Payot (p. 223-254).


X

LE RÈGNE DE L’ESPRIT


Lorsque la guerre des tranchées, des artilleries, des baïonnettes sera terminée, une autre guerre commencera, celle du monde nouveau qui voudra naître sur les ruines de l’ancien. Par ces mots, je n’entends point parler de la lutte des classes, mais de l’établissement du règne de la bonne foi dans le monde. La bataille sera sourde et acharnée. Déjà, comme je l’ai dit, les tentateurs se présentent aux portes, ils se rencontrent au tournant des routes, leur bouche s’enhardit à prononcer des paroles de louche pessimisme. Le but qu’ils poursuivent est d’arrêter le travail des consciences et d’étouffer l’espoir.

Les uns traitent de politique et essayent de lâches conseils au sujet des péripéties et des résultats de la guerre ; heureusement les doutes, qu’avec la persévérance du parti pris ils essayent de semer, ne prennent racine que dans les cœurs peureux, faibles et jouisseurs pour lesquels le mot patrie représente une abstraction qu’ils trouvent gênante le jour où elle se change en réalité.

Mais c’est dans l’ordre intellectuel des faits c’est-à-dire des conséquences sociales et morales des événements que leur art subtil, fait de dénigrement et d’insinuations, s’exerce de la façon la plus dangereuse. Ces natures égoïstes et étroites ne croient à la durée d’aucun des élans généreux que nous admirons, suscités uniquement, prétendent-ils, par les cataclysmes où le monde se débat. À leur avis, demain, tout recommencera comme auparavant : les motifs resteront les mêmes ; les richesses mal acquises continueront à être admirées et enviées ; l’injustice et le favoritisme ne diminueront pas. Quelques-uns même prévoient un débordement de vices, conséquence logique des privations endurées. Ils s’efforcent ainsi de chatouiller dans le fond des âmes les faiblesses secrètes assoupies, pour leur redonner vie et force. On a beau repousser les tentateurs, les traiter de disqualifiés, ils reviennent à la charge avec une persistance indélicate et poursuivent sans vergogne leur œuvre de lent empoisonnement. Entamer les âmes de ceux qui combattent et que l’ivresse sacrée a saisie, est impossible, c’est sur la population civile qu’ils exercent ces louches manœuvres.

Leur influence est nulle, car ils ont perdu tout contact avec les forces vives de la nation ; cependant les paroles qui sortent de leurs lèvres laissent une impression de découragement, d’irritation et de pesanteur… Elles nous font connaître la poignante tristesse qui se dégage des sacrifices inutilement accomplis. Leur méthode est celle où nos ennemis sont passés maîtres : terroriser les esprits, non par des violences — ils sont trop craintifs pour l’essayer — mais par les prévisions et les prédictions les plus sombres, se basant sur les faits à courte échéance, refusant d’admettre comme possible la victoire du bon droit, insinuant qu’un indéfinissable pouvoir occulte empêchera nos ennemis d’être écrasés. Par conséquent, à quoi bon la continuation de la lutte ?… Ne vaudrait-il pas mieux… Souvent, ils n’osent pas terminer leur phrase. Peu importe ! la goutte de poison est tombée dans le cœur !

Aux germes de la peur, ils ajoutent ceux du soupçon et semblent n’avoir étudié l’histoire que pour retenir les faits aptes à irriter les uns contre les autres, les peuples qui combattent pour la défense de la même cause. Ils s’acharnent de façon spéciale à provoquer la défiance entre les deux nations sœurs, exploitant leurs anciennes susceptibilités sentimentales.

Incapables désormais d’arrêter les événements, ces caractères peureux, calculateurs, sans élan et sans noblesse voudraient du moins restreindre la guerre, la raccourcir, empêcher qu’elle ne porte les fruits qui pourraient nuire à la poursuite de leurs intérêts particuliers. Cet égoïsme trop visible les a disqualifiés en tous pays, et je suis persuadée que leurs efforts seront vains ; cependant il est nécessaire de se préparer à déjouer les basses manœuvres, qu’une fois la paix signée, ils essayeront de renouveler et d’étendre.

Ils trouveront des complices dans les cœurs faibles ; ceux-ci emportés par l’ivresse patriotique ont su atteindre les hauteurs de l’héroïsme, mais une fois la victoire assurée, la lassitude ne les guettera-t-elle pas ? Fatigués et avides de repos, ils pourraient se laisser séduire par l’ancien et commode système du laisser faire, tout en sachant qu’il a eu pour conséquence les fautes qui ont dû être payées par tant de sacrifices et de sang.

