Le Maître du drapeau bleu/p2/ch13

Éditions Jules Tallandier (p. 440-443).

XIII

UN ARTICLE SENSATIONNEL



Dans les rues de Marseille, on s’arrache les journaux. Oh ! il ne s’agit ni de politique, ni de grèves, ni d’élections.

Un fait divers cause l’émoi général.

Il faut reconnaître qu’il n’est point banal et que les « manchettes » en gros caractères des quotidiens, justifient amplement la curiosité du public.

Le voici dans toute sa saveur étrange :

Singulier cas de folie double.
Inexplicable disparition de trois familles.
Sont-ce les nihilistes ?
Le docteur fantôme. — La maison vide.

« Avant-hier matin, les agents Peyral et Barbon relevaient sur la Corniche deux jeunes femmes vêtues avec élégance. Toutes deux étaient profondément endormies.

« Ne parvenant pas à les tirer de ce sommeil bizarre, l’un des agents se rendit au commissariat voisin et revint avec des porteurs et des civières qui ramenèrent les dormeuses au poste.

« Ce ne fut qu’au bout de trois heures qu’elles se décidèrent à ouvrir les yeux.

« Interrogées par M. le commissaire Bellugga, l’une ne répondit que par des propos incohérents, ou revenaient sans cesse ces mots :

« — L’Orient !… La lumière !… Vers l’Orient !

« L’autre personne déclara être la duchesse de la Roche-Sonnaille, née Sara Lillois… Elle indiqua que sa compagne se nommait Mona Labianov, fille unique du général Labianov qui, on s’en souvient, fut plénipotentiaire de Russie au dernier Congrès de la Paix.

« Et M. Bellugga s’enquérant des incidents à la suite desquels les jeunes dames avaient été relevées, endormies d’un sommeil probablement dû à un narcotique, sur la promenade de la Corniche, la duchesse raconta une histoire extrêmement curieuse, qui impressionna à ce point le commissaire, qu’il crut devoir en référer au parquet.

« Il s’agissait d’une immense conspiration asiate… La chose avait une apparence de vérité, car le récit contenait plusieurs détails exacts, tels que les événements singuliers du port de Kiao-Tchéou et des passes de Ki-Lua, que nous avons contés, en leur temps, à nos lecteurs.

« Malheureusement, Mme de la Roche-Sonnaille déclara avoir été amenée en France, il y a huit jours environ par le paquebot Oxus et s’être aussitôt rendue avec son amie, qui jouissait alors de toute sa raison, dans un bastidou de la route d’Aubagne, le bastidou Loursinade, chez un docteur Rodel.

« Or l’enquête a établi de façon indiscutable que le docteur Rodel est décédé depuis plus d’un an et que son bastidou n’a jamais été habité depuis. Il suffit d’ailleurs d’entrer dans cette habitation, ce que notre envoyé a pu faire à force d’ingénieuses manœuvres, pour être assuré que ces murs humides, ces planches couvertes de poussière, ces salles dénuées de tout mobilier n’ont point contenu récemment le moindre habitant.

« Dès lors, tout le récit de Mme de la Roche-Sonnaille devenait douteux.

« Avec un zèle infatigable, les magistrats poursuivirent l’enquête. Il semble établi aujourd’hui que l’on se trouve bien en présence de la duchesse de la Roche-Sonnaille, disparue depuis environ dix-huit mois, en même temps que son mari, le jeune et élégant clubman connu de tout Paris. Sans doute la jeune femme et sa compagne ont été mêlées à quelque terrible drame où leur raison a sombré.

« Mlle Mona Labianov, elle, est frappée de démence totale, absolue.

« Mme de la Roche-Sonnaille, raisonnable d’apparence, retombe dans l’idée fixe dès que l’on parle en sa présence de la route d’Aubagne ou du bastidou Loursinade. »

Plus loin on lisait sous la rubrique : Dernière heure : les lignes suivantes :

« Le mystère de la route d’Aubagne s’épaissit de plus en plus. Aux dépêches lancées à Paris, pour aviser les familles de la Roche-Sonnaille et Lillois, à Saint-Pétersbourg, pour avertir le général Labianov, le parquet a reçu la même et stupéfiante réponse :

« Partis sans laisser d’adresse.

« À la même heure, trois familles disparaissant ainsi, cela dépasse les bornes de l’incompréhensible.

« Le nom du général Labianov fait redouter que le terrible parti nihiliste russe soit mêlé à l’inexplicable aventure. Des mesures énergiques vont être prises contre les révolutionnaires slaves auxquels la France accorde un peu naïvement son hospitalité.

« Que les Russes se déchirent entre eux, c’est leur affaire, non la nôtre ; mais qu’ils viennent troubler le repos des citoyens français, voilà qui ne saurait être admis.

« En attendant, les infortunées victimes du drame ignoré, ont été conduites à la maison de santé du docteur Elleviousse, dont on connaît la haute compétence et les admirables travaux en ce qui concerne la folie, ses causes, sa guérison.

« Le savant praticien, que nous avons eu la bonne fortune de rencontrer à son laboratoire où il cherche la confirmation de sa théorie de l’influence des rayons colorés sur l’état nerveux des aliénés, nous a exprimé son peu d’espoir de guérir ses nouvelles pensionnaires :

« Et le mystère du naufrage de ces deux esprits demeure impénétrable. Sera-t-il jamais expliqué ?

« C’est profondément émus que nous avons quitté la maison de santé, où il nous a été donné d’apercevoir les belles et infortunées créatures. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Eh bien, non ! Sara n’était point folle, elle… Elle n’avait dit que la vérité exacte… mais une mystérieuse trame l’enveloppait, annihilait tout effort tenté pour s’évader de la funeste influence.

À l’heure où paraissaient les feuilles que s’arrachaient les lecteurs avides de nouvelles, elle était assise dans le magnifique jardin entourant les constructions de la maison de santé du docteur Elleviousse.

Elle regardait pensive Mona, dont la raison, hélas ! avait succombé à tant d’épreuves. La jeune fille était debout, obstinément tournée vers l’Est, où se profilaient les cimes des Alpilles… Elle murmurait d’un ton monotone :

— Oui, l’ombre est triste… C’est là-bas, vers l’Orient qu’est la lumière… C’est là-bas qu’il faut aller… Clarté ! clarté… tu es là-bas !

Et la petite duchesse, dont la vaillance se montrait décidément indomptable, prononça à haute voix :

— Le Drapeau Bleu est dans tout ceci… Lucien ! Dodekhan !… Ils doivent être vengés !… Nous restons seules, seules, et il faut que nous nous vengions.

Elle eut un rire grelottant :

— Ah ! bons aïeux de la Roche-Sonnaille, vous qui avez haussé les épaules quand la petite Lillois est entrée dans votre famille… ce que je rêve est plus difficile qu’aller aux Croisades…

Avec une volonté ardente, qui jeta sur son gracieux visage, un masque de surhumaine énergie, elle affirma d’un ton d’autorité étrange, de décision exaspérée, inquiétant comme le danger qui plane, comme la foudre prête à éclater :

— Et cependant je le ferai !