Le Mari embaumé/I/2. Comment maître Pol se défit d’Éliane

Hachette (Tome 1p. 18-19-34-35).





II

COMMENT MAÎTRE POL SE DÉFIT D’ÉLIANE.


Éliane, car c’était elle, fut ainsi portée de la rue Saint-Thomas du Louvre à l’hôtel de Mercœur « à la guerdindaine, » par César, duc de Vendôme, et son page. Elle n’eut point conscience de cet honneur. Comme elle était partie, elle arriva complètement privée de sentiment.

César de Vendôme monta, en nage, le perron de son logis. Depuis des années, il n’avait été à pareille fête, quoiqu’il fût bon soldat, une fois en campagne. Il se coula entre ses draps sans geindre, sans maudire les valets de sa chambre, et dormit comme un loir.

Pol de Guezevern, lui, eut grande peine à mener jusqu’à sa chambrette la belle petite fille qui lui était tombée du ciel, selon sa propre expression. C’était, nous le savons déjà, un garçonnet à la tête chaude, qui avait bon cœur de temps en temps. Il marchait, cette nuit, dans les corridors de l’hôtel de Mercœur, portant d’une main la fillette appuyée contre sa poitrine, de l’autre son épée nue, et résolu à couper court par une estocade à toute plaisanterie de ses compagnons.

Il avait sa phrase toute faite et toute prête. Les gens déterminés sont ainsi. Il comptait dire au premier qui lui barrerait le chemin en faisant des gorges chaudes : celle-ci est ma fille d’adoption : au large !

Or, je vous fais juge. Il avait dix-huit ans. Sa phrase, si bien préparée, eût provoqué des gaietés folles, et il aurait fallu jouer de l’épée.

Heureusement qu’il ne rencontra personne, sinon un écuyer ivre mort, couché en travers du chemin. On buvait dru dans la maison de M. de Vendôme.

Une fois dans sa chambrette, notre page étendit Éliane sur son lit et alluma sa lampe, après avoir fermé sa porte à double tour. Il avait peur que M. le duc ne vînt réclamer son remède contre la colique.

Le plus pressé était de secourir Éliane, que nous appelons ainsi, quoique maître Pol ne sût pas encore son nom. La chambre n’offrait pas précisément toutes les ressources désirables en pareille circonstance, mais il y avait de l’eau fraîche, dont maître Pol usa abondamment.

Tout en baignant les tempes et le front de sa fille adoptive, tout en lui tapant doucement dans le creux des mains, comme il avait vu faire par hasard à de belles dames pâmées, notre page ne pouvait s’empêcher de regarder l’enfant qui, en vérité, était miraculeusement belle.

Tout au plus paraissait-elle avoir de treize à quatorze ans. Sa tête pâle, très-douce, mais très-noblement accentuée disparaissait presque sous les masses de ses admirables cheveux noirs. Ses vêtements étaient ceux d’une fille de noblesse, quoique l’étoffe en fût commune. En détachant les lacets de sa cotte, maître Pol trouva, sous son corset, un petit médaillon d’argent uni portant à son centre des armoiries qu’on avait essayé d’effacer.

À tout prendre, le cœur humain vaut mieux qu’on ne pense. Nous n’étonnerons personne en disant que ce mauvais petit sujet de Guezevern, joueur, buveur et libertin, n’eut pas en ce moment une seule pensée qui n’eût pu être avouée par un saint. Il n’avait pas trouvé l’occasion de placer sa fameuse phrase : « celle-ci est ma fille adoptive, » mais il se l’était dite à lui-même, et cela suffisait.

Pour la première fois de sa vie, il se sentait chaste, sérieux et bon.

Et il pensait :

« Je donnerais une heure de veine au passe-dix pour avoir ici madame ma bonne mère, afin de lui confier ce beau petit ange-là ! »

Nul ne sait de quel air la digne dame de Guezevern, qui vivait au pays de Quimper avec cinq cents écus de revenus et qui avait quatre grands fils, dont maître Pol était le dernier, nul ne sait, disons-nous, de quel air la digne dame eût accueilli un semblable cadeau.

