Le Lord des îles/Gosselin, 1824/Chant II

Traduction par M. A. P.
Gosselin (p. 42-78).


CHANT SECOND.

I.

Emplissez les coupes, dressez les tables du festin, qu’on assemble tous ceux qui sont amis des plaisirs, les chevaliers, les dames ; que les transports de la joie et les sons de l’harmonie célèbrent la fuite des’ soucis ; mais ne me demandez pas si le bonheur préside à la fête, si le rire n’est pas un paisible déguisement de la douleur, si ces fronts sereins confirment les sentimens du cœur. Ne sou-levez pas le voile enchanté… — II vous suffit de savoir que dans cette courte vie, il n’est aucun lieu qui préserve des peines, apanage des mortels.

Le choc des verres, les romances des bardes, tous les plaisirs de ces vieux temps fêtoient l’h3rmen du Chef des Iles ; mais son œil troublé jetoit un feu •sombre, et sur son front, que la pâleur et la-rougeur couvroient tour à tour, on voyoit des émotions étrangères au bonheur de la fête. II — s’arrêtoit par momens ; le chant des ménestrels, le récit comique, du bouffon, se faisoient vainement en-tendre à ses côtés ; s’ils frappoient son oreille, c’étoit comme ces sons confus que l’on entend dans les songes. Puis tout-à-coup il se levoit-, ranimoit la gaieté par sa vivacité, portoit de joyeux défis aux convives, excitoit les chants des ménestrel ; alors, comme il étoit le plus — bruyant, il paraissoit aussi le plus gai.

III.

Les convives ne voyoient rien d’extraordinaire dans ces alternatives d’une joie folle et d’une longue rêverie. : Ils attribuoient son air distrait à la pensée des doux ravissemens qu’il devoit goûter bientôt ; et les vifs transports d’une gaieté subite leur sembloient l’expression du bonheur-d’un nouvel époux. Ils ne furent pas les seuls à se tromper. L’orgueilleux Lorn lui-même, soupçonneux au-tant que fier et jaloux de sa noble race, et l’habile chevalier d’Argentine, que l’Angleterre avoit député en Écosse pour resserrer les nœuds de la ligue des îles occidentales, crurent l’un et- l’autre trouver dans l’humeur de Ronald le trouble et les transports d’un amant.

Mais il étoit un cœur accablé de tristesse, un œil rem-pli dé larmes, qui pénétroient ce mystère, et qui épi oient avec une pénible inquiétude l’humeur inconstante et bizarre de’ce nouvel époux. —

Édith l’observoit,… mais elle évitait. ses regards. Ronald de son côté évitoit ceux de sa fiancée. Enfin leurs yeux se rencontrèrent, et Ronald auroit moins souffert du coup d’une lance ennemie. Il frémit d’abord, puis il fit un effort sut son cœur pour reprendre le rôle pénible auquel il étoit obligé. Il se leva de table.

— Qu’on emplisse cette large coupe qui appartint jadis au royal Somerled. Que la liqueur petille sur ses bords ciselés ; que les perles dont elle est enrichie- se réfléchissent dans des flots de pourpre ; à vous brave chevalier, mon-frère, c’est à vous que je porte cette santé : à l’anion glorieuse de nos deux races par les nœuds de cet. heureux hymen ?

V.

— -Faites passer la coupe à la ronde, répondit le : sei-Fleur de Lorn cette santé vient à propos. Le cor nous annonce l’abbé ; ce moine est enfin arrivé, après s’être si long-temps fait attendre. : — -

Lord Ronald entendit les sons du. coi. ; et la coupe, qu’il n’avoit pas encore approchée de ses lèvres, échappa de ses mains, et roula à ses pieds. Mais lorsque le gouverneur lui eut dit à l’oreille ce qu’avoit annoncé le cor, : sa gaieté reparut comme le soleil de mai quand il perce à travers un épais nuage. Le prince de deux cents îles bénit un moment de délai, comme un criminel qui attend. l’heure de son supplice.

VI.

— Corn, mon frère, s’écria-t-il à mots précipités, et vous, nobles seigneurs, réjouissez-vous. Pour augmenter le nombre de nos convives, le hasard nous envoie des chevaliers errans.qui reviennent des pays lointains, et qui, disent-ils, ont fait preuve de courage sur terre et sur mer : Qu’on leur donne à notre table une place digne de leur rang ; dites-leur qu’ils sont les bienvenus.

