban, j’ai eu assez de peine ! Voyons ce que j’ai dit à Paris, car j’en ai encore long à vous apprendre, mes maîtres, et il ne faut pas nous fâcher avant la fin.

— Vous avez dit, prononça lentement Gaëtan, que vous étiez l’ennemi de madame la comtesse de Pardaillan.

— C’est vrai, appuya Roger, vous l’avez dit.

— Et je ne mens jamais, enfants ! ponctua énergiquement le More. Quand vous me connaîtrez mieux, vous saurez cela. Seulement, je puis me tromper : je suis un homme. Et, en tous cas, ceux qui servent la femme que vous venez de nommer doivent compter avec moi, car si je ne suis pas son ennemi, je suis son juge.

— De quel droit ? demandèrent à la fois les deux jeunes gens.

Le More se recueillit avant de répondre.

— Cette femme a un mari et un fils, dit-il enfin avec une sorte d’effort. Je m’intéresse au fils ; j’ai les pouvoirs du père.

— Le père n’est donc pas mort ? s’écria Gaëtan.

— Et vous n’êtes donc pas, ajouta Roger, du même bord que cette séquelle de robins damnés ?

— Non, le père n’est pas mort, prononça lentement Estéban, et je marche tout seul dans ma voie, n’ayant qu’un ami : la vérité. C’est précisément cette dernière accusation dirigée contre la comtesse : le meurtre de son mari, qui a suspendu ma justice. Tout le reste peut être vrai : je doute. Mais il y a ici mensonge et calomnie ! la comtesse n’a pas assassiné son mari, je le sais, j’en suis sûr. Or, une calomnie ne va jamais isolée. Peut-être que tout le reste est mensonge également. Je suis venu ici pour savoir.

Il y avait une différence entre les physionomies des deux jeunes gens. La curiosité du chevalier était vivement excitée, mais le regard de Roger disait une puissante émotion.

— Et prés de qui cherchez-vous des informations ? demanda-t-il. Les événements marchent et se précipitent. Ceux que vous appelez vous-même des calomniateurs sont ici et sont les maîtres.

Estéban l’interrompit.

— Dieu seul est le maître, dit-il en versant à la ronde. Nous avons toute une nuit devant nous. Cette chère fille que j’aime, moi aussi, maître Roger, mais non point de façon à exciter votre jalousie, avait coutume de dire que si une fois nos trois épées étaient réunies, tout serait bien. Nos épées sont ensemble et qui sait si je ne possède pas quelque talisman, supérieur à nos trois épées ?