Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 01/11


HISTOIRE DU VIZIR NOUREDDINE,
DE SON FRÈRE LE VIZIR CHAMSEDDINE ET
DE HASSAN BADREDDINE


Alors Giafar Al-Barmaki dit :

« Sache, ô commandeur des Croyants, qu’il y avait, dans le pays de Mesr[1], un sultan juste et bienfaisant. Ce sultan avait un vizir sage et érudit, versé dans les sciences et les lettres, et ce vizir était un vieillard fort âgé ; mais il avait deux enfants semblables à deux lunes : le grand s’appelait Chamseddine et le petit s’appelait Noureddine[2] ; mais Noureddine, le petit, était certainement plus beau et mieux fait que Chamseddine, qui, d’ailleurs, était parfait ; mais Noureddine n’avait pas son égal dans le monde entier. Il était si admirable que sa beauté était connue dans toutes les contrées, et beaucoup de voyageurs venaient en Égypte, des pays les plus éloignés, rien que pour le plaisir de contempler sa perfection et les traits de son visage.

Le sort fit que le vizir, leur père, mourut. Et le sultan en fut fort affligé. Aussi il fit venir les deux enfants, et les fit s’approcher de lui, et leur fit revêtir une robe d’honneur, et leur dit : « Dès ce moment vous occuperez auprès de moi les fonctions de votre père. » Alors ils se réjouirent et embrassèrent la terre entre les mains du sultan. Puis ils firent durer tout un mois les cérémonies funèbres de leur père ; et, après cela, ils entrèrent dans leur nouvelle charge de vizirs ; et chacun d’eux remplissait à tour de rôle, pendant une semaine, les fonctions du vizirat. Et quand le sultan allait en voyage, il ne prenait avec lui que l’un des deux frères.

Or, une nuit d’entre les nuits, il se fit que, le sultan devant partir le lendemain matin, et le tour du vizirat pour cette semaine étant échu à Chamseddine, l’aîné, les deux frères s’entretenaient de choses et d’autres pour passer la soirée. Dans le courant de la causerie, l’aîné dit au cadet : « Ô mon frère, je dois te dire que mon intention est que nous songions à nous marier ; et que ce mariage se fasse la même nuit pour nous deux. » Et Noureddine répondit : « Agis selon ta volonté, ô mon frère, car je suis d’accord avec toi sur toutes choses. » Une fois que ce premier point eut été convenu entre eux, Chamseddine dit à Noureddine : « Lorsque, avec l’agrément d’Allah, nous nous serons unis à deux jeunes filles, et que nous aurons couché avec elles la même nuit, et lorsqu’elles auront enfanté le même jour et — si Allah le veut ! — donné le jour, ton épouse, à une petite fille et, mon épouse, à un petit garçon, eh bien, alors il nous faudra marier les enfants l’un à l’autre, en tant que cousins ! » Alors Noureddine répondit : « Ô mon frère, et alors que penses-tu demander à mon fils comme dot pour lui donner ta fille ? » Et Chamseddine dit : « Je prendrai de ton fils, comme prix de ma fille, trois mille dinars d’or, trois vergers et trois villages des meilleurs en Égypte. Et vraiment cela sera bien peu de chose en compensation de ma fille. Et si le jeune homme, ton fils, ne voulait pas accepter ce contrat, rien ne serait fait entre nous. » À ces paroles, Noureddine répondit : « Tu n’y songes pas ! Quelle est, en vérité, cette dot que tu veux demander à mon fils ? Oublies-tu que nous sommes deux frères, et que nous sommes, même, deux vizirs en un seul ? Au lieu de cette demande, tu devrais offrir à mon fils ta fille en présent, sans songer à lui réclamer une dot quelconque. D’ailleurs, ne sais-tu pas que le mâle vaut toujours plus que la femelle ? Or, mon fils est un mâle, et tu me réclames une dot que ta fille devrait elle-même apporter ! Tu fais comme ce marchand qui, ne voulant pas céder sa marchandise, commence, pour rebuter le client, par hausser au quadruple le prix du beurre ! » Alors Chamseddine lui dit : « Je vois bien que tu t’imagines vraiment que ton fils est plus noble que ma fille. Or, cela me prouve que tu manques tout à fait de raison et de bon sens, et surtout de gratitude. Car, du moment que tu parles du vizirat, oublies-tu que c’est à moi seul que tu dois tes hautes fonctions, et, si je t’ai associé à moi, c’est simplement par pitié pour toi et pour que tu puisses m’aider dans mes travaux. Mais, soit ! tu peux dire ce que bon te semble ! Mais, moi, du moment que tu parles de la sorte, je ne veux plus marier ma fille à ton fils, même au poids de l’or ! » À ces paroles, Noureddine fut très peiné et dit : « Moi non plus, je ne veux plus marier mon fils à ta fille ! » Et Chamseddine répondit : « Oui ! C’est bien fini ! Et maintenant, comme demain je dois partir avec le sultan, je n’aurai pas le temps de te faire sentir toute l’inconvenance de tes paroles. Mais après, tu verras ! À mon retour, si Allah le veut, il arrivera ce qui arrivera ! »

Alors Noureddine s’éloigna, fort affligé de toute cette scène, et s’en alla dormir seul, tout à ses tristes pensées.

Le lendemain matin, le sultan, accompagné du vizir Chamseddine, sortit pour faire son voyage, et se dirigea du côté du Nil, qu’il traversa en barque pour arriver à Guésirah ; et de là il s’en alla du côté des Pyramides.

Quant à Noureddine, après avoir passé cette nuit-là en fort méchante humeur, à cause du procédé de son frère, il se leva de bon matin, fit ses ablutions et dit la première prière du matin ; puis il se dirigea vers son armoire, où il prit une besace qu’il remplit d’or, tout en continuant à penser aux paroles méprisantes de son frère à son égard, et à l’humiliation subie ; et il se rappela alors ces strophes, qu’il récita :

« Pars, ami ! quitte tout et pars ! Tu trouveras bien d’autres amis que ceux que tu laisses ! Va ! sors des maisons et dresse tes tentes ! Habite sous la tente ! C’est là, et rien que là, qu’habitent les délices de la vie !

Dans les demeures stables et civilisées, il n’y a point de ferveur, il n’y a point d’amitié ! Crois-moi ! fuis ta patrie ! déracine-toi du sol de ta patrie ! et enfonce-toi dans les pays étrangers !

Écoute ! j’ai remarqué que l’eau qui stagne se pourrit ! Elle pourrait tout de même guérir de sa pourriture en se remettant à courir ! Mais autrement elle est incurable !

J’ai observé aussi la lune dans son plein, et j’ai appris le nombre de ses yeux, de ses yeux de lumière ! Mais si je ne m’étais donné la peine de faire le tour de ses révolutions dans l’espace, aurais-je connu les yeux de chaque quartier, les yeux qui me regardaient ?

Et le lion ? Aurais-je pu chasser le lion à courre si je n’étais sorti de la forêt touffue ?… Et la flèche ? Serait-elle meurtrière, la flèche, si elle ne s’était détachée avec force de l’arc bandé ?

Et l’or ou l’argent ? Ne seraient-ils point comme une vile poussière, si l’on ne les tirait de leurs gisements ? Et quant au luth harmonieux, tu le sais ! Il ne serait qu’une bûche de bois, si l’ouvrier ne l’avait déraciné de la terre pour le façonner !

Expatrie-toi donc et tu seras aux sommets ! Mais si tu restes attaché à ton sol, jamais tu ne pourras parvenir aux hauteurs !

Lorsqu’il finit de dire les vers, il ordonna à un de ses jeunes esclaves de lui seller une mule couleur d’étourneau, grande et rapide à la marche. Et l’esclave apprêta la plus belle des mules, la sella avec une selle garnie de brocart et d’or, avec des étriers indiens, une housse de velours d’Ispahan, et il fit si bien que la mule parut telle qu’une nouvelle mariée habillée de neuf et toute brillante. Puis Noureddine ordonna encore qu’on mît par-dessus tout cela un grand tapis de soie et un petit tapis de prière ; et, cela fait, il mit la besace pleine d’or et de bijoux entre le grand et le petit tapis.

Cela fait, il dit à l’enfant et à tous les autres esclaves : « Je vais de ce pas faire un tour en dehors de la ville, du côté de Kalioubia, où je compte coucher trois nuits, car je sens que j’ai un rétrécissement de poitrine et je veux aller me dilater là-bas en respirant le grand air. Mais je défends à quiconque de me suivre ! »

Puis, ayant encore pris quelques provisions de route, il monta sur la mule et s’éloigna rapidement. Une fois sorti du Caire, il marcha si bien qu’à midi il arriva à Belbéis, où il s’arrêta ; il descendit de sa mule, pour se reposer et la laisser se reposer, mangea un morceau, acheta à Belbéis tout ce dont il pouvait avoir besoin, soit pour lui soit pour les rations de sa mule, et se remit en route. Deux jours après, à midi précis, grâce à sa bonne mule, il arriva dans la ville sainte, Jérusalem. Là il descendit de sa mule, se reposa, laissa reposer sa mule, tira du sac à provisions quelque chose qu’il mangea ; cela fait, il mit le sac sous sa tête, par terre, après avoir étendu le grand tapis de soie, et s’endormit, tout en pensant toujours avec colère à la conduite de son frère à son égard.

Le lendemain, à l’aube, il remonta en selle, et ne cessa cette fois de marcher à une bonne allure jusqu’à ce qu’il fût arrivé dans la ville d’Alep. Là il se logea dans un des khâns de la ville, et passa trois jours bien tranquillement à se reposer et à laisser se reposer sa mule ; puis, quand il eut bien respiré le bon air d’Alep, il songea à repartir. À cet effet, il remonta sur sa mule, après avoir acheté de ces bonnes sucreries qu’on fait si bien à Alep et qui sont toutes farcies de pistaches et d’amandes avec une croûte de sucre, toutes choses qu’il appréciait beaucoup depuis son enfance.

Et il laissa aller sa mule à sa guise, car il ne savait plus où il était, une fois sorti d’Alep. Et il marcha jour et nuit, si bien qu’un soir, après le coucher du soleil, il parvint à la ville de Bassra ; mais, lui, ne savait pas du tout que cette ville fût Bassra. Car il ne sut le nom de la ville qu’une fois arrivé au khân, où on le renseigna. Il descendit alors de sa mule, déchargea la mule des tapis, des provisions et de la besace, et chargea le portier du khân de promener un peu la mule, pour qu’elle ne prît pas froid en se reposant tout de suite. Et quant à Noureddine lui-même, il étendit son tapis et s’assit se reposer au khân.

Le portier du khân prit donc la mule par la bride et se mit à la faire marcher. Or, il y eut cette coïncidence que, juste à ce moment-là, le vizir de Bassra était assis devant la fenêtre de son palais et regardait dans la rue. Il aperçut donc la belle mule, et vit son magnifique harnachement de grande valeur, et pensa que cette mule devait nécessairement appartenir à quelque vizir d’entre les vizirs étrangers, ou même à quelque roi d’entre les rois. Il se mit donc à la regarder, et fut dans une grande perplexité ; puis il donna ordre à un de ses jeunes esclaves de lui amener tout de suite le portier qui conduisait la mule. Et l’enfant courut chercher le portier et l’amena devant le vizir. Alors le portier s’avança et embrassa la terre entre les mains du vizir, qui était un vieillard très âgé et très respectable. Et le vizir dit au portier : « Quel est le maître de cette mule, et quelle est sa condition ? » Le portier répondit : « Ô mon seigneur, le maître de cette mule est un tout jeune homme fort beau, en vérité, plein de séduction, richement habillé comme un fils de quelque grand marchand ; et toute sa mine impose le respect et l’admiration. »

À ces paroles du portier, le vizir se leva sur ses pieds, et monta à cheval, et alla en toute hâte au khân, et entra dans la cour. À la vue du vizir, Noureddine se leva sur ses pieds et courut à sa rencontre, et l’aida à descendre de cheval. Alors le vizir lui fit le salut d’usage, et Noureddine le lui rendit et le reçut très cordialement ; et le vizir s’assit à côté de lui et lui dit : « Mon enfant, d’où viens-tu et pourquoi es-tu à Bassra ? » Et Noureddine lui dit : « Mon seigneur, je viens du Caire, qui est ma ville et où je suis né. Mon père était le vizir du sultan d’Égypte, mais il est mort pour aller en la miséricorde d’Allah ! » Puis Noureddine raconta au vizir l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin. Et il ajouta : « Mais j’ai bien pris la ferme résolution de ne jamais plus retourner en Égypte, que je n’aie d’abord voyagé partout et visité toutes les villes et toutes les contrées ! »

Aux paroles de Noureddine, le vizir dit : « Mon enfant, ne suis pas ces funestes idées du voyage continuel, car elles te conduiraient à ta perte. Le voyage, sais-tu, dans les pays étrangers, c’est la ruine et la fin des fins ! Écoute mes conseils, mon enfant, car je crains beaucoup pour toi les accidents de la vie et du temps ! »

Puis le vizir ordonna aux esclaves de desseller la mule et desserrer les tapis et les soies ; et il emmena Noureddine avec lui à la maison, et lui donna une chambre, et le laissa se reposer, après lui avoir donné tout ce qui pouvait lui être nécessaire.

Noureddine resta ainsi quelque temps chez le vizir ; et le vizir le voyait tous les jours et le comblait de prévenances et de faveurs. Et il finit par aimer énormément Noureddine, et tellement qu’un jour il lui dit : « Mon enfant, je me fais bien vieux, et je n’ai pas eu d’enfant mâle. Mais Allah m’a accordé une fille qui, en vérité, t’égale en beauté et en perfections ; et, jusqu’à présent, j’ai refusé tous ceux qui me la demandaient en mariage. Mais maintenant, toi, je t’aime d’un si grand amour de cœur, que je viens te demander si tu veux consentir à accepter chez toi ma fille comme une esclave à ton service ! Car je souhaite fort que tu deviennes l’époux de ma fille. Si tu veux bien accepter, je monterai tout de suite chez le sultan, et je lui dirai que tu es mon neveu, nouvellement arrivé d’Égypte, et que tu viens à Bassra expressément pour me demander ma fille en mariage. Et le sultan, à cause de moi, te prendra à ma place comme vizir. Car je deviens fort vieux, et le repos m’est devenu nécessaire. Et ce sera avec un grand plaisir que je réintégrerai ma maison, pour ne plus la quitter. »

À cette proposition du vizir, Noureddine se tut et baissa les yeux ; puis il dit : « J’écoute et j’obéis ! »

Alors le vizir fut au comble de la joie, et immédiatement il ordonna aux esclaves de préparer le festin, d’orner et d’illuminer la salle de réception, la plus grande, celle réservée spécialement aux plus grands parmi les émirs.

Puis il réunit tous ses amis, et invita tous les grands du royaume et tous les grands marchands de Bassra ; et tous vinrent se présenter entre ses mains. Alors le vizir, pour leur expliquer le choix qu’il avait fait de Noureddine en le préférant à tous les autres, leur dit : « J’avais un frère qui était vizir à la cour d’Égypte, et Allah l’avait favorisé de deux fils comme il m’a, moi, vous le savez, favorisé d’une fille. Or, mon frère, avant sa mort, m’avait bien recommandé de marier ma fille à l’un de ses enfants, et je le lui avais promis. Or, justement, voici devant vous ce jeune homme qui est l’un des deux fils de mon frère le vizir. Et il est venu ici dans ce but. Et moi, je désire beaucoup écrire son contrat avec ma fille, et qu’il vienne habiter avec elle chez moi. »

Alors tous répondirent : « Oui, certainement ! Ce que tu fais est sur nos têtes ! »

Et alors tous les invités prirent part au grand festin, burent toutes sortes de vins et mangèrent d’une quantité prodigieuse de pâtisseries et de confitures ; puis, après avoir aspergé les salles avec l’eau de roses, selon la coutume, ils prirent congé du vizir et de Noureddine.

Alors le vizir ordonna à ses jeunes esclaves d’emmener Noureddine au hammam et de lui faire prendre un bain excellent. Et le vizir lui donna une des plus belles robes de ses propres robes ; puis il lui envoya les serviettes, les bassins de cuivre pour le bain, les brûle-parfums et toutes les autres choses nécessaires. Et Noureddine prit le bain, et sortit du hammam après avoir revêtu la belle robe neuve, et il devint aussi beau que la pleine lune dans la plus belle des nuits. Puis Noureddine enfourcha sa mule couleur d’étourneau, et alla au palais du vizir, en passant par les rues où toute la population l’admira et s’exclama sur sa beauté et sur l’œuvre d’Allah. Il descendit de sa mule, et entra chez le vizir, et lui baisa la main. Alors le vizir…

— Mais, à ce moment de son récit, Schahrazade vit apparaître le matin, et, discrète comme elle était, ne voulut point parler davantage cette nuit-là.

MAIS LORSQUE FUT
LA VINGTIÈME NUIT

Schahrazade continua :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le vizir se leva alors, et accueillit avec une grande joie le beau Noureddine, et lui dit : « Va, mon fils, cours et entre chez ton épouse, et sois heureux ! Et demain je monterai avec toi chez le sultan. Et maintenant je n’ai plus qu’à demander pour toi à Allah toutes ses faveurs et tous ses biens. »

Alors Noureddine baisa encore une fois la main du vizir, son beau-père, et entra dans l’appartement de la jeune fille. Et il arriva ce qui arriva !

Voilà pour Noureddine !

Quant à son frère Chamseddine, au Caire… voici. Lorsque le voyage qu’il fit avec le sultan d’Égypte, en allant du côté des Pyramides et de là ailleurs, fut terminé, il revint à la maison. Et il fut tout inquiet de ne pas trouver son frère Noureddine. Il demanda de ses nouvelles aux serviteurs, qui lui répondirent : « Lorsque tu partis avec le sultan, le jour même notre maître Noureddine monta sur sa mule harnachée en grand apparat comme pour les jours de cortège, et nous dit : « Je vais du côté de Kalioubia, et je resterai absent un jour ou deux, car je sens que ma poitrine est rétrécie et qu’elle a besoin d’un peu d’air. Mais que nul de vous ne me suive ! » Et, depuis ce jour-là jusqu’aujourd’hui, nous n’avons plus eu de ses nouvelles. »

Alors Chamseddine fut fort peiné de l’absence de son frère, et sa peine devint de jour en jour plus forte, et il finit par ressentir la plus extrême affliction. Et il pensa : « Certainement, il n’y a d’autre cause de ce départ que les paroles dures que je lui ai dites la veille de mon voyage avec le sultan. Et c’est probablement ce qui l’a poussé à me fuir. Aussi me faut-il réparer mes torts envers ce bon frère, et envoyer à sa recherche. »

Et Chamseddine monta immédiatement chez le sultan, et le mit au courant de la situation. Et le sultan fit écrire des plis cachetés de son sceau, et les envoya, par les courriers à cheval, dans toutes les directions, à tous ses lieutenants dans toutes les contrées, en leur disant, dans ces plis, que Noureddine avait disparu et qu’il fallait le chercher partout.

Mais, quelque temps après, tous les courriers revinrent, sans résultat, car pas un n’était allé à Bassra, où était Noureddine. Alors Chamseddine se lamenta à la limite des lamentations et se dit : « Tout cela est de ma faute ! Et cela n’est arrivé qu’à cause de mon peu de discernement et de tact ! »

Mais, comme toute chose a une fin, Chamseddine se consola à la fin, et après quelque temps il se fiança avec la fille d’un des gros marchands du Caire, et fit son contrat de mariage avec cette jeune fille, et se maria avec elle. Et il arriva ce qui arriva !

Or, il y eut cette coïncidence que la nuit même de la pénétration de Chamseddine dans la chambre nuptiale était justement celle de la pénétration de Noureddine, à Bassra, dans la chambre de sa femme, la fille du vizir. Mais c’est Allah qui permit cette coïncidence du mariage des deux frères la même nuit, pour bien faire voir qu’il est le maître de la destinée de ses créatures !

