XXXIX

les palais de Goha


Goha venait à peine de franchir le portique, qu’une femme l’aborda.

— Un instant ! mon étoile, arrête ! dit-elle d’une voix câline. Je t’attends depuis l’aube, laisse-moi te regarder… Par Allah ! c’est Goha lui-même !… Et tu es beau comme une étoile et tu es habillé comme un cheik !

Goha se sentit pincer au ventre et la voix reprit :

— Ah ! vraiment, tu es un polisson pour passer nu comme un taureau sous les fenêtres d’une jeune veuve… Tu savais ce que tu faisais, polisson… La pauvre petite se meurt d’amour !

La femme était énorme. Dans la mellaïa noire qui l’enveloppait entièrement, ses hanches et ses seins ballottaient comme des outres. Goha la trouva désirable et belle. Il avança la main pour lui dévoiler le visage.

— Allah ! tu es fou ! Ce n’est pas de moi qu’il s’agit… Si tu voyais ma tête, tu serais refroidi pour le restant de tes jours !

— Tu m’as pincé, je veux voir, insista Goha.

— Un peu de patience, mon étoile, et tu auras de quoi te rincer l’œil…

Elle surprit dans les yeux de Goha une lueur de convoitise et, maternelle, ajouta :

— Il n’y avait qu’une femme au monde pour veiller sur toi et préparer ton bonheur et cette femme était Warda, Warda la dallala, Warda la borgne… J’ai fait ta fortune, fils de Riazy ! Tu auras des palais et des terres, tu auras des esclaves et des chevaux, tu vas devenir un grand personnage et tu laisseras pousser ta barbe !

Elle s’accrocha à lui et, tout à coup, se fit humble et suppliante.

— Goha ! Goha ! considère mon existence… J’ai travaillé toute ma vie, j’ai couru comme une chienne de maison en maison et je n’ai pas un sequin de côté. Pas de mari pour me nourrir et pas de fille à vendre ! Goha, tu seras riche et puissant… Je ne te demande pas grand’chose… Une petite maison à Boulaq et deux sequins par mois jusqu’à ce que je meure, voilà tout ce que je te demande, mon maître… Sois généreux, mon maître…

Il l’écouta, hocha la tête et répondit :

— Tu veux une maison, Warda, et pourquoi pas ? Tu veux deux sequins par mois, et pourquoi pas, Warda ?

— Illustre fils de Hadj-Mahmoud ! s’écria la dallala. Honneur des Riazy ! Messager de la Providence ! Tu es la perle parmi les perles ! Et maintenant, viens… On nous attend !

Warda avait passé la nuit chez Nazli-Hanem, veuve et unique héritière du puissant mamelouk Ibrahim Bey. À l’aube, elle avait été réveillée par des plaintes.

— Oh ! d’où est-il sorti cet homme ? gémissait Nazli-Hanem. Et qui est-ce qui a envoyé cet homme sous ma fenêtre ? Est-ce qu’on ne sait pas que je suis veuve et privée depuis seize mois ? Je vous prie, dites-moi qui est cet homme ?… Qu’il s’en aille ou bien qu’il monte, cet homme ! Qu’il monte ou qu’il s’en aille au diable, cet homme !

Et Nazli-Hanem qui regardait dans la rue à travers la moucharabieh tirait ses joues encadrées de cheveux blonds.

— Warda, ma tante, regarde… Des gens sans pitié ont envoyé un homme nu sous ma fenêtre…

— Calme-toi, mon doux pigeon, avait répondu la dallala. Cet homme, je le connais. Il est d’une bonne famille, il est beau, il est sain. S’il te plaît, tu n’as qu’à me le dire…

Warda était descendue en toute hâte, mais Goha était déjà loin. Elle l’avait appelé en vain, avait couru sans l’atteindre jusqu’à la maison de Cheik-el-Zaki. Comme elle était tenace et qu’elle voulait le bonheur de Nazli et le bonheur de Goha, elle attendit patiemment, accroupie sur la chaussée.

