XXIV

la troisième nuit


Hawa était contente de Goha. Si depuis deux jours il n’avait rien vendu, du moins les journées précédentes avaient-elles été particulièrement fructueuses. Deux magnifiques moutons, cent soixante piécettes de cuivre, tel était le bénéfice de ses transactions commerciales. La négresse était satisfaite de ce résultat et en augurait un si bel avenir que sa grossesse lui parut presque un bienfait providentiel. Goha, son soutien, devenait un homme raisonnable, digne de se constituer un foyer. Elle s’arrangerait pour qu’il fît d’elle sa femme ou sa concubine, elle aurait une maison, un jardin, elle posséderait des esclaves, quatre, trois…

— Oui, trois esclaves, c’est bien assez… dit-elle à voix haute. Ces gens-là, si on ne les surveillait pas, passeraient leurs journées à ne rien faire. Il s’agit de leur en imposer, d’être dure et surtout…

Étendue sur sa natte, les yeux ouverts, elle n’acheva pas sa phrase, car elle venait de surprendre un pas étouffé dans l’antichambre. Méfiante et rusée, elle retint son souffle et reconnut, malgré l’obscurité, la silhouette de Goha. « Ce n’est pas naturel, songea-t-elle. Et d’abord, il monte tous les soirs là-haut… Je croyais que c’était pour respirer le bon air… Tu croyais ! tu croyais !… Imbécile ! Est-ce que tu peux m’expliquer pourquoi il se cache ?… Ce qu’il y a de vrai, c’est que ce garçon est un malin… qu’Allah te protège ! Hawa, c’est un démon… Il doit se passer quelque chose… Et d’abord, s’il se passe quelque chose, il vaut mieux que je le sache. »

Goha s’étant éloigné, elle attendit quelques minutes et avec précaution se leva pour le suivre. Elle monta au premier étage où dormaient Mahmoud, ses femmes et ses filles. De là, pour se rendre sur la terrasse, il fallait prendre sur le palier une échelle appuyée contre une petite porte de bois. On la fermait la nuit, mais Goha l’avait ouverte. On voyait un rectangle de ciel bleu pointillé d’étoiles. Parvenue au dernier échelon, Hawa dressa la tête au dehors, la tourna de tous côtés et ne vit personne. Elle s’avança sur la terrasse.

Un cri, parti de la rue, la fit trembler. Elle se rappela que la fille aînée du voisin Abd-Allah était morte la veille. Le bruit courait que c’était un cheytan qui l’avait étranglée parce qu’on avait eu l’imprudence de la laisser une minute, seule, dans sa chambre, la semaine de ses couches, Le génie souterrain aurait certainement tué le nouveau-né si l’on n’était entré au moment où il s’en approchait. Hawa s’arrêta pour songer à ce malheur.

— Elle était jolie, dit-elle, se parlant à elle-même, elle était jeune, elle était riche… Est-ce qu’on laisse une accouchée seule, avant le septième jour ? Et d’abord, tout le monde sait que les cheytans nous guettent…

Dans la chambre mortuaire, les femmes continuaient à se lamenter. Hawa hocha la tête.

— Elles ont raison ! murmura-t-elle. Les uns naissent, les autres meurent… Les uns sont jeunes, les autres sont vieux… Les uns sont tristes, les autres sont contents… Allah seul est grand…

Des hurlements interrompirent ses méditations.

— Ça, c’est la mère de celle qui n’est plus, dit-elle… Il n’y a qu’une mère pour se plaindre comme elle se plaint, pauvre pigeon…

Gagnée par l’émotion, elle s’apprêtait à crier, elle aussi, lorsqu’elle entendit sur la terrasse même des chuchotements mystérieux. Pour ne pas donner l’éveil en manifestant son désespoir, elle se déchira le corsage en signe de deuil, non sans s’être assurée qu’il lui serait facile de le réparer le lendemain.

Elle était maintenant libre de s’occuper de Goha. Afin d’inspecter le lieu sans être vue, elle se dissimula derrière un monceau de cages en osier. Elle ne tarda pas à découvrir sur la maison du Cheik, Goha et une femme dont elle n’apercevait que le dos et la nuque. Sans aucun doute, il la trompait avec une des esclaves de Cheik-el-Zaki, Amina, Yasmine ou une autre. Dans l’intervalle des lamentations, elle put saisir ces quelques phrases :

— Tu es monté hier, mon amour ? Mais tu ne te souviens pas, je t’avais expliqué…

— Moi, je disais : Où est la cheika ? Où est la cheika ?

