Le Livre rose/1/Une amitié de femme

Emmeline Bodin
Urbain Canel & Adolphe Guyot Date (1p. 303-384).


UNE AMITIÉ DE FEMME.



UNE AMITIÉ DE FEMME.


« Ma chère Hortense, dit un jour M. de Servière à sa femme, je désirerais qu’avant de commencer vos visites du matin, vous prissiez la peine de vous assurer par vous-même, si l’appartement d’ami est en état d’être habité, car j’attends quelqu’un ce soir.

« — Vous attendez quelqu’un ce soir ! s’écria madame de Servière ; mais, monsieur, ignorez-vous que j’ai fait préparer tout le second étage de l’hôtel, pour loger mon amie d’enfance. Emma de Verneuil arrive sous peu de jours ; et il me serait désagréable que l’on vînt déranger, ne fût-ce que pour une nuit, les préparatifs que j’ai faits en faveur d’une amie qui m’est si chère et que j’attends avec tant d’impatience. Quoiqu’il y ait près de huit ans que je n’ai vu Emma, notre correspondance n’a jamais été interrompue…

« — Je ne conteste point les droits de madame de Verneuil à votre empressement, madame, interrompit M. de Servière avec humeur, mais vous me permettrez sans doute d’en mettre un au moins égal, à accueillir le fils d’un ancien ami, le fils du général de Sernan ; votre amitié d’enfance, que je crois fort sincère assurément, ne peut empêcher que je ne veuille tenir mes promesses. Quand Sernan mourut, je jurai de servir de père à son fils ; ce jeune homme sort aujourd’hui de l’école de Saint-Germain avec une sous-lieutenance, j’ai demandé qu’il passât quelque temps à Paris, ayant l’intention d’obtenir qu’il entre dans l’état-major ; quelque général le prendra pour aide-de-camp, il trouvera très-facilement l’occasion de se faire remarquer de l’empereur ; arrivé là sa carrière sera assurée, je…

« — Et que m’importent vos projets pour ce jeune homme que je ne connais point, que je ne désire point connaître ! Sans doute, monsieur, vous êtes bien le maître de le recevoir chez vous, mais si vous lui donnez l’appartement que je destine à Emma où la logerai-je ? Ne serait-ce pas d’ailleurs une folie que de placer un écolier dans un appartement charmant que j’ai disposé et embelli pour une femme, et qui perdra toute sa fraîcheur s’il est habité par un jeune homme sans soins et qui ne connaît pas le prix de toutes ces charmantes bagatelles.

« — Ne montrez pas tant de dédain, madame ; vous vous tromperiez étrangement si vous croyiez Ernest tout-à-fait étranger aux usages du beau monde ; il est né de parens riches, il aura une belle fortune, et vous n’ignorez pas que je suis son tuteur, le meilleur ami qu’ait eu son père ; ce sont des considérations qui méritent peut-être bien qu’on se dérange, et je pense enfin, madame, que vous pourrez faire placer un lit dans votre petit salon ; madame de Verneuil étant seule, elle se contentera fort bien de cet arrangement : au surplus, il faut qu’il en soit ainsi. »

Madame de Servière n’insista pas : elle connaissait assez son mari pour savoir qu’il était inutile d’essayer de le faire revenir sur une volonté qu’il annonçait aussi positivement ; d’ailleurs elle redoutait la discussion, et sa parfaite indifférence pour tout lui donnait un air de douceur qui n’était au fond que de la froideur. Cependant si elle ne savait point montrer une volonté longue et soutenue, son caractère n’en était pas moins impérieux et violent. Madame de Servière avait été élevée comme presque toutes les femmes qui sont destinées à avoir de la fortune : on avait dépensé beaucoup pour lui donner des talens qu’elle avait négligés aussitôt qu’elle avait été mariée. Elle passait sa vie à faire des visites, à s’occuper de sa toilette et à critiquer celle des autres.

Mariée sans amour comme sans répugnance, le sentiment le plus vif qu’elle éprouva dans cette occasion fut celui d’une vanité satisfaite ; monsieur de Servière était un fort bel homme, il jouissait d’une très-bonne position dans le monde, et plus tard il devint chambellan. Six ans se passèrent. Madame de Servière croyait remplir tous ses devoirs, parce qu’elle ne rendait tout ce qui l’entourait qu’à demi malheureux, parce qu’elle n’avait jamais heurté, du moins ouvertement, la volonté de son mari, et qu’ils vivaient dans un état d’impassibilité qui ressemblait au bonheur. Cependant, si elle l’avait voulu, elle aurait pu être tendrement aimée, elle eût pu vivre de cette existence de femme qui prolonge la jeunesse : car le cœur de M. de Servière était bien disposé, dans les commencemens de son mariage, à s’attacher à une jeune personne douée d’une beauté remarquable, et assez bien élevée pour flatter sa vanité. Mais quand les premiers momens de leur union furent écoulés, lorsqu’il eut eu le temps de mieux connaître Hortense, il ne trouva ni confiance, ni abandon dans ce cœur si jeune encore : il chercha vainement une âme, il ne trouva qu’une belle, mais froide statue. Alors M. de Servière se fit une existence toute d’ambition ; il aima l’argent, parce qu’il ne pouvait aimer autre chose ; l’amour ne répond qu’à l’amour, et dans l’intimité d’un ménage, la froideur de l’un manque rarement son effet sur l’autre. M. de Servière devint un habile courtisan ; ses manières étaient nobles, distinguées, sa fortune considérable ; et, perdant l’espoir d’être père, il ne songea à acquérir que pour se faire honneur de ses richesses, et s’élever ; aussi sa maison était-elle une des plus agréables et des plus brillantes de Paris ; sa femme, belle, dédaigneuse, se croyait la plus vertueuse des femmes, parce que son cœur était resté aussi froid que sa tête ; se montrant ouvertement fière de ce qu’on appelle une parfaite conduite, une vertu irréprochable, elle traitait les femmes qui aimaient ce qu’elles ne devaient pas aimer, comme des criminelles ou des insensées. Cette hauteur farouche faisait que madame de Servière était généralement peu aimée : et si sa fortune, sa position sociale lui attiraient des hommages, malgré sa merveilleuse beauté, elle avait tant de dédain et de fierté dans les regards, qu’aucun homme ne s’occupait d’elle ; sa vanité mettait sur le compte du respect qu’elle inspirait, la retenue et la froideur qui l’entouraient. Long-temps elle fut insensible à cette indifférence, long-temps elle se crut la plus heureuse et la plus enviée des femmes, mais elle sentit enfin le vide qui suit toujours les plaisirs de la vanité ; elle eut un moment la pensée de se rapprocher de son mari, de lui redemander cet amour qu’elle avait négligé si long-temps ; mais ils ne pouvaient plus se comprendre ; aucune sympathie ne se trouvait ni dans leurs goûts, ni dans leurs sentimens ; d’ailleurs elle eût voulu des soins, de l’amour, sans rien faire pour les mériter. Enfin elle en fut réduite à envier le bonheur qu’elle avait si long-temps dédaigné. Peut-être à cette époque, avec une réputation moins bien établie, et surtout avec un caractère moins âpre, madame de Servière eût-elle été exposée à manquer à ses devoirs. Mais qui serait venu demander à ce cœur hautain, une émotion ou un retour ? On la laissa se dévorer d’ennui sans que personne pensât que sous cette belle enveloppe battait un cœur qui sentait le besoin d’être aimé.