Mais ce qui doit sauter aux yeux, c’est la munificence de maître Pol. Une heure de veine au passe-dix ! Sous le roi Louis XIII, un diable de garçon comme maître Pol pouvait faire sa fortune en une heure de veine.

Éliane ne fut pas longtemps avant de recouvrer ses sens.

De son premier mot, elle appela sa mère, et le page eut l’âme inquiète, comme si déjà la crainte lui fut venue d’avoir une rivale dans ce petit cœur inconnu.

Éliane ouvrit ses grands yeux d’un bien obscur, ombragés de longs cils recourbés. Les yeux, en s’ouvrant, éclairèrent son visage d’une lueur si belle que le page eut comme un religieux respect.

Elle regarda tout autour d’elle d’un air étonné, et rabattit ses paupières comme si elle eût voulu échapper à un rêve douloureux.

« Ma mère ! ma mère ! répéta-t-elle par deux fois, puis de grosses larmes coulèrent sur la pâleur de sa joue. »

C’était une pauvre simple histoire que la sienne, et qui fut bien vite racontée.

Aussitôt qu’elle fut maîtresse de ses souvenirs, elle fixa sur le page ses beaux yeux humides où il n’y avait ni crainte ni défiance.

« Ils m’ont chassée, dit-elle. J’ai bien senti qu’on me jetait dans vos bras. Vous me donnez asile pour aujourd’hui, mais demain ?…

— Mort de moi ! s’écria maître Pol, qui fit la grosse voix, pour cacher son émotion, à chaque jour sa peine !

— Pourquoi jurer ? demanda Éliane d’un ton de reproche. C’est mal.

— Je ne jurerai plus, si vous n’aimez pas qu’on jure, répondit le page. Comment faut-il vous appeler, demoiselle ? et pourquoi ces bandits vous ont-ils chassée ? »

Éliane dit son nom et ajouta :

« Ce ne sont pas des bandits. Ma pauvre mère avait promis de payer notre logis et notre nourriture, depuis trois mois que nous sommes à Paris.

— Et votre mère n’a pas pu ?

— Ma mère est morte. »

Sa tête charmante se renversa sur l’oreiller, et les larmes s’arrondirent comme des perles aux coins de ses paupières.

Maître Pol ne pleurait pas souvent, il eut envie de pleurer :

Il n’osait plus interroger.

« Ma mère est morte depuis une semaine, reprit la petite Éliane : je suis seule, toute seule…

— Non pas, par la mort-Dieu ! l’interrompit le page.

— Oh ! fit-elle, ne jurez pas : c’est offenser le Seigneur. »

Maître Pol se donna un coup de poing au travers du front. Elle poursuivit :

« Je n’avais que ma mère. Depuis longtemps déjà, elle me disait bien souvent : il faut que tu saches. Si je m’en allais avant de t’apprendre qui tu es et ce que tu dois faire, quand je ne serai plus là… puis elle pleurait, et ajoutait : Demain, tu sauras tout, j’y suis déterminée. Le lendemain venait. Peut-être que ma mère avait à me confier un pénible et douloureux secret. La mort l’a surprise avant qu’elle ait eu le courage de parler.

— Quoi ! s’écria le page, vous ne savez rien !

— Je sais que ma mère ne portait point le nom de mon père. Elle me l’a dit cent fois, en retenant ce nom qui allait tomber de ses lèvres, je sais qu’elle sollicitait les juges et suivait un grand procès. Hélas ! et je sais que je suis seule, toute seule ! »

Elle mit ses belles petites mains sur ses yeux, et un sanglot souleva sa poitrine.

« Nous étions bien pauvres, continua-t-elle d’une voix qui allait faiblissant. Ma mère vendait parfois une robe, parfois un bijou… Elle eut un soir beaucoup d’argent d’un beau collier de diamants et de perles. Elle envoya l’argent je ne sais où, et quand l’hôtelier vint demander son dû, elle répondit : je n’ai plus rien ; mais, dès que mon procès va être gagné, je vous payerai avec usure. Les gens de l’auberge devenaient durs et insolents avec nous. Quand elle fut morte, on m’appela fille de voleuse.