D’avance, il faut donc que les hommes de bonne volonté se préparent à de nouveaux combats et que s’inspirant des trois mots, attribués au général Joffre sur le résultat de la guerre : « Long, dur, sûr, » ils s’arment d’une patience qui ne connaisse ni lassitude, ni découragement, ni défaite.


I


Accomplir les actes merveilleux d’héroïsme dont nos soldats donnent l’exemple, est relativement facile : je veux dire qu’un grand nombre y sont parvenus. La liste de ceux qui sauront travailler au redressement social et moral sera plus courte, l’entraînement manquera à plusieurs, le prestige du résultat immédiat à obtenir leur fera défaut. Travailler en silence et longtemps sollicite moins les grandes énergies que le sol national à défendre ou à délivrer : l’ivresse du combat pour l’honneur, la patrie, la gloire est l’un des plus puissants ressorts que l’âme connaisse. Les redresseurs de torts pour le bien général sont appelés à s’en passer, et, malgré ma foi dans l’établissement d’une société meilleure, si l’homme devait être lié à ses seules forces, quelques doutes refroidiraient mon cœur et je n’aurais pas écrit le livre de l’espérance.

Joseph Mazzini qui eut souvent des visions prophétiques — Carducci l’a appelé le nouvel Ézéchiel — et dont la foi en Dieu fut l’immuable soutien, croyait voir une grande lueur à l’horizon et annonçait pour l’avenir une forme religieuse qui serait le règne de l’Esprit.

Le développement graduel et continu du matérialisme sembla tout d’abord lui donner un démenti cruel ; il régnait presque incontesté, déformant les intelligences et les âmes, se glissant même à travers les seuils qui auraient dû lui être fermés, et l’on vit une conception matérialiste de la vie s’emparer peu à peu des consciences, en même temps que la pénétration allemande, dans l’ordre économique et financier, devenait maîtresse des marchés du monde.

Les hommes qui faisaient ouvertement profession de matérialisme étaient au moins conséquents avec eux-mêmes, mais comment définir ceux qui, reniant cette doctrine, en pratiquaient les enseignements dans leur vie privée et publique ? Les gens religieux eux-mêmes, suivaient pour la plupart des principes identiques ou, pour mieux dire, ils mettaient leurs principes de côté et agissaient en adeptes du matérialisme le mieux établi.

Il y aurait un livre à écrire sur les motifs qui ont guidé la conduite de la plupart des hommes depuis que les doctrines utilitaristes avaient pénétré les cerveaux. Il est certain que seule, une faible minorité résistait à ce désir immodéré de bien-être qui poussait les hommes, que Dieu fit à son image, à se considérer avant tout, selon une boutade vulgaire : comme un tube digestif.

On a vu parfois de grandes secousses rendre la vue aux aveugles et la parole aux muets. Les atroces souffrances que l’humanité traverse en ce moment semblent avoir produit un miracle analogue. Les communications avec l’Esprit se sont rouvertes. De tous côtés, des actes inattendus, des paroles empreintes d’idéalisme, des sentiments ardents indiquent une transformation magnifique de l’âme humaine. Dans ce bouleversement universel, traversé par des visions horribles, des voix intérieures ont averti les âmes que des vérités supérieures existaient, et qu’elles seules donnaient son vrai prix à la vie. Le contact continuel avec la mort et les inénarrables spectacles des champs de bataille, durant et après le combat, ont dissipé plus d’un mirage ; devant les réalités tragiques, l’importance des choses s’est déplacée dans l’esprit humain, tandis que les grands sentiments se renforçaient dans la tourmente : famille, patrie, justice et liberté !

Sur les lèvres, qui avaient désappris à prier, ou qui jamais ne s’étaient souciées d’invoquer l’aide divine, le nom de Dieu est venu spontanément. Un grand élan a poussé ces jeunes hommes à regarder vers le ciel. Plusieurs sont retournés aux pratiques des cultes auxquels ils appartenaient, d’autres, sans précisément se rattacher à aucune confession officielle, ont senti le souffle de l’esprit passer sur eux et la possibilité d’une vie nouvelle leur est apparue. Tous leurs efforts et ceux des conducteurs d’âmes qui les ont guidés doivent tendre à les maintenir sur la voie lumineuse. Pour la lutte morale qui se prépare ils auront besoin de s’appuyer sur les forces supérieures, de se retremper dans un bain d’énergie divine.

