Le Mari embaumé/I/6. César et Alexandre

Hachette (Tome 1p. 82-83-94-95).





VI

CÉSAR ET ALEXANDRE.


Ce matin-là, M. de Vendôme s’était éveillé de pitoyable humeur. N’ayant pas trouvé son page au chevet de son lit, il jura tout d’abord comme un païen et appela sa maison entière pour avoir ses chausses, ses pantoufles, sa robe, son vin bouilli et le reste.

On lui donna bien ce qu’il voulut, mais personne ne sut lui dire où était ce mécréant de Guezevern, ce fainéant, ce maraud, ce sauvage, ce Bas-Breton, comme disait M. le duc avec un dédain suprême, quand il avait épuisé son chapelet d’injures.

Plus de vingt fois, avant son déjeuner, M. le duc demanda ce maladroit, cet ivrogne, ce butor de Guezevern ; il n’était bon à rien, assurément, qu’à brelander, à jurer, à boire ; mais quand ce n’était pas lui qui faisait les petites affaires de M. de Vendôme, M. de Vendôme était bien malheureux.

« Ventre-saint-gris ! promit-il du meilleur de son cœur, quand Tête-de-Bœuf va revenir, je le renverrai comme un chien errant, à coups de fouet. Mais, non ! il serait trop content de vaguer en liberté par la ville. Je l’attacherai à un arbre de mes propres mains, et je lui compterai cent étrivières.

— Est-ce monsieur mon frère qui parle de compter jusqu’à cent ? dit une belle et sonore voix dans l’antichambre. Miracle !

— Il ne nous manquait plus que cela ! gémit César de Vendôme. Voici M. le grand prieur qui vient nous débiter un sermon, ventre-saint-gris ! Coquin de Mitraille, dis-lui que j’ai la colique et ne puis recevoir. »

Le pauvre laquais qui portait ce joli nom de Mitraille, et qui jouera dans notre drame un recommandable rôle, n’eut pas même le temps de se retourner pour exécuter l’ordre de son maître.

« Bonjour, César-Monsieur, » dit la voix mâle au seuil de la porte.

Et un homme de haute taille bien campé sur des jambes solides, fit son entrée d’un air calme, mais plein d’autorité. Il était plus jeune que le duc de Vendôme, son frère, et ressemblait comme lui au feu roi. Comme lui aussi, il paraissait plus que son âge.

« César-Monsieur » était le titre officiel que l’aîné des fils de Gabrielle d’Estrées avait reçu au jour de sa naissance.

Alexandre de Bourbon-Vendôme, grand prieur de France, portait le costume de l’ordre de Malte et sa grande épée, bouclée haut, tombait droit le long de sa dalmatique. Il tendit la main à son frère qui lui rendit un sourire presque soumis en balbutiant à son insu :

« Vîtes-vous jamais colique si obstinée que la mienne, Alexandre ?

— Jamais, répondit le grand prieur. Faites-nous, je vous prie, servir à déjeuner. J’arrive à cheval du prieuré neuf, là-bas, de l’autre côté de la porte du Temple, et l’air du matin m’a donné bel appétit.

— Que je voudrais être comme vous, monsieur mon frère ! soupira César. Le magnanime estomac que vous avez !

— Vertujeu ! monsieur, menez comme moi sage vie, repartit le prieur avec une pointe d’ironie fort décemment émoussée, et vous vous en trouverez bien, soyez assuré de cela. »

Le duc haussa les épaules d’un air chagrin, et dit en poussant un fauteuil de mauvaise grâce :

« Sage vie ! sage vie ! ce n’est pas ce que rapporte de vous M. de Luçon ! »

Le grand prieur s’assit.

« On va faire de M. de Luçon un cardinal, répliqua-t-il tout en se débarrassant de sa grande épée : M. le cardinal de Richelieu, gros comme le bras ! Dit-il que je m’incommode comme vous à force de boire ? ou que je fais l’amour plus que lui ? Vertujeu ! monsieur mon frère, quoi qu’il dise, il nous faut l’écouter et baisser le dos. Celui-là est en train de passer notre maître. Il a les deux reines dans sa manche, et les princes et le roi. C’est précisément pour vous parler de lui que je suis venu vous rendre visite.

— Du diable s’il me plaît de m’occuper de ce croquant en l’état où je suis, monsieur mon frère, dit le duc.