— Sang du Christ ! gronda maître Pol. Je leur briserai les os ! »

Les paupières d’Éliane étaient lourdes. Elle les releva avec effort, disant, comme si elle se fût parlé à elle-même :

« Elle ne souffre plus, pauvre mère… et moi, j’ai tort d’avoir crainte ; elle est auprès de Dieu. Elle veille sur moi. »

Ce furent ses dernières paroles. Ses yeux s’étaient refermés. Une expression de bien-être remplaça bientôt l’angoisse qui naguère se lisait sur son gracieux visage.

Elle avait le doux sourire des anges endormis.

Pol de Guezevern resta longtemps à la regarder.

Tout un monde d’idées nouvelles était en lui.

Quand il sentit le sommeil venir, il se leva et alla se coucher tout de son long dans le corridor, en travers de sa propre porte, qu’il laissa ouverte.

Le lendemain matin, il dit à Éliane, dont le sourire triste le remerciait, car, longtemps avant lui elle s’était éveillée :

« Apprenez-moi le nom de votre mère.

— Ma mère s’appelait dame Isabelle.

— Restez ici, Éliane, reprit le page d’un ton presque solennel, je vais vous chercher une autre mère. »

Il ferma la porte sur elle, et se rendit tout d’abord à son devoir auprès de M. le duc.

M. le duc lui dit en l’apercevant :

« Te voilà, Bas-Breton ! Tête de bœuf ! Tu étais ivre, hier, et ce n’est pas séant pour un jouvenceau de ton âge ! Sais-tu où mène l’ivrognerie, coquin ? Je t’ai appelé dix fois cette nuit, pour me donner à boire : Où étais-tu ?

— Dans mon trou, monseigneur, à méditer sur les bons conseils que vous me donnâtes hier au soir.

— Quels conseils ? » demanda le duc en portant à ses lèvres une tasse de vin chaud qu’il tenait à deux mains.

César de Vendôme, qui avait déjà des vices et des infirmités de vieillard, était un tout jeune homme cependant, et un beau jeune homme, par-dessus le marché. Il entrait à peine dans sa vingt-huitième année. Son père, le Béarnais, dont la jeunesse se prolongea si tard, avait de la barbe grise à vingt-cinq ans, et son royal frère, Louis XIII, fut vieux avant d’être pubère.

Parmi les figures pittoresques qui abondèrent si étrangement sous ce règne, les mémoires du temps nous montrent ces deux fils bâtards du « seul roi dont le peuple ait gardé la mémoire » sous un jour vacillant et incomplet. Dans la foule des rejetons gourmands et illégitimes qui amaigrirent sans cesse le tronc bourbonnien, cette race de Vendôme fut à coup sûr la branche la plus mâle et la mieux venue. Le duc et le grand prieur étaient des hommes de guerre et de conseil à leurs heures. La seconde génération donna un batailleur de bonne sorte, et ce conjuré pour rire, le duc de Beaufort, roi des halles ; la troisième enfin fournit un grand capitaine, un héros, le vainqueur de Barcelonne et de Villa-Viciosa.

Pour ne pas mentir, cependant, au vice de leur origine, tous ces princes de contrebande affichèrent de terribles mœurs, le dernier surtout et le plus illustre, dont la vie privée ne se pourrait point raconter.

César de Vendôme, « César-Monsieur, » comme on l’appelait encore en 1620, n’allait peut-être pas jusque là. À part l’abus des sept péchés capitaux et de leurs annexes, il vivait assez en honnête homme. Il était grand seigneur à sa manière, et l’accusation d’avarice portée contre sa race tombe devant sa notoire insouciance et l’abus de ses prodigalités.

Guezevern lui répondit avec une grande affectation de respect :

« Votre Altesse a la bonté de me donner tous les soirs d’excellents conseils. »

Le regard endormi de César prit une expression d’inquiétude. Il craignait la raillerie comme le feu.