Goha se trouva soudain dans une petite galerie voûtée qu’éclairait une lanterne. L’entremetteuse fit tomber sa mellaïa et poussa une zaglouta stridente.

— Oh ! Oh ! protesta Goha… Tu m’as troué les oreilles !

— Prends l’escalier qui est devant toi, dit Warda.

Elle le poussa en avant et se mit à crier :

— Où êtes-vous, mes sœurs ?… Accourez toutes. Je vous ramène le fiancé !

Alors il se fit sur la tête de Goha un vacarme indescriptible. On entendit des meubles tomber, des gens courir, des femmes s’interpeller. Goha, impressionné, balbutia :

— Laisse-moi, laisse-moi m’en aller…

— Il veut s’en aller ! Il dit qu’il veut s’en aller ! hurla l’entremetteuse qui retenait Goha de toutes ses forces… Allah Allah ! accourez, mes sœurs ! Il va m’échapper !

Une vague de lumière envahit le palier supérieur. Sept ou huit femmes apparurent à peine vêtues, avec des visages blancs, noirs ou cuivrés, avec des têtes crépues ou des cheveux pendant sur les épaules. Elles portaient, qui une chandelle, qui une veilleuse et toutes riaient et parlaient ensemble.

Hissé sur le palier, ébloui par les petites flammes que les esclaves mettaient sous ses yeux pour mieux le voir, Goha demeura bouche bée. Il était dépaysé dans ce palais où tant de monde riait à la fois.

— Prends-le, Halima !

— Il est pour toi, Tronga.

— Au secours ! au secours !

Goha, que les agaceries des femmes avaient fini par mettre à l’aise, s’était emparé d’une petite négresse aux dents blanches, quand soudain les voix se turent. Une jeune femme venait d’apparaître. Elle avait les cheveux et les yeux noirs ; sur ses chairs opulentes, flottait un voile bleu pailleté d’or qui fit songer Goha au ciel quand toutes les étoiles brillent. Elle s’arrêta à quelques pas de lui. Il la regardait en silence et son cœur battait à grands coups.

— Dis-lui une parole tendre, intervint l’entremetteuse, prends-la dans tes bras, mon enfant.

Mais Goha, intimidé, baissa les yeux. Nazli Hanem rougit et, à son tour, baissa les yeux. Warda s’impatienta.

— Eh bien, mes chéris, eh bien ! La vie est courte ! Approche, ma petite caille ; approche, mon gros canard…

Elle prit Nazli-Hanem et Goha par la main et les conduisit dans une chambre que dominaient un monumental lit de cuivre et un immense miroir de Venise. Tandis que l’entremetteuse fermait la porte, la jeune femme se jeta au cou de Goha qui la serra dans ses bras.

— Attends, ma fille, attends un peu ! s’écria la dallala… Allons d’abord nous asseoir sur le divan et causons de nos affaires. — Je serai brève, reprit-elle lorsque tous les trois se furent assis, mais encore faut-il que certaines choses soient réglées… Goha m’a promis une petite maison et deux sequins par mois. Il n’y a pas à revenir là-dessus… Maintenant, parlons du mariage… Il faut que j’organise la fête, que j’achète les écharpes et les mouchoirs de soie pour les invités…

— Nous en parlerons demain, ma tante…

— Oui, demain, répéta Goha fébrilement.

— Demain, demain… et pourquoi pas tout de suite ? Warda est une personne d’ordre, Warda connaît les usages.