— En quelque état que vous soyez, César, prononça sentenciensement le grand prieur, vous vous occuperez de lui désormais, que ce soit de gré ou de force, jusqu’au jour où la mort prendra l’un de vous deux.

— Çà ! ordonna-t-il en se tournant du côté de la porte, qu’on serve à l’instant ! Monsieur mon frère a grande hâte de prendre son déjeuner !

— Ventre-saint-gris ! gronda César, j’aurais plutôt besoin de prendre médecine. Hola ! coquin de Mitraille ! quelque chose de léger pour moi ! Deux œufs chiches et de la crème fouettée !

— Pour moi, Mitraille, mon drôle, tonna le grand prieur, un repas de chrétien ! De la venaison, vertujeu ! et du vin qui vienne de plus loin que nos vignobles de Vendôme ! »

Quelques minutes après, les deux frères étaient attablés à un guéridon largement servi. Le prieur brûla un benedicite abrégé et fit du premier coup une brèche énorme à un pâté de marcassin dont le fumet exquis arracha un soupir d’envie à M. le duc.

« Quand ce Breton de Tête-de-Bœuf viendra, grommela-t-il en attaquant ses œufs chiches, qu’on le mette aux fers bel et bien !

— Qu’a-t-il fait ? demanda le prieur la bouche pleine.

— Ce qu’il a fait ! s’écria César avec indignation. Ne suis-je pas assez malheureux déjà de ne pouvoir goûter un pareil pâté sans que mes domestiques me manquent de respect à la journée, pour augmenter ma peine ! Ventre-saint-gris ! on oublie trop qui je suis et quel était mon père !

— C’est vrai, prononça sèchement le prieur, on l’oublie trop et vous tout le premier. Voilà un pâté qui est pur délices ! »

Le duc repoussa son assiette presque intacte.

« Je ne puis pourtant faire mourir Guezevern sous le bâton ! dit-il avec découragement.

— Qui parle de Guezevern ? repartit le prieur. Guezevern est un beau louveteau. Il nous en faudrait seulement trente mille comme lui, bien équipés et armés. Mitraille, maraud ! ce pâté m’a mis en appétit. Qu’on me rôtisse un chapon pendant que je vais escarmoucher avec cette langue fumée. Et du vin frais ! Je ne m’en dédis point, monsieur mon frère, vous ne vous souvenez pas assez de votre origine. Vertujeu ! le roi Henri notre père avait aussi la colique, dit l’histoire, mais il s’en guérissait bellement à force de boire et de battre ! »

César remplit son verre à moitié.

« C’était un vert-galant ! murmura-t-il. Et puis, il était le roi.

— C’était un diable-à-quatre, monsieur mon frère. Il était le roi, parce qu’il avait voulu être le roi. À votre santé ! »

César de Vendôme but languissamment.

« Donc, poursuivit le grand prieur, pour en revenir à M. de Richelieu, qui a, dit-on, déjà le chapeau dans un coin de son armoire, vous n’avez qu’à vous bien tenir. M. de Luynes, le dernier favori, ne vous aimait pas beaucoup : mais c’était un bonhomme qui cherchait à ramener les gens par la douceur. Il vous eût donné, vraiment, la grande amirauté pour une accolade : étant bien entendu que vous n’auriez point essayé de troubler le bon ménage qu’il faisait avec le roi Louis, notre frère. Il s’était, une fois, expliqué à ce sujet avec M. de Bassompierre, vous savez, comme un honnête mari raisonne le galant de sa femme. Voyons ! sarpejeu ! une pleine coupe et une bonne tranche, César-Monsieur ! Il faut mener votre estomac comme M. de Richelieu nous mène : rondement et haut la main, ou que le diable nous emporte ! »

Ce disant, il poussa vers son frère une assiette, chargée d’une vaste rouelle de venaison. Le verre de César avait été déjà empli et vidé une couple de fois. Comme toujours, l’appétit lui venait en buvant. Il soupira, mais il mangea.