De plus, tout se passa comme l’avaient combiné les deux frères avant leur querelle, à savoir que les deux épouses furent engrossées la même nuit, et accouchèrent le même jour, à la même heure : la femme de Chamseddine, vizir d’Égypte, accoucha d’une fille qui n’avait pas sa seconde en beauté dans toute l’Égypte ; et la femme de Noureddine, à Bassra, mit au monde un fils qui n’avait pas son second en beauté dans le monde entier de son temps ! Comme dit le poète :

L’enfant !… Est-il gentil ! et fin ! et sa taille !… Boire à même sa bouche ! boire cette bouche et oublier les coupes pleines et les vases débordants !

Boire à ses lèvres, se désaltérer à la fraîcheur de ses joues, se mirer aux sources de ses yeux, oh ! et oublier la pourpre des vins, leurs arômes, leur saveur et toute l’ivresse !

— Si la Beauté en personne venait se mesurer à cet enfant, la Beauté baisserait la tête de confusion !

Et si tu lui demandais : « Ô Beauté ! que penses-tu ? As-tu jamais vu son pareil ? » Elle répondrait : « Comme lui ? en vérité, jamais ! »

Le fils de Noureddine, à cause de sa beauté, fut nommé Hassan Badreddine[3].

Sa naissance fut une occasion de grandes réjouissances publiques. Et le septième jour après sa naissance, on donna des festins et des banquets vraiment dignes des fils des rois.

Une fois les fêtes terminées, le vizir de Bassra prit Noureddine et monta avec lui chez le sultan. Alors Noureddine baisa la terre entre les mains du sultan, et, comme il était doué d’une grande éloquence de langage, d’un cœur vaillant, et très ferré sur les beautés de la littérature, il récita au sultan ces vers du poète :

C’est lui devant qui le plus grand des bienfaiteurs s’incline et s’efface ; car il a gagné le cœur de tous les êtres d’élection !

Je chante ses œuvres, car ce ne sont pas des œuvres, mais des choses si belles qu’on devrait pouvoir en faire un collier qui ornerait le cou !

Et si je baise le bout de ses doigts, c’est que ce ne sont plus des doigts, mais les clefs de tous les bienfaits.

Le sultan, ravi de ces vers, fut fort généreux de dons à l’égard de Noureddine et du vizir, son beau-père, sans savoir un mot du mariage de Noureddine, ni même de son existence ; car il demanda au vizir, après avoir complimenté Noureddine pour ses beaux vers : « Qui est donc ce jeune homme éloquent et beau ? »

Alors le vizir raconta l’histoire au sultan depuis le commencement jusqu’à la fin, et lui dit : « Ce jeune homme est mon neveu ! » Et le sultan lui dit : « Comment se fait-il que je n’en aie pas encore entendu parler ? » Le vizir dit : « Ô mon seigneur et suzerain, je dois te dire que j’avais un frère vizir à la cour d’Égypte. À sa mort, il laissa deux fils dont l’aîné devint vizir à la place de mon frère, tandis que le second, que voici, vint me voir, car j’avais promis et juré à son père de donner ma fille en mariage à l’un de mes neveux. Aussi, à peine était-il arrivé que je le mariais avec ma fille ! C’est un jeune homme, comme tu vois ; et, moi, je me fais vieux, et aussi un peu sourd, et inattentif aux affaires du royaume. Je viens donc demander à mon suzerain le sultan de vouloir bien agréer mon neveu, qui est en même temps mon gendre, comme mon successeur au vizirat ! Et je puis t’assurer qu’il est vraiment digne d’être ton vizir, car il est homme de bon conseil, fertile en idées excellentes et très versé dans la manière de conduire les affaires ! »

Alors le sultan regarda encore mieux le jeune Noureddine, et il fut charmé de cet examen, et agréa le conseil de son vieux vizir, et, sans plus tarder, il nomma Noureddine comme grand vizir à la place de son beau-père, et lui fit présent d’une robe d’honneur magnifique, la plus belle qu’il put trouver, et d’une mule de ses propres écuries, et lui désigna ses gardes et ses chambellans.

Noureddine baisa alors la main du sultan, et sortit avec son beau-père, et tous deux revinrent à leur maison au comble de la joie, et allèrent embrasser le nouveau-né Hassan Badreddine et dirent : « La venue au monde de cet enfant nous a porté bonheur ! »

Le lendemain, Noureddine alla au palais pour remplir ses nouvelles fonctions, et, en arrivant, il baisa la terre entre les mains du sultan et il récita ces deux strophes :

Pour toi les félicités sont tous les jours nouvelles, et les prospérités aussi ! et si bien que l’envieux en a séché de dépit !

Oh ! pour toi puissent tous les jours être blancs ; et noirs les jours de tous les envieux !

Alors le sultan lui permit de s’asseoir sur le divan du vizirat, et Noureddine s’assit sur le divan du vizirat. Et il commença à remplir sa charge, et à conduire les affaires courantes, et à rendre la justice, tout comme s’il était vizir depuis de longues années, et il s’en acquitta si bien, et tout cela sous les yeux du sultan, que le sultan fut émerveillé de son intelligence, de sa compréhension des affaires et de la manière admirable dont il rendait la justice ; et il l’en aima encore davantage, et fit de lui son intime.

Quant à Noureddine il continua à s’acquitter à merveille de ses hautes fonctions ; mais cela ne lui fit pas oublier l’éducation de son fils Hassan Badreddine, malgré toutes les affaires du royaume. Car Noureddine, de jour en jour, devenait plus puissant et plus en faveur auprès du sultan, qui lui fit augmenter le nombre de ses chambellans, de ses serviteurs, de ses gardes et de ses coureurs. Et Noureddine devint si riche que cela lui permit de faire le commerce en grand, comme d’armer lui-même des navires de commerce qui allaient dans le monde entier, de construire des maisons de rapport, de bâtir des moulins et des roues à faire monter l’eau, de planter de magnifiques jardins et vergers. Et tout cela jusqu’à ce que son fils Hassan Badreddine eût atteint l’âge de quatre ans.

À ce moment, le vieux vizir, beau-père de Noureddine, vint à mourir ; et Noureddine lui fit un enterrement solennel ; et lui et tous les grands du royaume suivirent l’enterrement.

Et c’est alors que Noureddine se voua entièrement à l’éducation de son fils. Il le confia au savant le plus versé dans les lois religieuses et civiles. Ce savant vénérable vint tous les jours donner des leçons de lecture à domicile au jeune Hassan Badreddine ; et peu à peu, au fur et à mesure, il l’initia à la connaissance d’Al-Koran, que le jeune Hassan finit par apprendre entièrement par cœur ; après cela le vieux savant, pendant des années et des années, continua à enseigner à son élève toutes les connaissances utiles. Et Hassan ne cessa de croître en beauté, en grâce et en perfection, comme dit le poète :

Ce jeune garçon ! il est la lune et, comme elle, il ne fait que resplendir et croître en beauté, si bien que le soleil emprunte l’éclat de ses rayons aux anémones de ses joues !

Il est le roi de la beauté par sa distinction sans égale. Et l’on est tout porté à supposer que les splendeurs des prairies et des fleurs lui sont empruntées !

Mais, pendant tout ce temps, le jeune Hassan Badreddine ne quitta pas un seul instant le palais de son père Noureddine, car le vieux savant exigeait une grande attention à ses leçons. Mais quand Hassan eut atteint sa quinzième année et qu’il n’eut plus rien à apprendre du vieux savant, son père Noureddine le prit, et lui mit une robe la plus magnifique qu’il put trouver parmi ses robes, et le fit monter sur une mule la plus belle d’entre ses mules et la plus en forme, et se dirigea avec lui vers le palais du sultan, en traversant en grand cortège les rues de Bassra. Aussi tous les habitants, à la vue du jeune Hassan Badreddine, poussèrent des cris d’admiration pour sa beauté, la finesse de sa taille, ses grâces, ses manières charmantes ; et ils ne pouvaient s’empêcher de s’exclamer : « Ya Allah ! qu’il est beau ! Quelle lune ! Qu’Allah le préserve du mauvais œil ! » Et cela jusqu’à l’arrivée de Badreddine et de son père au palais ; et c’est alors que les gens comprirent le sens de ces strophes du poète.[4]

Quant au sultan, lorsqu’il vit le jeune Hassan Badreddine et sa beauté, il fut si stupéfait qu’il en perdit la respiration et oublia cette respiration pendant un bon moment. Et il le fit s’approcher de lui et l’aima beaucoup ; il en fit son favori, le combla de bienfaits, et dit à son père Noureddine : « Vizir, il faut absolument que tu me l’envoies ici tous les jours, car je sens que je ne pourrai plus me passer de lui ! » Et le vizir Noureddine fut bien obligé de répondre : « J’écoute et j’obéis ! »

Sur ces entrefaites, alors que Hassan Badreddine était devenu l’ami et le favori du sultan, Noureddine son père tomba gravement malade, et, sentant qu’il ne tarderait pas à être appelé chez Allah, il manda son fils Hassan, et lui fit ses dernières recommandations et lui dit : « Sache, ô mon enfant, que ce monde est une demeure périssable, mais le monde futur est éternel ! Aussi, avant de mourir, je veux te donner quelques conseils ; écoute-les donc bien et ouvre-leur ton cœur ! » Et Noureddine se mit à donner à Hassan les meilleures règles pour se conduire dans la société de ses semblables et pour se diriger dans l’existence.

Après cela, Nourreddine se remémora son frère Chamseddine le vizir d’Égypte, son pays, ses parents et tous ses amis du Caire ; et, à ce souvenir, il ne put s’empêcher de pleurer de n’avoir pu les revoir. Mais bientôt il pensa qu’il avait encore des recommandations à faire à son fils Hassan, et il lui dit : « Mon enfant, retiens bien les paroles que je vais te dire, car elles sont très importantes. Sache donc que j’ai, au Caire, un frère nommé Chamseddine ; c’est ton oncle, et de plus il est vizir en Égypte. Dans le temps, nous nous sommes quittés un peu brouillés, et moi, je suis ici, à Bassra, sans son consentement. Je vais donc te dicter mes dernières instructions à ce sujet ; prends donc un papier et un roseau, et écris sous ma dictée. »

Alors Hassan Badreddine prit une feuille de papier, sortit l’écritoire de sa ceinture, tira de l’étui le meilleur calam qui était le mieux taillé, plongea le calam dans l’étoupe imbibée d’encre à l’intérieur de l’écritoire ; puis il s’assit, plia la feuille de papier sur sa main gauche et, tenant le calam de la main droite, il dit à son père Noureddine : « Ô mon père, j’écoute tes paroles ! » Et Noureddine commença à dicter : « Au nom d’Allah le Clément, le Miséricordieux… » et il continua à dicter ensuite à son fils toute son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin ; de plus il lui dicta la date de son arrivée à Bassra, de son mariage avec la fille du vieux vizir ; il lui dicta sa généalogie complète, ses ascendants directs et indirects, avec leurs noms, les noms de leur père et de leur grand père, son origine, son degré de noblesse personnelle acquise, et enfin toute sa lignée paternelle et maternelle.

Puis il lui dit : « Conserve soigneusement cette feuille de papier. Et si, par la force du destin, il t’arrivait un malheur dans ta vie, retourne dans le pays d’origine de ton père, là où je suis né, moi ton père Noureddine, au Caire la ville prospère ; là tu demanderas l’adresse de ton oncle le vizir, qui demeure dans notre maison ; et salue-le de ma part en lui transmettant la paix, et dis-lui que je suis mort, affligé de mourir à l’étranger, loin de lui, et qu’avant de mourir je n’avais d’autre désir que de le voir ! Voilà, mon fils Hassan, les conseils que je voulais te donner. Je te conjure donc de ne pas les oublier ! »

Alors Hassan Badreddine plia soigneusement le papier, après l’avoir sablé et séché et scellé avec le sceau de son père le vizir ; puis il le mit dans la doublure de son turban, entre l’étoffe et le bonnet, et le cousit ; mais, pour le préserver de l’humidité, il prit bien soin, avant de le coudre, de le bien envelopper d’un morceau de toile cirée.

Cela fait, il ne songea plus qu’à pleurer en baisant la main de son père Noureddine, et en s’affligeant à cette pensée qu’il devait rester seul, tout jeune encore, et être privé de la vue de son père : Et Noureddine ne cessa de faire ses recommandations à son fils Hassan Badreddine jusqu’à ce qu’il rendît l’âme.

Alors Hassan Badreddine fut dans un grand deuil et le sultan aussi, ainsi que tous les émirs, et les grands et les petits. Puis on l’enterra selon son rang.

Quant à Hassan Badreddine, il fit durer deux mois les cérémonies du deuil ; et, pendant tout ce temps, il ne quitta pas un seul instant sa maison ; et oublia même de monter au palais, et d’aller voir le sultan selon sa coutume.

Le sultan, ne comprenant pas que l’affliction seule retenait le beau Hassan loin de lui, pensa que Hassan le délaissait et l’évitait. Aussi il fut fort irrité, et au lieu de nommer Hassan comme vizir successeur de son père Noureddine, il nomma à cette charge un autre, et prit en amitié un autre jeune chambellan.

Non content de cela, le sultan fit plus. Il ordonna de sceller et de confisquer tous ses biens, toutes ses maisons et toutes ses propriétés ; puis il ordonna qu’on se saisît de Hassan Badreddine lui-même, et qu’on le lui amenât enchaîné. Et aussitôt le nouveau vizir prit avec lui quelques-uns d’entre les chambellans et se dirigea du côté de la maison du jeune Hassan, qui ne se doutait pas du malheur qui le menaçait.

Or, il y avait, parmi les jeunes esclaves du palais, un jeune mamelouk qui aimait beaucoup Hassan Badreddine. Aussi, à cette nouvelle, le jeune mamelouk courut très vite et arriva près du jeune Hassan qu’il trouva fort triste, la tête penchée, le cœur endolori, et pensant toujours à son père défunt. Il lui apprit, alors ce qui allait lui arriver. Et Hassan lui demanda : « Mais ai-je encore au moins le temps de prendre de quoi subsister dans ma fuite à l’étranger ? » Et le jeune mamelouk lui répondit : « Le temps presse. Aussi ne songe qu’à te sauver avant tout. »

À ces paroles, le jeune Hassan, habillé tel qu’il était, et sans rien prendre avec lui, sortit en toute hâte, après avoir relevé les pans de sa robe au-dessus de sa tête pour qu’on ne le reconnût pas. Et il se mit à marcher jusqu’à ce qu’il fût hors de la ville.

Quant aux habitants de Bassra, à la nouvelle de l’arrestation projetée du jeune Hassan Badreddine, fils du défunt Noureddine le vizir, de la confiscation de ses biens et de sa mort probable, ils furent tous dans la plus grande affliction et se mirent à dire : « Ô quel dommage pour sa beauté et pour sa charmante personne ! » Et, en traversant les rues sans être reconnu, le jeune Hassan entendit ces regrets et ces exclamations. Mais il se hâta encore davantage et continua à marcher encore plus vite jusqu’à ce que le sort et la destinée fissent que justement il passât à côté du cimetière où était la turbeh[5] de son père. Alors il entra dans le cimetière, et se dirigea entre les tombes, et parvint à la turbeh de son père. Alors seulement il abaissa sa robe, dont il s’était couvert la tête, et entra sous le dôme de la turbeh et résolut d’y passer la nuit.

Or, pendant qu’il était la assis en proie à ses pensées, il vit venir à lui un Juif de Bassra, qui était un marchand fort connu de toute la ville. Ce marchand juif revenait d’un village voisin et regagnait la ville. En passant auprès de la turbeh de Noureddine, il regarda à l’intérieur et vit le jeune Hassan Badreddine, qu’il reconnut aussitôt. Alors il entra, s’approcha de lui respectueusement et lui dit : « Mon seigneur, oh ! comme tu as la mine défaite et changée, toi si beau ! Un malheur nouveau te serait-il arrivé en plus de la mort de ton père le vizir Noureddine que je respectais et qui m’aimait aussi et m’estimait. Mais qu’Allah l’ait en sa sainte miséricorde ! » Mais le jeune Hassan Badreddine ne voulut pas lui dire le motif exact de son changement de mine, et lui répondit : « Comme j’étais endormi, cette après-midi, dans mon lit, à la maison, soudain, dans mon sommeil, je vis mon défunt père m’apparaître et me reprocher sévèrement mon peu d’empressement à visiter sa turbeh. Alors, moi, plein de terreur et de regrets, je me réveillai en sursaut et, tout bouleversé, j’accourus ici en toute hâte. Et tu me vois encore sous cette impression pénible. »

Alors le Juif lui dit : « Mon seigneur, il y a déjà quelque temps que je devais aller te voir pour te parler d’une affaire ; mais le sort aujourd’hui me favorise, puisque je te rencontre. Sache donc, mon jeune seigneur, que le vizir ton père, avec qui j’étais en affaires, avait envoyé au loin des navires qui maintenant reviennent chargés de marchandises en son nom. Si donc tu voulais me céder le chargement de ces navires, je t’offrirais mille dinars pour chaque chargement, et je te les paierais au comptant, sur l’heure. »

Et le Juif tira de sa robe une bourse remplie d’or, compta mille dinars, et les offrit aussitôt au jeune Hassan, qui ne manqua pas d’accepter cette offre, voulue par Allah pour le tirer de l’état de dénûment où il était. Puis le Juif ajouta : « Maintenant, mon seigneur, écris-moi ce papier pour le reçu et appose dessus ton sceau ! » Alors Hassan Badreddine prit le papier que lui tendait le Juif, et le roseau aussi, trempa le roseau dans l’écritoire de cuivre et écrivit ceci sur le papier :

« J’atteste que celui qui a écrit ce papier est Hassan Badreddine, fils du vizir Noureddine le défunt — qu’Allah l’ait en sa miséricorde ! — et qu’il a vendu au Juif tel, fils de tel, marchand à Bassra, le chargement du premier navire qui arrivera à Bassra, navire faisant partie des navires ayant appartenu à son père Noureddine ; et ce, pour la somme de mille dinars, sans plus. » Puis il scella de son sceau le bas de la feuille et la remit au Juif, qui s’en alla après l’avoir salué avec respect.

Alors Hassan se prit à pleurer en pensant à son défunt père et à sa position passée et à son sort présent. Mais, comme il faisait déjà nuit, pendant qu’il était ainsi étendu sur la tombe de son père le sommeil lui vint, et il s’endormit dans la turbeh. Et il resta ainsi endormi jusqu’au lever de la lune ; à ce moment, sa tête ayant roulé de dessus la pierre de la tombe, il fut obligé de se tourner tout entier et de se coucher sur le dos : de la sorte, son visage se trouva en plein éclairé par la lune, et brilla ainsi de toute sa beauté.