Ceux qui ne se trouvent pas en contact fréquent avec les soldats, qui ne lisent pas leurs lettres, qui n’ont pas entendu les récits directs des permissionnaires retour du front, qui ne soignent pas les blessés, ne peuvent se rendre compte du changement qui s’est produit dans la conscience de cette jeunesse et de la part prépondérante que les survivants de la grande guerre prendront dans le monde. Il faudra désormais compter avec eux et plusieurs ont le sentiment très net de ce qu’ils ne veulent plus supporter. Tous ont soif de propreté morale, et la haine des exploiteurs dépasse peut-être dans leur cœur celle de l’ennemi, car ils considèrent les premiers comme les vrais responsables des souffrances nationales et des supplices qu’ont dû subir les habitants des territoires envahis.

Il serait prématuré et présomptueux de vouloir prédire de quelle façon les différents partis politiques se grouperont après la guerre. Entre les pays où les socialistes se sont conduits en patriotes ardents et ceux où une bonne part d’entre eux, se soustrayant au devoir de l’union sacrée, se sont montrés dissidents de la cause nationale, la position sera très différente, mais ceci rentre dans un ordre de considérations politiques particulières. Ce qui importe et ce qu’il y aura de réellement changé, c’est l’âme individuelle des hommes de bonne foi, socialistes ou autres. La plupart ont été soldats, des rapprochements se sont établis et la farouche haine de classe s’est fondue dans beaucoup de cas, comme la neige au soleil. Les souffrances partagées, les preuves de dévouement données, l’amitié qui s’est établie entre subalternes et chefs en sont garants. Comme je le disais dans un précédent chapitre, les uns seront moins âpres dans leurs revendications et les autres moins obstinés dans la défense de leurs biens et de leurs privilèges.

Du reste, je crois et j’espère que chez nos peuples, d’autres préoccupations prolongeront l’union sacrée, et que les esprits droits de toutes les classes penseront, avant toute réforme sociale, à purifier les habitudes du pays et à le débarrasser des oiseaux de proie. Épris de grandeur morale comme ils le sont devenus, les combattants ont secoué pour toujours l’inertie qui les paralysait et ils sont décidés, je le répète — les lettres reçues du camp en sont la preuve — à ne plus permettre les abus. Ils veulent un monde nouveau, un monde fait à leur image. Il ne faut pas que la bande des exploiteurs et des jouisseurs, désireux de recommencer leur existence vide et sotte, reprenne en main l’archet du violon, et, minorité insignifiante, écrase la majorité des hommes de bonne volonté qui, ayant acquis une autre vision de la vie, ont joyeusement versé leur sang pour qu’elle pût se transformer en réalité.

Ce qui a constamment manqué aux natures nobles, droites, généreuses, idéalistes, c’est quelquefois le jugement et presque toujours la force de résistance. Toute l’histoire du monde le prouve. Elles n’ont su défendre ni leurs amis ni leurs principes. Or, cette guerre a démontré que rien ne s’improvise et que les peuples qui n’avaient pas su élever de barrières contre leurs ennemis l’ont tragiquement payé. Il a fallu que certains improvisent en quelques mois, par un effort gigantesque, ce que d’autres avaient mis des années à préparer savamment.

Cette expérience doit servir également dans l’ordre moral contre les ennemis intérieurs, et en attendant la victoire et le déblayement des tranchées ennemies, il faut penser, dès maintenant, à élever d’autres tranchées. Les forces perverses, qui vont essayer de reprendre leur place au soleil, doivent nous trouver prêts à les repousser. C’est la mentalité générale qui doit se transformer : les verres des lunettes obscurcis ont besoin d’être nettoyés et rendus transparents. Chez beaucoup d’esprits, en ces dernières années, une double tendance se manifestait : celle de voir faux quand il s’agissait de porter un jugement et celle de trouver dans l’obscurité de la pensée et des mots un signe de profondeur. Toute idée nettement formulée choquait leur goût comme une banalité. Ils faisaient de l’ésotérisme à propos de tout. La France et l’Italie elles-mêmes, ne surent pas complètement échapper à ce reniement de l’une des plus belles facultés de l’esprit latin : la divine clarté !