« Souvenez-vous de la bonne passe où nous étions, voici deux ans, à pareille époque, reprit le prieur Alexandre, quand commença la guerre d’Angers. La reine-mère était pour nous, M. de Longueville tenait la Normandie ; nous deux, nous avions la Bretagne, notre bonne Bretagne, où nous retournerons, Dieu sait quand. M. de Soissons nous donnait le Perche et le Maine, Bois-Dauphin le Poitou, Épernon la Guyenne, Retz l’Angoumois, M. de la Trémoille la Saintonge, M. de Mayenne le Béarn, M. de Rohan la Rochelle. Et je ne dis pas tout. M. de Montmorency restait neutre en Languedoc. Nous n’avions contre nous que M. le Prince, avec Nevers, Guise et ce vieux mignon de Schomberg. La partie était gagnée d’avance. Qui nous a vendus ? M. de Richelieu. Quel fut le prix de la vente ? Ce même chapeau de cardinal qu’on verra bientôt porté aussi haut, et plus haut que la couronne du roi de France ! »

César-Monsieur s’arrêta de manger pour bâiller. Le prieur Alexandre lui versa un plein verre.

« Maintenant, continua-t-il, Monsieur le duc de Luynes est mort, écrasé par toutes les charges nobles du royaume qu’il s’était mises sur la tête. Il n’y a plus de premier ministre, mais il y a un homme. La reine-mère, qui est une femme habile, mais une femme, pousse son Richelieu, sans savoir que son Richelieu, une fois poussé, l’étranglera ; la jeune reine a peur de lui instinctivement, se doutant bien qu’il est le Diable, et toute prête à se donner à lui s’il veut d’elle ; les ministres, habitués à être menés en bride, demandent le licou ; le roi fait des neuvaines pour obtenir une main qui le prenne au collet ; les princes boudent, et Soissons, le meilleur, s’enterre à Sédan pour ne point voir les chose qui lui déplaisent. L’Espagne hésite, les Calvinistes battent la chamade…

— Ventre-saint-gris, monsieur mon frère, l’interrompit le duc, je me sens mieux. Coupez-moi, je vous prie, me autre tranche de venaison, et remettez votre discours jusqu’au moment où je voudrai dormir après boire. Vous êtes ennuyeux comme la pluie, monsieur mon frère. »

Ce bon roi Henri avait choisi pour ses deux garçons des noms bien ambitieux : César et Alexandre ! Alexandre, sans être comparable au vainqueur de Darius, pouvait passer pour un homme solide, et César, quand sa colique faisait trêve, avait ses bons moments où il vous aurait bu le Rubicon.

Tous deux, du reste, étaient remuants, factieux et fatalement mécontents, comme tous les bâtards depuis que le monde est monde. Nul n’a dit assez haut de quel poids a pesé dans l’histoire de la chute des Bourbons, le soin que prirent tous les rois de cette race d’emplir leurs palais de bâtards.

Un bâtard royal fut toujours une goutte d’acide dissolvant, jetée dans l’urne de la prospérité publique.

Ce coquin de Mitraille, cependant, apporta le chapon rôti. Le duc s’était mis en train décidément, et au lieu d’écouter le sermon politique de son frère, il entonna un refrain bachique, donnant au diable tout ce qui n’était point bonne chère et gaudriole.

Le prieur ne montait pas très-haut son collet, malgré les graves apparences qu’il savait prendre à l’occasion. De fil en aiguille, les deux frères vinrent à parler galanteries, et nous serions bien embarrassés de les suivre sur ce terrain, car ils avaient, assure-t-on, tous les deux, de très-étranges façons de comprendre l’amour.

Les mémoires du temps n’y vont point par quatre chemins et font rimer Sodome avec Vendôme à tout bout de champ. C’était la mode. L’Italie avait débordé sur la France.

Après trois heures de réfection copieuse, César était gris comme un lansquenet, et Alexandre, quoiqu’il se tînt droit encore, avait des papillons rouges au devant des yeux.

Il se leva précipitamment et eut besoin de l’aide de Mitraille pour reboucler le baudrier de sa large épée.

« Voici donc que vous avez mangé et bu comme un homme, monsieur mon frère, dit-il avec gravité. Quand vous me ferez l’honneur de me rendre ma visite au prieuré, j’espère vous traiter à votre satisfaction. Il est certain que j’étais venu pour vous dire quelque chose de sage et d’important, mais je me trouve avoir, par le plus grand de tous les hasards, la mémoire un peu troublée. Mitraille, coquin ! un dernier verre pour m’éclaircir le cerveau !

— Ventre-saint-gris ! monsieur mon frère, dit le duc, qui oscillait sur son fauteuil comme un navire battu par le tangage, si vous saviez combien cher je vais payer ce déjeuner !