Or, ce cimetière était un lieu hanté par les genn de la bonne espèce, des genn musulmans, des croyants. Et, par hasard aussi, une charmante gennia prenait l’air à cette heure, sous les rayons de la lune, et, dans sa promenade, passa à côté de Hassan endormi, et le vit, et remarqua sa beauté et ses belles proportions, et elle fut fort émerveillée et dit : « Gloire à Allah ! oh, le beau garçon ! En vérité, je suis amoureuse de ses beaux yeux, car je les devine d’un noir ! et d’un blanc !… » Puis elle se dit : « En attendant qu’il se réveille, je vais un peu m’envoler pour continuer ma promenade en l’air. » Et elle prit son vol, et monta très haut pour prendre le frais ; là-haut, dans sa course, elle fut charmée de rencontrer en chemin un de ses camarades, un genni mâle, un croyant aussi. Elle le salua gentiment et il lui rendit le salut avec déférence. Alors elle lui dit : « D’où viens-tu, compagnon ? » Il lui répondit : « Du Caire. » Elle lui dit : « Les bons croyants du Caire vont-ils bien ? » Il lui répondit : « Grâce à Allah, ils vont bien. » Alors elle lui dit : « Veux-tu, compagnon, venir avec moi pour admirer la beauté d’un jeune homme qui est endormi dans le cimetière de Bassra ? » Le genni lui dit : « À tes ordres ! » Alors ils se prirent la main et descendirent ensemble au cimetière et s’arrêtèrent devant le jeune Hassan endormi. Et la gennia dit au genni, en lui clignant de l’œil : « Hein ! n’avais-je pas raison ? » Et le genni, étourdi par la merveilleuse beauté de Hassan Badreddine, s’écria : « Allah ! Allah ! il n’a pas son pareil ; il est créé pour mettre en combustion toutes les vulves. » Puis il réfléchit un instant et ajouta : « Pourtant, ma sœur, je dois te dire que j’ai vu quelqu’un qu’on peut comparer à ce charmant jeune garçon. » Et la gennia s’écria : « Pas possible ! » Le genni dit : « Par Allah ! j’ai vu ! et c’est sous le climat d’Égypte, au Caire ! et c’est la fille du vizir Chamseddine ! » La gennia lui dit : « Mais je ne la connais pas ! » Le genni dit : « Écoute. Voici son histoire :

« Le vizir Chamseddine, son père, est dans le malheur à cause d’elle. En effet, le sultan d’Égypte, ayant entendu parler par ses femmes de la beauté extraordinaire de la fille du vizir, la demanda en mariage au vizir. Mais le vizir Chamseddine, qui avait résolu autre chose pour sa fille, fut dans une grande perplexité, et dit au sultan : « Ô mon suzerain et maître, aie la bonté d’agréer mes excuses les plus humbles et de me pardonner dans cette affaire. Car tu sais l’histoire de mon pauvre frère Noureddine qui était ton vizir avec moi. Tu sais qu’il est parti un jour et que nous n’en avons plus entendu parler. Et ce fut, en vérité, pour un motif pas sérieux du tout ! » Et il raconta au sultan le motif en détails. Puis il ajouta : « Aussi, par la suite, je jurai devant Allah, le jour de la naissance de ma fille, que, quoi qu’il pût arriver, je ne la marierais qu’au fils de mon frère Noureddine. Et il y a déjà de cela dix-huit ans. Mais, heureusement, j’ai appris, il y a quelques jours seulement, que mon frère Noureddine s’était marié avec la fille du vizir de Bassra, et qu’il avait eu d’elle un fils. Aussi ma fille à moi, qui est née de mes œuvres avec sa mère, est destinée et écrite au nom de son cousin, le fils de mon frère Noureddine ! Quant à toi, ô mon seigneur et suzerain, tu peux avoir n’importe quelle jeune fille ! L’Égypte en est remplie ! Et il y en a qui sont des morceaux dignes des rois ! »

« Mais, à ces paroles, le sultan fut dans une grande fureur, et s’écria : « Comment, misérable vizir ! je voulais te faire l’honneur d’épouser ta fille, et de descendre jusqu’à toi, et toi, tu oses, sous un prétexte bien stupide et bien froid, me la refuser ! Soit ! Mais, par ma tête ! je vais te forcer à la donner en mariage, en dépit de ton nez, au plus misérable de mes gens ! Or, le sultan avait un petit palefrenier contrefait et bossu, avec une bosse par devant et une bosse par derrière. Le sultan le fit venir sur l’heure, fit écrire son contrat de mariage avec la fille du vizir Chamseddine, malgré les supplications du père ; puis il ordonna au petit bossu de coucher la nuit même avec la jeune fille. De plus, le sultan ordonna que l’on fît une grande noce en musique.

« Quant à moi, ma sœur, sur ces entrefaites, je les laissai ainsi, au moment où les jeunes esclaves du palais entouraient le petit bossu, et lui décochaient des plaisanteries égyptiennes très drôles, et tenaient déjà, chacun à la main, les chandelles de la noce allumées pour accompagner le marié. Quant au marié, je le laissai en train de prendre son bain au hammam, au milieu des railleries et des rires des jeunes esclaves qui disaient : « Pour nous, nous préférerions tenir l’outil d’un âne pelé que le zebb piteux de ce bossu ! » Et, en effet, ma sœur, il est bien laid, ce bossu, et fort dégoûtant. » Et le genni, à ce souvenir, cracha par terre en faisant une horrible grimace. Puis il ajouta : « Quant à la jeune fille, c’est la plus belle créature que j’aie vue dans ma vie. Je t’assure qu’elle est encore plus belle que cet adolescent. Elle s’appelle d’ailleurs Sett El-Hosn[6], et elle l’est ! Je l’ai laissée qui pleurait amèrement, loin de son père auquel on a défendu d’assister à la fête. Elle est toute seule, dans la fête, au milieu des joueurs d’instruments, des danseuses et des chanteuses ; le misérable palefrenier sortira bientôt du hammam ; on n’attend plus que cela pour commencer la fête ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et, discrète, remit son récit au lendemain.

ET LORSQUE FUT
LA VINGT-UNIÈME NUIT

Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’à ce récit du genni qui concluait en disant : « Et on n’attend plus que la sortie du bossu du hammam ! » la gennia dit : « Oui ! mais, compagnon, je pense fort que tu te trompes beaucoup en m’affirmant que Sett El-Hosn est plus belle que cet adolescent. Ce n’est pas possible. Car, moi, je t’affirme qu’il est le plus beau de ce temps ! » Mais l’éfrit répondit : « Par Allah ! ô ma sœur, je t’assure que la jeune fille est plus belle encore. D’ailleurs, tu n’as qu’à venir la voir avec moi. C’est facile. Nous profiterons de l’occasion pour frustrer le maudit bossu de cette merveille de chair. Les deux jeunes gens sont dignes l’un de l’autre, et ils se ressemblent tellement qu’on dirait deux frères ou tout au moins deux cousins. Quel dommage ce serait, que le bossu pût copuler avec Sett El-Hosn ! »

Alors la gennia répondit : « Tu as raison, mon frère. Oui, transportons sur nos bras l’adolescent endormi et unissons-le à la jeune fille dont tu parles. De la sorte, nous ferons une chose belle, et, de plus, nous verrons bien quel est le plus beau des deux ! » Et l’éfrit répondit : « J’écoute et j’obéis, car tes paroles sont pleines de bon sens et de justesse ! Allons-y ! » Sur ce, l’éfrit prit le jeune homme sur son dos, et s’envola suivi de près par l’éfrita qui l’aidait pour aller plus vite ; et tous deux, ainsi chargés, finirent par arriver au Caire, à toute vitesse. Là, ils se déchargèrent du beau Hassan, et le déposèrent, toujours endormi, sur un banc dans une rue près de la cour du palais qui était rempli de monde ; et ils le réveillèrent.

Hassan se réveilla, et fut dans le plus extrême ébahissement de ne plus se voir étendu dans la turbeh, sur la tombe de son père, à Bassra. Il regarda à droite. Il regarda à gauche. Et tout lui fut inconnu. Ce n’était plus la même ville, mais une ville tout à fait différente de Bassra. Il fut si surpris qu’il ouvrit la bouche pour crier ; mais aussitôt il vit devant lui un homme très grand et barbu, qui lui cligna de l’œil pour lui dire de ne pas crier. Et Hassan se retint. Cet homme (c’était le genni !) lui présenta une chandelle allumée, et lui enjoignit de se mêler à la foule des gens qui, tous, portaient des chandelles allumées pour accompagner la noce, et lui dit : « Sache que je suis un genni, un croyant ! C’est moi-même qui t’ai transporté ici, pendant ton sommeil. Cette ville, c’est le Caire. Je t’y ai transporté, car je te veux du bien, et je veux te rendre service pour rien, simplement pour l’amour d’Allah et pour ta beauté ! Prends donc cette chandelle allumée, mêle-toi à la foule et va avec elle jusqu’à ce hammam que tu vois. Là, tu verras sortir une espèce de petit bossu, qu’on conduira au palais ; tu suivras ! ou plutôt tu marcheras aux côtés du bossu, qui est un nouveau marié, et tu entreras avec lui dans ce palais, et, arrivé dans la grande salle de réunion, tu te mettras à droite du bossu nouveau marié, comme si tu étais de la maison. Et alors, chaque fois que tu verras arriver en face de vous autres un joueur d’instrument ou une danseuse ou une chanteuse, tu plongeras ta main dans ta poche que, par mes soins, tu trouveras toujours pleine d’or ; et tu prendras l’or à grandes poignées, sans hésiter, et tu le jetteras négligemment à tous ceux-là ! Et n’aie aucune crainte de voir l’or s’épuiser : je m’en charge ! Tu donneras donc une poignée d’or à tous ceux qui t’approcheront. Et prends un air sûr de toi, et ne crains rien ! Et fie-toi à Allah qui t’a créé si beau, et à moi aussi qui t’aime ! D’ailleurs, tout ce qui t’arrive là t’arrive par la volonté et la puissance d’Allah Très-Haut ! » À ces paroles, le genni disparut.

Alors Hassan Badreddine, de Bassra, à ces paroles de l’éfrit, se dit en lui-même : « Que peut bien signifier tout cela ? Et de quel service à me rendre a-t-il voulu parler, cet étonnant éfrit ? » Mais, sans s’arrêter davantage à s’interroger, il marcha, et ralluma sa chandelle, qui s’était éteinte, à la chandelle de l’un des invités, et arriva au hammam juste au moment où le bossu, qui avait fini de prendre son bain, en sortait à cheval et habillé tout de neuf.

Alors Hassan Badreddine, de Bassra, se mêla à la foule, et manœuvra si bien qu’il arriva en tête du cortège, aux côtés du bossu. C’est alors que toute la beauté de Hassan parut dans son merveilleux éclat. D’ailleurs, Hassan était toujours habillé de ses habits somptueux de Bassra : sur la tête, il avait comme coiffure un tarbouche entouré d’un magnifique turban de soie, tout brodé or et argent, et roulé à la mode de Bassra ; et il avait un manteau tissé avec la soie entremêlée de fils d’or. Et cela ne faisait que rehausser son air imposant et sa beauté.

Chaque fois donc qu’une chanteuse ou une danseuse se détachait du groupe des joueurs d’instruments, durant la marche du cortège, et s’approchait de lui, en face du bossu, aussitôt Hassan Badreddine plongeait la main dans sa poche et, la retirant pleine d’or, il jetait cet or par grosses poignées tout autour de lui, et il en mettait aussi de grosses poignées dans le petit tambour à grelots de la jeune danseuse ou de la jeune chanteuse, et le leur remplissait chaque fois ; et cela avec une façon et une grâce sans pareilles.

Aussi toutes ces femmes, ainsi que toute la foule, étaient dans la plus grande admiration, et, de plus, tous étaient ravis de sa beauté et de ses charmes.

Le cortège finit par arriver au palais. Là, les chambellans écartèrent la foule, et ne laissèrent entrer que les joueurs d’instruments et la troupe des danseuses et des chanteuses, derrière le bossu. Et personne autre.

Alors les chanteuses et les danseuses, à l’unanimité, interpellèrent les chambellans et leur dirent : « Par Allah ! vous avez raison d’empêcher les hommes d’entrer avec nous dans le harem, pour assister à l’habillement de la nouvelle mariée ! Mais nous refusons absolument, nous aussi, d’entrer, si vous ne faites entrer avec nous ce jeune homme qui nous a comblées de ses bienfaits ! Et nous refusons de faire fête à la mariée, à moins que ce ne soit en présence de ce jeune homme, notre ami ! »

Et, de force, les femmes s’emparèrent du jeune Hassan, et l’emmenèrent avec elles dans le harem, au milieu de la grande salle de réunion. Il était ainsi le seul homme, avec le petit palefrenier bossu, au milieu du harem, en dépit du nez du bossu qui ne put empêcher la chose. Dans la salle de réunion étaient assemblées toutes les dames, épouses des émirs, des vizirs et des chambellans du palais. Toutes ces dames s’alignèrent sur deux rangs, en tenant chacune une grande chandelle ; et toutes avaient le visage couvert de leur voilette de soie blanche, à cause de la présence des deux hommes. Et Hassan et le bossu nouveau marié passèrent entre les deux files et allèrent s’asseoir sur une estrade élevée, en traversant ces deux rangs de femmes qui s’étendaient depuis la salle de réunion jusqu’à la chambre nuptiale, d’où devait bientôt sortir la nouvelle mariée pour la noce.

À la vue de Badreddine Hassan, de sa beauté, de ses charmes, de son visage lumineux comme le croissant nouveau de la lune, les femmes, d’émotion, s’arrêtèrent de respirer, et sentirent leur raison s’envoler. Et chacune d’elles brûlait de pouvoir enlacer cet adolescent merveilleux, et se jeter dans son giron, et y rester attachée durant une année, ou un mois, ou tout au moins une heure, seulement le temps d’être chargée une fois, et de le sentir en elle !

À un moment donné, toutes ces femmes, à la fois, ne purent plus tenir davantage, et découvrirent leur visage en enlevant leur voile ! Et elles se montrèrent sans retenue, oubliant la présence du bossu ! Et elles se mirent toutes à s’approcher de Hassan Badreddine pour l’admirer de plus près, et pour lui dire une parole ou deux d’amour ou tout au moins pour lui faire un signe de l’œil qui pût lui faire voir combien elles le désiraient. D’ailleurs, les danseuses et les chanteuses renchérissaient encore là-dessus en racontant la générosité de Hassan, et en encourageant ces dames à le servir du mieux. Et les dames se disaient : « Allah ! Allah ! voilà un jeune homme ! Celui-là, oui ! peut dormir avec Sett El-Hosn ! Ils sont faits l’un pour l’autre ! Mais ce maudit bossu, qu’Allah le confonde ! »

Pendant que les dames, dans la salle, continuaient à louer Hassan et à faire des imprécations contre le bossu, soudain les joueuses d’instruments frappèrent sur leurs instruments, la porte de la chambre nuptiale s’ouvrit, et la nouvelle mariée, Sett El-Hosn, entourée des eunuques et des suivantes, fit son entrée dans la salle de réception.

Sett El-Hosn, la fille du vizir Chamseddine, entra au milieu des femmes, et elle brillait comme une houria, et les autres, à côté d’elle, n’étaient que des astres pour lui faire cortège, comme les étoiles entourent la lune sortant de dessous un nuage ! Elle était parfumée à l’ambre, au musc et à la rose ; elle s’était peignée, et sa chevelure brillait sous la soie qui la recouvrait ; ses épaules se dessinaient admirables sous les habits somptueux qui les recouvraient. Elle était, en effet, royalement vêtue ; entre autres choses, sur elle, elle avait une robe toute brodée d’or rouge, et, sur l’étoffe, étaient dessinées des figures de bêtes et d’oiseaux ; mais ce n’était là que la robe extérieure ; car pour les autres robes d’en dessous, Allah seul serait capable de les connaître et de les estimer à leur valeur ! Au cou, elle avait un collier qui pouvait valoir qui sait combien de milliers de dinars ! Chaque pierrerie qui le composait était si rare que nul homme, simple vivant, fût-il le roi en personne, n’en avait vu de semblables.

En un mot, Sett El-Hosn, la nouvelle mariée, était aussi belle que, durant sa quatorzième nuit, l’est la pleine lune !

Quant à Hassan Badreddine, de Bassra, il était toujours assis, faisant l’admiration de tout le groupe des dames. Aussi ce fut de son côté que se dirigea la nouvelle mariée. Elle s’approcha de l’estrade en imprimant à son corps des mouvements fort gracieux, de droite et de gauche. Alors, aussitôt, se leva le palefrenier bossu et se précipita pour l’embrasser. Mais elle le repoussa avec horreur, et se retourna lestement, et, d’un mouvement, se plaça devant le beau Hassan. Et dire que c’était son cousin, et qu’elle ne le savait pas, ni lui non plus !

À la vue de cette scène, toutes les femmes présentes se mirent à rire, surtout quand la jeune mariée s’arrêta devant le beau Hassan, pour lequel elle fut à l’instant consumée d’ardeur, et s’écria en levant les mains au ciel : « Allahoumma ! fais que ce beau garçon devienne mon époux ! Et débarrasse-moi de ce palefrenier bossu ! »

Alors Hassan Badreddine, selon l’avis du genni, plongea la main dans sa poche et la retira pleine d’or, et jeta l’or par poignées aux suivantes de Sett El-Hosn et aux danseurs et aux chanteuses, qui s’écrièrent : « Ah ! puisses-tu posséder, toi, la mariée ! » Et Badreddine sourit gentiment à ce souhait et à leurs compliments.

Quant au bossu, durant toute cette scène, il était délaissé avec mépris, et il siégeait tout seul, aussi laid qu’un singe. Et toutes les personnes qui s’approchaient par hasard de lui, en passant près de lui, éteignaient leur chandelle pour se moquer de lui. Et il resta ainsi tout le temps à se morfondre et à se faire du mauvais sang en son âme. Et toutes les femmes ricanaient en le regardant, et lui décochaient des plaisanteries salées. L’une lui disait : « Singe ! tu pourras te masturber à sec et copuler avec l’air ! » L’autre lui disait : « Vois ! tu es à peine aussi gros que le zebb de notre beau maître ! Et tes deux bosses sont juste la mesure de ses œufs ! » Une troisième disait : « S’il te donnait un coup avec son zebb, il t’enverrait à l’écurie sur ton derrière ! » Et tout le monde riait.

Quant à la nouvelle mariée, sept fois de suite, et chaque fois vêtue d’une façon différente, elle fit le tour de la salle, suivie de toutes les dames ; et elle s’arrêtait, après chaque tour, devant Hassan Badreddine El-Bassraoui. Et chaque robe nouvelle était de beaucoup plus belle que la précédente, et chaque parure dépassait infiniment les autres parures. Et tout le temps, pendant que la nouvelle mariée s’avançait ainsi lentement et pas à pas, les joueuses d’instruments faisaient merveille, et les chanteuses disaient les chansons les plus éperdument amoureuses et excitantes, et les danseuses, en s’accompagnant de leur petit tambour à grelots, dansaient comme des oiseaux ! Et, chaque fois, Hassan Badreddine El-Bassraoui ne manquait pas de jeter l’or par poignées en le répandant par toute la salle ; et toutes les femmes se précipitaient dessus pour avoir quelque chose à toucher de la main de l’adolescent. Il y en eut même qui profitèrent de l’hilarité et de l’excitation générales, du son des instruments et de la griserie du chant, pour simuler, étendues l’une sur l’autre par terre, une copulation, en regardant Hassan assis et souriant ! Et le bossu regardait tout cela fort désolé. Et sa désolation augmentait chaque fois qu’il voyait l’une des femmes se tourner vers Hassan, et, de la main étendue et abaissée brusquement, l’inviter, par signe, vers sa vulve ; ou une autre agiter son doigt du milieu, en clignant de l’œil ; ou une autre, en agitant ses hanches et en se tordant, faire claquer sa main droite ouverte sur sa main gauche fermée ; ou une autre, avec un geste encore plus lubrique, se taper sur les fesses et dire au bossu « Tu en mordras au temps des abricots ! » Et tout le monde de rire.

À la fin du septième tour, la noce était finie, car elle avait duré une bonne partie de la nuit. Aussi les joueuses d’instruments cessèrent de pincer leurs instruments, les danseuses et les chanteuses s’arrêtèrent, et, avec toutes les dames, elles passèrent devant Hassan, soit en lui baisant les mains, soit en lui touchant le pan de la robe ; et tout le monde sortit en regardant une dernière fois Hassan comme pour lui dire de rester là. Et, en effet, il ne resta plus dans la salle que Hassan, le bossu et la nouvelle mariée avec ses suivantes. Alors les suivantes conduisirent l’épouse dans la chambre de déshabillage, la déshabillèrent de ses robes une à une, et en disant chaque fois : « Au nom d’Allah ! » pour conjurer le mauvais œil. Puis elles partirent en la laissant seule avec sa vieille nourrice, qui, avant de la conduire dans la chambre nuptiale, devait attendre que le nouveau marié, le bossu, y arrivât le premier.