Ce fut alors que madame de Servière se rattacha avec une espèce d’ardeur à une amitié de jeunesse, dont le premier mobile avait aussi été la vanité ; mais qui devenait, dans l’état de son âme, une compensation à des émotions plus vives. Emma, moins âgée qu’elle de cinq ans, Emma, faible, souffrante et pauvre, avait été placée dans la même pension qu’Hortense de Merville : elle ne recevait ni les mêmes leçons, ni les mêmes soins ; on ne payait qu’une médiocre pension pour elle, et par conséquent on ne lui enseignait presque rien. Heureusement la pauvre enfant avait reçu du ciel les dons que quelquefois il accorde à ceux auxquels il refuse la fortune : un caractère doux, aimable, et une facile intelligence ; aussi était on forcé de rendre justice à sa beauté et à sa grâce. Mais si ses compagnes souffraient que les doigts de la pauvre jeune fille posassent sur les touches de leur piano alors qu’on ne pouvait l’entendre, ou qu’elle copiât leurs modèles de dessin, Emma n’était jamais nommée aux concours, jamais elle ne recevait de prix, et on la croyait ignorante, parce qu’on ne parlait pas d’elle, ou qu’on ne vantait que sa douceur. Emma était donc bien malheureuse quand arrivaient ces grandes solennités si dangereuses pour la vanité, ces jours d’apparat ou la pureté d’une jeune fille perd déjà de sa candeur première, car elle connait l’envie, et son amour-propre lui fait voir presque des ennemies dans ses compagnes. En effet, ces brillantes luttes sont toujours faites aux dépens de l’utile ; trois mois avant le concours, celles qu’on appelle les brillans sujets ont tous les soins, toutes les leçons ; les autres sont négligées, et, si elles paraissent, ce n’est que pour faire ombre au tableau. Et puis Emma n’avait point de mère pour veiller à ce que sa toilette fût fraîche et soignée ; un tuteur, demeurant loin d’elle, et de plus, assez indifférent, ne s’informait presque jamais ni de ses besoins, ni de ses plaisirs. La pauvre Emma sentait bien son malheur, et, à chaque marque d’oubli ou d’injustice, elle s’écriait : « Ah ! si j’avais ma mère ! »

Pourtant elle ne se décourageait pas, et comme elle ne manquait ni de caractère, ni de persévérance, elle conçut l’idée d’exécuter un ouvrage qui donnât l’idée de ses talens. Elle allait souvent à la messe dans une église où se trouvait un très-beau tableau représentant la Vierge ; la figure seule ne lui plaisait pas. Elle se détermina à le copier, et changeant seulement la figure elle y substitua celle d’Hortense de Merville, dont les traits étaient aussi purs que ravissans, Emma réussit. Le dessin était charmant ; et sans s’en être seulement doutée, la pauvre petite s’acquit par là une amie puissante.

Mademoiselle de Merville s’étant déclarée sa protectrice, Emma n’eût bientôt plus à souffrir d’injustices ; on n’osa plus la maltraiter, car sa nouvelle amie dit hautement qu’elle quitterait la pension, et on savait assez l’empire qu’elle exerçait sur ses parens, pour être certaine qu’elle ne ferait que sa volonté. Emma avait trop de candeur pour rougir de devoir tant à l’amitié, aussi s’attacha-t-elle à mademoiselle de Merville avec une tendresse vive et profonde. Hortense elle-même l’aimait autant qu’elle pouvait aimer ; et quand elle quitta la pension, elle n’oublia point le portrait de la belle vierge qui flattait au moins autant sa vanité qu’elle avait touché son cœur.

Cependant les plaisirs du monde, les distractions nouvelles produisirent leur effet accoutumé ; et, après son mariage, madame de Servière ne tint point la promesse qu’elle avait faite de faire venir son amie chez elle. Emma, privée de sa protectrice, qui ne venait la voir que rarement , se déplaisait beaucoup à la pension ; et pourtant son tuteur venait de lui déclarer qu’elle n’avait pas d’autre ressource que de chercher à s’y fixer comme institutrice. La pauvre enfant allait donc se soumettre à cette laborieuse et ingrate carrière, avec une santé faible et une poitrine déjà attaquée ; elle allait promettre patience, soumission et abnégation d’elle-même, avec une tête vive et un cœur sensible. Son tuteur, fixé à La Rochelle, fit un voyage à Paris pour arranger cette affaire, et encore plus pour s’occuper de l’avancement de son fils placé dans la marine. Avec cette imprévoyance de vieillard seulement occupé d’affaires et d’argent, il ne pensa pas un instant que la vue de sa pupille pût produire la moindre impression sur son fils. Emma n’avait point de fortune, donc il était impossible que Charles de Verneuil s’attachât à elle. Le vieillard ignorait, ou plutôt il avait oublié que toutes les prévisions de l’âge mûr sont inutiles à la jeunesse. Charles aima la pupille de son père, et malgré lui, malgré Emma elle-même, blessée des premiers refus de son tuteur, il l’obtint et l’emmena triomphant à La Rochelle, bien plus fier de sa charmante épouse que du nouveau grade qu’il venait d’obtenir. Tous ces détails, madame de Servière les avait appris ; mais comme elle était aux eaux au moment du mariage de sa jeune amie, elle ne connaissait point ce mari dont Emma lui parlait, dans ses fréquentes lettres, comme du meilleur, du plus généreux des hommes.


Cependant, à cette époque, comme depuis son mariage, il était facile de deviner que ce n’était point l’amour qui dictait les lettres d’Emma, mais elle l’ignorait. Dans un cœur pur, une amitié vive et tendre, une reconnaissance naturelle de se voir aimée trompent facilement ; d’ailleurs les fréquens voyages de M. de Verneuil, l’inquiétude que son absence causait à sa compagne, justifiaient assez la profonde mélancolie dont elle était atteinte. Une autre cause vint encore rendre cette tristesse plus profonde ; elle avait perdu deux enfans, « deux anges au ciel, écrivait-elle à son amie ; ah ! si tu les avais connus, ils étaient si beaux ! tu aurais partagé mon espérance en les voyant prospérer jusqu’à près d’un an. Mais à cette époque je les ai perdus, perdus tous deux ; je n’ai pu en sauver un, et pendant l’absence de Charles je n’ai rien qui me console. Son père me gronde de ma tristesse, et moi je sens que cette «tristesse est le pressentiment de quelque malheur. »

Ce malheur arriva ; Charles de Verneuil mourut de la fièvre jaune, à la Havane. Quand cette nouvelle parvint à sa famille, la santé de madame de Verneuil était déjà fort altérée, on crut qu’elle succomberait ; mais le ciel voulut qu’elle se relevât pour pleurer son époux sur les cendres de ses deux enfans. Cependant elle ne se remettait point de sa langueur ; ces secousses si terribles, ces étreintes maternelles l’avaient si fortement ébranlée, que son beau-père, craignant qu’elle ne succombât, exigea qu’elle vint à Paris pour y consulter les plus célèbres médecins.

Tous ces détails parvinrent à madame de Servière au moment où, fatiguée du vide de son âme, elle cherchait à se rattacher à une affection quelconque. Aussi s’empressa-t-elle d’offrir sa maison à madame de Verneuil ; elle consulta elle-même les premiers médecins. Tous s’accordèrent à dire, que d’après les symptômes qu’on leur décrivait, il était vraisemblable que la malade était atteinte d’une affection de poitrine, à laquelle l’air de La Rochelle pouvait nuire.

Madame de Servière insista donc pour qu’Emma vînt à Paris, en l’assurant qu’elle trouverait chez elle les soins les plus tendres et les plus empressés. Le moment de l’arrivée d’Emma était fixé quand M. de Servière annonça à sa femme les dispositions qu’il fallait prendre pour loger le fils de son ancien ami.

Sans doute cela n’avait rien de bien fâcheux, de bien embarrassant pour une femme riche, pouvant disposer d’un nombreux domestique et d’un hôtel commode et spacieux ; mais, comme toutes les femmes qui n’ont jamais trouvé d’obstacles à leurs désirs, madame de Servière se faisait un malheur : de ce qui aurait été à peine une légère contrariété pour une autre ; et celle qu’elle éprouva augmenta la répugnance secrète qu’elle ressentait pour cet Ernest de Sernan, qu’elle nommait un maladroit écolier.