Alors le sénéchal, portant sa baguette d’argent, se rendit d’un pas grave auprès des étrangers. Il devina facilement quelle place il convenoit de leur donner. Bien que la riche fourrure de leur manteau fût déchirée, que leur habit fût usé, et For de-leurs éperons terni, il y avoit dans leur maintien et sur leur visage une grandeur qui commandoit tellement le respect, qu’ils pàraissoient dignes de la place d’un prince ou du trône d’un roi. Ce fut la place d’honneur que le sénéchal leur assigna.

VII.

Les chevaliers et les dames se parlèrent à l’oreille, et-leurs regards jaloux exprimoient leur mécontentement, de voir des étrangers, dont le nom même étoit inconnu, occuper une place si voisine du trône du prince. Mais Owen Erraugt s’écria

— Sénéchal depuis quarante ans, j’exerce l’honorable fônctiôn de choisir "la place des convives dans les salles et dans les palais ; le rang, la naissance de chacun d’eux, me sont révélés par son regard, ses manières et son main-tien. Ce n’est ni la richesse des habits, ni la- broderie des ceintures, qui décident de mon choix ; et je parierois ma baguette d’argent contre une br anche de chêne, que ces inconnus ont souvent occupé des places plus honorables encore que celle qu’on leur a donnée.

VIII.

— Et moi aussi, reprit le vieux Ferrand, la science des ménestrels me permet de bien juger des places et des rangs. Remarquez, nies amis, le plus jeune de ces deux. étrangers ; voyez quelle vivacité dans son regard, que de grâce, que de fierté ! Des éclairs ont jailli de ses yeux quand il s’est avancé au milieu de cette foule de chevaliers, comme pour chercher les plus nobles, étant accoutumé à ne s’arrêter qu’avec ses pairs. Et cependant je suis encore plus étonné en voyant avec quel front calme et majestueux l’autre a examiné les convives. Il ressemble à un être d’une nature supérieure, qui, dans sen âme impar tiale, voit du même œil la différence des rangs et l’éclat des grandeurs Et cette jeune fille aussi, quoique étroitement enveloppée dans un manteau qui cache sa figure et ses yeux, elle ne peut nous dérober sa grâce et la belle proportion de ses formes.

IX.

Le front du baron de Lorn exprimoit des soupçons et un orgueilleux mépris. Il regarda les étrangers d’un air sombre, et murmura quelques mots qu’Argentine seul entendit. Puis il leur demanda à haute voix, ét en peu de mots, sir dans leurs voyages, ils n’avaient pas ouï parler de ces rebelles écossois réfugiés dans Rath-Erin ’avec le chef proscrit de Carrick ; si ces rebelles habiteroient encore après l’hiver le rivage d’Ulster, — ou si, remontés dans leurs galères, ils reviendroient ravager Ieur patrie.

X.

Le plus jeune des étrangers, fier et bouillant, jeta les yeux sur le baron de Lorn, et lui répondit avec le même dédain :

— Nous n’avons rien à dire des rebelles. Mais si tu veux parler du roi’Eruce, je t’avertis qu’il ajuré qu’avant neuf _jours les vents de l’Écosse feront flotter sa bannière, en dépit de tous ses ennemis, quels qu’ils soient ; malgré les Anglois armés de lances et d’arcs, malgré Allaster de Lorn l

La colère du baron s’enflamma à ces mots. Ronald apaisa sa fureur naissante : — Mon frère, il vaut1mieux passer la nuit à écouter les chansons de Ferrand, que de rallumer, au milieu d’un festin, les haines qu’engendra cette mal-heureuse guerre.

— Je suis satisfoit, dit Lorn,• et il prit à part Ferrand, le chef des ménestrels. Puis il dit tout bas à Argentine :

— Si je ne me trompe, la ballade que j’ai demandée doit blesser le cœur altier de ces vaillans étrangers. Il se tut, et`le,silence régna jusqu’a ce que le ménestrel eût commencé en ces termes : —

L’AGRAFE DE LORN.

XI.