Les esprits s’étaient germanisés au point de se complaire dans les brumes épaisses, les labyrinthes intellectuels, les ténèbres dont les imaginations compliquées obscurcissaient l’extériorisation des plus simples idées. C’est un joug qu’il faut rompre ; chaque pays doit revenir au génie qui lui est propre et ne pas permettre qu’on lui obscurcisse son soleil. Les peuples de bon sens ont le devoir d’affirmer leur supériorité ; en ces dernières années, ils semblaient avoir honte de leurs qualités intrinsèques. Entendre dire qu’ils possédaient les qualités des autres races semblait à beaucoup le plus flatteur des éloges.

Du reste, dans les années qui ont précédé la guerre, les hommes avaient la tendance de s’enorgueillir davantage de leurs faiblesses que de leurs vertus. Ils trouvaient quelque chose d’inélégant dans ce dernier mot, tandis qu’un égarement, même un petit vice, mettait mieux en relief une personnalité ; c’était comme le dernier coup de fion des couturières, des modistes, des coiffeurs… Pour le palais, la saveur en semblait augmentée. Les choses les plus ridicules se disaient couramment à ce sujet.

L’aberration mentale et l’illogisme avaient atteint sur quelques points en certains cerveaux des proportions singulières ; la société était comme ensablée dans des goûts, des besoins, des cupidités qui, ne pouvant être satisfaits, produisaient un indéfinissable et croissant malaise. Un cataclysme était inévitable comme la tempête, les jours où des nuages tumultueux parcourent le ciel. Dieu a abandonné le monde à lui-même, et toutes les causes accumulées ont produit leurs effets ; cela ne diminue les responsabilités de personne. Il a suffi à certaines mains de se sentir libres, de ne plus être retenues par une intervention invisible pour que le monde fût livré au carnage. Sans doute une leçon était nécessaire aux victimes comme aux bourreaux. C’est la colère de Dieu qui passe. Mais s’Il a permis à l’œuvre destructrice des superbes de s’accomplir et s’Il a trouvé bon que les égarés connussent le châtiment, Il n’a pas pour cela abandonné les hommes, et jamais, peut-être, l’influence divine ne s’est autant fait sentir sur les cœurs.

Des choses extraordinaires se disent sur les champs de bataille et dans les hôpitaux. Un souffle étrange a passé sur les âmes. Des mots inattendus viennent sur des lèvres qui, il y a peu de temps encore, ne savaient prononcer que des paroles médiocres, vulgaires, offensantes pour la beauté et la divinité. Chez d’autres, une résignation stoïque a remplacé les passions de la chair ; ils vont à la mort, les yeux levés vers elle, d’autres encore sont saisis d’une ivresse sacrée. Dieu a des façons multiples de travailler les âmes.

Dans toutes les armées qui combattent en ce moment pour la cause de la justice, les mêmes phénomènes se produisent, mais je ne puis parler en connaissance de cause que de la France et de l’Italie. Paroles entendues de la bouche des blessés, récits de témoins directs, lettres lues, tout raconte une même histoire de tendresse, de foi, d’héroïsme, de vertu stoïque. Sur tous les fronts et dans toutes les tranchées, le même renouvellement de vie morale se manifeste, les âmes se spiritualisent, s’épurent, les horizons s’élargissent, les hommes apprennent à regarder vers les hauteurs ; ce sont des dieux en devenir.

Si les populations civiles ont en face des défenseurs ou des libérateurs du sol national des devoirs imprescriptibles, les survivants de la grande guerre auront également des devoirs à remplir envers leurs camarades morts : celui, entre autres, de ne pas renoncer à l’idéal pour lequel ils se sont faits tuer, c’est-à-dire une vie plus juste, plus haute et plus pure. Dans les sacrifices qu’ils supportent si vaillamment, tous sont soutenus, je le répète, par la pensée d’épargner à leurs enfants la formidable épreuve à laquelle eux-mêmes ont été exposés.

C’est le sentiment instinctif de sauver la race qui leur donne une persévérance si obstinée et un si inébranlable espoir. Beaucoup se déclarent plus heureux dans la boue des tranchées ou battus par des tempêtes de neige qu’ils ne l’étaient auparavant dans la vie aisée et commode. C’est qu’ils savourent enfin la liberté morale que donne le contact avec la divinité : « Il nous semble avoir des ailes, » disent-ils. La douceur infinie de la communion avec l’esprit enivre leur cœur.