Nazli-Hanem alla ouvrir une malle incrustée de nacre dont elle portait la clef, compta cinq cents sequins et les remit à la dallala. Celle-ci ne put maîtriser son émotion. Les joues en feu, la voix tremblante, elle bredouilla :

Amusez-vous, mes doux anges, amusez-vous… Warda s’occupe de vous et vous bénit…

Quand ils se trouvèrent seuls, Goha et Nazli-Hanem n’osèrent se rapprocher. Leur liberté les troublait, ils regrettaient presque que Warda fût partie. Nazli-Hanem balbutia, honteuse :

— Tu vas penser que je suis une femme sans dignité. Et pourtant je te jure, Goha, que je suis loyale ; je te jure que mon cœur est blanc…

Elle se laissa glisser sur le tapis et posa sur les genoux de Goha un visage soucieux. Il respira sa tristesse et, les doigts dans sa chevelure dénouée, murmura :

— Cheika, cheika belle comme la face du matin, cheika belle comme le talon du bonheur !

Il fit une pause. Ses yeux s’emplirent de rêve… Le sentiment qui était né en lui là-bas, sous les tamaris de Ghézireh, pour la déesse de pierre, et qui s’était épanoui peu à peu dans la chaude étreinte de Nour-el-Eïn, se répandait maintenant sur cette femme qui était devant lui. L’image de la divinité, celle de la fille de Mélek, celle de Nazli étaient posées le long de cet amour unique et grandissant comme trois villages le long d’un fleuve.

— Que de fois, que de fois, ma cheika, je t’ai perdue et que de fois je t’ai retrouvée ! Tu étais dans le jardin et on t’a prise de ta banquette, tu étais sur la terrasse et on t’a renvoyée chez ton père… Maintenant, c’est fini, c’est fini… Je ne veux plus te quitter jamais !

— Tu m’aimes donc, murmura Nazli frémissante à la pensée qu’elle épousait un poète…

Sa voix était douce comme du miel, sa peau était blanche comme le nénuphar qui flotte sur l’eau entre deux feuilles vertes. En l’écoutant et en la regardant, Goha sentait que quelque chose en lui était changé. Les aventures de sa vie l’avaient mûri. Il avait besoin de calme. Il était devenu un homme.

— J’ai vu des choses extraordinaires dans ma vie, dit-il. Ce que j’ai vu, personne ne l’a vu… Je connais Ghézireh et je connais le cimetière… Je connais Sayed, le vendeur d’oranges, Omar, le gardien des tombes, et Cheik-el-Zaki, le gardien des livres… Le génie qui marche avec les êtres, je le vois et personne d’autre ne le voit. Comment on met un homme dans l’huile, je l’ai entendu dire de mes propres oreilles et je le sais. Comment on change des fèves contre des moutons, quand on voudra l’apprendre, c’est à moi qu’on devra le demander… J’ai vu des négresses devenir blanches la nuit, j’ai vu le désert se changer en pierres précieuses et les étoiles tomber sur les djinns.

— Tu es savant et intelligent, répliqua la jeune femme ; moi, au contraire, je suis ignorante… Tu m’apprendras ce que tu sais.

Elle s’assit auprès de Goha et l’étreignit passionnément. Mais Goha n’avait pas fini de parler. Il se dégagea doucement et reprit :

— J’ai vu des choses extraordinaires… C’est pourquoi j’étais un enfant et je suis devenu un homme… Vendre une cuisse d’agneau, recevoir les clients de Hawa, repasser les fez, tout cela ne me vaut rien… Il faut que je me repose dans une maison, avec une femme, des enfants et les enfants de mes enfants…

— Allah est miséricordieux, dit Nazli-Hanem… Je suis contente que tu puisses maintenant m’appuyer de tes conseils… Mes revenus diminuent depuis la mort du Bey, mes intendants me volent, et l’argent que j’économise, je ne sais comment le placer… Il faut un homme dans une maison… Dès demain tu prendras la direction de mes affaires…

— Ce qui doit être, sera, répondit Goha gravement, mais une femme ne peut pas devenir un homme…

À ce moment, il aperçut au fond de la chambre son image reflétée dans le miroir de Venise. Il fut surpris de se voir dans ce décor somptueux avec une femme à ses côtés et il comprit qu’une existence nouvelle s’ouvrait devant lui.


fin