M. de Sernan avait à peine vingt ans, et M. de Servière, en vantant ses talens et son esprit, avait plus d’une fois regretté qu’il eût hérité de son père une grande propension à la sauvagerie et à l’originalité, et surtout un caractère passionné et romantique. C’est ainsi que les gens du monde traitent les caractères qui ne sont pas, comme le leur, ployés et façonnés aux usages de la société, et qui n’y sacrifient pas leurs goûts et souvent leurs sentimens.

Madame de Servière n’avait jamais vu Ernest, quoiqu’il fût venu plusieurs fois à Paris. Quand cela arrivait, il passait ses journées à visiter les musées et les monumens publics, ou bien madame de Servière se trouvait à la campagne, ou à la cour ; enfin, ils ne s’étaient jamais rencontrés. Cependant il devait arriver le soir même. Mais espérant qu’après sa présentation leurs rapports se borneraient à quelques froides politesses, elle ne s’en occupa plus.

Après le dîner, où il y avait du monde comme d’habitude, madame de Servière demanda la permission de se retirer pour aller faire sa toilette de cour, et se rendre au cercle de l’impératrice. La soirée était déjà assez avancée quand elle reparut au salon ; on se récria sur sa beauté, sur sa magnificence, mais M. de Servière, interrompant un peu brusquement tous ces éloges, s’approcha d’elle, et lui présenta un officier que son uniforme lui aurait fait reconnaître, quand même on ne le lui aurait pas nommé. Elle leva les yeux avec indifférence, et fut étonnée de voir un jeune homme d’une taille élancée et remplie de grâces. Sa figure, pâle et mélancolique, n’avait rien de remarquable au premier coup-d’œil, mais en l’examinant avec attention, on découvrait une expression charmante dans ses yeux, dans sa bouche beaucoup de finesse et de franchise. Il balbutia, d’une voix timide, une excuse et un compliment où, au milieu de beaucoup d’embarras et d’une extrême timidité, il était facile de remarquer une admiration spontanée qui flattait beaucoup madame de Servière. Il est vrai que si celle-ci avait voulu choisir un costume qui relevât encore l’éclat de sa beauté, elle n’eût pu mieux choisir que ce long manteau de cour, brodé d’or ; que ces plumes ondoyantes, se balançant avec majesté sur sa tête ; que ces éclatantes pierreries, s’étalant sur une poitrine admirable, entourant des bras d’une éclatante blancheur. Aussi, jusqu’au moment où on vint avertir madame de Servière que sa voiture était prête, Ernest, retiré dans un coin de l’appartement, ne pouvait en détourner ses regards. Elle le remarqua ; et cet hommage naïf, rendu à ses charmes, la flatta plus que tous les éloges qu’on ne cessait de lui prodiguer.

Rentré chez lui, Ernest éprouva une émotion indéfinissable en parcourant son appartement élégant, rempli de fleurs ; son sang se porta à sa tête ; il voulut essayer de prendre du repos, mais le repos le fuyait ; il eut recours à ses livres de science, mais ils ne purent un seul instant fixer son attention ; alors il s’avoua avec terreur l’impression que madame de Servière avait faite sur lui. Et cependant il allait la voir à toute heure ; dans tout le danger de l’intimité comment cacherait-il le trouble que faisait naître en lui la passion coupable qui, en si peu de temps, venait de bouleverser sa raison ? Cette femme qui l’avait enchanté, enivré, cette femme était celle de son tuteur, de son ami oh ! c’était un crime affreux, que cette admiration, qu’il n’osait pourtant appeler de l’amour. À ces pensées il cacha sa tête dans ses mains, il essaya de chasser ce brûlant souvenir de femme, mais il était toujours là, et le pauvre Ernest se prit à pleurer de remords.

Tout semblait fait aussi pour exalter sa jeune imagination : cet appartement parfumé lui semblait d’autant plus joli, qu’il se persuadait que madame de Servière avait présidé à son arrangement ; cette charmante bibliothèque où il ne se trouvait que des poésies tendres, des romans, tout cela avait été choisi par une femme ! Ernest en dévora plusieurs. Au point du jour, sa bougie s’éteignit ; il se jeta alors sur son lit, où il trouva un sommeil cent fois plus fou, plus délirant que sa veille même.

Cependant il fallait reparaître devant celle qui, depuis quelques heures, occupait toutes ses pensées. Madame de Servière n’était point une personne d’un esprit supérieur, et son âme n’avait point assez d’élévation pour donner à son langage cette séduction qui embellirait la laideur même, mais elle possédait un grand usage du monde ; elle avait obtenu, la veille, un grand succès au cercle de l’empereur : il avait vanté lui-même son bon goût, sa magnificence. Elle possédait assez de tact pour deviner l’admiration muette de M. de Sernan, tout cela l’anima d’une grâce qui ne lui était pas habituelle, et elle fut charmante au déjeûner. Aussi le pauvre Ernest sortit d’auprès d’elle transporté d’amour et de désespoir, prêt, à chaque instant, à se jeter aux pieds de M. de Servière, et à lui avouer son amour pour sa femme, à lui jurer qu’il allait la fuir : premier et noble remords d’un cœur encore vierge à la trahison ; premier remords si vite oublié, et dont bientôt, soi-même, on tourne en ridicule le souvenir. Si pourtant Ernest l’eût écouté, peut-être là s’arrêtait sa vie passionnée, cette vie du cœur où il devait s’élancer sans mesure et sans réflexion ; mais il arriva de ce projet ce qu’il arrive presque toujours des projets raisonnables. Ernest cacha sa passion à tous les yeux, excepté à ceux de madame de Servière, et, quoiqu’il sentît que sa beauté prenait chaque jour plus d’empire sur lui, il n’eut plus le projet de prendre M. de Servière pour confident de son crime. Il se berça de ces vieux paradoxes que la jeunesse rappelle quand ils lui sont utiles, l’amour platonique, une amitié innocente et pure, chimères impossibles qu’on ne caresse pas long-temps de bonne foi, mais qui servent de mas que à nos passions.

Cependant cet amour, dont madame de Servière feignait de ne pas comprendre la violence, flattait à-la-fois sa vanité et son oisiveté. On la louait beaucoup dans le monde, elle était entourée d’hommages empressés et cérémonieux, mais c’était la première fois qu’elle se voyait l’objet d’un sentiment passionné, que le respect contenait encore, mais qui prendrait son essor au moindre regard d’encouragement. Certes, madame de Servière croyait qu’elle n’en viendrait jamais à cette condescendance ; elle croyait que M. de Sernan ne lui inspirerait jamais le moindre intérêt ; elle se répétait même souvent que ce n’était qu’un enfant sans usage, à qui il manquait cette élégance, ce fini de manières qui distinguaient les hommes de sa société habituelle. Mais toute fière , toute dédaigneuse qu’elle fût, l’amour de ce jeune homme commençait à marquer dans sa vie ; elle aimait à sentir qu’un regard passionné suivait tous ses mouvemens, que chacune de ses paroles était recueillie avec amour, avec admiration.