— Quelle est cette agrafe d’or qui réunit les plis du manteau de Zorn ? elle est travaillée avec un goût exquis ; des perles d’un grand prix la décorent, et brillent sur ses tartans bariolés, comme ; on voit sous l’arc-en-ciel, à la fin ’du jour, l’étoile du nord jeter au loin des éclairs interrompus

— Bijou précieux et inconnu sur lès montagnes de l’Écosse, es-tu un don de la fée des fontaines ? est-ce la naïade des mers qui te polit dans sa grotte de corail, ou le nain -d’Irlande, qui travailla ton métal de ses propres mains ? -ou bien, si tu fus l’œuvre des hommes, serois-tu le gagé de l’àmitié de l’Angleterre ou des craintes de la France ?

— Quand cette agrafe devint le prix de la valeur, les cris de guerre retentirent au loin ; la forêt de Bendourish gémit ; -les rochers de Douehart répondirent à ce gémissement ; le daim s’enfuit du sauvage Teyndrum, et le meurtrier vaincu s’échappa, couvert de blessures, accablé de honte et de douleur, et faissant dans sa faite ce gage glorieux de la victoire de Lorn.

XIII. FIN DE LA BALLADE.

— Ainsi donc l’épée de Douglas, le bras de Campbell si vanté, le fer que le féroce Iürkpatrick employoit au. facile méfier d’assassin, tout fut inutile. Barendown et lecourageux Delahaie s’enfuirent au loin, quand cette agrafe rayonna sur le manteau de Lorn triomphant.

— Son ancien-maître a abandonn é ses soldats aux bû chers, aux bourreaux, au fer sanglant, de nos montagnards, aux gibets, à la hache et aux supplices, de l’Angleterre. Qu’il erre de rivage en rivage, poursuivi par l’ombre vengeresse de Comyn : ses dépouilles serviront long-temps de trophée au baron de Lorn. —

Comme le tigre, dont les yeux étincellent, lorsque, envirônné d’arcs et de piques, il choisit celui dés chasseurs dont il veut faire sa proie, tel Edward regardoit tour à tour le barde et le baron. II saisit son épée ; mais son frère lui dit d’un air sévère : — Arrête ; es-tu si peu maître de toi, après tant d’épreuves et tant de souffrances, que tu ne puisses supporter les chants d’un barde mercenaire ?… Vieillard, ta ballade loue dignement celui à qui tu vends tes services. Mais pourquoi ne rien dire de ces trois vassaux du baron de Lorn, si braves et" si fidèles, qui arrachèrent des mains de Bruce leur seigneur terrassé, et qui périrent pour le sauver ? Je croyois ’que l’agrafe et le manteau étaient restés entre les mains inâtrantesde ces infortunés, lorsque, attaqué par cent ennenis de plus, qui se précipitèrent sur lui, Bruce fit sa retraite, long temps après que Lorn eut abandonné le champ de bataille, heureux d’ avoir la vie sauve… Mais en voilà assez… Ménestrel, prends cette chaire d’or pour salaire que désormois elle te.serve au moins de prétexte pour parler plus noblement de Brucé.

XV.

— Par saint Columba ! par tous les saints qui reposent dans son église ! je jure que c’est Bruce lui-m ême, s’écria avec fureur le baron de Lorn. Qu’il meure pour expier la mort de mon parent.

Non, s’écria Ronald tant que ma main portera une épée, je ne souffrirai point qu’on immole à ma vue un guerrier sans défense. Le sang de l’étranger ne souillera point mon château ; cette antique` demeure de mes pères sert d’asile à l’infortune ; c’est le réfuge et le bouclier des faibles, ce n’est point ici qu’on égorge un malheureux battu par la tempête. — Que parlez-vous de combat inégal ? reprit le baron. Comyn tomba sous le fer de trois scélérats qui lui percèrent le cœur. Ne m’opposez point les droits de l’hospitalité. Comyn périt dans le temple du Seigneur ; son sang ruissela sur l’autel. Son implacable assassin le fouloit aux pieds, immobile… comme ce barbare, le bras armé et le mépris sur le front. A moi, mes amis ! frappez, exterminez ces rebelles proscrits.

XVI.

