XXX

l’étranger


Depuis quelque temps, Hawa se plaignait du diable. Un matin, elle entra en coup de vent dans la chambre de Zeinab qui allaitait son nouveau-né.

— Non, madame ! je ne puis plus attendre, cria-t-elle… Le diable ne veut plus attendre ! Si je ne vais pas au tar ce matin, je briserai les meubles, je brûlerai la maison !

Réunies à vingt ou à trente, les négresses d’El-Kaïra avaient coutume de se faire exorciser par des magiciennes au son du tambour. Après quoi, déchargées de leurs démons, elles retournaient chez leurs maîtres, calmes, obéissantes et douces.

Hawa s’était dit un soir que le tar qui chasse le démon pourrait aussi bien avoir raison du malheur que Goha avait introduit dans son sein. À tout moment, on l’entendait s’exclamer : « Le diable se tourne ! le diable se retourne ! il faut que j’aille au tar ! » Ses maîtresses, inquiètes, l’y engageaient fortement. Aussi Zeinab, la voyant entrer dans sa chambre, les prunelles fiévreuses et la bouche tordue, ne manqua-t-elle pas de lui dire :

— Certainement, Hawa… Il faut que tu y ailles, Hawa… Tu n’as que trop tardé !

La négresse hocha la tête et, de la main gauche, menaça quelque chose de vague en murmurant :

— J’irai… Et pourquoi n’irais-je pas ? … Et certainement j’irai…

Soudain elle poussa un hurlement, s’accrocha à la porte pour ne pas tomber. Un court silence suivit, puis on entendit monter comme de très loin une voix nouvelle dans la maison des Riazy.

Aux cris de Zeinab, Hag-Mahmoud, ses femmes, ses filles, Goha accoururent. Mahmoud regarda, réfléchit un moment et dit :

— C’était ça, le diable !

— Oui, c’était le diable, répliqua Goha en riant, heureux d’avoir compris son père.

Hadj-Mahmoud ne manifesta ni dégoût, ni colère. Il regarda son fils, il regarda Hawa et le nouveau-né, prit une expression satisfaite et sortit de la chambre. Les femmes en augurèrent que l’événement lui était agréable et, fortes de cette approbation tacite, comblèrent Hawa d’attentions. Hawa se crut entrée dans la plus belle période de sa vie.

À midi, Mahmoud, toujours de bonne humeur, vint prendre des nouvelles de son esclave. Elle allait le mieux du monde. Elle avait repris son service, trottait dans la maison et préparait à Zeinab des tisanes pour combattre l’émotion qu’elle lui avait causée.

— Tant mieux ! tant mieux ! fit Mahmoud et il pria sa famille de le laisser seul avec Goha et Hawa.

Hawa se tint près de la porte, debout, tête basse, dans une attitude d’extrême humilité. Goha s’approcha de son père qui, courtoisement, le fit asseoir auprès de lui.

— Oui, j’ai à te parler, commença Mahmoud avec un sourire qui troubla Goha sans raison… J’ai plutôt à te consulter sur des problèmes que je me suis posés… Avant tout, dis-moi ce que c’est qu’un fils. Tu dois avoir un avis sur ce sujet.

L’entretien se présentait sous une forme si cordiale que Goha devint tout rouge.

— Puisque tu n’as pas su m’expliquer ce qu’est un fils, reprit Mahmoud en souriant, je vais te le dire. Écoute-moi bien : c’est celui qui ressemble à son père.

Goha sur le divan et Hawa dans son coin, hochèrent la tête, émerveillés.

— Je ne prétends pas, précisa Mahmoud, qu’il lui ressemble en tous points… non. Mais il lui ressemble de quelque façon, Ou bien, il a le même visage, ou bien, la même intelligence, ou bien, la même religion.

— C’est vrai, souffla Hawa qui prenait de plus en plus une expression soumise.

— Mais, entre nous, reprit Mahmoud en s’adressant à Goha, il n’y a, je crois, aucune ressemblance. Est-ce que ton visage est comme le mien ?

— Non, dit Goha, sentant qu’il faisait ainsi plaisir à son père.

— Non, n’est-ce-pas ? Tu es peut-être plus beau, mais de ressemblance, il n’y en a point. C’est aussi mon opinion… Maintenant, est-ce que ton cerveau est comme le mien ?

— Non, répondit Goha précipitamment.

— Enfin, est-ce que nous avons la même religion ?

Ne sachant quelle réponse son père attendait de lui, Goha, embarrassé, baissa les yeux et se mit à caresser la ceinture de laine qui faisait trois fois le tour de sa taille.

— Parle sans crainte.

— Nous avons la même religion.

— Permets-moi de te contredire, répliqua Mahmoud, en lui posant cordialement la main sur les genoux.

C’était la première fois qu’il traitait son fils comme un homme, comme un visiteur à qui l’on doit des égards et Goha s’inquiétait de ces manières inaccoutumées.

— Tu te trompes, mon cher, reprit Mahmoud, tu n’es pas un musulman. Est-ce que tu fais ta prière quatre fois par jour, est-ce que tu sais lire le Coran ? Si tu savais lire le Coran, est-ce que tu aurais ignoré que notre Prophète a dit : N’approche ni ta mère, ni ta nourrice ?

Goha était accablé par la logique de son père.

Mahmoud reprit lentement, en comptant sur ses doigts :

— Puisque tu es différent de moi par le visage, par le cerveau, par la religion, comment te considérer comme un fils ? En toute conscience, Goha, je crois qu’il a été commis une erreur… Tu n’es pas mon fils.

Goha eût voulu se jeter au cou de son père, lui jurer qu’il se trompait. Il leva les yeux sur Mahmoud et s’aperçut avec épouvante qu’il était calme et qu’il lui souriait doucement.

— Un fils, poursuivit Mahmoud, songe en toutes circonstances à faire plaisir à son père et à lui faire honneur. Est-ce dans cette double intention que tu t’es révélé incapable dans tous les métiers que je t’ai donnés ? Est-ce dans cette double intention que tu as jeté la honte dans la maison de mon ami Cheik-el-Zaki ? Est-ce dans cette intention que tu as approché ta nourrice ?

Dans son coin, la négresse eut un profond soupir. — J’ai donc raison d’affirmer que tu n’es pas mon fils. En somme, tu n’es dans ma maison qu’un étranger… un étranger sans scrupules. Quand on saura ce que j’ai fait pour cet étranger, on s’écriera : Vraiment Hadj-Mahmoud-Riazy a fait son devoir et on lui a rendu le mal pour le bien.

Goha se cacha le visage. Des sanglots lui secouaient le corps. Il lui semblait que sa vie s’était compliquée de tant d’obstacles qu’il ne pourrait plus faire ni un pas en avant, ni un pas en arrière.

— Pourquoi pleures-tu ? poursuivit Mahmoud… Ta chance est devant toi, mon ami… Chacun sa destinée ! Prends ton chemin, moi je prends le mien. Tu es un homme aujourd’hui, tu as une fille… Avec de la bonne volonté, tu gagneras ton pain. Je ne te garde plus, mais que suis-je auprès d’Allah qui, lui, te protège ? Emmène Hawa, je te la donne… Emmène ta fille, elle est à toi… J’appelle sur vous trois la bienveillance du Tout Puissant, mais ne revenez plus jamais dans ma maison.