Ce fut alors qu’une lettre, qui datait de plus de deux mois, depuis l’installation d’Ernest chez madame de Servière, lui annonça l’arrivée d’Emma. Emma lui apprenait que les affaires de son beau-père étaient cause de ce retard, et que sa santé était encore en plus mauvais état ; qu’aussi il lui prenait des remords de venir mêler une existence flétrie et abattue à l’existence si brillante de son amie, et qu’elle se disposait de ne pas trop abuser de l’hospitalité qu’elle lui offrait ; d’autant qu’on lui recommandait expressément le repos le plus absolu, et qu’elle ne pourrait guère profiter des plaisirs que lui promettait Hortense. M. et madame de Servière étaient seuls quand cette lettre arriva. Hortense ne put s’empêcher de témoigner la crainte que madame de Verneuil ne se trouvât pas assez tranquille dans l’appartement qui était voisin du sien ;’elle ajouta qu’elle redoutait de troubler le repos qui lui était si nécessaire, en rentrant souvent au milieu de la nuit. Ces raisons étaient justes et frappèrent M. de Servière qui s’écria, en voyant entrer Ernest :

— « N’est-il pas vrai, mon jeune ami, que cela vous sera tout-à-fait indifférent de changer d’appartement ? vous prendrez celui que ma femme a fait préparer auprès du sien, il vous convient beaucoup mieux qu’à madame de Verneuil que nous attendions depuis long-temps, et qui arrive enfin aujourd’hui. Il n’y a aucun inconvénient, vous êtes l’enfant de la maison, et nous vous traitons sans cérémonie. »

Et sans attendre la réponse d’Ernest, il traversa le boudoir de sa femme, qui était voisin du petit salon où on avait tout préparé pour madame de Verneuil. M. de Servière fit remarquer à son pupille un escalier dérobé qui lui donnait la faculté de sortir et d’entrer sans déranger madame de Servière ; et, s’assurant que la serrure qui fermait le boudoir était en bon état, il ajouta :

« — Vous voyez, mon cher ami, que vous serez parfaitement bien, et très-libre. »

Ernest balbutia quelques mots d’excuses sur l’embarras qu’il causait ; il fut même jusqu’à proposer de chercher un logement ailleurs, mais son émotion était si violente, que madame de Servière, en le regardant, comprit toute l’importance qu’il attachait à ce que l’on n’acceptât pas sa proposition. Sans doute elle croyait ne voir cet arrangement qu’avec indifférence, mais si elle avait voulu réfléchir, elle se fût avoué qu’il eût été repoussé avec dédain deux mois auparavant.

Tout étant terminé, M. de Servière ferma lui même la porte de communication ; et sa femme, voulant donner à madame de Verneuil une preuve d’attention, monta en voiture et fut au-devant d’elle.

Pour la première fois, madame de Servière pensa aux embarras qu’allait lui causer une personne malade chez elle. M. de Servière aimait le faste, l’éclat : tous les hivers il donnait plusieurs bals, c’était autant par goût pour les fêtes que pour complaire à l’empereur, qui aimait que les personnes attachées à sa maison eussent de la représentation. Ces réflexions disposèrent assez mal madame de Servière ; le temps était pluvieux et froid, la course qu’elle faisait l’ennuyait assez : c’était une femme parfaitement égoïste, qui se sentait rarement disposée à faire quelque chose pour les autres ; elle était venue au-devant d’Emma par désœuvrement, par un mouvement irréfléchi ; mais la fatigue et l’ennui étaient arrivés vite, et elle allait retourner sur ses pas, quand elle aperçut venant à elle une calèche très-modeste ; elle regarda avec attention pour découvrir si c’était Emma : quoi qu’elle ne l’eût pas vue depuis six ans, elle se croyait certaine de la reconnaître à l’instant, et elle fut persuadée que la charmante personne qui était dans cette voiture ne pouvait être cette petite pensionnaire dont la figure n’annonçait jadis rien de remarquable. Cependant un vieillard à côté d’une jeune femme, et la voiture venant sur la route de La Rochelle, annonçaient que c’était Emma. Mais plus elle avançait, plus madame de Servière voulait douter ; car jamais figure plus intéressante, plus gracieuse ne l’avait frappée ; et à mesure qu’elle s’assurait que c’était sa compagne d’enfance, elle sentait une humeur marquée, un sentiment plus pénible envahir son âme, et en chasser tous les souvenirs d’amitié. Les deux voitures s’arrêtèrent ; la jeune femme s’élança de la sienne et tomba dans les bras de madame de Servière.

« Hortense, ma bonne Hortense, répétait-elle avec un accent si tendre et si doux qu’il émut un instant l’âme froide à qui elle s’adressait, est-ce toi que je revois après tant d’années ?… »

M. de Verneuil était venu présenter ses hommages à madame de Servière qui, après un léger mouvement d’attendrissement passé, s’écria :

— Heureusement, Emma, vous n’êtes point si mal que je le croyais d’après vos lettres ; quoiqu’un peu pâle, vous êtes bien, très-bien, et surtout fort grandie.

— N’est-ce pas, dit M. de Verneuil, qu’elle est toujours jolie ? n’est-ce pas, madame, que la maladie semble respecter cette charmante enveloppe ? Tout le monde l’aime, l’admire, et mon pauvre fils…

Madame de Servière donna l’ordre de reprendre le chemin de Paris, comme pour distraire M. de Verneuil de l’impression pénible qu’il ressentait, ou plutôt parce qu’elle éprouvait au fond de l’âme une humeur réelle. C’était une femme très-ordinaire, sans beauté, sans élégance, qu’elle comptait accueillir, et au lieu de la petite pensionnaire timide et gauche qu’elle avait jadis protégée, elle retrouvait une femme dont la taille, élégante et bien prise, n’était même pas gâtée par un habit de voyage simple et peu avantageux ; un chapeau très-avancé laissait pourtant apercevoir des cheveux châtains-clairs, brillans et doux, ne voilant qu’à demi un front pur et blanc ; les yeux d’Emma d’un brun clair avaient une expression spirituelle et naïve à-la-fois ; ils souriaient en même temps qu’une bouche si jeune et si fraîche, qu’on eût regretté qu’elle fût plus petite, car on n’eût pu apercevoir aussi bien de charmantes petites dents. Cette gracieuse physionomie, sans perfection peut-être, était si attrayante qu’elle inspirait, au premier coup d’œil, un penchant irrésistible, et un son de voix mélancolique donnait un attrait de plus à l’aimable femme. La grace attrayante d’Emma excita un mouvement d’envie très-amer dans l’âme de la brillante Hortense, elle, qui s’était crue jusque là sans rivale en beauté, frémit de colère en pensant qu’elle ne pouvait en avoir une plus dangereuse que cette jeune malade si abattue, que cette provinciale qu’elle s’était plue à se figurer gauche et dépourvue de grâces. Dès ce moment une gêne inexplicable, une froideur qu’elle eut beaucoup de peine à cacher, s’empara du cœur de madame de Servière ; et quand elle eut conduit Emma à l’appartement qu’elle lui destinait et qu’elle eut pu la quitter, elle respira, car la contrainte qu’elle venait de s’imposer avait cruellement coûté à son âme sèche et orgueilleuse.



Demeurée seule et livrée à ses réflexions, madame de Servière maudit l’imprudent entraînement qui l’avait engagée à attirer madame de Verneuil chez elle. Hortense n’était point la seule femme qui se fût promptement repentie de s’être livrée à un premier mouvement, que les femmes décorent souvent du nom d’amitié, et qui naît presque toujours, chez elles, de l’oisiveté et de l’ennui.

Depuis l’instant où madame de Servière avait offert l’hospitalité à Emma, sa vie avait pris un intérêt qui l’empêchait de ressentir encore le vide qui l’avait ramenée aux souvenirs de sa première enfance. Sans doute elle n’aimait pas, mais elle se croyait aimée ; elle savait qu’il y avait un être qui écoutait avec ivresse toutes les paroles qui sortaient de ses lèvres ; elle croyait enfin qu’Ernest la trouvait ce qu’il y avait de plus adorable au monde ; sa vanité était satisfaite, son esprit était occupé, c’était assez pour qu’elle regrettât de s’être donné un obstacle, un témoin gênant ; elle se lassait déjà de cette amitié de femme dont elle n’apercevait plus que la charge. Depuis qu’elle avait revu Emma, elle s’avouait enfin, car on ne peut toujours dissimuler avec soi-même, que si elle l’avait sue aussi élégante, aussi aimable, elle ne l’eût point attirée chez elle. Long-temps elle chercha le sommeil, et long-temps l’image gracieuse de madame de Verneuil vint rembrunir ses rêves ; elle la retrouva au réveil, et son désappointement, son humeur, la sui virent dans la première visite qu’elle lui rendit. Emma était plus souffrante, plus abattue que la veille : le mouvement du voyage endort ordinairement les douleurs, mais quand l’instant du repos est arrivé elles reprennent plus fortement.