Aussitôt plusieurs seigneurs des terres du continent se lèvent, dociles à la voix, de leur’chef. Le bras nerveux de Barcaldine s’agite, Kinloch-Alline a tiré son épée, la dague du noir Murthock est hors du fourreau, et la main formidable de Dermid est prête à frapper. Ils réclament une juste vengeance et répètent leurs cris de guerre. Ils s’avancent les armes hautes ; ; les femmes fuient épouvantées. O terre d’Écosse ! c’en étoit fait de ton plus noble fils, il périssoit à son aurore, si les braves chevaliers qui étaient venus des îles de l’Océan, réunis autour de Ronald, n’eussent arrêté la fureur de l’impitoyable Lorn.

XVII.

C’étaient le vaillant Torquil, descendu des hauteurs de Dunvegan, le seigneur des montagnes brumeuses de Skye ; Mac-Niel, ancien Taniste de la sauvage Bara ; Duart, chef du clan belliqueux de Gillian ; Fergus, seigneur de la baie et du château de Canna ; Mac Duffith, lord de Colonsay. Quand ils virent les épées briller, ils levèrent leurs armes, d’autant plus prompts que de vieilles haines, souvent assoupies, mais jamais éteintes, divisoient entre eux, depuis longtemps, les seigneurs d’Argyle et les chefs des Hébrides. Spectacle effrayant ! de tout côté on voyoit briller des armes ; la chevelure de chacun des chefs flot-tait en désordre ; ils se menaçoient des yeux ; déjà leurs bras et leurs épées se croisoient ; les torches réfléchissoient leur lumière sur l ’acier meurtrier qui la renvoyoit en éclairs bleuâtres ; les flambeaux de l’hymen sembloient destinés à éclairer un spectacle de sang au Iieu des plaisirs d’une fête nuptiale.

XVIII.

Le combat alloit s’engager. Les chevaliers, agitant leurs épées nues, se préparoient à s’entr’égorger. Mais tous ces ennemis hésitent encore, par un reste de respect pour les droits de l’hospitalité. La fureur se peignoit dans tous les yeux ; mais chacun craignoit de porter les premiers coups ; car les ménestrels maudissent celui qui trouble la joie des festins ; d’ailleurs, un même nombre de chevaliers dans chaque parti, et des’ forces égales, rendoient ineerLaine l’issue du combat. Les menaces et les cris s’apaisèrent peu à peu et bientôt cette troupe guerrière resta dans un silence aussi profond que le calme, image de la mort, qui précède l’orage. Anglois et Écossois, tous demeuroient immobiles comme les hommes de fer des anciens temps, auxquels on. eût dit qu’il ne manquoit que le souffle de la vie pour engager le combat.

XIX.

Edith profita de ce moment peur fléchir ces cœurs irrités. Avec elle, la jeune étrangère s’élança vers Argentine ; et son voile, s’étant détaché, laissa voir le feu de ses regards et les boucles flottantes de ses cheveux.

— O toi ! dit-elle, qui fus jadis la fleur des chevaliers et le protecteur du faible, toi qui vainquis dans Juda pour notre sainte loi, et qui, dans les lices as souvent remporté des couronnes que cette faible main t’a décer nées, pourras-tu rester insensib le au cri de l’honneur qui s’indigne d’un combat aussi inégal, et dans lequel mes frères, autrefois tes amis, vont titre immolés, au mépris des droits de l’hospitalité ?

Ces paroles s’adressoient à Argentine ; mais les yeux de la belle suppliante parloient au chef des Iles.

’Une couleur pâle, semblable à celle desderniers rayons du jour, couvroit le front de Ronald ; il tressaillit à ces paroles, et une convulsion subite fit frémir tout son corps. Il jeta sur la belle- suppliante un regard plein de trouble, et d’une voix timide : — Ne craignez rien, mon Isabelle… mais que dis-je ! Ne crains rien, Edith ; non, ne crains rien. Je saurai veiller à ton salut, mon aimable fiancée. Ma fiancéè !… Ce dernier mot expira sur ses lèvres tremblantes. ’

XX.

Alors Argentine s’avança pour réclamer, comme’ assaux duroi son- maître, ces deux étrangers qui avaient, porté les armes contre lui. Cette demande n’étoit sans doute qu’un prétexte pour les sauver, car jamais chevalier ne fut plus brave et plus loyal qu’Argentine. — Ronald : ayant deviné son intention ne s’y opposa point ; mais le fougueux Torquil traversa ce dessein.