« Explique-toi, Breton bretonnant, grommela-t-il, ou gare à tes oreilles ! »

D’ordinaire, maître Pol acceptait ces façons sans sourciller. Aujourd’hui, il baissa les yeux en rougissant.

« Ventre saint gris ! s’écria César, si tu te fâches, tu es amoureux ! »

De rouge qu’il était, maître Pol devint tout pâle.

« Voilà que je passe mes dix-huit ans, murmura-t-il, et j’aimerais être traité en gentilhomme. »

Pour le coup, César fut sur le point de se mettre en colère ; mais c’était un homme d’habitude. Il but une large lampée, ce qui le calma d’autant.

« Vit-on jamais colique pareille ! reprit-il comme si de rien n’eût été. Verse à boire, ami Guezevern. Tu es gentilhomme, ou que Dieu me punisse ! cousin de Rieux, cousin de Pardaillan. On fera quelque chose de toi, si tu veux réformer ta vie : ne plus jouer, ne plus jurer, ne plus boire et ne plus faire l’amour. Sangdieu ! je m’en souviens bien ! voilà les conseils que je te donnais l’autre soir ! »

Maître Pol s’inclina gravement : le duc poursuivit :

« Mais à quelle diable de sauce m’avez-vous mis la nuit dernière, monsieur le gentilhomme ? Ai-je rêvé que nous avons porté une donzelle à la guerdindaine tous les deux ?

— Oui, monseigneur, répondit péremptoirement Guezevern, vous avez rêvé cela. »

Le duc le menaça du doigt.

« Prends garde ! » fit-il.

Il ajouta :

« Ai-je rêvé aussi que tu m’as parlé d’un remède contre la colique !

— Monseigneur, pour cela, non. Yves Kerbras, le palefrenier de feu monsieur mon père, avait un bien bon remède : Prenez une pinte de brandevin, deux livres de bœuf avec l’os à moelle, du poivre, du sel, de la ruë, du plantain, de l’herbe à cinq coutures, trois gousses d’ail, de la corne de cerf râpée et tamisée, deux touffes de cochléaria, du thym ou, si vous n’en avez, de la sarriette ou du serpolet, un scrupule d’antimoine et le foie d’une tanche ; Faites bouillir sept heures à petit feu, levez et passez, ajoutez deux gobelets de vin blanc et demi-livre de présure fermentée avec fleurs de tilleul et bourgeons de pin. Mettez macérer quatre heures, puis battez au balai qui fait la crème fouettée en laissant tomber tout doucement des poudres de lycopode ou, si vous n’avez, de l’écorce à tanner, pilée bien menu. Repassez, émiettez du pain de ménage que vous maniez avec des mouches cantharides bien sèches et faites tremper jusqu’à l’heure de matin où vous avez coutume de donner l’avoine…

— Comment ! l’avoine ! interrompit César, qui, jusqu’alors, avait écouté pieusement. Est-ce à moi que tu parles, maraud ?

— Hier au soir, acheva le page, j’avais dit à monseigneur que le secret d’Yves Kerbras était pour les chevaux qui avaient mangé trop de vert. »

Un valet entra et annonça :

« Monsieur le grand prieur de France ! »

Guezevern saisit cette occasion pour s’esquiver et gagna tout d’un temps le logis de dame Honorée de Guezevern-Pardaillan, maîtresse de la porte du couvent des Capucines.

C’était une bonne béguine, rose, grasse, fraîche et qui ne semblait point se mourir d’abstinence.

« Madame ma tante, lui dit maître Pol, après avoir baisé une main blanche et potelée qu’on lui tendait, je viens vous confier le cas difficile où je me suis mis.

— Si c’est pour payer encore vos dettes, méchant sujet, interrompit madame Honorée, vous aurez beau dire !

— Point ! point ! s’écria maître Pol. Plut à Dieu qu’il ne s’agît que de cela !

— Comment ! Plût à Dieu ! Est-ce quelque chose de pire ?