Le bossu se leva donc de l’estrade, et, voyant Hassan toujours assis, lui dit sur un ton très sec : « En vérité, seigneur, tu nous as grandement honorés de ta présence et tu nous as comblés de tes bienfaits cette nuit. Mais maintenant attends-tu, pour t’en aller d’ici, que l’on te chasse ? » Alors Hassan, qui, en somme, ne savait au juste ce qu’il devait faire, répondit en se levant : « Au nom d’Allah ! » et il se leva et sortit. Mais à peine était-il hors de la porte de la salle qu’il vit le genni apparaître et lui dire : « Où vas-tu ainsi, Badreddine ? Arrête-toi et écoute-moi bien et suis mes instructions. Le bossu vient d’aller au cabinet d’aisances ; et moi, je m’en charge ! Toi, en attendant, va de ce pas dans la chambre nuptiale, et quand tu verras entrer la nouvelle mariée, tu lui diras : « C’est moi qui suis ton vrai mari ! Le sultan, ton père, n’usa de ce stratagème que par crainte pour toi du mauvais œil des gens envieux ! Quant au palefrenier, c’est le plus misérable de nos palefreniers ; et, pour le dédommager, on lui prépare à l’écurie un bon pot de lait caillé pour qu’il s’en rafraîchisse à notre santé ! » Puis tu la prendras, sans crainte, et, sans hésiter, tu lui enlèveras son voile, et tu lui feras ce que tu lui feras ! » Puis le genni disparut.

Le bossu arriva, en effet, au cabinet d’aisances, pour se décharger avant d’arriver chez la nouvelle mariée, et s’accroupit sur le marbre, et commença ! Mais aussitôt le genni prit la forme d’un gros rat et sortit du trou du cabinet d’aisances, et fit entendre des cris de rat : « Zik ! zik ! » Et le palefrenier frappa des mains pour le faire fuir, et lui dit : « Hesch ! hesch ! » Aussitôt le rat se mit à grossir et devint un gros chat, aux yeux terriblement brillants, qui se mit à miauler de travers. Puis, comme le bossu continuait à faire ses besoins, le chat se mit à grossir et devint un gros chien qui aboya : « Haou ! haou ! » Alors le bossu commença à s’effrayer et lui cria : « Va-t’en, vilain ! » Alors le chien grossit et s’enfla et devint un âne, qui se mit à braire à la figure du bossu : « Hâk ! hi hâk ! » et aussi à péter avec un bruit terrible. Alors le bossu fut plein de terreur, sentit tout son ventre se fondre en diarrhée, et eut à peine la force de crier : « À mon secours, habitants de la maison ! » Alors, de crainte qu’il ne s’échappât de là, l’âne grossit encore et devint un buffle monstrueux, qui obstrua complètement la porte du cabinet d’aisances, et ce buffle, cette fois, parla avec la voix des hommes, et dit : « Malheur à toi, bossu de mon cul ! ô le plus infect des palefreniers ! » À ces paroles, le bossu sentit le froid de la mort l’envahir il glissa avec sa diarrhée sur les carreaux, par terre, à moitié habillé, et ses mâchoires claquèrent l’une sur l’autre, et finirent par se souder d’épouvante ! Alors le buffle lui cria : « Bossu de bitume ! n’as-tu pu trouver une autre femme à charger de ton ignoble outil, que ma maîtresse ? » Et le palefrenier, plein d’épouvante, ne put articuler un mot. Et le genni lui dit : « Réponds-moi, ou je te ferai mordre tes excréments ! » Alors le bossu, à cette effroyable menace, put dire : « Par Allah ! ce n’est point de ma faute ! On m’y a forcé ! Et d’ailleurs, ô souverain puissant des buffles, je ne pouvais point deviner que la jeune fille eût un amant parmi les buffles ! Mais, je le jure, je m’en répons et j’en demande pardon à Allah et à toi ! » Alors le genni lui dit : « Tu vas me jurer par Allah que tu vas obéir à mes ordres ! » Et le bossu se hâta de prêter serment. Alors le genni lui dit : « Tu vas rester ici toute la nuit jusqu’au lever du soleil ! Et alors seulement tu pourras t’en aller ! Mais tu ne diras pas un mot à personne de tout cela, sinon je te casserai la tête en mille morceaux ! Et jamais plus ne remets les pieds du côté de ce palais, dans le harem ! Sinon, je te le répète, je t’écraserai la tête et je t’enfouirai dans la fosse des excréments ! » Puis il ajouta : « Maintenant je vais te mettre dans une position dont je te défends de bouger jusqu’à l’aube ! » Alors le buffle saisit avec ses dents le palefrenier par les pieds et l’enfonça, la tête la première, au fond du trou béant de la fosse du cabinet d’aisances, et lui laissa seulement les pieds hors du trou. Et il lui répéta : « Et surtout prends bien garde de bouger ! » Puis il disparut.

Voilà pour le bossu !

Quant à Hassan Badreddine El-Bassraoui, il laissa le bossu et l’éfrit aux prises, et il pénétra dans les appartements privés, et de là dans la chambre nuptiale, où il s’assit tout au fond. Et à peine était-il là que la nouvelle mariée entra, soutenue par sa vieille nourrice qui s’arrêta à la porte en laissant Sett El-Hosn entrer seule. Et, sans distinguer qui était assis au fond, la vieille, croyant parler au bossu, lui dit : « Lève-toi, vaillant héros, prends ton épouse, et agis brillamment ! Et maintenant, mes enfants, qu’Allah soit avec vous ! » Puis elle se retira.

Alors l’épousée, Sett El-Hosn, le cœur bien faible, s’avança en se disant en elle-même : « Non ! plutôt rendre l’âme que de me livrer à cet immonde palefrenier bossu ! » Mais à peine eut-elle fait quelques pas qu’elle reconnut le merveilleux Badreddine ! Alors elle poussa un cri de félicité, et dit : « Ô mon chéri ! que tu es gentil de m’attendre pendant tout ce temps ! Tu es seul ? Quel bonheur ! Je t’avouerai que j’avais d’abord pensé, en te voyant assis, dans la salle de réunion, côte à côte avec le vilain bossu, que tous deux vous vous étiez associés sur moi ! » Badreddine répondit : « Ô ma maîtresse, que dis-tu là ? Comment veux-tu que ce bossu puisse te toucher ? Et comment pourrait-il être mon associé sur toi ? » Sett El-Hosn répondit : « Mais enfin qui de vous deux est mon mari, toi ou lui ? » Badreddine répondit : « C’est moi, maîtresse ! Toute cette farce du bossu n’a été montée que pour nous faire rire ; et aussi pour t’éviter le mauvais œil, car toutes les femmes du palais ont entendu parler de ta beauté unique ; et ton père a loué ce bossu pour qu’il servît de repoussoir au mauvais œil ; ton père l’a gratifié de dix dinars ; et maintenant, d’ailleurs, le bossu est à l’écurie en train d’avaler, à notre santé, un pot de lait caillé frais ! »

À ces paroles de Badreddine, Sett El-Hosn fut au comble du plaisir ; elle se prit à sourire gentiment et à rire plus gentiment encore ; puis, soudain, ne pouvant plus se retenir, elle s’écria : « Par Allah ! mon chéri, prends-moi ! prends-moi ! Serre-moi ! Fixe-moi sur ton giron ! » Et, comme Sett El-Hosn avait enlevé ses habits d’en dessous, elle se trouva être toute nue sous sa robe. Aussi, en disant ces paroles : « Fixe-moi sur ton giron ! » elle souleva légèrement sa robe à la hauteur de sa vulve et dévoila ainsi dans toute leur magnificence ses cuisses et son cul de jasmin. À cette vue et à l’aspect des détails de cette chair de houria, Badreddine sentit le désir faire le tour de son corps et soulever l’enfant endormi ! Et aussitôt il se leva avec hâte, se déshabilla et se défit de ses vastes culottes à plis innombrables ; il enleva la bourse contenant les mille dinars que lui avait donnés le juif de Bassra, et la mit sur le divan, au dessous des culottes ; puis il enleva son turban si beau et le mit sur une chaise et se couvrit d’un léger turban de nuit qu’on avait mis là pour le bossu ; et il ne resta vêtu que de la fine chemise en mousseline de soie brodée d’or et de l’ample caleçon en soie bleue, attaché à la taille avec un cordon à glands d’or.

Badreddine défit les cordons et s’élança sur Sett El-Hosn qui lui tendait tout son corps ; et ils s’enlacèrent ; et Badreddine enleva Sett El-Hosn et la renversa sur la couche, et fondit sur elle ! Il s’accroupit les jambes écartées, et saisit les cuisses de Sett El-Hosn et les attira à lui en les écartant. Et alors il pointa le bélier, qui était tout prêt, dans la direction du fort, et poussa ce vaillant bélier en l’enfonçant dans la brèche : et aussitôt la brèche céda. Et Badreddine exulta en constatant que la perle était imperforée, et que nul bélier avant le sien ne l’avait pénétrée ni même touchée du bout du nez ! Et il vérifia aussi que ce derrière de bénédiction n’avait jamais été chargé sous l’assaut d’un monteur !

Aussi, au comble de la jouissance, il lui ravit cette virginité, et se délecta tout à son aise au goût de cette jeunesse. Et, clou sur clou, le bélier fonctionna quinze fois de suite, à entrer et à sortir, sans interruption ; et il ne s’en trouva pas mal du tout.

Aussi, dès cet instant, sans aucun doute Sett El-Hosn fut engrossée, comme tu le verras dans la suite, ô émir des Croyants.

Comme Badreddine finissait d’enfoncer les quinze poteaux, il se dit : « C’est probablement assez, pour l’instant. » Et alors il s’étendit à côté de Sett El-Hosn, lui mit la main doucement sous la tête et Sett El-Hosn également l’entoura de ses bras ; et tous deux s’enlacèrent étroitement et, avant de s’endormir, se récitèrent ces strophes admirables :

Ne crains point ! Et que ta lance pénètre l’objet de ton amour ! Et néglige les conseils de l’envieux ; car ce n’est point ton envieux qui servira ton amour !

Songe ! le Clément n’a point créé un spectacle plus beau que celui de deux amants enlacés sur leur couche !

Regarde-les ! les voici collés l’un sur l’autre, couverts de bénédictions ! Leurs mains et leurs bras leur servent d’oreillers !

Lorsque le monde voit deux cœurs liés par l’ardente passion, il essaie de les frapper avec le fer froid !

Mais toi, passe outre ! Toutes les fois que ta destinée met une beauté sur ta route, c’est elle qu’il faut aimer ; c’est avec elle qu’il faut vivre, uniquement !

Voilà pour Hassan Badreddine et Sett El-Hosn, la fille de son oncle !

Quant au genni, il se hâta d’aller chercher la gennia, sa compagne, et tous deux vinrent admirer les deux jeunes gens endormis, après avoir assisté à leurs jeux et compté les coups de bélier. Puis l’éfrit dit à l’éfrita, sa compagne : « Allons, ma sœur, tu vois que j’avais raison ! » Puis il ajouta : « Maintenant il faut qu’à ton tour tu enlèves le jeune homme, et que tu le transportes au même endroit où je l’avais pris, au cimetière de Bassra, dans la turbeh de son père Noureddine ! Et fais vite, et moi, je t’y aiderai, car voici le matin qui va paraître ; et il ne faut pas, vraiment ! » Alors l’éfrita souleva le jeune Hassan endormi, le chargea sur ses épaules, habillé tel qu’il était avec la chemise seulement, car le caleçon n’avait pu tenir au milieu de ses ébats, et elle s’envola avec lui, suivie de près par l’éfrit. À un moment donné, dans cette course à travers l’air, l’éfrit eut des idées lubriques sur l’éfrita, et voulut la violer ainsi chargée du beau Hassan ; et l’éfrita se serait bien laissé faire par l’éfrit ; mais elle eut peur pour Hassan. D’ailleurs, Allah intervint heureusement, et envoya contre l’éfrit des anges qui lancèrent sur lui une colonne de feu qui le brûla. Et l’éfrita et Hassan furent ainsi délivrés du terrible éfrit qui les aurait peut-être abîmés : car l’éfrit est terrible en copulation ! Alors l’éfrita descendit à terre, à l’endroit même où avait été précipité l’éfrit avec lequel elle aurait bien copulé, sans la présence de Hassan pour lequel elle craignait beaucoup.

Or, il était écrit de par le Destin que l’endroit où l’éfrita déposerait le jeune Hassan Badreddine, en n’osant plus le porter plus loin à elle seule, serait tout près de la ville de Damas, dans le pays de Scham[7]. Alors l’éfrita porta Hassan tout près de l’une des portes de la ville, le déposa doucement à terre, et s’envola.

Au lever du jour, on ouvrit les portes de la ville, et les gens, en sortant, furent bien étonnés de voir ce merveilleux adolescent endormi, habillé seulement d’une chemise, portant sur la tête, au lieu d’un turban, un bonnet de nuit, et, de plus, sans caleçon ! Et ils se dirent : « C’est étonnant ce qu’il a dû veiller, pour maintenant être enfoncé dans un si profond sommeil ! » Mais d’autres dirent : « Allah ! Allah ! le bel adolescent ! Heureuse et pleine de chance la femme qui a couché avec lui ! Mais pourquoi est-il ainsi tout nu ? » D’autres répondirent : « Probablement le pauvre jeune homme aura passé au cabaret plus de temps qu’il ne fallait ! Et il a bu plus que sa capacité ! Et en rentrant, le soir, il a dû trouver les portes de la ville fermées, et il s’est décidé à dormir par terre ! »

Or, pendant qu’ils s’entretenaient ainsi, la brise du matin se leva et vint caresser le beau Hassan et souleva sa chemise : on vit alors apparaître un ventre, un ombilic, des cuisses et des jambes, le tout comme le cristal ! un zebb et des œufs fort bien proportionnés. Et cette vue émerveilla tous les gens qui admiraient tout cela.

À ce moment, Badreddine se réveilla et se vit étendu près de cette porte inconnue et entouré par tous ces gens ; aussi fut-il fort surpris et s’écria : « Où suis-je, bonnes gens ? Dites-le moi, je vous prie ! Et pourquoi m’entourez-vous ainsi ? Qu’y a-t-il donc ! » Ils répondirent : « Pour nous, nous nous sommes arrêtés pour te regarder, simplement pour le plaisir ! Mais, pour toi, ne sais-tu pas que tu es à la porte de Damas ? Où donc as-tu pu passer la nuit pour être ainsi tout nu ? » Hassan répondit : « Par Allah ! bonnes gens, que me dites-vous ? Moi, j’ai passé la nuit au Caire. Et vous dites que je suis à Damas ? » Alors tous furent dans la plus grande hilarité, et l’un d’eux dit : « Ô le grand mangeur de haschich ! » Et d’autres dirent : « Mais sûrement tu es fou ! Quel dommage qu’un si merveilleux adolescent soit fou ! » Et d’autres dirent : « Mais enfin quelle est cette étrange histoire que tu nous racontes là ? » Alors Hassan Badreddine dit : « Par Allah ! bonnes gens, je ne mens jamais ! Je vous assure donc, et je vous répète, qu’hier j’ai passé la nuit au Caire, et avant-hier à Bassra, ma ville ! » À ces paroles, l’un s’écria : « Quelle chose étonnante ! » Un autre : « C’est un fou ! » Et quelques-uns se mirent à se ployer de rire et à frapper leurs mains l’une contre l’autre. Et d’autres dirent : « En vérité, n’est-ce point dommage que cet admirable adolescent ait perdu ainsi la raison ! Mais aussi quel fou incomparable ! » Et un autre plus sage, lui dit : « Mon fils reprends un peu tes sens. Et ne dis pas de pareilles sottises. » Alors Hassan dit : « Je sais ce que je dis. Et, de plus, apprenez que durant cette nuit d’hier, au Caire, j’ai passé de fort agréables moments comme nouveau marié ! » Alors tous furent de plus en plus persuadés de sa folie ; et l’un d’eux en riant s’écria : « Vous voyez bien que le pauvre jeune homme s’est marié en rêve ! Était-ce bon, le mariage en rêve ? Combien de fois ? Était-ce une houria ou une putain ? » Mais Badreddine commença à être fort contrarié, et leur dit : « Eh bien, oui ! c’était une houria ! Et je n’ai point copulé en rêve, mais quinze fois entre ses cuisses ; et j’ai pris la place d’un infect bossu, et j’ai même mis le bonnet de nuit qui lui était destiné, et que voici ! » Puis il réfléchit un instant et s’écria : « Mais, par Allah ! braves gens, où est mon turban, où est mon caleçon, où sont ma robe et mes culottes ? Et surtout où est ma bourse ? »

Et Hassan se leva, et chercha autour de lui ses habits. Et tout le monde alors se mit à cligner de l’œil et à se faire signe que l’adolescent était absolument fou.

Alors le pauvre Hassan se décida à entrer en ville dans son accoutrement, et il fut bien obligé de traverser les rues et les souks, au milieu d’un grand cortège d’enfants et de personnes qui criaient : « C’est un fou ! c’est un fou ! » et le pauvre Hassan ne savait plus que devenir, quand Allah eut peur que ce beau garçon ne fût violenté, et il le fit passer à côté de la boutique d’un pâtissier qui venait justement d’ouvrir sa boutique. Et Hassan se précipita dans la boutique, s’y réfugia ; et comme ce pâtissier était un solide gaillard dont les exploits étaient fort réputés en ville, tout le monde eut peur et se retira, laissant Hassan tranquille.

Lorsque le pâtissier, qui s’appelait El-Hadj Abdallah, vit le jeune Hassan Badreddine, il put l’examiner à son aise, et il s’émerveilla à l’aspect de sa beauté, de ses charmes et de ses dons naturels ; et à l’instant même l’amour emplit son cœur, et il dit au jeune Hassan : « Ô jeune garçon gentil, dis-moi, d’où viens-tu ? et sois sans crainte ; raconte-moi ton histoire, car je t’aime déjà plus que mon âme ! » Alors Hassan raconta toute son histoire au pâtissier Hadj Abdallah, et cela depuis le commencement jusqu’à la fin.

Le pâtissier fut extrêmement émerveillé, et dit à Hassan : « Mon jeune seigneur Badreddine, cette histoire est, en vérité, fort surprenante, et ton récit est extraordinaire. Mais, ô mon enfant, je te conseille de n’en plus parler à personne, car c’est dangereux de faire des confidences. Et je t’offre ma boutique, et tu demeureras avec moi, et cela jusqu’à ce qu’Allah daigne finir les disgrâces dont tu es affligé. D’ailleurs, moi, je n’ai point d’enfants, et tu me rendrais fort heureux si tu voulais m’accepter comme père ! Et moi je t’adopterai pour mon fils ! » Alors Hassan Badreddine lui répondit : « Brave oncle ! qu’il soit fait selon ton désir ! »

Aussitôt le pâtissier alla au souk, et acheta des habits somptueux dont il revint le vêtir. Puis il l’emmena chez le kadi, et, devant témoins, il adopta Hassan Badreddine pour son fils.

Et Hassan resta dans la boutique du pâtissier, comme son fils ; et c’est lui qui touchait l’argent des clients, et qui leur vendait les pâtisseries, les pots de confitures, les porcelaines remplies de crème et toutes les douceurs réputées dans Damas ; et il apprit en peu de temps l’art de la pâtisserie, pour lequel il avait un penchant tout particulier, à cause des leçons que lui avait données sa mère, la femme du vizir Noureddine de Bassra, qui préparait les pâtisseries et les confitures devant lui pendant son enfance.

Et la beauté de Hassan, le beau jeune homme de Bassra, le fils adoptif du pâtissier, fut connue de toute la ville de Damas ; et la boutique du pâtissier El-Hadj Abdallah devint la boutique la plus achalandée de toutes les boutiques des pâtissiers de Damas.