Nous avons entendu parler du joug de l’Angleterre ; s’écria-t-il, et la renommée aussi a murmuré dans nos îles qu’un droit légitime appelle Bruce au trône de l’Éçosse, quoique dépossédé par une épée étrangère. Cette demande mérite d’être examinée ; mais quelque juste que soit la mission du chevalier anglois, que la couronne d’Angle-terre saisisse ses su jets rebelles partout où s’étend si domination.Au mépris des lois de l’hospitalité, au milieu des seigneurs de l’Écosse, appelés à venir partager les ré-jouissances d’un festin, soyez sûrs que je ne consentirai jamais à voir Lorn ou d’Argentine charger de cliaines un malheureux et brave chevalier. —

XXI.

Ce discours ralluma la querelle : les menaces, les clameurs recommencèrent. Les vassaux et les domestiques, en sel précipitant dans la salle, mêloient leurs voix à ce tumulte, quand toutà— coup on entendit le cor retentir au loin sur l’Océan.

— C’est l’abbé, s’écria-t-on de toute part : c’est cet homme de Dieu dont les yeux ont eu de saintes visions ; qui a rencontré des anges sur son passage, auprès de la baie des Marty rs et de la pierre de Saint-Columba. Les moines de son couvent les ont entendus réciter leurs hymnes célestes sur les sommets de Dun-Y, pour charmer les heures de sa pénitence, pendant qu’il s’agenouilloit et disoit son rosaire au pied de chaque croix 1. Il arrive pour. apaiser nos querelles. C’est un saint qui vient d’une île sainte ; nous invoquerons son ministère de paix : l’abbé terminera nos différends.

XXII.

Cet heureux accord étoit à peine conclu que la grande porte roula sur ses gonds, et l’on vit entrer le pieux cortège en étoles noires. C’étaient douze religieux chaussés de sandales et portant des reliques. Ils étaient précédés de flambeaux et suivis de la sainte croix . Acet aspect, les ennemis cessèrent de se menacer, les épées et les dagues rentrèrent dans les fourreaux, tout cet appareil de guerre disparut, comme ces feux-rapides qui sillonnent le ciel et s’évanouissent aussitôt.

(r)-Le nombre de ces -croix s’élèae à plus de-trois cents. —

XXIII.

L’abbé s’arrêta sur-le seuil de la porte. Il tenoit la croix entre ses mains. Son capuchon étoit renversé-sur ses épaules. La flamme des torches éclairoit d’une lueur rougeâtre ses joues flétries,. son. aumusse blanchi, ses yeux bleus qui brilloient encore d’un feu à demi éteint, et les rares cheveux qui ombrageoient son front blanchi par l’âge.

— Nobles seigneurs, dit-il, que la ’protection de la Vierge et les secours du ciel soient avec vous. — i%Iais d’où vient. ce désordre ? Rien ne m’anno nce içi la paix. Peur-quoi ces armes et ces épées nues ? ]Pourquoi cet ap _are

de guerre dans une telle cérémonie ? Convient-il qui des. armes menaçantes frappent les yeux d’un prêtre qu’on appelle pour unir les cœurs et les mains de deuxjeunes époux ?

XXIV,

Mors, déguisant sa fureur sous Papparence d’un zèle fanatique, l’orgueilleux Lorn s’empressa de répondre,

— Saint père, vous étiez mandé pour unir de vrais enfans de l’Église, et certainement vous vous atténdiez peu à rencontrer ici_un misérable frappé de l’anathème du pontife de Rome, pour avoir souillé d’un meurtre la,pierre des saints autels. Vous seriez sans doute bien plus — surpris si, après avoir découvert parmi nous un tel ennemi, nous parlions de trê ve, de paix ou d’alliance avec Bruce l’excommunié, au lieu de répandre son sang coupable. —

XXV.

Ronald prit la défense de l’étranger, et fit valoir les sermens de la chevalerie et les loiside l’honneur. Isabelle, à genoux devant lui, accompagnoit ces paroles de ses pleurs et de ses prières. La généreuse Edith se joignoit à elle, et, en versant des larmes., elle sollicitait. la pitié de son frère.