— Madame ma tante, vous en jugerez, car j’ai fait dessein de ne vous rien cacher. J’ai grande confiance en vous. »

Maître Pol prit un air modeste et ajouta :

« Je me trouve avoir adopté un enfant. »

La bonne dame joignit les mains et murmura :

« À son âge ! Où allons-nous, Seigneur Jésus ! »

Puis avec colère :

« Bambin que vous êtes, ne pouviez-vous attendre à voir la barbe vous pousser au menton ? »

Maître Pol baissa les yeux et répliqua :

« Je dirai, moi aussi : Jésus Dieu, madame ma tante, il me paraît que vous y entendez malice. Donc, expliquons-nous, s’il vous plaît. L’enfant que j’ai adopté était tout fait. »

La béguine avait un éventail qu’elle mit au-devant de ses yeux.

« Monsieur mon neveu, ordonna-t-elle sévèrement ne prononcez aucune parole que je ne puisse entendre !

— Merci de moi, ma tante ; vous entendez trop bien, et vous cachez vos beaux yeux pour qu’on ne les voie point sourire. Ne sais-je pas que vous êtes la meilleure comme la plus jolie ? »

L’éventail tomba pour servir à un petit geste menaçant, mais souriant.

Maure Pol n’était pas un Breton si bretonnant que M. de Vendôme voulait bien le dire.

De fait ? quelques années en-çà, ce mot : « La plus jolie » aurait fort bien pu être appliqué à dame Honorée.

Et quant à cet autre mot : « la meilleure, » c’était, en vérité, une digne et brave dame. Les créanciers de maître Pol le savaient bien.

« Voyons, fit-elle, expliquez-vous. Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle folie ?

— Ce n’est pas une folie du tout, madame ma tante, repartit le page. Écoutez-moi seulement et vous verrez. Je suis dans une maison de perdition, ici, chez M. le duc.

— À qui le dites-vous, mon neveu !

— Officiers, pages, valets, tout le monde y suit l’exemple du maître…

— Et vous tout le premier, malheureux enfant.

— Dans un pareil repaire, que voulez-vous qu’un pauvre garçon comme moi fasse d’une innocente ?

— Ah ! l’interrompit madame Honorée, c’est une enfant du sexe féminin.

— Belle comme une nichée d’amours.

— La beauté est un don fatal ! soupira la béguine.

— Vous devez le savoir, ma tante, dit tout bas maître Pol, qui lui baisa le bout des doigts galamment.

— Est-elle au maillot ?

— Pas tout à fait… mais ne m’interrompez plus, car M. de Vendôme pourrait me rappeler, et je tâche de remplir près de lui mon devoir de mon mieux.

— Bien vous faites, mon neveu… quel âge a-t-elle ? »

Au lieu de répondre, maître Pol poursuivit avec volubilité :

— C’est une âme à sauver, ni plus ni moins. Dans cette maison-là, il n’y a pas un coin qui n’appartienne à l’enfer. Si vous saviez… Mais le ciel me préserve d’offenser la chasteté de vos oreilles ! Je me suis dit tout de suite : il y a un ange, tout près de ce purgatoire. À deux pas de ce trophée d’iniquités, il y a un pur et virginal tabernacle. Comme quoi, madame ma tante, il faut me relever de mon adoption et prendre ma petite fille pour vôtre… c’est la loi de Dieu qui le veut ! »

Dame Honorée, la bonne chrétienne, était plus qu’à demi convaincue. Néanmoins, elle ne dit ni oui ni non. Elle voulut voir l’enfant que son neveu avait recueilli, la nuit, dans les rues de Paris, en courant le guilledou avec M. de Vendôme.

Maître Pol ne fut pas déconcerté le moins du monde. Seulement, quand dame Honorée lui dit :

« Allons, mon neveu, apportez-la moi. »

Il répondit :

« Oui bien, ma tante, nous allons vous l’amener sur l’heure. »

Et, par le fait, après une absence de quelques instants, il parut dans l’oratoire de sa tante avec cette grande et belle jeune fille de treize ans, qui paraissait en avoir quinze.