Voilà pour Hassan Badreddine !

Mais, pour ce qui est de la nouvelle mariée Sett El-Hosn, la fille du vizir Chamseddine du Caire, voici !

Lorsque Sett El-Hosn se réveilla, le matin de cette première nuit de noces, elle ne trouva pas le beau Hassan à côté d’elle. Aussi elle s’imagina que Hassan était allé au cabinet d’aisances ! Et elle se mit à attendre son retour.

Sur ces entrefaites, le vizir Chamseddine, son père, vint la trouver pour prendre de ses nouvelles. Et il était fort anxieux. Et il était fort révolté en son âme de l’injustice du sultan qui l’avait obligé à marier ainsi la belle Sett El-Hosn, sa fille, avec le palefrenier bossu. Et, avant d’entrer chez sa fille, le vizir s’était dit : « Certainement, je tuerai ma fille si je sais qu’elle s’est livrée à cet immonde bossu ! »

Il frappa donc à la porte de la chambre nuptiale, et appela : « Sett El-Hosn ! » Elle répondit de l’intérieur : « Oui, mon père, je cours t’ouvrir ! » Et elle se leva à la hâte, et courut ouvrir à son père. Et elle était encore devenue plus belle que d’habitude, et son visage était comme éclairé, et son âme toute réjouie d’avoir senti les étreintes merveilleuses de ce beau cerf ! Aussi elle arriva toute coquette devant son père, et s’inclina et embrassa ses mains. Mais son père, à cette vue de sa fille réjouie au lieu d’être affligée de son union avec le bossu, s’écria « Ah ! fille éhontée ! Comment oses-tu paraître devant moi avec cette figure réjouie après avoir couché avec cet infect palefrenier bossu ? » À ces paroles Sett El-Hosn se prit à sourire d’un air entendu, et dit : « Par Allah ! ô père, la plaisanterie a assez duré ! C’est déjà pour moi fort suffisant d’avoir été la risée de tous les invités qui me plaisantaient sur mon prétendu époux, ce bossu qui ne vaut même pas la rognure d’ongle de mon bel amoureux, mon vrai mari de cette nuit ! Oh ! cette nuit ! comme elle a été pleine de délices pour moi aux côtés de mon bien-aimé ! Cesse donc cette plaisanterie, mon père, et ne me parle plus de ce bossu ! » À ces paroles de sa fille, le vizir fut plein de courroux, et ses yeux devinrent bleus de fureur, et il s’écria : « Malheur ! Que dis-tu là ? Comment ! le bossu n’a pas couché avec toi dans cette chambre ? » Elle répondit : « Par Allah sur toi, ô père ! assez me citer le nom de ce bossu ! Qu’Allah le confonde, lui et son père et sa mère et toute sa famille ! Tu sais bien que je connais maintenant la supercherie que tu as faite pour que j’évite le mauvais œil ! » Et elle donna tous les détails des noces et de la nuit à son père. Et elle ajouta : « Oh ! comme j’étais bien, enfoncée dans le giron de mon bien-aimé mari, le bel adolescent aux manières raffinées, aux splendides yeux noirs, aux sourcils arqués ! »

À ces paroles, le vizir s’écria : « Ma fille, es-tu donc folle ? Que dis-tu ? Et où est-il ce jeune homme que tu nommes ton mari ? » Sett El-Hosn répondit : « Il est allé au cabinet d’aisances ! » Alors le vizir, fort inquiet, se précipita au dehors et courut vers le cabinet d’aisances. Et il y trouva le bossu les pieds en l’air et la tête enfoncée profondément dans le trou du cabinet, et immobile ! Et le vizir, extrêmement stupéfait, s’écria : « Que vois-je ? n’est-ce point toi, bossu ? » Et il répéta sa question à haute voix. Mais le bossu ne répondit point, car, toujours terrifié, il s’imagina que c’était le genni qui lui parlait…

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et se tut discrètement.

MAIS LORSQUE FUT
LA VINGT-DEUXIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que Giafar continua ainsi l’histoire au khalifat Haroun Al-Rachid :


Le terrifié bossu, pensant que c’était le genni qui lui parlait, eut une peur terrible de répondre. Alors le vizir s’écria, furieux : « Réponds-moi, maudit bossu, ou je vais te trancher le corps avec ce glaive ! » Alors le bossu, la tête toujours enfoncée dans le trou, répondit du fond : « Par Allah ! ô chef des éfrits et des genn, aie pitié de moi ! je te jure que je n’ai pas bougé d’ici toute la nuit, et je t’ai obéi ! » À ces paroles le vizir ne sut plus que penser, et s’écria : « Mais que dis-tu là ? Je ne suis pas un éfrit. Je suis le père de la mariée. » Alors le bossu poussa un gros soupir, et dit : « Toi, tu peux filer d’ici ! Je n’ai rien à voir avec toi ! File vite avant que ne vienne le terrible éfrit ravisseur des âmes ! D’ailleurs, je ne veux plus te voir ; tu es la cause de mon malheur ; tu m’as donné en mariage l’amante des buffles, des ânes et des éfrits ! Maudit sois-tu, toi et ta fille et tous les malfaiteurs ! » Alors le vizir lui dit : « Fou ! allons, sors d’ici, que je puisse entendre un peu ce que tu racontes ! » Mais le bossu répondit : « Je suis peut-être fou, mais je ne serai pas assez insensé pour m’en aller d’ici sans la permission du terrible éfrit ! Car il m’a bien défendu de sortir du trou avant le lever du soleil. Va-t’en donc et laisse-moi en paix ici ! Mais, dis-moi avant, est-ce que le soleil va tarder encore à se lever, ou non ? » Et le vizir, de plus en plus perplexe, répondit : « Mais qu’est-ce donc que cet éfrit dont tu parles ? » Alors le bossu lui raconta l’histoire, son arrivée au cabinet d’aisances où satisfaire ses besoins avant d’entrer chez la nouvelle mariée, l’apparition de l’éfrit sous diverses formes, rat, chat, chien, âne et buffle, et enfin la défense faite et le traitement subi. Puis le bossu se mit à gémir.

Alors le vizir s’approcha du bossu, le saisit par les pieds, et le tira hors du trou. Et le bossu, la figure toute barbouillée et jaune et misérable, cria à la figure du vizir : « Maudit sois-tu, toi et ta fille, l’amante des buffles ! » Et, de crainte de voir apparaître de nouveau l’éfrit, le terrifié bossu se mit à courir de toutes ses forces, en hurlant et en n’osant pas se retourner. Et il arriva au palais, et monta chez le sultan, et lui raconta son aventure avec l’éfrit.

Quant au vizir Chamseddine, il revint comme fou chez sa fille Sett El-Hosn, et lui dit : « Ma fille, je sens ma raison s’envoler ! Éclaire-moi sur cette aventure ! » Alors Sett El-Hosn dit : « Sache donc, mon père, que le jeune homme charmant qui eut l’honneur de la noce pendant toute la nuit, a couché avec moi et a joui de ma virginité ; et sûrement je ferai un enfant. Et, pour te donner une preuve de ce que je t’affirme, voici son turban sur la chaise, ses culottes sur le divan, et son caleçon dans mon lit. De plus, tu trouveras dans ses culottes une chose qu’il y a cachée et que je n’ai pu deviner. » À ces paroles, le vizir se dirigea vers la chaise, et prit le turban et l’examina et le retourna dans tous les sens, puis s’écria : « Mais c’est là un turban comme celui des vizirs de Bassra et de Mossoul ! » Puis il déroula l’étoffe, et trouva sur le bonnet un pli cousu, qu’il se hâta de prendre ; il examina ensuite les culottes et les souleva et y trouva la bourse de mille dinars que le Juif avait donnée à Hassan Badreddine. Dans cette bourse, il y avait en outre un petit papier sur lequel ces mots étaient écrits de la main du Juif : « J’affirme, moi tel, commerçant à Bassra, avoir livré cette somme de mille dinars, de gré à gré, au seigneur Hassan Badreddine, fils du vizir Noureddine qu’Allah ait en grâce ! pour le chargement du premier navire qui aura abordé à Bassra ! » À la lecture de ce papier, le vizir Chamseddine jeta un grand cri et tomba évanoui. Quand il revint à lui, il se hâta d’ouvrir le pli trouvé dans le turban, et immédiatement il reconnut l’écriture de son frère Noureddine. Et alors il se mit à pleurer et à se lamenter en disant : « Ah ! mon pauvre frère, mon pauvre frère ! »

Lorsqu’il se fut un peu calmé, il dit : « Allah est tout puissant ! » Puis il dit à sa fille : « Ma fille, sais-tu le nom de celui auquel tu t’es donnée cette nuit ? C’est mon neveu, le fils de ton oncle Noureddine, c’est Hassan Badreddine ! Et ces mille dinars, c’est ta dot ! Qu’Allah soit loué ! » Puis il récita ces deux strophes :

Je revois ses traces et aussitôt, tout entier, je fonds de désir, je fonds entièrement ! Et au souvenir de la demeure de bonheur, je verse toutes les larmes de mes yeux.

Et je me demande, et je crie sans réponse : « Qui m’a ainsi arraché loin de lui ! Oh ! que celui-là, l’auteur de mes peines, ait pitié et me permette le retour !

Ensuite il relut avec attention le mémoire de son frère, et il y trouva relatée toute l’histoire de Noureddine et la naissance de son fils Badreddine. Et il fut fort émerveillé, surtout quand il eut vérifié et confronté les dates données par son frère avec les dates de son propre mariage au Caire et de la naissance de sa fille Sett El-Hosn. Et il trouva que ces dates se correspondaient point par point.

Il fut si émerveillé qu’il se hâta d’aller trouver le sultan et de lui raconter toute l’histoire, en lui montrant les papiers. Et le sultan, à son tour, fut si émerveillé qu’il ordonna aux écrivains du palais de relater cette histoire admirable et de la conserver soigneusement dans l’armoire.

Quant au vizir Chamseddine, il revint à la maison près de sa fille, et se mit à attendre le retour de son neveu, le jeune Hassan Badreddine. Mais il finit par constater que Hassan avait disparu, sans arriver à en comprendre la cause, et il se dit : « Par Allah ! quelle aventure extraordinaire est cette aventure ! En vérité, on n’en a jamais vu de pareille !… »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin, et, discrète, arrêta son récit pour ne point fatiguer le sultan Schahriar, roi des îles de l’Inde et de la Chine !

MAIS LORSQUE FUT
LA VINGTIÈME-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que Giafar Al-Barmaki, vizir du roi Haroun Al-Rachid, continua ainsi l’histoire au khalifat :


Lorsque le vizir Chamseddine vit que son neveu Hassan Badreddine avait disparu, il se dit : « Il est prudent, car le monde est fait de vie et de mort ! que je prenne mes précautions pour que, à son retour, mon neveu Hassan puisse voir la maison dans l’état même où il l’a laissée ! » Le vizir Chamseddine prit donc une écritoire et un calam et une feuille de papier, et inscrivit, objet par objet, toutes les choses et tous les meubles de sa maison. Ainsi il écrivit : « Telle armoire est située en tel endroit ; tel rideau est en tel endroit » ; et ainsi de suite… Quant il eut fini, il cacheta le papier après l’avoir lu à sa fille Sett El-Hosn, et le serra soigneusement dans la caisse à papiers. Après cela, il ramassa le turban, le bonnet, les culottes, la robe et la bourse, et en fit un paquet qu’il enferma avec beaucoup de soin.

Quant à Sett El-Hosn, la fille du vizir, elle devint grosse en effet, à la suite de sa première nuit de noces ; et, au bout de neuf mois pleins, elle accoucha à terme d’un fils comme la lune, qui ressemblait à son père en tous points, aussi beau ! aussi gentil ! aussi parfait ! À sa naissance, les femmes le nettoyèrent et lui noircirent les yeux avec du kohl ; puis on lui coupa le cordon, et on le confia aux bonnes et à la nourrice. Et, à cause de sa beauté surprenante, on le nomma Agib[8].

Lorsque l’admirable Agib eut atteint, jour par jour, mois par mois, année par année, l’âge de sept ans, le vizir Chamseddine, son aïeul, l’envoya à l’école d’un maître fort réputé, et le recommanda beaucoup à ce maître d’école. Et Agib, tous les jours, accompagné de l’esclave noir Saïd, le bon eunuque de son père, allait à l’école, pour revenir à midi et le soir à la maison. Et il alla ainsi à l’école durant cinq ans, jusqu’à ce qu’il eût ainsi atteint l’âge de douze ans. Mais, pendant ce temps, Agib s’était rendu insupportable aux autres enfants de l’école ; il les battait et les injuriait et leur disait : « Qui de vous est comme moi ? Je suis le fils du vizir d’Égypte ! » À la fin, les enfants se réunirent, et allèrent porter plainte au maître d’école contre les mauvais procédés d’Agib. Alors le maître d’école, qui voyait que les exhortations au fils du vizir étaient vaines et qui, à cause de son père le vizir, ne voulait pas lui-même le renvoyer, dit aux enfants : « Je vais vous enseigner une chose que vous lui direz, et qui l’empêchera dorénavant de revenir à l’école. Demain donc, pendant le temps du jeu, réunissez-vous tous autour d’Agib et dites-vous les uns aux autres : « Par Allah ! nous allons jouer à un jeu fort intéressant ! Mais nul ne pourra prendre part à ce jeu qu’à la condition de dire à haute voix son nom et le nom de son père et de sa mère ! Car celui qui ne pourra pas dire le nom de son père et de sa mère sera considéré comme un fils adultérin et ne pourra jouer avec nous ! »

Aussi, le matin, à l’arrivée d’Agib à l’école, les enfants se réunirent autour de lui, se concertèrent entre eux, et l’un d’eux s’écria : « Ah, vraiment oui ! c’est un jeu merveilleux ! Mais nul ne pourra jouer à ce jeu qu’à la condition de dire son nom et le nom de son père et de sa mère ! Allons ! chacun à son tour ! » Et il leur cligna de l’œil.

Alors un des enfants s’avança et dit : « Moi, je m’appelle Nabih ! Ma mère s’appelle Nabiha ! Et mon père s’appelle Izeddine ! » Puis un autre s’avança et dit : « Moi, je m’appelle Naguib ! Ma mère s’appelle Gamila ! Et mon père s’appelle Mustapha ! » Puis le troisième et le quatrième et d’autres aussi dirent de la même manière. Quand vint le tour d’Agib, Agib très fier dit : « Moi, je suis Agib ! Ma mère est Sett El-Hosn ! Et mon père est Chamseddine, vizir d’Égypte ! »

Alors les enfants s’écrièrent tous : « Non, par Allah ! le vizir n’est point ton père ! » Et Agib furieux s’écria : « Qu’Allah vous confonde ! Le vizir est mon père, en vérité ! » Mais les enfants se mirent à ricaner et à frapper des mains, et lui tournèrent le dos en lui criant : « Va-t’en ! tu ne connais pas le nom de ton père ! Chamseddine n’est point ton père ! C’est ton grand-père, le père de ta mère ! Tu ne joueras pas avec nous ! » Et les enfants se débandèrent en éclatant de rire.

Alors Agib sentit sa poitrine se rétrécir, et fut étranglé par les sanglots ! Mais aussitôt le maître d’école s’approcha de lui et lui dit : « Comment, Agib, ne sais-tu pas encore que le vizir n’est point ton père, mais ton grand-père, le père de ta mère Sett El-Hosn ! Quant à ton père, ni toi, ni nous, ni personne ne le connaît. Car le sultan avait marié Sett El-Hosn au palefrenier bossu ; mais le palefrenier ne put coucher avec Sett El-Hosn, et il a raconté par toute la ville que, la nuit de ses noces, les genn l’avaient enfermé, lui palefrenier, pour coucher, eux, avec Sett El-Hosn. Et il a raconté aussi des histoires étonnantes de buffles et d’ânes et de chiens et autres êtres semblables. Ainsi donc, Agib, nul ne connaît le nom de ton père ! Sois donc humble devant Allah et tes camarades qui te considèrent comme un fils adultérin. D’ailleurs, Agib, tu es absolument dans la même situation qu’un enfant vendu sur le marché qui ne connaîtrait point son père. Encore une fois, sache que le vizir Chamseddine est ton grand-père seulement, et que ton père est inconnu. Sois donc modeste dorénavant. »

À ce discours du maître d’école, le petit Agib s’enfuit en courant chez sa mère Sett El-Hosn, et il était tellement étranglé par les pleurs qu’il ne put d’abord rien articuler. Alors sa mère se mit à le consoler, et, le voyant tellement ému, son cœur fondit de pitié, et elle lui dit : « Mon enfant, dis à ta mère la cause de ce chagrin ! » et elle l’embrassa et le caressa. Alors le petit Agib lui dit : « Dis-moi, ma mère, quel est mon père ? » Et Sett El-Hosn fort étonnée lui dit : « Mais c’est le vizir ! » Et Agib lui répondit en pleurant : « Oh, non ! il n’est pas mon père ! Ne me cache pas la vérité ! Le vizir est ton père, à toi ! Mais il n’est pas mon père ! Non, non ! Dis-moi la vérité ou je vais tout de suite me tuer avec ce poignard-ci ! » Et le petit Agib répéta à sa mère les paroles du maître d’école.

Alors, au souvenir de son cousin et mari, la belle Sett El-Hosn se mit à se rappeler sa première nuit de noces et toute la beauté et tous les charmes du merveilleux Hassan Badreddine El-Bassri ! Et, à ce souvenir, elle pleura d’émotion, et soupira ces strophes :

Il alluma le désir dans mon cœur et s’en alla au loin ! Il s’en alla hors de la demeure !

Ma pauvre raison partie ne reviendra qu’à son retour ! Mais moi, en attendant, j’ai perdu le sommeil apaisant et toute ma patience !

Il me quitta, et avec lui mon bonheur me quitta, et il me ravit le repos ! Et depuis lors j’ai perdu tout repos !

Il me quitta, et les larmes de mes yeux pleurent son absence ; elles coulent et leurs ruisseaux rempliraient les mers ;

Qu’un jour puisse se passer sans que mon désir ne me reporte vers lui, sans que mon cœur ne palpite de la douleur de son absence,

Aussitôt son image se lève devant moi, se lève devant mon âme, et je redouble d’amour, de désirs et de souvenirs !

Oh ! c’est toujours lui dont l’image aimée se présente la première à mes yeux dès la première heure du jour ! Et c’est toujours ainsi, car je n’ai point d’autre pensée, ni d’autres amours !

Puis elle ne fit que sangloter. Et Agib, voyant sa mère pleurer, se mit lui aussi à pleurer. Et, pendant que chacun pleurait de son côté, le vizir Chamseddine, entendant des cris et des pleurs entra. Et il fut aussi fort tourmenté et eut le cœur en peine en voyant ainsi pleurer ses enfants, et il leur dit : « Mes enfants, pourquoi pleurez-vous ainsi ? » Alors Sett El-Hosn lui raconta l’aventure du petit Agib avec les enfants de l’école. Et le vizir, à cette histoire, se ressouvint de tous les malheurs passés, déjà arrivés à lui, à son frère Noureddine, à son neveu Hassan Badreddine et enfin au petit Agib, et, à tous ces souvenirs réunis, il ne put s’empêcher de pleurer lui aussi. Et, désespéré, il monta chez le sultan, lui raconta toute l’histoire, lui dit que cette situation ne pouvait plus durer pour son nom et le nom de ses enfants, et lui demanda la permission de partir vers les pays du Levant pour atteindre la ville de Bassra où il comptait retrouver son neveu Hassan Badreddine. Puis il demanda également au sultan de lui écrire des décrets qu’il prendrait avec lui et qui lui permettraient, dans tous les pays où il irait, de faire les recherches nécessaires pour retrouver et ramener son neveu. Puis il se mit à pleurer amèrement. Et le sultan eut le cœur touché, et lui écrivit les décrets nécessaires pour tous les pays et toutes les provinces. Alors le vizir fut fort réjoui, et fit beaucoup de remerciements au sultan et aussi beaucoup de vœux pour sa grandeur, et se prosterna en baisant la terre entre ses mains ; puis il prit congé et sortit. Et, à l’heure même, il fit les préparatifs nécessaires pour le départ ; puis il emmena sa fille Sett El-Hosn et le petit Agib, et partit.