« — Ma chère Emma, dit madame de Servière avec quelque embarras, vous avez paru craindre que ma maison ne vous présentât pas assez de calme, mais ce petit appartement est parfaitement disposé pour que vous goûtiez le repos qui vous est si nécessaire ; persuadez-vous bien que vous êtes chez vous, ne descendez pas de quelques jours, si cela vous convient, M. de Servière viendra vous témoigner tout le plaisir qu’il a de vous voir dans sa maison ; je monterai aussi souvent que je le pourrai, vous vous soignerez, vous suivrez scrupuleusement le traitement que les médecins vous prescriront, et, j’en suis sûre, vous retournerez bientôt chez vous parfaitement rétablie.

« - Aujourd’hui j’accepte votre proposition avec reconnaissance , répondit Emma, mais quand je me serai reposée, je me réunirai à vous, ma chère Hortense, car j’ai plus besoin de votre présence et de votre amitié, que de médicamens qui me fatiguent et qui m’ont été jusqu’à présent inutiles. »

Madame de Servière quitta Emma un peu moins contrariée, car elle se croyait encore libre pour quelque temps, mais les tourmens de son orgueil n’étaient pas à leur fin. M. de Servière, qui avait été voir madame de Verneuil, ne parla, durant le dîner, que de sa grâce, de l’expression angélique et fine de son sourire.

« - En vérité, ajouta-t-il, ma chère Hortense, vous ne m’aviez pas dit que votre amie était aussi bien. C’est une perle cachée en province, fort heureusement pour nos femmes de Paris, car elle leur enleverait facilement leur grande réputation de beauté dont elles sont si fières. Ernest, vous êtes romanesque et sensible, eh bien ! figurez-vous que vous allez vous trouver parfaitement en rapport avec cette charmante Emma, car non seulement sa figure est gracieuse, spirituelle, mais elle est empreinte aussi d’une douceur et d’une sensibilité qui donnent seules du charme à la beauté ; sa voix, dont le timbre est pure et argentin comme celui d’un enfant, est une séduction nouvelle. Nous avons parlé littérature, musique ; elle est fort instruite, je vous assure, et possède même, à ce qu’il paraît, des talens remarquables. Aussi, madame, me suis-je hâté de faire monter votre harpe chez elle, car depuis long-temps vous ne vous en servez plus.»

Pendant que son mari parlait, la figure si calme et si belle de madame de Servière s’était contractée, elle avait pâli et rougi de colère, et, malgré elle, ses yeux s’étaient tournés vers Ernest, qui semblait écouter avec intérêt ce que venait de dire son ami. M. de Servière reprit :

« — Je lui ai parlé de vous, Ernest, je lui ai dit que vous étiez fou de musique, et que, quand elle serait bien reposée, nous passerions quelques soirées à nous en occuper.

« — Voilà une brillante perspective que vous présentez à M. de Sernan, s’écria Hortense. Emma n’avait aucune disposition pour la musique quand elle était en pension, et je ne présume pas que ce soit en province qu’elle ait puisé les perfections dont vous la gratifiez, monsieur ; quant à son esprit, tout en l’aimant beaucoup, je suis forcée de convenir qu’il était fort ordinaire et qu’il n’annonçait surtout rien de piquant. »

Madame de Servière prononça ces paroles avec une amertume qui frappa Ernest ; elle ne savait pas combien il y avait d’observation, d’esprit et d’âme dans cet enfant qu’elle traitait sans conséquence ; elle ne savait pas que sa passion, qu’elle croyait si profonde, n’était que le premier égarement des sens d’un jeune homme sensible et impressionnable, et que, dans cette imagination fraîche et pure, la douceur et la bonté étaient des attraits encore plus puissans que l’entourage éclatant qui avait commencé à monter son imagination et à lui tourner la tête.Aussi quand madame de Servière avait parlé avec peu d’indulgence de cette pauvre Emma, si malade et presque abandonnée, Ernest avait détourné ses regards de l’éclatante beauté d’Hortense, pour rêver doucement à cette femme qu’on disait si intéressante, et qui, en si peu de temps, avait perdu tous les liens qui l’attachaient au monde.

Il quitta de bonne heure le salon de madame de Servière pour rentrer chez lui : l’appartement de ma dame de Verneuil était au-dessus du sien, et quand vint l’heure du repos, il pensa plus à elle qu’au boudoir d’Hortense dont il était si voisin.

Cependant plusieurs jours se passèrent, et on aurait pu oublier que madame de Verneuil habitait la maison, si M. de Servière, trop bien élevé pour négliger ce qu’il devait à une femme dont il était l’hôte, n’était monté souvent chez elle pour la voir et la presser de descendre chez sa femme. Mais Emma était trop timide, et avait surtout trop de tact, pour céder à des instances que M. de Servière lui adressait seul, car Hortense, tout en se montrant remplie d’attentions et d’égards pour elle, ne faisait aucun effort pour décider son amie à vivre moins retirée ; au contraire elle l’interrogeait avec empresement sur les livres, sur la musique, qui pouvaient la distraire, et elle se hâtait de les lui envoyer. Puis elle lui dépeignait sans cesse les ennuis et les fatigues qui accompagnaient les plaisirs du monde, et, comme si elle eût entièrement oublié l’éloge qu’elle en avait fait dans ses lettres, elle se montrait si dédaigneuse des distractions qu’elle vantait tant naguère, que, malgré la simplicité de son caractère, Emma ne pouvait s’empêcher de trouver un peu d’affectation dans son langage.

Il faut le dire aussi, plus un caractère est vrai et confiant, plus il a, pour ainsi dire, une peur d’instinct de ceux qui ne possèdent pas les mêmes qualités ; et, depuis qu’Emma avait revu son ancienne compagne, elle se sentait moins de désir de vivre avec elle dans l’intimité ; son cœur reconnaissant s’alarmait, il est vrai, de se trouver si ingrate, mais les paroles s’arrêtaient sur ses lèvres quand elle voulait s’exprimer avec confiance et abandon ; elle sentait qu’Hortense avait une âme sèche, qui ne comprendrait pas la sienne ; elle sentait qu’il n’y avait rien de vrai dans ces paroles flatteuses que le monde avait appris à madame de Servière ; elle se disait enfin que si c’était elle qui exerçât l’hospitalité, cette hospitalité serait moins fastueuse, mais ferait plus de bien au cœur.

Près de deux mois s’étaient écoulés ; M. de Servière, commençant à s’étonner de l’obstination de madame de Verneuil de ne point se joindre à eux, en parla à sa femme dans des termes qui la mirent dans la nécessité de presser Emma de ne plus s’isoler ainsi.

« — Je ne crois point, avait dit M. de Servière, que cette profonde solitude soit profitable à la santé de madame de Verneuil ; le docteur S…, a qui j’en ai parlé, n’a aucun espoir de la guérir. Il l’a condamnée ; mais sa vie peut se prolonger plus ou moins, suivant le bonheur et le repos qu’elle trouvera ici-bas.

« — Condamnée ! répéta Ernest avec terreur. Quoi ! si jeune, il n’y aurait plus d’espérance ?

« — Aucune. Aussi devons-nous, autant que possible, embellir une vie si fragile ; et, j’ose l’exiger, Hortense, obtenez de votre amie qu’elle se joigne souvent à nous. »

Madame de Servière ne put ainsi se dispenser de presser Emma de descendre dès le lendemain pour le dîner de famille. Elle l’assura qu’il n’y aurait point d’étrangers.