II


Évidemment cette guerre amènera des changements que le cerveau le plus puissant ne saurait prévoir. Elle représente non seulement des torrents de sang, mais une terrible crise intellectuelle, un renversement de toutes les idées reçues et acceptées. On pourrait presque affirmer que cette période de temps dépasse la mesure de l’intelligence humaine, tellement l’homme se sent incapable d’en envisager les conséquences. Une chose est certaine cependant. Elle laissera dans les cœurs un héritage de haines farouches et il sera difficile de concilier désormais les deux sentiments de patrie et d’humanité, à moins que l’on ne se contente d’un humanitarisme national limité à certaines frontières.

Du reste, à toute époque, il y a eu conflit entre les deux sentiments. Chez les Grecs d’abord et ensuite chez les Romains. Les premiers se sont attachés successivement à l’un des deux. Nous voyons leurs hommes d’état considérer avant tout l’utilité nationale. « Dès qu’une action est utile à la patrie, il est beau de la faire, » affirme Agésilas, roi de Sparte, et Cléon déclare que les pires fléaux d’une domination sont la pitié et la douceur. D’autre part, les penseurs et les philosophes grecs font preuve d’un cosmopolitisme illimité qui ressemble étrangement à l’européanisme d’hier. Si les citoyens ne voulaient pas voir l’humanité, les moralistes allaient jusqu’à nier la cité. Les uns et les autres tombaient dans l’excès.

Les Romains eurent un sens plus juste des choses ; ils saisirent ce qu’il y avait d’également bon, d’également nécessaire dans les principes opposés et ils tentèrent la conciliation[1]. Bien que l’égoïsme local ait été l’âme de la Rome naissante, elle ne dévastait pas tout ce qu’elle soumettait et souvent on la vit « épargner les vaincus et vaincre les rebelles, » par intelligence, par intérêt bien entendu, sans sentir cependant la moindre obligation envers les hommes d’une autre race. Quand Térence écrivit le mot fameux : Homo sum, humani nihil a me alienum puto, ses contemporains le répétèrent après lui, sans en appliquer le sens à la vie pratique. Cicéron, ce précurseur de plus d’un sentiment moderne, fut le premier à essayer de concilier l’humanitarisme avec ce qui restait à Rome de patriotisme sincère. Au gré de sa versatilité personnelle, qui suivait celle des événements, il insiste tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre des deux devoirs. Malgré ces continuelles fluctuations d’idées, nous le voyons dans le cours ordinaire de la vie, accueillir les étrangers, correspondre avec eux, plaider en leur faveur ; c’est un cosmopolite qui ne perd pourtant jamais de vue les intérêts de l’État romain. S’il vivait de nos jours il aurait été un parfait ambassadeur, aussi à son aise à Paris qu’à Londres, Vienne ou Berlin, mais avec les yeux largement ouverts sur les intérêts de son pays. Aussi ne peut-on le comparer aux banquiers internationaux d’aujourd’hui qui tiennent parfois en main la destinée des États, mais pour lesquels l’argent n’a pas de patrie et qui, dépourvus de sentiment national, sont prêts à tous les compromis.

La conciliation que rêvait Cicéron entre les deux sentiments était basée sur quelque chose de plus noble que les seuls avantages matériels. Pour lui, la patrie venait après les dieux et avant la famille : l’humanitarisme n’était pas exclu, mais arrivait en dernier. En cas de conflit, écraser les adversaires vaincus ne présente pas pour l’orateur romain un acte coupable ni une erreur de jugement, et il n’admet pas non plus que l’intérêt de l’État puisse exiger une action criminelle. Au fond, selon lui, « il ne peut y avoir ni patriotisme sans moralité, ni moralité sans humanité. »

C’est à la formule cicéronienne qu’il faudra revenir quand les esprits se seront apaisés. « Se sentir concitoyen de tout homme qui pense, » selon la parole de certains humanitaristes, dont les socialistes se sont emparés, est impossible en cette heure où la grande lutte des races et des nations est engagée. Les hommes au cœur sain et à l’esprit droit ne peuvent plus se complaire en une vague bienveillance générale. La grande vision de justice fraternelle s’est obscurcie. Y reviendra-t-on jamais ? À la période d’évolution où nous sommes, le sentiment national fortement senti est nécessaire à la grandeur des peuples et au développement de certaines vertus qui sans lui disparaîtraient.