— Va-t’en, coquin de Mitraille, s’écria tout à coup le prieur, voici le souvenir qui me revient. Je sais ce que je voulais dire à monsieur mon frère. Va-t’en, ou je t’assomme ! »

Il se rapprocha de César, déjà tout blême des tranchées qui le reprenaient, et commença d’un ton confidentiel :

« Vous ai-je dit, César-Monsieur, que ce diable incarné d’évêque a le chapeau de cardinal dans sa garde-robe ?

— Que Dieu lui donne ma colique ! pleura Vendôme. Oui, monsieur mon frère, vous m’avez dit cela déjà, trois fois pour le moins. J’ai soif, ou que je sois damné sans miséricorde !

— Alors, buvez, César-Monsieur, car la soif s’éteint par le boire. Et ne blasphémez pas, c’est inutile. »

Il resta planté droit et porta sa main à son front.

« Attendez ! fit-il, attendez ! Sarpejeu ! ma cervelle est claire comme si le soleil y entrait par un carreau de cristal ! Le roi se porte mal, César-Monsieur ; c’est un chétif ouvrage qu’a fait là notre père. Monsieur Gaston d’Orléans, frère du roi, car nous ne comptons pas, nous, ne se porte pas bien. M. le prince a la goutte, M. le duc d’Enghien est un enfant, il n’y a guère que M. de Soissons qui soit solide sur ses jambes, et Sedan est loin de Paris. Je vous conseille de prendre un intendant honnête homme.

— La damnée ! gronda le duc, qui parlait de sa colique ; la misérable ! la drôlesse ! l’infâme !

— M’avez-vous entendu, monsieur mon frère ?

— Ce n’est pas un intendant qu’il me faudrait, c’est un médecin, dit cet infortuné César.

— Suivez-moi bien, continua Alexandre avec la solennité des gens ivres. J’ai réfléchi à cela tout une nuit en goûtant notre claret nouveau, en compagnie de M. de Roquelaure. Le claret se trouve être bon. Il ne faut plus compter sur la Bretagne : jamais le Richelieu ne nous y laissera rentrer. Or, on a vu des choses plus étonnantes que cela : le roi et Monsieur peuvent mourir. Qui sait si le fils aîné de Henri IV n’aurait pas alors des chances contre la maison de Condé ?

— Aïe ! aïe ! fit le duc, miserere mei ! Pitié ! merci ! à l’aide ! Je crois que je vais faire un vœu…

— C’est de mettre une serviette brûlante sur l’endroit malade, l’interrompit le prieur. Suivez-moi bien ! Ceci est le côté couleur de rose. Le côté noir, ce serait si les deux reines et Richelieu avaient l’idée, un beau matin, de vous planter à Vincennes.

— À Vincennes, moi ! ventre-saint-gris ! on ne doit pas l’avoir plus maligne en enfer ! »

Sous-entendu : la colique.

« Vous êtes plus riche que Rohan, poursuivit le prieur. Avec vos revenus du Vendômois, vos biens picards et vos domaines de la Sologne, joints à vos dîmes de Bretagne et aux dons fixes du roi, avec l’immense fortune de madame la duchesse, ma sœur, unique héritière de la maison de Mercœur, vous avez un état plus considérable que M. le prince. L’argent est puissant, même contre le diable. »

César poussait des hélas à fendre l’âme. M. le grand prieur n’y prenait garde nullement et continuait :

« Avec un intendant honnête homme, habile, entendu, adroit et sévère, en deux ans vous pouvez amasser de quoi lever une armée. Voilà ce que je voulais vous dire, monsieur mon frère ; je suis fort aise de m’en être souvenu. Ce n’est pas plus malaisé que cela : prenez un intendant honnête homme, à défaut de quoi vous resterez sans vert en cas de bonheur comme en cas de malchance. Et sur ce, monsieur mon frère, que Dieu vous ait en sa garde ! je retourne à la maison où M. de Roquelaure m’attend pour voir si nous n’avons point fait erreur, cette nuit, en goûtant notre claret nouveau. »

Il salua son aîné fort respectueusement, comme il le devait et sortit, marchant de ce pas trop grave qui trahit la crainte de chanceler.

Avant de passer le seuil, il dit encore et d’un ton d’oracle :

« Sarpejeu ! monsieur mon frère, déjeuner m’a fait plaisir. Je sens que je dînerai de bon cœur. Prenez un intendant honnête homme ! »