À sa vue, la dame Honorée de Guezevern-Pardaillan recula, stupéfaite et scandalisée.

« Neveu, dit-elle, en se signant et avec une indignation profonde, en es-tu à ce point de perversité ? as-tu voulu te moquer de ta meilleure amie ? »

Maître Pol, cette fois, lui répondit gravement et en la regardant aux yeux :

« Madame ma tante, je fais ce matin avec vous ce que je ferais avec ma noble et chère mère, si le pays de Quimper n’était au bout du monde ; je vous ai dit la vérité : j’ai adopté cette enfant, et, par le nom de Dieu, elle ne sera point abandonnée ! Vous êtes seule, ses parents sont morts. Je la sais pure, je la crois noble. La Providence la jette dans vos bras, il ne faut jamais, madame, refuser ce que donne la Providence.

— Jésus ! Jésus ! murmura la béguine, je ne t’avais jamais vu ainsi, Pol, mon neveu. Te voilà un homme, assurément, et tu parles comme un livre… mais qui me répondra de cette jolie fille-là ? »

Ce disant, elle tourna ses yeux vers Éliane qui avait les paupières baissées, mais la tête haute. Éliane était très-pâle. Son pauvre cœur battait bien fort dans sa poitrine, car elle avait honte et frayeur.

« Madame ma tante, répliqua le page, elle souffre, vous voyez bien cela, car vous avez encore vos yeux de femme. Ne l’humiliez pas aujourd’hui, puisque vous l’aimerez demain. Ne laissez rien dans son âme que le souvenir de votre bonté et de votre confiance. Regardez madame ma tante, Éliane, je vous prie. »

La jeune fille obéit, et ses paupières, en s’ouvrant, laissèrent couler deux belles larmes.

Dame Honorée lui tendit la main.

« Venez çà, mignonne, lui dit-elle, et n’ayez point frayeur. »

Les genoux d’Éliane fléchirent et sa tête charmante, comme si elle eût cherché un abri, toucha le sein de la bonne dame.

« Affaire conclue ! » s’écria le page qui se détourna pour essuyer d’un revers de main ses yeux mouillés.

Dame Honorée qui effleurait d’un baiser le front d’Éliane, se redressa, prise d’un reste de défiance.

« C’est bien ! fit maître Pol qui riait pour cacher son attendrissement, vous n’attendez pas à demain, madame ma tante. Vous l’aimez dès aujourd’hui. Or, maintenant, écoutez ce qui me reste à vous dire. Si notre Éliane eût été, comme je vous l’ai fait croire un instant, une fillette de deux ou trois ans, je n’aurais pas eu besoin de vous, ma bonne, ma chère tante, car M. le duc, tout possédé qu’il est par une demi-douzaine de démons, a le cœur d’un gentilhomme et ne mange pas encore les petits enfants. Mais il s’agit d’un trésor de beauté qui chaque jour désormais va se perfectionner et s’accroître.

« Pour un tel joyau, la maison de M. de Vendôme vaut un peu moins que l’enfer. J’ai donc agi sagement pour la première fois de ma vie, et je me décerne volontiers toute sorte de félicitations. À vous revoir, madame ma tante, vous êtes une sainte, ni plus ni moins ; à vous revoir, Éliane, pauvre petite sœur, et souvenez-vous qu’à une sainte il faut un ange. J’ai répondu de vous. »

Il se dirigea vivement vers la porte.

« Maître fou ! dit dame Honorée, c’est de vous qu’il faut me répondre ! »

Son regard désigna Éliane dont la tête gracieuse se cachait toujours dans son sein.

Ce beau diable de page vous avait des airs de prince, quand il voulait. Il se redressa et posa la main sur son cœur. Cela valait assurément tous les serments du monde ; l’excellente béguine le jugea du moins ainsi.

Elle resta seule avec Éliane et lui prit la tête à deux mains pour la baiser mieux. Maître Pol l’avait dit : Dame Honorée n’attendait pas au lendemain pour l’aimer.