Le Livre des mille nuits et une nuit/Tome 04/Conte de la Tortue

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Éditions de la Revue Blanche (Tome 4p. 218-222).

MAIS LORSQUE FUT
LA CENT QUARANTE-HUITIÈME NUIT

Schahrazade dit :

CONTE DE LA TORTUE ET DE L’OISEAU-PÊCHEUR


Dans un de mes livres anciens il est raconté, ô Roi fortuné, qu’un oiseau-pêcheur se tenait un jour sur la berge d’un fleuve et observait attentivement, le cou tendu, le fil de l’eau. Car tel était le métier qui lui permettait de gagner sa vie et de nourrir ses enfants, et il l’exerçait sans paresse, en s’acquittant fort honnêtement des charges de son état.

Or, pendant qu’il surveillait de la sorte le moindre remous et la plus légère ondulation, il vit passer devant lui, et s’arrêter contre la roche où il était en observation, un grand corps mort de race humaine. Alors il l’examina et remarqua des blessures considérables sur toutes ses parties, et des traces de coups de sabre et de coups de lance ; et il pensa en son âme : « Ce doit être quelque brigand à qui l’on a fait expier ses méfaits ! » Puis il leva ses ailes et bénit le Rétributeur, disant : « Béni soit Celui qui fait servir les méchants après leur mort au bien-être de ses bons serviteurs ! » Et il se disposa à fondre sur le corps et à en enlever des lambeaux pour les apporter à ses petits et les manger avec eux. Mais il vit bientôt au-dessus de lui le ciel s’obscurcir d’un nuage de grands oiseaux de proie, tels que vautours et éperviers, qui se mirent à tournoyer par grands cercles se rapprochant de plus en plus.

À cette vue, l’oiseau-pêcheur fut saisi de la crainte d’être dévoré lui-même par ces loups de l’air et se hâta de déguerpir à tire-d’aile vers le loin. Et au bout de plusieurs heures il s’arrêta sur la cime d’un arbre qui se trouvait au milieu du fleuve, tout à fait vers son embouchure, et attendit là que le courant eût entraîné jusqu’à cet endroit le corps flottant. Et, tout triste, il se mit à songer aux vicissitudes du sort et à son inconstance ; et il se disait : « Voici que je suis obligé de m’éloigner de mon pays et de la berge qui m’a vu naître et où sont mes enfants et mon épouse. Ah ! que ce monde est vain ! Et combien plus vain celui qui se laisse tromper par ses dehors et qui, confiant dans la chance, vit au jour le jour sans se soucier du lendemain ! Si j’avais été plus sage, j’eusse amassé des provisions pour les jours de disette comme celui-ci ; et les loups de l’air eussent pu venir me disputer mon gain, sans me donner trop d’inquiétude ! Mais le sage nous conseille la patience dans l’épreuve. Patientons ! »

Or, pendant qu’il réfléchissait de la sorte, il vit s’avancer vers l’arbre où il était perché, sortant de l’eau et nageant lentement, une tortue. Et cette tortue leva la tête et l’aperçut sur l’arbre et aussitôt lui souhaita la paix et lui dit : « Comment se fait-il, ô pêcheur, que tu aies déserté la berge où d’ordinaire je te rencontrais ? » Il répondit :

« Si sous la tente même qui t’abrite, et dans le pays même qui t’appartient, vient habiter un visage désagréable,

Un seul parti te reste à prendre : laisse-lui ta tente et ton pays et hâte-toi de décamper !