— Loin de moi $ s’écria l’inflexible baron, sœur indigne ; . n’est-ce pas assez de t’avoir amenée au château de Ronald comme une maîtresse ou comme une esclave qui vient à la porte de son maitre pour attendre les caprices de son amour, ou s’exposer à sa froide indifférence ; mais le seigneur de Cumberland, le généreux Clifford, recherche ta main, tu sera s son épouse. Point de réponse ; éloigne-toi de moi et ne reparois à ma vue qu’après avoir séché ces indignes larmes. —

Le respectable abbé entendoit avec peine ce discours ; mais rien n’altéroit le calme sévère de son front.

XXVI.

Argentine exposa avec tant de fierté les prétentions de son maître le roi çl’Angleterre, que ses paroles réveillèrent dans le cœur de Ronald un feu secret assoupi depuis long-temps. Soudain son courroux éclata comme l’étincelle qui jaillit du caillou.

— Assez long-temps, s’écria-t-il, le sang le plus illustre a coulé pour l’Anglois Edward. Que de meurtres depuis que le grand Wallace, par une infame dérision, fut ceint d’une couronne de feuillage et mis à-mort, pour avoir bien défendu la terre de ses p ères ! Où sont aujourd’hui Nigel Bruce et Delahaie, et le vaillant Seton, -et le loyal Somerville, et Fraser, la fleur des chevaliers ; où sont-ils ces chefs généreux ? Leur tête n’a-t-elle pas été attachée au gibet, et leurs membres épars ne sont-ils pas devenus la pâture des chiens dévorans et des oiseaux de proie ? et nous délibérons froidement s’il convient d’augmenter le nombre des victimes. Le léopard anglois est-il insatiable du sang de l’Écosse ? La vie d’Atholen’a-t-elle pu satisfaire ce sombre tyran aigri par la maladie, et qui, de son.lit de mort, ne parle que de roues, de gibets et de meurtres ? Tu fronces le sourcil, d’Argentine ; tiens, voilà le gage de mon défi.

XXVII.

— Tu ne seras pas le seul à affronter les périls, s’écrie le vaillant ch evalier de Dunvegan. Non, par tous les sants. ! par le sauvage Woden ! serment de nies aïeux que Rome et l’Angleterre unissent leurs cruels desseins ; mais si Bruce, proscrit et excommunié, rassembloit jamais ses amis pour tenter de nouveau la fortune, siDouglas repre nait son épée, si Rodolphe tentoit de nouveau les chan-ces de la guerre ; je le jure, le vieux Torquil irait grossir de deux mille hommes le camp de son roi. Et_toi, respectable prieur, ne blâme point ce courage. Depuis _long-temps tu connois l’humeur farouche de -Torquil, et son inflexible volonté, digne encore de la sauvage Scandinavie : non, je n4rdéserterai là cause de la liberté ni pour l’or de l’Angleterre, ni pour les bénédictions de Rome.

XXVIII.

L’abbé écouta ce discours intrép ide avec un air sévère puis il se tourna vers le toi Bruce, et deux fois la parole expira sur ses lèvres ; deux fois il baissa. lés yeux, et sa bouche ne balbutia que des mots confus. Mais après avoir surmonté ce sentiment de crainte, il l’apostropha ainsi :

— Dis-nous, malheureux, quelle est ta justification pour m’empêcher de lancer contre toi cette sentence fatale qui, selon les saints canons, voue l’âme aux’enfers et lui donne la mort. Cet anathème redoutable éloigne de toi les saints anges et appelle tous les maux- sur ta tête. L’Église refuse son secours `a celui qui en est frappé ; le ciel reste sourd à ses plaintes, le bras des serviteurs se lève contre le maître, la malédiction est le partage des amis qui le suivent au combat, etle celui dont la main secou rable soulage sa misère. — Cette malédiction poursuit le coupable pendant toute la vie,… et,’même après la mort, : elle plane encore sur ses cendres. Elle renverse les écus-sons qui décorent sa tombe, fait taire l’hymne sacré qui devoit s’élever pour, lui ; et, l’exilant de toute sainte sépulture-, l’abandonne comme un vil cadavre à la voracité des chiens. Tel est le sort de celui que Rome acondamné. Voilà la juste récompense que mérite ton meurtre sa çrilège.

XXIX.