« C’est donc, demanda madame de Verneuil, un parent à vous ou à M. de Servière qui habite votre hôtel ?

« — C’est le pupille de M. de Servière, répondit Hortense avec contrainte ; il recherche peu la société des femmes, et son caractère est plus sérieux que ne devrait le comporter son âge.

« — Il aime du moins beaucoup la musique, dit Emma avec simplicité. Souvent vous êtes au bal, il reste chez lui ; plusieurs fois, le soir, j’ai été au moment de cesser de pincer de la harpe, dans la crainte de le déranger de ses études, qui pouvaient être sérieuses. Mais il restait de longues heures appuyé sur sa fenêtre et semblait écouter.

« — Et vous n’étiez pas fâchée d’avoir un auditeur aussi attentif, prononça madame de Servière avec dépit ; l’avez-vous jamais vu ?

« — De trop loin pour le distinguer ; car, vous le savez, Hortense, je ne suis point sortie de mon appartement.

« — Puisque vous vous croyez assez forte pour le faire maintenant, dit Hortense avec un peu d’aigreur, à demain donc. » Et madame de Servière quitta l’appartement de madame de Verneuil, la laissant un peu affligée du peu d’amitié qu’elle venait de lui témoigner.

« — Mais je ne m’en étonne pas, se dit Emma avec tristesse ; je n’ai rien pour plaire à une femme du monde brillante et gaie, et je crains de bien mal réussir dans sa société où je n’apporterai que de la mélancolie. »

Madame de Servière était rentrée chez elle avec un redoublement d’humeur, qu’elle cherchait vainement à cacher. M. de Servière parlait politique dans un coin du salon ; Ernest était seul près de la cheminée ; il était revêtu d’un nouvel uniforme ; jamais elle ne l’avait vu autant à son avantage ; le changement qui s’était opéré en lui depuis quelques mois la frappa ; il avait perdu la trop grande timidité qui empêche de montrer tous ses avantages ; il ne lui fallait plus que quelques succès auprès d’une femme, pour devenir un des hommes les plus remarquables de Paris, et ce ne serait peut-être pas à elle qu’il le devrait ; bientôt une autre femme allait vivre dans son intimité, elle lui enlèverait peut-être cet hommage naïf et pur dont sa vanité était si touchée. Hortense ne put supporter cette pensée ; ses regards devinrent moins sévères, mais Ernest restait profondément rêveur.

« Est-ce donc à l’uniforme que vous venez de quitter que vous donnez des regrets, M. de Sernan, dit Hortense, ou celui que vous venez de revêtir annonce-t-il à vos amis que vous allez les quitter ?

« — Je ne pense guère à mon avenir, madame, répondit Ernest ; il est si difficile d’être heureux.

« — La difficulté vient peut-être de vous-même, » prononça Hortense d’une voix douce.

Elle s’attendait que les regards d’Ernest allaient lui répondre que son bonheur ne dépendait que d’elle ; mais il reprit avec découragement :

« — Quand on aurait devant soi une perspective assurée de bonheur, n’est-il pas affreux de voir le malheur d’une autre sans y pouvoir remédier ? Cette jeune Emma, par exemple, votre amie, madame, est-il donc vrai qu’il n’y a point de remède à sa maladie ? »

Madame de Servière mordit ses lèvres avec violence pour comprimer sa colère, mais elle ne put s’empêcher de dire avec ironie :

« M. de Servière aime à mettre du tragique dans tout, mais je ne crois pas que la position d’Emma soit dangereuse comme il le dit. Elle a encore la force de faire de la musique tous les soirs, vous le savez, monsieur. »

Ernest rougit légèrement, et ne fut pas faché que M. de Servière, en se rapprochant, lui évitât la peine de répondre.

« — Mon cher Ernest, lui dit celui-ci, il vous faut aller demain à la campagne, chez le général de F…, le remercier de ce qu’il vous a accepté pour aide-de-camp. Peut-être ne pourrez-vous revenir le soir, mais enfin vous ferez comme vous voudrez.

Madame de Servière respira, c’était un jour de gagné pour qu’Ernest ne se trouvât point avec Emma ; mais elle ne tarda pas à rougir d’avoir pu craindre une telle rivale.Y a-t-il une comparaison à faire, pensa-t-elle avec orgueil, de sa figure pâle et malade, avec la mienne si brillante et si animée ? et l’orgueilleuse se plaisait à voir sa belle tête se refléter dans les glaces

qui l’environnaient.

Le lendemain, à l’heure du dîner, Emma descendit quoiqu’elle se sentît plus malade qu’elle ne l’avait été depuis long-temps ; madame de Servière pensa que ce serait une raison pour qu’elle se retirât de bonne heure, et elle annonça qu’elle-même se trouvait légèrement indisposée. Mais la soirée était peu avancée quand M. de Sernan parut. Les regards inquisiteurs d’Hortense suivirent les siens avec défiance ; il lui sembla qu’il examinait Emma avec une profonde attention, et jamais, peut-être, Hortense ne l’avait vue plus à son avantage ; ses longues paupières baissées ombraient ses joues pâles, et donnaient une expression angélique à sa figure de madone, son vêtement noir rendait sa taille encore plus mince et plus élancée, et comme une fleur délicate qui ne peut tenir sur sa tige, sa tête doucement penchée semblait réclamer un appui. Ce n’était point une beauté comme madame de Servière, qui éblouissait les yeux et les frappait d’admiration, on ne pensait même pas à louer aucun de ses traits en la voyant, on cédait sans réflexion au charme attractif qui ne permettait pas de la juger.

« C’est bien aimable à vous, mon cher Ernest, s’écria M. de Servière, d’être revenu de bonne heure ; vous arrivez, j’en suis sûr, pour que je vous présente à la compagne d’enfance de ma femme, à madame de Verneuil ; vous nous avez entendu plus d’une fois regretter qu’elle voulût rester dans la solitude, et j’espère que vous nous aiderez à l’en dégoûter entièrement. Si pour commencer, nous faisions un peu de musique, madame de Verneuil pince de la harpe et chante comme un ange ; et vous, ma chère Hortense, peut-être vous souviendrez-vous un peu de votre piano.

« — Faites-moi grâce pour ce soir, monsieur, interrompit madame de Servière avec hauteur, je me sens assez indisposée.

« — Je vais me retirer, dit madame de Verneuil en se levant, j’espère, ma chère Hortense, que demain vous serez tout-à-fait bien.

« — Vous êtes libre ce soir, dit M. de Servière en offrant sa main à madame de verneuil. Mais à présent que vous nous avez cédé, il ne vous sera plus permis de nous abandonner. »

Madame de Servière était demeurée seule avec Ernest ; elle leva les yeux, s’attendant à voir les siens fixés sur elle, mais Ernest paraissait rêveur et ne la regardait pas.

Elle sonna avec violence et demanda du thé.

« — Est-ce que vous souffrez, ma chère Hortense, dit M. de Servière en rentrant, vous êtes pâle.

« — Vraiment, monsieur, il est temps que vous daigniez vous en apercevoir. J’ai une migraine qui me fait horriblement souffrir. » — Ernest ne paraissait pas entendre.

« — Non, je ne veux pas de thé, s’écria-t-elle, il m’énerverait encore, demandez-moi… » Mais le désir et la volonté de madame de Servière ne purent être connus, car elle tomba évanouie ; M. de Servière arracha la sonnette, et courut à la porte pour demander du secours, et Ernest se précipita vers elle pour la secourir. Sans doute il était affecté de ce qu’elle paraissait éprouver, même il ressentait une émotion violente ; elle était si belle, et presque dans ses bras ! Cependant, en voyant approcher M. de Servière, il lui céda sa place, et après s’être assuré qu’Hortense, rentrée chez elle, se trouvait beaucoup mieux, il se retira lui-même dans son appartement.