Cependant les hommes ne pourront plus désormais s’enfermer dans leur « cité » ; l’union avec les peuples alliés pour la défense de la liberté et de la justice, aura créé entre eux un nouveau lien et un nouveau devoir. La formule cicéronienne devra donc être élargie.

Le mot célèbre et si souvent répété de Pascal : « Qui veut faire l’ange, fait la bête, » trouve également son application dans cet ordre de sentiments. La bonté, devant laquelle tous les fronts devraient se courber avec révérence et qu’il faudrait adorer, car elle représente dans les cœurs la parcelle divine, ne doit pas être confondue avec ce sentimentalisme faux et mièvre qui jette des bénédictions sur toutes les faiblesses et souvent sur toutes les ignominies, qui n’accuse et ne condamne jamais ni les bassesses ni les lâchetés. Les âmes réellement bonnes sont celles qui savent, à l’occasion, blâmer, châtier et dédaigner.

Vouloir aimer tout le monde et répandre l’éloge sans discernement, c’est n’aimer ni n’estimer personne. Dieu, il est vrai, fait luire son soleil sur les bons et les méchants, mais il a pour cela des raisons que notre intelligence ne saisit point. Je ne veux pas dire que nous ne devions pardonner à ceux qui nous ont offensé personnellement, mais les approuver et les estimer serait excessif. Il y a tel genre de bienveillance qui est presque une offense à la loi de Dieu. Approuver ce qu’il condamne, n’est-ce pas s’en rendre complice ? L’humanitarisme bénisseur m’a toujours semblé faux et déplacé. Par certaines complaisances lâches nous faisons la figure de la bête dont parle Pascal. En ce moment, par exemple, ne pas sentir l’indignation et la colère indique une paralysie du cœur ou des centres nerveux.

Il faut que l’homme nouveau, après avoir combattu pour la défense de son intégrité, apprenne à honorer ce qui est grand, beau et fort et, sans devenir dur pour personne, et tout en cultivant cette humilité du cœur qui attire les âmes[2], apprécie désormais chaque individu à sa valeur et n’ouvre pas les portes de ses jardins à toutes les iniquités et à toutes les vulgarités. Ceux qui ne respirent pas une bonne santé morale pourront être plaints comme des malades, mais ne devront plus exercer d’attraction. Le déséquilibre devra être traité comme une plaie de l’esprit, et non choyé comme s’il représentait un état psychologique intéressant.

Quelle forme prendra la société après la guerre ? Comment s’établira-t-elle ? Il serait présomptueux d’essayer de le prévoir, mais il est certain qu’un souffle nouveau l’animera, et ce souffle sera celui de l’esprit qui a passé sur le visage des héros. C’est le grand phénomène moral de la guerre actuelle.

L’homme possède en lui des pouvoirs dont il ne se doute pas encore. Les paroles de Jean et le miracle de la Pentecôte renferment à ce sujet d’étonnantes promesses que toutes les églises ont enveloppées de mystère. Certains hérésiarques les ont exploitées dans un but pervers, d’autres ont voulu les expliquer selon leurs conceptions intéressées, essayant de fabriquer de nouveaux dogmes. Je crois que ce travail entre l’homme et l’esprit doit rester absolument individuel et intérieur, et s’élaborer dans le mystère de chaque conscience.

Il consiste à laisser passer l’esprit de Dieu et à appeler le souffle divin. Ce souffle a passé victorieusement sur les champs de bataille, sous la pluie des obus, dans les hôpitaux de camp, quand à peine une lueur de vie restait encore dans les corps mutilés, comme le disait un blessé qui avait miraculeusement échappé à la mort, tandis que les projectiles ennemis faisaient œuvre de destruction : « J’ai senti une prière passer sur moi. »

Tous, sous une forme ou l’autre, ont été frôlés par quelque chose d’indéfinissable, une force inconnue qui les élevait au-dessus d’eux-mêmes, leur mettait au cœur des élans enthousiastes, faisait jaillir dans leurs âmes des sources nouvelles et les traversait d’un immense espoir. Or, l’espoir est le plus efficace des moralisateurs.