— Homme de Dieu, répondit Bruce, il ne m’appartient point de contester ton pouvoir ; mais il faut que tu saches que le meurtre de Comyn n’est pas l’effet d’une vengeance personnelle. Comyn est mort parce qu’il a trahi la patrie. Je ne blâme ni ceux dont l’imprudent courroux a commis ce meurtre suivi de si près par le repentir, ni ceux dont la bouche p erfide a lancé le fatal anathème ; je ne m’en prends qu’à moi-même, à mon indignation provoquée par les malheurs de l’Écosse ; le ciel connoît les projets que j’ai formés pour expier, autant qu’il dépendra de moi, le mal que j’ai pu. faire ; et le juste ei’ l ne restera point sourd à la prière d’un suppliant qui appelle à sa clémence des condamnations d’un pontife et des fureurs d’un évêque. Dès que j’aurai rempli mon devoir le plus cher et le plus sacré, celui de délivrer l’Écosse de l’esclavage, il sera temps de demander à l’Église ses prières pour l’âme de Comyn ; et moi, soldat de la croix, j’irai en Palestine expier, en combattant pour Dieu, ce meurtre non médité. Mais jusque-là, que l’Église se contente de l’aveu de ma faute et de la promesse de réparer mes torts. —

A. présent, je rends à Argentine et à Lorn le nom de traître qu’ils m’ont donné. Je leur porte un défi et déclare qu’ils en ont menti par la gorge.

XXX.

Tel, qu’un homme immobile d’admiration devant un.spectacle miraculeux, l’abbé regardoit fixement le roi. Bruce. Bientôt la plus vive agitation se peignit sur ses traits, sa respiration devint plus difficile et plus pressée. Des regards sombres et égarés partirent de ses yeux ; ses cheveux se hérissèrent ; son visage,s’enflamma ; le sang circula dans ses veines avec une nouvelle rapidité ; il murmura des mots inarticulés qui troubloient seuls le silence effrayant qui régnoit autour de lui, enfin il parla de la sorte.

XXXI.

—. — Bruce, j’allois frapper ta tête de mes malédictions ; j’allois livrer ton sang à celui qui brûle de le répandre. Mais semblable au Madianite arrêté sur Zophim,-je sens dans mon cœur glacé par l’âge une puissance invincible ; elle dicte mes arrêts, elle m’embrase, elle trouble mes sens.

— Bruce, ta main sacrilège a frappé ton ennemi sur l’autel du Seigneur !… Mais’ forcé de céder à l’esprit qui m’inspire, je te bénis, et ma bénédiction sera partout avec toi.

Il dit, et un silence de respect et de crainte régna long-temps au milieu de la foule étonnée.

ter.

Le feu divin enflamma de nouveau le regard de l’abbé ; ses mouvemens reprirent une force surnaturelle ; ce n’étoit plus la voix cassée d’un vieillard, mais les accdts mâles de l’âge viril.

— Toi qui trois fois fus vaincu en bataille rangée ; toi qui vis tes amis en fuite, égorgés ou captifs ; toi qui, loin de ta,patrie, erras dans les déserts après avoir été poursuivi par des limiers altérés de ton sang ; exilé sur des bords étrangers, roi proscrit. ; abandonné, réduit à la misère, je te bénis… Et ma bénédiction te suivra dans les palais et sur le champ de bataille ; sous la pourpre et sous le bouclier ; tu laveras les affronts de la patrie ; tu la vengeras de ses outrages ; Bruce, roi légitime de l’Écosse, désormois réconcilié avec la gloire et le ciel, quelle suite d’honneurs attendent ta mémoire ! Dans les siècles futurs, le père apprendra à son fils le nom du régénérateur de ses libertés. Les premières paroles d’ l’enfant célébreront tes louanges. lia maintenant, marche de conquête en conquête ; poursuis ta carrière : ton nom ap partient à la postérité. La puissance du ciel te bénit avec moi ; elle répâncl sur toi ses grâces… Mais, c’en est fait ; je sens s’affaiblir cette force étrangère ; mes yeux se ferment à cette lumière de l’avenir… Le ciel a parlé ; je ne recevrai point le serment nuptial des époux. Mes frères, notre tâche est remplie, notre présence est désormois inutile en ces lieux : remettons à la voile.

Les moines reçoivent dans leurs bras le prêtre défaillant et respirant à peine. Pour obéir à ses ordres ils se hâtent de sortir du château, s’embarquent, et, la voile déployée, ils regagnent la haute mer.