Ils marchèrent le premier jour, puis le deuxième jour et le troisième jour et ainsi de suite, dans la direction de Damas, et enfin ils arrivèrent avec sécurité à Damas. Et ils s’arrêtèrent tout près des portes, au Midan de Hasba, et ils y dressèrent leurs tentes pour se reposer deux jours avant de continuer leur route. Et ils trouvèrent que Damas était une ville admirable, pleine d’arbres et d’eaux courantes, et qu’elle était bien la ville chantée par le poète :

À Damas, j’ai passé un jour et une nuit. Damas ! Son créateur a juré que jamais plus il ne pourrait faire œuvre pareille !

La nuit couvre Damas de ses ailes, amoureusement. Et le matin étend sur elle l’ombrage des arbres touffus.

La rosée sur les branches de ses arbres n’est point rosée, mais perles, perles neigeant au gré de la brise qui les secoue !

Là, dans ses bosquets, c’est la nature qui fait tout : l’oiseau fait sa lecture matinale ; l’eau vive, c’est la page blanche ouverte ; la brise répond et écrit sous la dictée de l’oiseau, et les blancs nuages font pleuvoir leurs gouttes pour l’écriture !

Aussi les gens du vizir ne manquèrent pas d’aller visiter la ville et ses souks pour acheter les choses dont ils avaient besoin et aussi pour vendre les choses rapportées d’Égypte ; et ils ne manquèrent pas d’aller prendre des bains dans les hammams fameux et d’aller à la mosquée des Bani-Ommiah[9], située au centre de la ville et qui n’a pas sa pareille dans le monde entier.

Quant à Agib, lui aussi, accompagné du bon eunuque Saïd, il alla se distraire en ville. Et l’eunuque marchait à quelques pas derrière lui et tenait à la main un fouet capable d’assommer un chameau ; car il connaissait de réputation les habitants de Damas et voulait avec ce fouet les empêcher de s’approcher du joli Agib, son maître. Et, en effet, il ne se trompait pas ; car, à peine eurent-ils vu le bel Agib, les habitants de Damas remarquèrent combien il était gracieux et charmant, et qu’il était plus doux que la brise du Nord, plus délicieux au goût que l’eau fraîche au palais de l’altéré, plus exquis que la santé au convalescent ; et aussitôt tous les gens de la rue et des maisons et des boutiques se mirent à courir derrière Agib et l’eunuque, et à suivre Agib tout le temps sans le quitter, malgré le grand fouet de l’eunuque ; et d’autres couraient encore plus vite, dépassaient Agib, et s’asseyaient par terre sur son passage pour le contempler mieux et plus longuement. Enfin, par la volonté du Destin, Agib et l’eunuque arrivèrent devant une boutique de pâtissier, et, pour échapper à cette foule indiscrète, ils s’arrêtèrent.

Or, cette boutique était justement celle de Hassan Badreddine, père d’Agib. Le vieux pâtissier, le père adoptif de Hassan, était mort, et Hassan avait hérité de la boutique. Donc, ce jour-là, Hassan était en train de préparer un délicieux plat avec des graines de grenade et d’autres choses sucrées et savoureuses. Aussi, lorsqu’il vit Agib et l’esclave s’arrêter, Hassan fut charmé par la beauté du petit Agib, et non seulement charmé, mais ému d’une façon divine et toute cordiale et tout à fait extraordinaire, et il s’écria plein d’amour : « Ô mon jeune seigneur, toi qui viens de conquérir mon cœur et qui règnes déjà sur mon être intime, toi vers lequel je me sens tout attiré du fond de mes entrailles, peux-tu me faire l’honneur d’entrer dans ma boutique ? peux-tu me faire ce plaisir de goûter à mes douceurs, simplement par compassion ! » Et à ces paroles, Hassan, malgré lui, eut les yeux remplis de larmes, et il pleura beaucoup au souvenir qui lui revenait en même temps de sa situation passée et de son sort présent.

Lorsque Agib entendit les paroles de son père, il eut aussi le cœur tout attendri, et il se tourna vers l’esclave et lui dit : « Saïd ! ce pâtissier vient de m’attendrir le cœur. Je m’imagine qu’il doit avoir quitté au loin un enfant à lui, et que, moi, je lui rappelle cet enfant. Entrons donc chez lui pour lui faire plaisir et goûtons de ce qu’il veut nous offrir. Et, si nous compatissons ainsi à sa peine, il est probable qu’Allah aura pitié de nous et nous fera réussir à notre tour dans nos recherches pour mon père ! »

Aux paroles d’Agib, l’eunuque Saïd se récria : « Par Allah ! ô mon maître, il ne faut vraiment pas ! oh ! pas du tout ! Il ne sied point au fils d’un vizir d’entrer dans la boutique d’un pâtissier dans le souk et surtout de manger, comme ça, publiquement ! Ah ! non ! Toutefois, si c’est par crainte de ces vauriens et de ces gens qui te suivent que tu veux entrer dans cette boutique, je saurai bien les éloigner et te défendre contre eux avec ce bon fouet ! Quant à entrer dans la boutique, non, vraiment, jamais ! »

Aux paroles de l’eunuque, le pâtissier Hassan Badreddine fut très affecté, et il se tourna vers l’eunuque avec les yeux pleins de larmes et les joues inondées, et lui dit : « Ô grand ! pourquoi ne veux-tu point compatir et me faire ce plaisir d’entrer dans ma boutique ? Ô toi qui es noir comme la châtaigne, mais blanc intérieurement comme elle ! ô toi qu’ont louangé tous nos poètes par des vers admirables, je puis te révéler le secret de devenir aussi blanc au dehors que tu l’es au dedans ! » Alors le brave eunuque se mit à rire beaucoup et s’écria : « Vraiment ? Vraiment ? Tu le peux ? Et comment donc ? Par Allah ! hâte-toi de me le dire ! » Aussitôt Hassan Badreddine lui récita d’admirables vers à la louange des eunuques :

C’est sa politesse exquise et la douceur de ses manières et sa noblesse de maintien qui l’ont mis comme le gardien respecté des maisons des rois !

Pour le harem, quel incomparable serviteur n’est-il point ! À cause de sa gentillesse, les anges du ciel, à leur tour, descendent pour le servir !

Ces vers étaient, en effet, si merveilleux et si bien à propos et si bien récités, que l’eunuque en fut touché et aussi énormément flatté ; et, prenant la main d’Agib, il entra avec lui dans la boutique du pâtissier.

Alors Hassan Badreddine fut au comble de la joie, et se dépensa en beaucoup de mouvement pour leur faire honneur. Puis il prit le plus joli de ses bols de porcelaine, le remplit de grains de grenade apprêtés au sucre, aux amandes décortiquées, et parfumés délicieusement et juste à point ; puis il leur présenta le bol sur le plus somptueux de ses plateaux de cuivre repoussé et ciselé. Et, les voyant en manger avec des signes de satisfaction, il fut très flatté et très content, et leur dit : « Vraiment, quel honneur pour moi ! Et quelle bonne fortune ! Et puisse cela vous être agréable et de délicieuse digestion ! »

Alors le petit Agib, après les premières bouchées, ne manqua pas d’inviter le pâtissier à s’asseoir en lui disant : « Tu peux rester avec nous et manger avec nous ! Et Allah ainsi nous récompensera en nous faisant réussir dans nos recherches ! » Alors Hassan Badreddine lui dit : « Comment, mon enfant ! Toi, si jeune et déjà éprouvé par la perte de quelqu’un de cher ? » Et Agib répondit : « Mais oui, brave homme, mon cœur est déjà éprouvé et brûlé par l’absence d’un être cher ! Et cet être si cher n’est autre que mon propre père. Et mon grand-père et moi, nous sommes sortis de notre pays pour aller à sa recherche en battant toutes les contrées. » Puis le petit Agib se mit à pleurer à ce souvenir, et Badreddine aussi ne put s’empêcher de prendre part à ces pleurs, et il pleura. Et l’eunuque lui-même hochait la tête avec beaucoup d’assentiment. Mais tout cela ne les empêcha de faire honneur au délicieux bol de grenades parfumées et apprêtées avec tant d’art. Et ils mangèrent jusqu’à satiété, tant c’était exquis.

Mais, comme le temps pressait, Hassan ne put en savoir plus long ; et l’eunuque emmena Agib et s’en alla pour rejoindre les tentes du vizir.

À peine Agib parti, Badreddine sentit son âme s’en aller avec lui, et, ne pouvant résister au désir de le suivre, ferma vite sa boutique et, sans soupçonner aucunement que le petit Agib fût son fils, il sortit et hâta le pas en les suivant et les atteignit avant qu’ils n’eussent franchi la grande porte de Damas.

Alors l’eunuque s’aperçut que le pâtissier les avait suivis, et il se retourna et dit : « Pourquoi nous suis-tu, pâtissier ? » Et Badreddine répondit : « Simplement parce que j’ai une petite affaire à régler en dehors de la ville, et j’ai voulu me joindre à vous deux pour faire route commune, et m’en retourner ensuite. D’ailleurs, votre départ m’a arraché l’âme du corps ! »

À ces paroles, l’eunuque fut très en colère, et s’écria : « En vérité, ce bol nous coûte fort cher ! Quel bol de malheur ! Ce pâtissier va maintenant nous faire tourner notre digestion ! Le voilà maintenant qui se met à nos trousses d’un endroit à l’autre ! » Alors Agib se retourna et vit le pâtissier, et il devint fort rouge et balbutia : « Saïd, laisse-le ! Le chemin d’Allah est libre pour tous les musulmans ! » Puis il ajouta : « Mais s’il continue à nous suivre jusqu’aux tentes, nous saurons alors que vraiment c’est moi qu’il est en train de suivre, et nous ne manquerons pas de le chasser ! » Puis Agib baissa la tête et continua sa route, et l’eunuque derrière lui à quelques pas.

Quant à Hassan, il continua à les suivre jusqu’au Midan de Hasba, là où étaient dressées les tentes. Alors Agib et l’eunuque se retournèrent et le virent à quelques pas derrière eux. Aussi Agib, cette fois, se fâcha et craignit fort que l’eunuque n’allât raconter tout au grand-père : qu’Agib était entré dans la boutique d’un pâtissier et que le pâtissier avait ensuite suivi Agib ! À cette idée qui le terrifia, il prit une pierre, regarda Hassan qui était debout, immobile dans une contemplation et dont les yeux avaient une lueur étrange ; et Agib, pensant que cette flamme des yeux du pâtissier était une flamme équivoque, fut encore bien plus furieux, et, de toutes ses forces, il lança la pierre sur lui, et l’atteignit gravement au front ; puis Agib et l’eunuque se hâtèrent vers les tentes. Quant à Hassan Badreddine, il tomba à terre, évanoui, et eut la figure toute couverte de sang. Mais heureusement il ne tarda pas à revenir à lui-même, et il étancha son sang, et, déchirant un lambeau de l’étoffe de son turban, il se banda le front. Puis il se mit à se réprimander et se dit : « En vérité, c’est bien de ma faute ! J’ai agi d’une façon inconsidérée en fermant ma boutique, et d’une façon incorrecte en suivant ce bel enfant et lui donnant ainsi à penser que je le suivais pour des motifs équivoques ! » Puis il soupira : « Allah karim »[10] et s’en retourna en ville, rouvrit sa boutique et se remit à faire des pâtisseries comme avant et à les vendre, tout en pensant avec douleur à sa pauvre mère à Bassra qui lui avait donné, tout enfant, les premières leçons en l’art du pâtissier ; et il pleura, et, pour se consoler, il se récita cette strophe :

Ne demande point de justice de la part du Sort : tu n’aurais que désillusion ! Car ce n’est point le Sort qui te rendra jamais justice.

Quant au vizir Chamseddine, l’oncle du pâtissier Hassan Badreddine, au bout de trois jours de repos à Damas, il fit lever le campement du Midan, et, continuant son voyage vers Bassra, il prit la route de Homs, puis de Hama, et d’Alep. Et partout il ne manquait pas de faire des recherches. D’Alep il alla à Mardine, puis à Mossoul et à Diarbékir. Et enfin il finit par atteindre la ville de Bassra.

À peine eut-il pris quelque repos qu’il se hâta d’aller se présenter au sultan de Bassra, qui aussitôt le fit entrer, et le reçut avec beaucoup de condescendance, et s’informa avec bonté du sujet qui l’amenait à Bassra. Et Chamseddine lui raconta toute l’histoire et lui dit qu’il était le frère de son ancien vizir Noureddine. Et le sultan, au nom de Noureddine, dit : « Qu’Allah l’ait en sa grâce ! » et il ajouta : « Oui, mon ami, Noureddine était en effet mon vizir et je l’aimais beaucoup, et il est mort, en vérité, il y a de cela quinze ans ! Il laissa, en effet, un fils, Hassan Badreddine, qui était mon favori le plus aimé, et qui, tout à coup, un jour, disparut. Et nous n’en avons plus entendu parler. Mais il y a encore ici, à Bassra, sa mère, l’épouse de ton frère Noureddine, la fille de mon vieux vizir le prédécesseur de Noureddine. »

À cette nouvelle Chamseddine fut au comble de la joie, et dit : « Ô roi ! je voudrais bien voir ma belle-sœur ! » Et le roi le lui permit.

Aussitôt Chamseddine courut vers la demeure de son défunt frère Noureddine, après s’en être fait donner l’adresse et la direction, et ne tarda pas bien-tôt à y arriver, tout en pensant, en route, à son frère Noureddine mort loin de lui dans la tristesse de ne l’avoir pu embrasser ! Et il pleura, et il se récita ces deux strophes :

Oh ! que je retourne vers la demeure de mes nuits passées ! Et que j’en embrasse les murs, tout autour !

Mais ce n’est point l’amour des murs de la maison qui m’a blessé au milieu du cœur, mais l’amour de celui qui habitait la maison !

Il pénétra par une grande porte dans une grande cour, au fond de laquelle s’élevait la maison. La porte de la maison était une merveille de granit et d’arceaux, avivée par des marbres de toutes les couleurs. Au bas de cette porte, sur un marbre magnifique, il trouva le nom de Noureddine, son frère, gravé en lettres d’or. Alors il s’inclina, et baisa le nom et fut très ému et pleura en se récitant ces strophes :

Au matin, chaque jour, je demande de tes nouvelles au soleil qui se lève. Et chaque nuit j’en demande à l’éclair qui brille !

Si je dors, même si je dors, le désir, l’aiguillon du désir, le poids du désir, la scie dentée du désir, me travaille ! Et jamais je ne calme mes douleurs !

Ô mon doux ami, n’allonge point davantage l’absence dure ! Mon cœur est en morceaux, coupé en morceaux par la douleur de l’absence !

Quel jour béni, quel jour incomparable ne serait point celui où nous pourrions enfin nous réunir !

Mais ne va point croire que ton absence m’a occupé l’esprit de l’amour d’un autre ! Car mon cœur n’est pas assez large pour contenir un second amour !

Puis il entra dans la maison et traversa tous les appartements, jusqu’à ce qu’il arrivât à la pièce réservée où se tenait d’ordinaire sa belle-sœur, la mère de Hassan Badreddine El-Bassri.

Or, depuis la disparition de son fils Hassan, elle était tenue enfermée dans cette pièce, à pleurer nuit et jour et à sangloter. Et elle y avait fait bâtir, au milieu, un petit édifice en dôme pour figurer le tombeau de son pauvre enfant qu’elle croyait mort depuis longtemps. Et c’est là qu’elle passait tout son temps, dans les larmes, et c’est là qu’épuisée par la douleur, elle reposait sa tête pour dormir.

Lorsqu’il fut arrivé tout près de la porte de la pièce, Chamseddine entendit la voix de sa belle-sœur, et cette voix douloureuse récitait ces vers :

Ô tombeau ! par Allah, dis-moi ! la beauté, les charmes de mon ami sont-ils effacés ! S’est-il à jamais évanoui, ce spectacle réjouissant de sa beauté ?

Ô tombeau ! certes tu n’es ni le jardin des délices ni le ciel élevé ; mais, dis-moi ! alors comment se fait-il que je vois dans ton intérieur briller la lune et fleurir le rameau ?

Alors le vizir Chamseddine entra. Il salua sa belle-sœur avec le plus grand respect, et lui apprit qu’il était le frère de Noureddine, son époux. Puis il lui raconta toute l’histoire, et comment son fils Hassan, à elle, avait couché une nuit avec sa fille Sett El-Hosn, comment il avait disparu au matin, et enfin comment Sett El-Hosn avait été engrossée et avait accouché d’Agib. Puis il ajouta : « Agib est venu avec moi. C’est ton enfant, puisqu’il est le fils de ton fils par ma fille. »

La veuve, qui s’était tenue assise jusqu’à ce moment comme une femme en grand deuil qui a renoncé aux usages du monde, à cette nouvelle que son enfant était vivant, que son petit-fils était là, et que c’était bien là, en effet, son beau-frère Chamseddine le vizir d’Égypte, se leva vivement et se jeta à ses pieds en les embrassant, et récita ces deux strophes en son honneur :

Par Allah ! comble de dons celui qui vient de m’annoncer cette nouvelle heureuse, car il m’a annoncé la nouvelle la plus heureuse et la meilleure de celles entendues !

Et s’il veut accepter et se contenter de cadeaux, je lui ferai cadeau d’un cœur déchiré par les adieux !

Et le vizir envoya aussitôt chercher Agib, qui arriva. Alors la grand’mère se leva et se jeta au cou d’Agib en pleurant. Et Chamseddine lui dit : « Ô mère, en vérité ce n’est point le moment des larmes, mais des préparatifs de ton départ avec nous vers l’Égypte. Et puisse Allah nous réunir tous avec ton fils Hassan, mon neveu ! » Et la grand’mère d’Agib répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et, à l’instant même, elle se leva, et réunit toutes les choses nécessaires et toutes ses munitions de bouche et toutes ses servantes, et fut bientôt prête.

Alors le vizir Chamseddine monta faire ses adieux au sultan de Bassra. Et le sultan le chargea de présents et de cadeaux pour lui et pour le sultan d’Égypte. Puis Chamseddine, les deux dames et Agib se mirent en route, accompagnés de toute leur suite.

Ils ne cessèrent de marcher jusqu’à ce qu’ils fussent de nouveau à Damas. Ils s’arrêtèrent sur la place du Kânoun et y dressèrent les tentes. Et le vizir dit : « Nous allons maintenant nous arrêter une semaine entière à Damas pour avoir le temps d’acheter des cadeaux et des présents dignes d’être offerts au sultan d’Égypte. »

Aussi, pendant que le vizir était tout entier pris par les riches marchands venus sous les tentes offrir leurs marchandises, Agib dit à l’eunuque : « Baba Saïd, j’ai bien envie d’aller me distraire. Allons-nous-en au souk de Damas, pour nous mettre au courant des nouvelles et aussi pour savoir un peu ce qui a pu advenir au pâtissier dont nous avions mangé les douceurs et dont, en retour, nous avions fendu la tête avec un coup de pierre, alors que nous n’avions eu qu’à nous louer de son hospitalité. En vérité, nous lui avons rendu le mal pour le bien ! » Et l’eunuque répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Alors Agib et l’ennuque sortirent des tentes, car Agib agissait ainsi sous une impulsion aveugle suscitée par l’amour filial inconscient. Arrivés en ville, ils ne cessèrent de marcher dans les souks jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la boutique du pâtissier. C’était l’heure où les croyants se rendaient à la mosquée des Bani-Ommiah pour la prière de l’asr.