« Et moi, ô bonne tortue, j’ai vu ma berge prête à être envahie par les loups de l’air, et pour ne pas être affecté par leur visage désagréable, j’ai préféré tout quitter et m’en aller, jusqu’à ce qu’Allah veuille bien compatir à mon sort ! »

Lorsque la tortue eut entendu ces paroles, elle dit à l’oiseau-pêcheur : « Du moment que cela est ainsi, me voici entre tes mains prête à te servir de tout mon dévouement, et à te tenir compagnie dans ton abandon et ton dénuement, car je sais combien l’étranger est malheureux loin de son pays et des siens et combien il lui est doux de trouver une chaleur d’affection et de la sollicitude chez les inconnus. Or, moi qui ne te connais que de vue seulement, je serai pour toi une compagne attentive et cordiale ! »

Alors l’oiseau-pêcheur lui dit : « Ô tortue pleine de cœur, ô dure à la surface et si douce au dedans ! je sens que je vais pleurer d’émotion devant la spontanéité de ton offre ! Comme je te remercie ! Et combien tu as raison dans tes paroles sur l’hospitalité à accorder aux étrangers et sur l’amitié à accorder aux personnes dans l’infortune, pourvu que ces personnes ne soient pas dénuées d’intérêt ! Car, en vérité, que serait la vie sans les amis et sans les causeries avec les amis et sans le rire et le chant avec les amis ? Le sage est celui qui sait trouver des amis conformes à son tempérament, et l’on ne peut tenir pour amis les êtres qu’on est obligé de fréquenter du fait de son métier, comme moi je fréquentais les oiseaux-pêcheurs de mon espèce, qui me jalousaient et m’enviaient pour mes pêches et mes trouvailles ! Aussi comme maintenant ils doivent être heureux de mon éloignement, ces camarades mesquins, stupides et qui ne savent parler que de leurs pêches et causer que de leurs petits intérêts, mais qui jamais ne pensent à élever leurs âmes vers le Donateur ! Ils ont ainsi toujours le bec tourné vers la terre. Et s’ils ont des ailes, c’est pour ne point s’en servir ! Aussi la plupart d’entre eux ne pourraient même plus voler, s’ils le voulaient : ils ne peuvent que plonger, et souvent ils restent au fond de l’eau ! »

À ces paroles, la tortue, qui écoutait en silence, s’écria : « Ô pêcheur, descends que je t’embrasse ! » Et l’oiseau-pêcheur descendit de l’arbre, et la tortue l’embrassa entre les deux yeux et lui dit : « En vérité, ô mon frère, tu n’es pas fait pour vivre en commun avec les oiseaux de ta race, qui sont tout à fait dénués de finesse et n’ont rien d’exquis dans les manières. Reste donc avec moi, et la vie nous sera légère sur ce coin de terre perdu au milieu de l’eau, à l’ombre de cet arbre et au bruit que font les flots ! » Mais l’oiseau-pêcheur lui dit : « Que je te remercie, ô tortue, ma sœur ! mais, et les enfants ? et l’épouse ? » Elle répondit : « Allah est grand et miséricordieux ! Il nous aidera à les transporter jusqu’ici ! Et nous passerons encore des jours tranquilles et à l’abri de tout souci ! » À ces paroles l’oiseau-pêcheur dit : « Ô tortue, remercions ensemble le Très-Bon qui a permis notre réunion ! » Et tous deux s’écrièrent :

« Louange à Notre Maître ! À l’un il donne la richesse et à l’autre il jette la pauvreté. Ses desseins sont sages et calculés.

Louange à Notre Maître ! Que de pauvres, riches de sourire ! et que de riches, pauvres de gaieté ! »


— À ce moment de sa narration Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut. Alors le roi Schahriar lui dit : « Ô Schahrazade, tes paroles ne font que me confirmer dans le retour vers des pensers moins farouches. Aussi je voudrais bien savoir si tu ne connais point d’histoires de loups, par exemple, ou d’autres animaux aussi sauvages ! » Et Schahrazade dit : « Ce sont justement les histoires que je connais le mieux ! » Alors le roi Schahriar lui dit : « Hâte-toi donc de me les narrer ! » Et Schahrazade les lui promit pour la nuit prochaine.

ET LORSQUE FUT
LA CENT QUARANTE-NEUVIÈME NUIT

Schahrazade dit :