Pour que sur les ruines amassées, puisse s’élever une société plus saine, plus forte, meilleure, il faut d’abord restaurer le temple de la vérité, car sur l’argile du mensonge aucun édifice ne peut rester debout ; puis, faire naufrager les fausses valeurs, redresser les fausses consciences et balayer les fausses pitiés ; ensuite, retourner à la vie simple, aider au triomphe de la famille, cultiver l’indépendance morale et pratiquer le culte de l’héroïsme. Mais tout cela ne sera possible que si le contact avec les choses divines n’est pas interrompu et si, ayant connu sur les champs de bataille les délices de la communion avec l’infini, l’homme n’y renonce pas en rentrant dans la vie civile.

Un grand travail s’est fait en lui : il a vu et compris le néant des biens matériels : vie, santé, bonheur, richesses ! Le choc de deux armées provoqué par une volonté malfaisante, a suffi à les détruire en un instant. Évidemment, tant que par la volonté de Dieu le corps existe, il faut le vêtir, le nourrir, le pourvoir des choses indispensables à son existence, et si possible à son bien-être, mais en leur donnant l’importance qu’elles méritent et sans s’absorber en elles. Toute la partie supérieure de notre être est appelée à une autre activité : les devoirs envers la patrie, la recherche de la vérité et de la justice, l’adaptation de la vie aux principes, la bonne volonté vis-à-vis des hommes, et par-dessus tout le commerce avec les forces divines. Sans dire comme sainte Thérèse : muero porque non muero — car notre devoir est de vivre et de préparer d’autres à vivre — nous ne pouvons être intérieurement heureux qu’en appuyant notre cœur aux portes des demeures éternelles.

L’ascétisme n’est pas fait pour toutes les âmes, et il y a de la puérilité dans les sacrifices inutiles. Du reste, goûter les beautés de la nature, la joie de vivre, l’amour des créatures, les satisfactions de l’intelligence, c’est rester dans le plan divin, c’est adorer Dieu dans sa munificente bonté, et les survivants des atroces souffrances actuelles jouiront de ces biens avec une intensité qu’ils ne connaissaient pas auparavant, et ce sera naturel ; cependant, j’en suis certaine, quelque chose sera changé dans leurs vues et intentions. Ils ont été touchés au passage par une aile puissante qui les a portés plus haut et, comme rien ne demeure en place, qu’il faut fatalement monter ou descendre, ceux, que l’amour du divin a effleurés, vivront désormais dans l’attente de quelque autre contact. Ils formeront une longue chaîne d’êtres d’où s’élèvera un chœur de prières pour le salut de la patrie.

Ainsi, après en avoir sauvé le sol, ils en sauveront l’âme : aidons-les, n’empêchons pas par notre scepticisme et notre inertie cette œuvre sainte de s’accomplir. L’appel s’adresse à tous les cœurs et à tous les esprits, quelle que soit la nuance ou la croyance politique ou religieuse à laquelle ils se rattachent. Je n’appartiens à aucun parti, à aucune secte, je sais que les hommes de bonne volonté se trouvent partout, que sous les meilleures étiquettes des loups dévorants peuvent se cacher, et que les collectivités représentent au fond des individus. Ceux qui auront appris à vivre d’une vie spirituelle, quelle que soit leur dénomination, pourront seuls aider efficacement leurs frères.

L’esprit ouvre les yeux, il rend averti, il montre le chemin, il délivre des considérations secondaires, il indique les précipices, il fait comprendre les choses cachées, il éclaircit les malentendus… Et sans doute, après ce renouvellement d’alliance entre la France et l’Italie, qui aura sauvé de l’étouffement la civilisation latine, il aplanira les voies des deux nations afin qu’elles puissent travailler à la régénération de leur race et au bonheur du monde.

Entre les nations qui auront combattu ensemble pour la justice et la liberté, un lien se sera établi qui facilitera et adoucira les rapports entre peuples divers et leur permettra de travailler, unis, à la pacification de l’Europe. Il est trop tôt pour parler de nos adversaires dont les soldats meurent le même jour que les nôtres. Dans bien des années, lorsqu’ils se seront apaisés et que l’ivresse cérébrale qui les pousse se sera dissipée, nous aurons pour eux des paroles de lucide pitié, car ce n’est pas sur les voies de la haine éternelle que l’Esprit nous conduira. N’a-t-il pas dit aux bergers d’Orient, par la bouche d’un ange : « Paix sur la terre, bonne volonté parmi les hommes ? »


  1. René Pichon : Humanitarisme et patriotisme dans l’ancienne Rome.
  2. Voir chapitre VI.