Juste à ce moment, Hassan Badreddine était dans sa boutique occupé à confectionner le même délicieux plat que l’autre fois : grains de grenade aux amandes, sucre et parfums à point ! Aussi Agib put bien observer le pâtissier, et il vit sur son front la trace du coup de pierre qu’il lui avait porté. Alors son cœur en fut encore plus attendri, et il dit : « Que la paix soit avec toi ! ô pâtissier tel ! C’est l’intérêt que je te porte qui me pousse à venir prendre de tes nouvelles. Ne me reconnais-tu pas ? » À peine Hassan l’eut-il vu qu’il sentit ses entrailles se bouleverser, son cœur battre à coups désordonnés, et sa tête se pencher vers le sol comme pour tomber, et sa langue se coller à son palais sans pouvoir articuler un mot. Enfin il put relever la tête vers l’enfant, et tout humilié, tout soumis, il lui récita ces strophes :

J’avais résolu de faire des reproches à mon amoureux ; mais à sa vue seulement j’ai tout laissé là et je n’ai pu maîtriser ni ma langue ni mes yeux !

Je me suis tu et j’ai baissé les yeux devant son aspect imposant et fier ; et j’ai essayé de donner le change sur ce que j’éprouvais ; mais je n’ai pu y réussir.

J’avais donc écrit des feuillets et des feuillets de reproches ; mais, en me retrouvant avec lui, je n’ai pu lire un seul mot.

Puis il ajouta : « Ô mes maîtres, veuillez entrer, simplement par condescendance, et goûter de mon plat. Car, par Allah ! ô jeune garçon, à peine t’ai-je vu, l’autre fois, que mon cœur s’est porté vers toi ! Et je me repens de t’avoir suivi : c’était vraiment folie ! » Mais Agib répondit : « Par Allah ! tu es un ami fort dangereux ! Pour un morceau que tu nous avais fait manger, tu as failli nous perdre ! Or, maintenant, je n’entrerai et ne mangerai chez toi que tu ne m’aies prêté serment de ne point sortir derrière nous ni de nous suivre. Sinon, jamais plus nous ne reviendrons ici : car sache bien que nous allons passer toute une semaine à Damas, le temps que mon grand-père puisse acheter des cadeaux pour le sultan ! » Alors Badreddine s’écria : « J’en fais le serment devant vous deux ! » Alors Agib et l’eunuque entrèrent, et tout de suite Badreddine leur offrit une porcelaine remplie de la délicieuse spécialité aux grains de grenade. Et Agib lui dit : « Viens manger avec nous. Et de la sorte peut-être qu’Allah nous fera réussir dans nos recherches ! » Et Hassan en fut fort heureux, et s’assit en face d’eux. Mais, durant tout le temps, il ne put s’empêcher de contempler Agib ; et il le regardait d’une façon si extraordinaire et si persistante qu’Agib, gêné, lui dit : « Allah ! quel amoureux importun et gênant et lourd tu es, bon homme ! Je te l’avais déjà reproché ! Cesse enfin de me contempler de la sorte et de dévorer ainsi ma figure avec tes yeux ! » À ces paroles Badreddine répondit par ces strophes :

J’ai pour toi, au plus profond de mon cœur, un secret que je ne puis révéler, une pensée intime et cachée que jamais je ne pourrai traduire par les mots !

Ô toi, qui couvres de confusion la brillante lune fière de sa beauté, qui fais honte au matin et à la brillante aurore, ô toi figure radieuse !

Je t’ai voué un culte sans paroles, je t’ai voué, ô vase d’élection, un signe immortel et des vœux qui ne font qu’augmenter et embellir !

Et maintenant, tout entier je fonds en brûlant ! Ton visage, c’est mon paradis ! Sûr ! je vais mourir de ma soif ardente ! Et pourtant, ô toi, tes lèvres pourraient me désaltérer, et me rafraîchir de leur miel !

Après ces strophes, il en récita d’autres aussi belles, mais d’un autre sens, à l’adresse de l’eunuque. Et il continua ainsi, pendant une heure, à réciter des vers, tantôt à l’intention d’Agib, tantôt à l’intention de l’eunuque. Après quoi, comme ils s’étaient bien rassasiés, Hassan se hâta de leur porter tout ce qu’il fallait pour se laver les mains. Pour cela, il leur porta une jolie aiguière en cuivre fort propre et leur versa de l’eau parfumée sur les mains, puis il leur essuya les mains avec une belle serviette en soie de couleur qu’il tenait suspendue à sa ceinture. Puis il les aspergea avec de l’eau de roses contenue dans un aspersoir d’argent qu’il gardait précieusement, pour les grandes occasions, sur l’étagère la plus élevée de la boutique. Et ce ne fut pas tout ! Il sortit un instant de la boutique pour revenir aussitôt en tenant à la main deux gargoulettes remplies de sorbet à l’eau de roses musquée, et leur offrit une gargoulette à chacun, et leur dit : « Veuillez ! Vous mettrez ainsi le comble à votre condescendance ! » Alors Agib prit la gargoulette et but, puis la passa à l’eunuque, qui but et la repassa à Agib, qui but et la repassa à l’eunuque, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils se fussent bien rempli le ventre et qu’ils fussent rassasiés comme jamais ils ne l’avaient été de leur vie. Après quoi, ils remercièrent le pâtissier et se retirèrent ce soir-là au plus vite, pour arriver aux tentes avant le coucher du soleil.

Arrivés aux tentes, Agib se hâta d’aller baiser la main à sa grand’mère et à sa mère Sett El-Hosn. Et la grand’mère l’embrassa et se rappela son fils Badreddine, et soupira beaucoup et pleura beaucoup. Après quoi elle récita ces deux strophes :

Si je n’espérais point que les objets séparés doivent un jour être réunis, de ma vie je ne t’aurais jamais plus espéré après ton départ !

Or, moi, je me fis ce serment de ne jamais en mon cœur mettre un autre amour que ton amour. Et Allah mon Seigneur est témoin de mon serment et connaît tous les secrets !

Puis elle dit à Agib : « Mon enfant, où as-tu été te promener ? » Il répondit : « Dans les souks de Damas ! » Elle dit : « Alors tu dois maintenant avoir bien faim ! » Et elle se leva et lui apporta un bol de porcelaine rempli du fameux mélange à base de grains de grenade, cette délicieuse spécialité où elle était fort experte et dont elle avait donné les premières notions à Badreddine, son fils, encore enfant, à Bassra.

Elle dit aussi à l’esclave : « Tu peux manger avec ton maître Agib ! » Mais l’eunuque en lui-même fit la grimace et se dit : « Par Allah ! je n’ai vraiment plus d’appétit ! Je ne pourrai pas avaler une bouchée ! » Il s’assit pourtant à côté d’Agib.

Quant à Agib, lui aussi il s’assit, mais il avait également le ventre tout bourré des choses qu’il avait mangées et bues chez le pâtissier. Il prit pourtant une bouchée et la goûta. Mais il ne put, en vérité, l’avaler tant il était bourré. Et, d’ailleurs, il trouva que ça manquait un peu de sucre. Cela n’était pas vrai. Il était tout simplement rassasié. Aussi, faisant une grimace, il dit à sa grand’mère : « Ça n’est vraiment pas bon, grand’mère ! » Alors la grand’mère fut suffoquée de dépit et s’écria : « Comment, mon enfant, oses-tu prétendre que ma cuisine ne soit pas bonne ! Ne sais-tu point qu’il n’y a pas dans le monde entier quelqu’un qui sache comme moi faire la cuisine, les pâtisseries et les douceurs, si ce n’est peut-être ton père Hassan Badreddine, qui d’ailleurs l’a appris de moi ? » Mais Agib répondit : « Par Allah ! grand’mère, ton plat n’a pas le fini désirable. Il manque un peu de sucre. Et puis ça n’est pas ça. Si tu savais ! Nous venons, je te l’avoue, de faire la connaissance, dans le souk (mais ne le dis pas à grand-père et à ma mère) d’un pâtissier qui nous a offert de ce même plat. Mais… Rien qu’à son fumet on sentait le cœur se dilater de plaisir ! Et quant à son goût, c’était si délicieux qu’il aurait mis en appétit même l’âme d’un individu atteint d’indigestion ! Et quant à ta préparation, en vérité, on ne saurait la comparer à l’autre ni de près ni de loin, et en aucune façon, vraiment, grand’mère ! »

À ces paroles, grand’mère fut dans une colère considérable, et jeta un regard de travers sur l’eunuque et lui dit…


— Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit s’approcher le matin et, discrète, arrêta son récit.

Alors sa sœur, la jeune Doniazade, lui dit : « Ô ma sœur, que tes paroles sont douces et agréables, et que ce conte est délicieux et charmant ! »

Et Schahrazade lui sourit et dit : « Oui, ma sœur, mais qu’est cela comparé à ce que je vous raconterai à tous deux la nuit prochaine, si je suis encore en vie, par la grâce d’Allah et le bon plaisir du Roi ! »

Et le Roi dit en son âme : « Par Allah ! je ne la tuerai point avant d’avoir entendu la suite de son histoire, qui est une histoire merveilleuse et étonnante extrêmement, en vérité ! »

Puis le roi Schahriar et Schahrazade passèrent tous deux le reste de la nuit, enlacés jusqu’au jour.

Alors le roi Schahriar sortit vers la salle de sa justice ; et le diwan fut rempli de la foule des vizirs, des chambellans, des gardes et des gens du palais. Et le Roi jugea, et nomma aux emplois, et destitua, et gouverna, et termina les affaires pendantes, et cela jusqu’à la fin de la journée.

Puis le diwan fut levé, et le Roi rentra dans le palais. Et, quand vint la nuit, il alla trouver Schahzarade, la fille du vizir, et ne manqua pas de faire sa chose ordinaire avec elle.

ET C’ÉTAIT
LA VINGT-QUATRIÈME NUIT


Et la jeune Doniazade ne manqua pas, une fois la chose terminée, de se lever du tapis et de dire à Schahrazade :

« Ô ma sœur, je t’en prie, achève ce conte savoureux qui est l’histoire du beau Hassan Badreddine et de son épouse, la fille de son oncle Chamseddine ! Tu en étais juste à ces mots : « Grand’mère jeta alors un regard de travers sur l’eunuque Saïd et lui dit… » Que lui a-t-elle dit, de grâce ? »

Et Schahrazade sourit à sa sœur et lui dit : « Oui, certes ! c’est de tout cœur et de la meilleure volonté que j’achèverai le récit, mais pas avant que ce Roi bien élevé ne me le permette ! »

Alors le Roi, qui attendait la fin avec un grand désir, dit à Schahrazade : « Tu peux parler. »

Et Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que la grand-mère d’Agib fut courroucée, regarda l’esclave de travers et lui dit : « Malheur ! serait-ce toi qui aurais perverti cet enfant ? Comment as-tu osé le faire entrer dans la boutique des cuisiniers et des pâtissiers ! » À ces paroles de la grand’mère d’Agib, l’eunuque fut très effrayé et se hâta de nier énergiquement la chose. Il dit : « Nous ne sommes point entré dans la boutique ; nous n’avons fait que passer devant ! » Mais l’entêté Agib s’écria : « Par Allah nous y sommes fort bien entrés et nous y avons mangé ! » Et il ajouta malicieusement : « Et je te le répète, grand’mère, c’était bien meilleur que ce que tu nous offres là ! »

Alors grand’mère fut encore plus dépitée, et alla en maugréant informer son beau-frère le vizir du « terrible délit de l’eunuque de goudron ! » Et elle excita tellement le vizir contre l’esclave, que Chamseddine, qui de sa nature était fort colère et qui volontiers se déversait en cris sur les gens, se hâta de se rendre avec sa belle-sœur sous la tente où se trouvaient Agib et l’eunuque. Et il s’écria : « Saïd ! Es-tu entré, oui ou non, avec Agib, dans la boutique d’un pâtissier ? » Et l’eunuque terrifié répondit : « Nous n’y sommes point entrés ! » Mais le malicieux Agib s’écria : « Mais si ! nous y sommes entrés ! Et quant à ce que nous y avons mangé, haha !… grand’mère !… c’était si bon que nous nous en sommes fourré jusque-là ! et ensuite nous avons bu un sorbet délicieux à la neige hachée ! Allah ! que c’était bon ! Et le brave pâtissier n’y avait pas ménagé le sucre, comme grand’mère ! » Alors la colère du vizir redoubla contre l’eunuque auquel la même question fut réitérée ; mais que continua à nier. Alors le vizir lui dit : « Saïd ! tu es un menteur, et tu as l’audace de démentir cet enfant qui certainement dit la vérité. Pourtant je consentirai à te croire si tu peux avaler tout ce bol préparé par ma belle-sœur ! Cela me prouvera que tu es à jeun ! »

Alors Saïd, quoique gonflé à la suite de sa séance chez Badreddine, voulut bien se soumettre à l’épreuve, et il s’assit devant le bol aux grains de grenade et se mit en devoir de commencer ; mais il fut obligé de s’arrêter à la première bouchée, tant il était rempli jusqu’au gosier. Et il rejeta la bouchée qu’il avait déjà prise. Mais il se hâta de dire que, la veille, il avait tellement mangé, sous la tente, avec les autres esclaves, qu’il en avait attrapé une indigestion. Mais le vizir comprit tout de suite que l’eunuque était entré réellement, ce jour même, chez le pâtissier. Il le fit alors étendre par terre par les esclaves, et il lui tomba dessus à coups redoublés et de toute sa force. Alors l’eunuque, roué de coups, finit par demander grâce, tout en continuant à crier : « Ô mon maître, c’est hier que j’ai attrapé une indigestion ! » Comme le vizir était fatigué à force de frapper, il s’arrêta et dit à Saïd : « Voyons ! avoue la vérité ! » Alors l’eunuque se décida et dit : « Eh bien, oui ! seigneur, cela est vrai ! Nous sommes entrés chez un pâtissier dans le souk ! Et son plat était si délicieux que, de ma vie, je n’ai goûté quelque chose d’aussi bon ! Mais aussi quel malheur d’avoir goûté maintenant à ce détestable et horrible plat-ci ! Allah ! que ceci est mauvais ! »

Alors le vizir se mit à rire beaucoup ; mais la grand’mère ne put plus se contenir de dépit, et mortifiée jusqu’au sang, elle s’écria : « Ah ! menteur ! je te défie bien de nous apporter du plat de ton pâtissier ! c’est de ton invention tout ça ! Oui, je te permets d’aller nous chercher une porcelaine contenant de cette même composition ! Et d’ailleurs, si tu l’apportais, cela nous servirait du moins à faire la comparaison entre son travail et le mien ! Mon beau-frère sera juge ! » Et l’eunuque répondit : « Oui, certainement ! » Alors la grand’mère lui donna de la monnaie d’un demi-dinar et un bol de porcelaine vide.

L’eunuque sortit alors et finit par arriver à la boutique et dit au pâtissier : « Voici ! nous venons de faire un pari sur ton plat avec les gens de la maison qui, eux aussi, ont préparé un plat de grains de grenade. Donne-m’en donc pour un demi-dinar. Et surtout soigne-le bien et mets-y tout ton art. Sans cela, je vais encore manger de la bastonnade comme tout à l’heure ! Je t’assure que je suis encore tout fourbu ! » Alors Hassan Badreddine se mit à rire et dit : « Sois sans crainte ! Car ce plat que je vais te donner, il n’y a pas dans le monde une autre personne qui sache réussir le pareil, si ce n’est ma mère ! Et ma mère est maintenant dans des pays si éloignés… ! »

Puis Badreddine remplit la porcelaine de l’esclave avec très grand soin, et termina sa préparation en y ajoutant encore un peu de musc et d’eau de roses. Et l’eunuque prit la porcelaine et s’en revint rapidement vers les tentes. Alors la grand’mère d’Agib la prit et se hâta d’en goûter le contenu pour se rendre compte de son degré de saveur et de bonté. Mais à peine l’eut-elle porté à ses lèvres qu’elle jeta un grand cri et tomba à la renverse… Elle avait deviné la main de son fils Hassan.

Alors le vizir, ainsi que tout le monde, fut dans la stupeur, et on se hâta de jeter de l’eau de roses au visage de la grand’mère qui, au bout d’une heure, finit par revenir à elle. Et elle dit : « Allah ! l’auteur de ce plat à la grenade ne peut être que mon fils Hassan Badreddine, et pas un autre ! J’en suis sûre ! Il y a que moi seule qui sache l’apprêter de cette façon, et c’est moi qui l’ai appris à Hassan ! »

À ces paroles, le vizir fut au comble de la joie et de l’impatience de revoir son neveu et s’écria : « Allah va enfin permettre notre réunion ! » Et aussitôt il fit venir ses serviteurs, réfléchit un instant, combina un projet, et leur dit : « Que vingt hommes d’entre vous autres aillent aussitôt à la boutique du pâtissier Hassan, connu dans le souk sous le nom de Hassan El-Bassri, et qu’ils ruinent cette boutique de fond en comble ! Quant au pâtissier, qu’on lui attache les bras avec la toile de son turban, et qu’on me l’amène ici de force, mais en prenant bien garde de lui faire le moindre mal. Allez ! »

Quant au vizir, il monta immédiatement à cheval, après s’être muni des lettres écrites par le sultan d’Égypte, et se rendit à la maison du gouvernement, le Dâr El-Salam, chez le lieutenant-gouverneur qui représentait à Damas le sultan d’Égypte, son maître ! Arrivé à Dâr El-Salam le vizir communiqua les lettres du sultan au lieutenant-gouverneur, qui aussitôt s’inclina et les embrassa avec respect et les porta à sa tête avec vénération. Puis il s’adressa au vizir et lui dit : « Ordonne ! de qui veux-tu te saisir ? » Il répondit : « C’est simplement d’un pâtissier du souk ! » Et le gouverneur dit : « Rien n’est plus facile ! » Et il ordonna à ses gardes d’aller prêter main forte aux gens du vizir. Le vizir prit alors congé du lieutenant-gouverneur, et revint sous les tentes.

Quant à Hassan Badreddine, il vit arriver à lui tous ces gens armés de bâtons, de pioches et de haches, qui envahirent sa boutique, et mirent tout en pièces, et renversèrent par terre toutes les pâtisseries et les sucreries, et démolirent toute la boutique ; puis ils se saisirent de l’effaré Hassan, et le ligotèrent avec la toile de son turban, sans prononcer un mot. Et l’effaré Hassan pensait : « Allah ! ce doit être le plat de grenades qui est la cause de tout cela ! Qui sait ce qu’ils ont pu y trouver ! »

On finit donc par emmener Hassan sous les tentes, devant le vizir. Et Hassan Badreddine pleura beaucoup et s’écria : « Seigneur ! quel crime ai-je pu commettre ? » Le vizir lui demanda : « C’est bien toi qui as apprêté ce plat de grenades ? » Il répondit : « Oui, mon seigneur ! Auriez-vous trouvé dans ce plat quelque chose qui dût me faire trancher la tête, par hasard ? » Et le vizir répondit avec sévérité : « Te trancher la tête ? Mais ce serait le châtiment le plus doux ! Attends-toi à bien pis ! Tu vas voir ! »

Or, le vizir avait dit aux deux dames de le laisser agir à sa guise ; car il ne voulait leur rendre compte de ses recherches que seulement à son arrivée au Caire.

Il appela donc ses jeunes esclaves et leur dit : « Faites venir ici un de nos chameliers. Et apportez aussi une grande caisse en bois. » Et les esclaves obéirent à l’instant. Puis, sur l’ordre du vizir, ils s’emparèrent du terrifié Hassan et le firent entrer dans la caisse, et refermèrent soigneusement le couvercle. Puis ils le chargèrent sur le chameau, et on leva le camp, et on se mit en route.