Quoique l’émotion d’Ernest ne fût pas aussi vive qu’elle l’eût été quelque temps auparavant, il était touché de l’état d’Hortense, mais à cette image, qui avait encore quelqu’empire sur son âme, s’unissait le souvenir pur et candide d’Emma ; sans doute elle n’était pas belle comme Hortense, et le sentiment qu’elle lui inspirait n’était ni violent, ni tumultueux comme ce qu’il avait ressenti la première fois qu’il avait vu madame de Servière ; mais ce sentiment était calme et d’une douceur ineffable qui faisait du bien à son âme agitée par une effervescence coupable.

Quoiqu’il n’eût jamais avoué positivement son amour à Hortense, il ne se reprochait pas moins de le lui avoir laissé deviner. M. de Servière était un intime ami de son père, il avait soigné son enfance, il était son hôte enfin, et le cœur d’Ernest était encore assez pur, assez naïf pour se reprocher d’avoir eu la pensée de violer les droits de l’hospitalité. Peut-être, il faut l’avouer, sa conscience ne parlait-elle si haut que parce que sa passion avait perdu de sa puissance ? Peut-être enfin, sa raison venait-elle de ce qu’il avait trouvé madame de Servière moins aimable, moins belle dans la soirée qui venait de s’écouler ? La colère enlaidit la plus belle des femmes : Ernest ne devinait pas le motif de celle de madame de Servière, mais il avait remarqué la froideur avec laquelle elle avait accueilli son amie malade ; et déjà un chagrin d’Emma était une offense envers lui. Enfin la passion d’Ernest en était arrivée à ce désenchantement qui permet d’écouter la raison, et il s’avouait que madame de Servière manquait de ce charme que donnent la bonté et la douceur. Il se rappelait l’âcreté de ses paroles quand elle parlait des femmes, et cependant, sans fatuité, il pouvait se dire qu’elle avait paru souvent touchée de ses regards, et qu’elle avait déployé à son égard une coquetterie bien perfide.

Plusieurs heures se passèrent ; tout paraissait calme dans la maison, mais M. de Sernan ne songeait point à prendre du repos ; une agitation pénible le tenait éveillé, quand il entendit un sourd gémissement ; il prêta l’oreille, il lui parut venir de l’appartement au-dessus du sien : c’était celui qu’occupait madame de Verneuil. Il avait entendu dire plusieurs fois, à M. de Servière, que l’état d’Emma était inquiétant ; que son médecin craignait, à chaque instant, que quelque accident augmentât le danger. La froideur que lui avait montrée madame de Servière pouvait l’avoir affectée ; elle n’avait autour d’elle ni parens, ni amis ; son beau-père était, depuis long-temps, retourné à La Rochelle ; elle luttait seule contre une maladie cruelle. Peut-être le retard de quelque se cours pouvait-il exposer sa vie ?

Cette crainte décida Ernest ; il sortit doucement de chez lui, descendit, et se plaça en face des fenêtres d’Emma. La faible lueur d’une lampe y brillait à peine, inquiet cependant, il allait réveiller quelque domestique de la maison, quand il vit la femme de chambre de madame de Verneuil traverser la cour avec rapidité ; elle allait faire lever le concierge pour l’envoyer chez le médecin ; madame de Verneuil était dans le plus grand danger.

« — Je n’ose faire avertir madame de Servière, disait la pauvre fille en pleurant, on dit qu’elle a été malade une partie de la nuit.

« — Retournez vers votre maîtresse, s’écria Ernest ; je cours moi-même chercher le médecin. »

Il s’élança dans la rue ; en moins d’un quart-d’heure il revint avec le docteur. Celui-ci pénétra dans la chambre de madame de Verneuil et laissa la porte entr’ouverte ; au bout de quelques momens Ernest entendit ces paroles effrayantes :

« — Réveillez madame de Servière, elle se meurt.

« — Elle se meurt ! répéta Ernest en poussant vivement la porte, et courant vers le lit où Emma, pâle comme un linceul, ses draps et ses vêtemens de nuit couverts de sang, présentaient l’aspect le plus touchant et le plus terrible.

« — Oui, elle se meurt, répéta à voix basse le médecin ; elle vient d’être prise d’une hémorragie de poitrine qui peut avoir les suites les plus funestes. »

Et tout en parlant, il imprégnait le front et la bouche d’Emma d’une eau glacée.

« — Pourquoi n’être pas venu me prévenir plus tôt ? » dit-il en donnant une bougie à tenir à Ernest ; et, saisissant un des bras de madame de Verneuil, il releva la manche de son vêtement de nuit, et ouvrit une de ses veines ; le sang coula, Emma fit un léger mouvement et ouvrit les yeux.

« — Dieu merci, dit le médecin, avec des soins et les plus grandes précautions, cet accident peut ne point avoir de suites trop funestes. Mais vous êtes bien coupable, continua-t-il en s’adressant à la femme de chambre, il fallait éveiller toute la maison ; il fallait…

« — Ne la grondez pas, docteur, interrompit madame de Verneuil d’une voix faible, je croyais que ce ne serait rien, et je ne voulais déranger personne. Mais, qui donc vous a été chercher ?

« — Monsieur, répondit le docteur en écartant le rideau qui cachait Ernest ; et je vous réponds que nous n’avons pas perdu une minute. »

Emma souleva ses paupières faibles et pesantes, et rencontra le regard d’Ernest. Elle voulut balbutier un remercîment, mais la parole expira sur ses lèvres.

« — Ne parlez pas, il vous est défendu de prononcer une seule parole, dit le docteur, il y va de votre vie ; et puis il vous faut une garde habile : je vais vous faire une ordonnance. » Et il prit la lumière pour s’approcher d’une table. La femme de chambre était descendue ; Ernest était demeuré près du lit, et ne pensait pas à s’éloigner. Une pitié profonde et pourtant remplie de douceur s’était emparée de lui, à la vue de cette pauvre jeune femme, luttant ainsi contre une mort qui semblait inévitable : sa figure angélique couverte d’une pâleur qui en relevait encore la délicatesse et la perfection, cette obscurité qui les environnait, ce presque tête-à-tête, tout cela produisit sur Ernest une impression vive et mélancolique, qui devait graver l’image d’Emma dans son cœur, d’une manière ineffaçable. La main d’Emma, pâle et amaigrie, était étendue sur le lit, elle la souleva lentement.

« — Vous désirez quelque chose, dit Ernest en se baissant et prenant dans les siennes cette main, si délicate qu’il crut tenir celle d’un enfant. Oh ! me parlez pas, ne parlez pas…

« — J’ai bien soif, » prononça-t-elle d’une voix faible Le docteur, la tête appuyée sur une de ses mains, semblait profondément occupé de l’ordonnance qu’il composait. Ernest prit une coupe placée près de la malade, et, la soulevant avec précaution, il fit boire Emma. Un bonheur inexplicable, une sensation qu’on n’éprouve peut-être qu’une fois dans la vie, fit tressaillir son cœur d’une émotion à-la-fois si délicieuse et si sombre, qu’il se dit que jamais elle ne pourrait lui devenir indifférente, cette femme qui venait de lui faire éprouver un sentiment si nouveau et si profond.

Emma était encore dans ses bras, quand la porte s’ouvrit ; c’était madame de Servière. Elle tenait une bougie à la main. D’abord elle s’avança avec empressement, et une inquiétude assez vive se lisait dans ses traits ; mais, à la vue d’Ernest, elle recula : ses joues se couvrirent de rougeur, et le feu de la colère anima subitement ses yeux.

« — Madame, dit le docteur en s’approchant d’elle, la manière dont vous m’avez recommandé madame de Verneuil, l’amitié que vous lui portez, l’intérêt qu’elle inspire, tout m’annonce que, bien certainement, rien ne sera négligé chez vous. Les plus grands soins, les plus minutieuses précautions sont nécessaires à cette jeune dame, car elle est en danger.