On se mit à marcher jusqu’à la nuit. Alors on s’arrêta pour prendre quelque nourriture ; et on fit sortir un moment Hassan de la caisse ; on lui donna aussi à manger, et on le réintégra dans la caisse. Et on continua la route. Et de temps en temps on s’arrêtait, et on faisait sortir Hassan pour l’enfermer de nouveau, après un nouvel interrogatoire du vizir qui lui demandait chaque fois : « C’est bien toi qui as apprêté le plat de grenades ? » Et l’effaré Hassan répondait invariablement : « Oui, seigneur ! » Et le vizir s’écriait : « Liez cet homme et remettez-le dans sa caisse ! »

On continua à voyager de la sorte jusqu’à ce qu’on arrivât au Caire. Mais, avant d’entrer en ville, on s’arrêta dans le faubourg de Zaïdaniah, et le vizir fit de nouveau sortir Hassan de la caisse, et le fit traîner devant lui. Et alors il dit : « Qu’on m’amène vite un charpentier ! » Et le charpentier vint, et le vizir lui dit : « Prends la mesure en long et en large de cet homme, et dresse tout de suite un poteau à sa taille, et adapte ce poteau à un chariot traîné par une paire de buffles ! » Et Hassan épouvanté s’écria : « Seigneur ! Que vas-tu faire de moi ? » Et il répondit : « Te clouer au pilori, et te faire ainsi entrer en ville pour être en spectacle à tous les habitants ! » Et Hassan s’écria : « Mais quel est le crime qui mérite une telle punition ? » Alors le vizir Chamseddine lui dit : « Pour la négligence que tu as apportée dans la préparation du plat de grenades ! Tu n’y as pas mis assez de condiments ni assez de parfums ! » À ces mots Hassan Badreddine se frappa les joues et s’écria : « Ya Allah ! et c’est là mon crime ? Et c’est pour cela que tu m’as fait subir ce long supplice du voyage, et que tu ne m’as donné à manger qu’une fois par jour, et que maintenant tu veux me clouer sur le poteau ? » Et le vizir, fort gravement, répondit : « Mais certainement, c’est à cause du manque d’assaisonnement ! Mais oui ! »

Alors Hassan Badreddine fut à la limite de la stupéfaction, et leva les mains vers le ciel, et se mit à réfléchir profondément ! Et le vizir lui dit : « À quoi penses-tu ? » Il répondit : « Oh ! pas à grand chose ! Simplement aux imbéciles dont tu es certes le chef ! Car, si tu n’étais pas le premier des imbéciles, tu ne me traiterais pas de la sorte pour une pincée d’aromates en moins dans un plat de grenades ! » Et le vizir lui dit : « Mais faut-il encore que je t’apprenne à ne plus récidiver ! Or, pour cela, il n’y avait que ce moyen-là ! » Et Hassan Badreddine lui dit : « En tout cas tes agissements à mon égard sont un crime bien plus considérable ! Et tu devrais te châtier toi-même le premier ! » Alors le vizir lui répondit : « Il n’y a pas à dire, c’est la croix qu’il te faut ! »

Pendant cette conversation, le charpentier, à côté d’eux, continuait à confectionner le bois du supplice et de temps en temps coulait sur Hassan un regard à la dérobée, comme pour lui dire : « Hou ! tu ne l’as pas volé ! »

Sur ces entrefaites, la nuit tomba. Alors on se saisit de Hassan et on lui fit réintégrer sa caisse. Et le vizir lui cria : « C’est pour demain, ton crucifiement ! » Puis il attendit quelques heures, jusqu’à ce que Hassan se fût endormi dans la caisse. Alors il fit charger la caisse à dos de chameau, et donna l’ordre du départ, et on marcha jusqu’à ce qu’on arrivât enfin à la maison, au Caire !

Et ce ne fut qu’alors seulement que le vizir voulut révéler, la chose à sa fille et à sa belle-sœur. Il dit en effet à sa fille Sett El-Hosn : « Louange à Allah qui nous a permis enfin, ô ma fille, de retrouver ton cousin Hassan Badreddine ! Il est là ! Lève-toi, ma fille et sois heureuse ! Et prends bien soin de replacer les meubles et les tapis de la maison et de ta chambre nuptiale exactement dans le même état où ils se trouvaient la première nuit de tes noces ! » Et aussitôt Sett El-Hosn, quoique au comble de l’émotion et de la félicité, donna les ordres nécessaires aux servantes, qui se levèrent aussitôt et se mirent à l’œuvre et allumèrent les flambeaux. Et le vizir leur dit : « Je vais aider votre souvenir ! » Et il ouvrit son armoire et en tira le papier sur lequel il avait la liste des meubles et de tous les objets avec leurs places respectives. Et il leur lut lentement cette liste, et veilla à ce que chaque chose fût remise à sa place première. Et les choses furent si bien faites, que l’observateur le plus attentif se serait cru en train d’assister encore à la nuit de noces de Sett El-Hosn avec le bossu palefrenier.

Ensuite, le vizir plaça, de sa propre main, à leur place occupée jadis, les habits de Badreddine : son turban sur la chaise, son caleçon de nuit dans le lit en désordre, ses culottes et son manteau sur le divan, avec ; au-dessous d’eux, la bourse contenant les mille dinars et l’étiquette du Juif, et il ne manqua de recoudre le pli de toile cirée entre le bonnet et la toile du turban.

Puis il dit à sa fille de s’habiller de la même façon que la première nuit, d’entrer dans la chambre nuptiale et de se préparer à recevoir son cousin et époux Hassan Badreddine, et, quand il serait entré, de lui dire : « Oh ! comme tu as tardé au cabinet d’aisances ! Par Allah ! si tu es indisposé, pourquoi ne le dis-tu pas ? Ne suis-je pas ta chose et ton esclave ? » Il lui recommanda aussi, quoique Sett El-Hosn n’eût guère besoin de cette recommandation, d’être fort gentille pour son cousin et de lui faire passer la nuit le plus agréablement possible, sans oublier la causerie et les beaux vers des poètes.

Puis le vizir marqua la date de ce jour heureux. Et il se dirigea du côté de la chambre où se trouvait la caisse où logeait Hassan ligoté. Il l’en fit extraire pendant son sommeil, délia ses jambes, qui étaient attachées, le déshabilla et lui mit seulement une chemise fine et un bonnet sur la tête, tout comme la nuit des noces. Cela fait, le vizir s’esquiva promptement, en ouvrant les portes qui conduisaient à la chambre nuptiale, et laissa Hassan se réveiller tout seul.

Et Hassan se réveilla bientôt et, tout ahuri de se trouver ainsi presque nu dans ce corridor merveilleusement éclairé et qui ne lui semblait pas inconnu, se dit en lui-même : « Voyons, mon garçon ! es-tu dans le plus profond des songes ou à l’état de veille ? »

Après les premiers moments de stupéfaction, il se hasarda à se lever et à faire quelques pas hors du corridor par l’une des portes qui s’y ouvraient. Et aussitôt il cessa de respirer : il venait de reconnaître exactement la salle où s’était passée la fameuse fête en son honneur et au détriment du bossu, et, par la porte ouverte donnant sur la chambre nuptiale, tout au fond, il vit sur la chaise son turban, et sur le divan ses culottes et ses habits. Alors la sueur lui vint au front, et il l’essuya avec la main. Et il se dit : « Lah ! Lah ! suis-je éveillé ? suis-je endormi ? Tsoh ! Tsoh ! Suis-je fou ? » Il se mit pourtant à s’avancer, mais en avançant d’un pied et en reculant de l’autre, sans oser davantage et en essuyant toujours son front humide de sueur froide. Puis enfin il s’écria : « Mais, par Allah ! il n’y a plus de doute, c’est bien ça, mon garçon ! Ce n’est point un rêve ! Et tu étais, tu as raison, bien enfermé et ligoté dans une caisse ! Non, ce n’est point un rêve ! » Et, en disant cela, il était arrivé à la porte de la chambre nuptiale, et prudemment il y hasarda la tête.

Et aussitôt, de l’intérieur de la moustiquaire de soie bleue et fine, Sett El-Hosn, étendue dans toute sa beauté nue, souleva gentiment le rebord de la moustiquaire et lui dit : « Ô mon maître chéri ! que tu as tardé dans ce cabinet d’aisances ! Oh ! viens vite ! viens ! »

À ces paroles, le pauvre Hassan se mit à rire aux éclats comme un mangeur de haschich ou un fumeur d’opium et se mit à hurler : « Hou ! Hi ! hou ! quel rêve étonnant ! quel rêve incohérent ! » Puis il continua à s’avancer, comme s’il marchait sur des serpents, avec d’infinies précautions, en relevant les pans de sa chemise d’une main et en tâtant l’air de l’autre main, comme un aveugle ou un ivrogne.

Puis, n’en pouvant plus d’émotion, il s’assit sur le tapis et se mit à penser profondément, en faisant avec les mains des signes fous de stupéfaction. Pourtant il voyait là, devant lui, ses culottes telles qu’elles étaient, bouffantes et avec des plis bien réguliers, son turban de Bassra, sa pelisse et, au-dessous, les cordons de la bourse, qui pendaient !

Et, de nouveau, Sett El-Hosn parla de l’intérieur du lit et lui dit : « Qu’as-tu donc, mon chéri ? Je te vois fort perplexe et un peu tremblant. Ah ! tu n’étais pas ainsi au commencement ! Est-ce que, par hasard… ? »

Alors Badreddine, tout en restant assis et en se tenant le front à deux mains, se mit à ouvrir et à fermer la bouche dans un mouvement de rire fou, et put enfin dire : « Ha ! ha ! tu dis que je n’étais pas ainsi au commencement ! Quel commencement ? Et quelle nuit ? Par Allah ! mais il y a des années et des années que je suis absent ! Ha ! ha ! »

Alors Sett El-Hosn lui dit : « Ô mon chéri, calme-toi ! par le nom d’Allah sur toi et tout autour de toi ! calme-toi ! Je parle de cette nuit-ci que tu viens de passer dans mes bras, de celle-ci même où le bélier est entré puissamment quinze fois dans ma brèche ! Mon chéri ! Tu es simplement sorti pour aller au cabinet d’aisances pour faire quelque chose. Et tu as tardé là près d’une heure ! Oh ! je vois que tu dois être indisposé ! Viens donc, que je te réchauffe, viens, mon ami, viens, mon cœur, mes yeux ! »

Mais Badreddine continua à rire comme un fou, puis il dit : « Peut-être dis-tu vrai ! Pourtant… ! j’ai donc dû certainement m’endormir au cabinet d’aisances, et là, tout tranquillement, faire un songe fort désagréable ! » Puis il ajouta : « Oh oui ! fort désagréable ! Imagine-toi que j’ai rêvé que j’étais quelque chose comme cuisinier ou pâtissier dans une ville nommée Damas, en Syrie, très loin ! Oui ! et que j’y ai passé dix ans dans ce métier ! J’ai rêvé aussi d’un jeune garçon, un fils de noble assurément, accompagné d’un eunuque ! Et il m’est arrivé avec eux telle et telle aventure… » Et le pauvre Hassan, sentant la sueur mouiller son front, l’essuya, mais, dans ce mouvement, il sentit la trace de la pierre qui l’avait blessé, et il sauta en criant : « Mais non ! Voici la trace d’un coup de pierre asséné par cet enfant ! Il n’y a pas à dire, cela est bien violent ! » Puis il réfléchit un instant et ajouta : « Ou plutôt non ! C’est bien un rêve en effet ! Ce coup est peut-être un coup que j’ai reçu tout à l’heure de toi, Sett El-Hosn, dans nos ébats ! » Puis il dit : « Je te continue mon songe. Dans cette ville de Damas, j’arrivai, je ne sais comment, un matin, là, comme tu me vois, en chemise seulement et en bonnet blanc ! Le bonnet du bossu ! Et les habitants ! je ne sais trop ce qu’ils me voulaient ! J’héritai, comme ça, de la boutique d’un pâtissier, un vieux brave homme !… Mais oui ! mais oui ! ce n’est point un songe ! J’ai fait un plat de grains de grenade qui, paraît-il, ne contenait pas suffisamment d’aromates !… Et alors !… Voyons !… Ai-je bien rêvé tout cela ? Et n’est-ce point la réalité ?… »

Alors Sett El-Hosn s’écria : « Mon chéri, vraiment quel songe extraordinaire tu as fait ! De grâce, dis-le-moi en entier ! »

Et Hassan Badreddine, tout en s’interrompant pour s’exclamer, raconta à Sett El-Hosn toute l’histoire, songe ou réalité, depuis le commencement jusqu’à la fin. Puis il ajouta : « Et dire que j’ai failli être crucifié ! Et je l’aurais déjà été, si, heureusement, le rêve ne s’était dissipé à temps. Allah ! je suis encore tout en sueur de cette caisse !

Et Sett El-Hosn lui demanda : « Mais pourquoi voulait-on te crucifier ? » Il répondit : « Mais toujours à cause du peu d’aromates dans le plat des grains de grenade ! Oui ! le pilori terrible était là qui m’attendait avec le chariot traîné par une paire de buffles du Nil ! Mais enfin, grâce à Allah, tout cela n’était qu’un rêve, car vraiment la perte de ma boutique de pâtisserie, ruinée de fond en comble, comme ça, m’aurait causé énormément de peine ! »

Alors Sett El-Hosn, n’en pouvant plus, s’élança du lit, et vint se jeter au cou de Hassan Badreddine et le pressa contre sa poitrine en l’embrassant et le dévorant de baisers. Et lui, n’osait pas bouger. Et tout à coup il s’écria : « Non ! non ! tout cela n’est point un rêve ! Allah ! où suis-je ? où est la vérité ? »

Et le pauvre Hassan, transporté doucement au lit aux bras de Sett El-Hosn, s’étendit épuisé et tomba dans un lourd sommeil, veillé par Sett El-Hosn, qui l’entendait murmurer, dans le sommeil, tantôt ces mots : « C’est un rêve ! » tantôt ces mots : « Non ! c’est la réalité ! »

Avec le matin, le calme revint dans les esprits de Hassan Badreddine qui, en se réveillant, se retrouva dans les bras de Sett El-Hosn et vit devant lui, debout au pied du lit, son oncle le vizir Chamseddine, qui aussitôt lui souhaita la paix. Et Badreddine lui dit : « Mais n’est-ce point toi-même, par Allah ! qui m’avais fait lier les bras et qui avais fait ruiner ma boutique ? Et tout cela à cause de la petite quantité d’aromates dans le plat de grains de grenade ? »

Alors le vizir Chamseddine, n’ayant plus aucune raison de se taire, dit :

« Ô mon enfant, voici la vérité ! Tu es Hassan Badreddine, mon neveu, le fils de mon défunt frère Noureddine, le vizir de Bassra ! Et moi, je ne t’ai fait souffrir tout ce traitement que pour avoir une preuve de plus de ton identité et m’assurer que c’est bien toi qui es entré dans le lit de ma fille, la première nuit de ses noces. Et cette preuve, je l’ai eue en te voyant reconnaître (car j’étais caché derrière toi) la maison et les meubles, puis ton turban, tes culottes et ta bourse, et surtout l’étiquette de la bourse et le pli cacheté du turban qui contient les instructions de ton père Noureddine. Tu m’excuseras donc, mon enfant ! car je n’avais que ce moyen en mains pour te reconnaître, moi qui ne t’avais jamais vu auparavant, puisque tu es né à Bassra ! Ah ! mon enfant ! tout cela est dû à un petit malentendu, survenu tout à fait dans le commencement entre ton père, qui est mon frère Noureddine, et moi, ton oncle ! »

Et le vizir lui raconta toute l’histoire, puis il lui dit : « Ô mon enfant ! quant à ta mère je l’ai amenée de Bassra, et tu vas la voir, ainsi que ton fils Agib, le fruit de ta première nuit de noces avec sa mère ! » Et le vizir courut les chercher.

Et le premier qui arriva fut Agib, qui, cette fois, se jeta au cou de son père, sans le craindre comme il craignait le pâtissier amoureux ; et Badreddine, dans sa joie, récita ces vers :

Après ton départ, je me mis à pleurer, à longtemps pleurer. Et les larmes débordèrent de mes paupières.

Et je fis vœu, si jamais Allah réunissait les amants affligés de leur séparation, de ne jamais sur mes lèvres faire tenir le mot de séparation ancienne !

Aussi le bonheur vient de fondre sur moi, et avec tant de rapidité, et je fus dans une telle félicité, que malgré moi je versai les larmes de mes yeux !

Le Destin a juré de toujours rester mon ennemi et la cause de mes peines ! Et moi, ô Destin, Ô Temps, j’ai violé ton serment ! C’est une impiété !

Le bonheur a tenu sa promesse et acquitté ses dettes. Et mon ami m’est revenu ! Toi donc, lève-toi vers celui qui a apporté le bonheur, et relève les pans de ta robe pour le servir !

À peine avait-il fini de les réciter, que la grand-mère d’Agib, sa mère à lui Badreddine, arriva en sanglotant et se jeta dans ses bras presque évanouie de joie.

Et, après de grands épanchements, dans les larmes de la joie, ils se racontèrent mutuellement leur histoires et leurs peines et toutes leurs souffrances.

Puis tous remercièrent Allah pour les avoir enfin tous réunis sains et saufs, et recommencèrent à vivre dans la félicité et dans un bonheur parfait et dans les pures délices, et cela jusqu’à la fin de leurs jours qui furent très nombreux, et en laissant de nombreux enfants tous aussi beaux que la lune et les étoiles. »

— Et telle est, ô Roi fortuné, dit Schahrazade au roi Schahriar, l’histoire merveilleuse que le vizir Giafar Al-Barmaki raconta au khalifat Haroun Al-Rachid, l’émir des Croyants, dans la ville de Baghdad !

Oui ! c’est là l’histoire des aventures du vizir Chamseddine, de son frère le vizir Noureddine et de Hassan Badreddine, fils de Noureddine !


— Aussi le khalifat Haroun Al-Rachid ne manqua pas de dire : « Par Allah que tout cela est étonnant et admirable ! » Et, dans son contentement, non seulement il accorda à son vizir Giafar la grâce du nègre Rihan, mais aussi il prit en grande amitié le jeune homme qui était le mari de la femme coupée dans l’histoire des Trois Pommes, et, pour le consoler de la perte de son épouse injustement sacrifiée, il lui fit don d’une des plus jolies vierges, comme concubine, lui fit de somptueux émoluments, et l’attacha à lui comme son ami intime et son compagnon de table. Puis il ordonna aux écrivains du palais d’écrire cette merveilleuse histoire avec leur plus belle écriture, et de l’enfermer soigneusement dans l’armoire des papiers pour servir de leçon aux enfants de leurs enfants.


Mais continua, la fine et discrète Schahrazade, en s’adressant au roi Schahriar, sultan des îles de l’Inde et de la Chine, ne crois point, ô Roi fortuné, que cette histoire soit aussi admirable que celle que je me réserve de te raconter, si tu n’es pas fatigué ! » Et le roi Schahriar lui dit : « Et quelle est cette histoire ? » Schahrazade répondit : « Elle est de beaucoup plus admirable que toutes les autres ! » Et Schahriar lui dit : « Et quel est son nom ? » Elle répondit :

« C’est l’histoire du Tailleur, du Bossu, du Juif, du Chrétien et du Barbier de Baghdad ! »

Et le roi Schahriar répondit : « Certes, tu peux la raconter ! »


Notes
  1. Mesr ou Massr est le nom que les Arabes donnent aussi bien à l’Égypte qu’à la ville du Caire (Al-Kahirat).
  2. Chamseddine : Soleil de la Religion. Noureddine : Lumière de la Religion.
  3. Hassan : le Beau ; Badreddine : la Pleine Lune de la Religion.
  4. Même poème que celui de la page 206. Ce poème commence par : « Le liseur des astres observait dans la nuit ! »
  5. Tombe.
  6. La Souveraine de Beauté.
  7. Scham : la Syrie ; et se dit aussi pour la ville de Damas.
  8. C’est-à-dire : Merveilleux.
  9. Les Bani-Ommiah ou Ommiades, dynastie de khalifes, à Damas.
  10. Dieu est généreux !