« — En danger ! répéta machinalement madame de Servière, oui, oui, docteur, j’y veillerai, je vous réponds qu’aucun soin ne sera négligé. Mais, comment se fait-il que M. de Sernan… ?

« — S’il n’était pas venu me chercher si promptement, répondit le docteur, peut-être madame n’existerait plus maintenant. Mais il faut, à l’instant même, une garde expérimentée ; il faut que la malade n’entende pas le plus léger bruit, ne prononce pas une parole. Je reviendrai toutes les trois heures, tant que le danger durera ; mais je crains… »

Ernest s’approcha et interrogea encore le docteur d’une voix tremblante. Le médecin répéta ce qu’il avait dit, puis il sortit. M. de Sernan ne pouvait se décider à quitter cette chambre ; il lui semblait que c’était abandonner Emma à un danger plus pressant encore ; il lui semblait que le sentiment qu’il éprouvait devait la garantir de la mort. Il ne répondait même pas à madame de Servière qui, pour la seconde fois, lui demandait comment il avait été instruit du danger d’Emma. La femme de chambre raconta enfin comment cela s’était passé.

« Je vais vous envoyer quelqu’un pour vous aider, dit alors madame de Servière ; au moindre accident vous me ferez avertir. ».

Elle s’approcha du lit ; Emma avait les yeux fermés, sa pâleur était effrayante.

« — Mon Dieu ! s’écria-t-elle avec terreur, est-ce qu’elle ne serait plus ?

« — Elle vit, dit Ernest, qui était demeuré près du lit dans une complète immobilité, elle vit, j’en suis sûr. »

Il y avait dans ces paroles, dans l’assurance avec laquelle Ernest affirmait l’existence d’Emma, comme la conscience d’une intimité subite qui l’avait lié à son sort, qui le rendait responsable de sa vie, et qui blessa vivement madame de Servière.

« — Je ne puis rien faire de plus que ce que j’ai or donné, reprit-elle avec amertume, aussi je me retire ; et vous, monsieur, voulez-vous donc demeurer ici ? » Il hésita un instant, puis il la suivit. Il comptait la quitter près de son appartement, quand elle l’arrêta.

« — Je vous croyais beaucoup moins sensible, prononça-t-elle avec dépit ; j’ai été fort souffrante hier soir, et pour moi, la femme de votre tuteur, de votre ami, votre intérêt s’est exprimé d’une manière bien moins empressée. Vous connaissez si peu madame de Verneuil.

« - Il est vrai, répondit Ernest, mais elle m’est apparue au milieu d’un danger qui ne laisse écouter que la pitié. Elle est seule, sans famille, presque mourante ; vous, madame, toutes les prospérités vous environnent ; à la moindre indisposition on vole au-devant de vos désirs…

« — Prétendriez-vous faire entendre, monsieur, que madame de Verneuil n’est pas bien chez moi ?

« — À Dieu ne plaise que j’aie une telle pensée, madame, vous connaissez trop les devoirs de l’hospitalité. Mais qu’est-ce que cela auprès de l’empressement d’un être qui serait tout à elle, qui vivrait de sa vie, de sa vie si faible et si fragile…

« — Quelle chaleur ! interrompit avec humeur madame de Servière ; si madame de Verneuil n’était ni jeune ni jolie…

« — Jolie ! ah ! qui penserait si la beauté lui manque. Quoi ! madame, elle se meurt, et vous croyez que j’ai - songé à sa beauté.

« — Ernest, dit Hortense en le nommant ainsi pour la première fois, vous m’affligez ; me croiriez-vous insensible, croiriez-vous donc que je ne sais pas aimer ? »

Madame de Servière était seulement enveloppée d’un long peignoir blanc ; ses cheveux en désordre et détachés couvraient à demi son cou et ses épaules. La séduction de sa beauté, les regards de tendresse qu’elle jetait sur Ernest réveillèrent un instant la passion qu’il avait eue pour elle. Il prit sa main, qu’elle avait appuyée doucement sur son bras. Cette main était bien belle, mais sa pression me fut point à l’âme d’Ernest comme celle qu’avait produite la main mourante d’Emma. Ce qu’il éprouvait était inexplicable ; il se sentait le besoin d’être seul pour le comprendre lui même. Un autre besoin plus puissant le dominait aussi ; le docteur avait dit qu’il reviendrait toutes les trois heures, et toutes les trois heures Ernest voulait savoir ce qu’il penserait de l’état de madame de Verneuil.

« — Vous avez besoin de repos, madame, dit-il en se disposant à sortir ; vous avez besoin de repos, j’aurais dû vous laisser.

« — Je ne dormirai pas, je ne pourrai dormir ; Ernest, pourquoi me quitter si vite ? »

Quelle singulière bizarrerie règne dans le cœur de l’homme. Ces mots, la veille encore, Ernest les eût entendus avec transport ; maintenant il n’en sentait que l’inconvenance et il persista à vouloir se retirer. Non que la beauté de madame de Servière ne lui inspirât encore beaucoup d’admiration, mais cette admiration se taisait devant le souvenir d’Emma mourante. Ce souvenir était déjà plus puissant qu’une femme séduisante et presque tendre.

Cependant, au bout de quelques jours, le danger dans lequel avait été madame de Verneuil disparut ; les médecins avertirent cependant qu’une trop vive émotion la tuerait, et ils ordonnèrent de redoubler de soins et de précautions. Ernest savait tout cela, car, dix fois le jour, il demandait des nouvelles d’Emma, et dans le silence de la nuit, il retenait son souffle pour écouter si une plainte d’elle ne viendrait pas jusqu’à lui.

Pourtant, quand son inquiétude pour elle fut calPage:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/367 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/368 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/369 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/370 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/371 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/372 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/373 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/374 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/375 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/376 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/377 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/378 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/379 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/380 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/381 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/382 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/383 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/384 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/385 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/386 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/387 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/388 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/389 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/390 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/391 Page:Collectif - Le livre rose - 1.pdf/392 dit-elle à l’homme qui se présenta, crevez un de mes chevaux, mais remettez cette lettre à M. de Verneuil, et, sur votre vie, ne revenez pas sans lui.

Une minute après, le messager sortait au grand galop de l’hôtel. Madame de Servière mit le pied sur la première marche qui conduisait chez Emma. « Je n’irai pas, dit-elle en revenant sur ses pas, c’est une voix amie qu’il faut entendre à cet instant suprême ; » et elle rentra chez elle, en proie à une anxiété déchirante.

Enfin une voiture entra dans la cour, M. de Verneuil en sortit précipitamment, Ernest et M. de Servière le suivaient ; Hortense entendit leurs pas au-dessus de sa tête, puis elle n’entendit plus rien. C’est que la mort était là avec son calme et son éternel silence ; c’est qu’elle commandait aux hommes et qu’elle devait être obéie.

Emma était morte.

« Monsieur, dit un prêtre resté seul à son chevet, la mourante m’a fait promettre de vous demander de lire son dernier adieu près de son cadavre.»

M. de Verneuil saisit une des mains glacées d’Emma, et de l’autre il porta le papier à ses yeux baignés de larmes. Elle demandait grâce, elle demandait pardon, elle jurait qu’elle n’avait point manqué à ses devoirs, mais elle avouait qu’elle aimait Ernest.

« Ma mort efface ce crime involontaire, disait-elle ; Charles, au nom de nos enfans qui sont au ciel, je vous demande de ne point exposer votre vie, et de respecter celle de M. de Sernan ; c’est ma dernière prière.

« Sa dernière prière, reprit le prêtre d’une voix solennelle en posant le crucifix sur la poitrine de la morte ; elle a prié, elle, et Dieu commande. »