— La cheika ? … répéta la femme gaiement. Tu tiens à ce nom ? Et si je t’appelais le cheik ?

Il y eut des rires.

« Voilà, j’avais raison, songea Hawa. Les uns sont tristes, les autres sont gais. En bas, on pleure, en haut, on rit. »

— Non ! Non ! répéta la femme, tu es mon diamant que j’aime, tu es à moi, bien à moi, n’est-ce pas ? …

La réponse de Goha fut couverte par les lamentations. Peu après, Hawa put suivre de nouveau l’entretien :

— Oh ! tu ne sais pas, disait la femme… Pourquoi j’ai peur ? C’est que je suis folle de toi…

— Moi aussi et je n’ai pas peur…

— Ô mon chéri, que tu es bête ! que tu es bête ! que je t’aime ! Si tu m’abandonnes, sais-tu, je te tuerai !

Goha éclata de rire…

— Me tuer ? toi ? Mais tu es petite, petite, petite…

— Comme tu me plais, mon chéri… Pourquoi me plais-tu ?

— Parce que tu es petite, petite, petite…

— Tais-toi… J’ai peur… Si je m’en allais ?…

— Oh ! non… Reste, reste…

Hawa eut un frémissement. Jamais, elle n’avait connu à Goha cette voix passionnée. La supplication qui s’adressait à une rivale, en même temps qu’elle excitait sa jalousie, lui donnait une jouissance sensuelle très intime.

— Mets tes bras autour de moi, disait la femme… Ton âme est comme un jasmin… Elle est blanche…

Dans la chambre mortuaire, le nombre des pleureuses s’était accru. À leurs plaintes frénétiques, répondait, venant du désert, le son aigu d’une flûte qui semblait parler à de mystérieux auditoires assis en rond.

Hawa surprit chez la femme des signes d’inquiétude. Elle s’écarta de Goha, ébaucha le geste de se lever, balbutia des phrases où revenaient sans cesse les deux syllabes « J’ai peur ! J’ai peur ! » Mais Goha la retint par le bras. « Reste, reste encore ! » Craintive, indécise, elle tourna la tête vers lui, l’interrogeant du regard.

La négresse reconnut Nour-el-Eïn.

Elle demeura un instant stupéfaite. Puis elle balança les deux mains pour marquer sa surprise et la naissance en elle d’un sentiment. Elle murmura « Nour-el-Eïn », répéta le nom plusieurs fois, pour bien fixer le point primordial de ce qu’elle avait découvert et de ce qu’elle éprouvait, pour poser en quelque sorte les fondations de son dégoût. Enfin elle parla en variant ses intonations. « C’est Nour-el-Eïn, ma sœur — oui, ma chère — c’est elle — avec son œil. Par Allah c’est Nour-el-Eïn — la femme du cheik vénérable — du cheik à barbe blanche. C’est Nour-el-Eïn, avec un jeune homme. » Elle prit un air de compassion ironique. « Et pourquoi pas ? Goha est beau… La pauvre, elle a un vieux mari. Laissez-la donc tranquille, elle est si gentille, la pauvre caille… » Ayant ainsi parlé, elle fronça les sourcils, raidit son bras en un geste impérieux et dur : « Assez ! Assez ! tout cela est honteux. Nour-el-Eïn est une dévergondée. Et d’abord, tout le monde le saura demain dans la ville. »

Cependant, Nour-el-Eïn se retourne frissonnante :

— Regarde, mon chéri… il y a quelqu’un… Mon Dieu ! Mon Dieu !

Elle a entendu un bruit, un léger rire étouffé. Elle a cru saisir une ombre, la lueur d’un regard. Hawa qui se voit désignée, satisfaite de son observation, regagne l’échelle.

— Je te jure, il y a quelqu’un…

— Où ? Je ne vois rien…

— Là ! fait-elle en tendant le bras… Vas-y, dépêche-toi…

Il se lève, se dirige vers la terrasse de sa maison, en fait le tour, déplace un panier, une cage d’osier :

— Il n’y a personne, dit-il en haussant la voix.

— Plus bas ! Plus bas !

La flûte lointaine se fit plus enlaçante, s’arrêta dans une longue pause, et reprit la note interrompue. En même temps, toutes proches, montaient les lamentations. Nour-el-Eïn, soulevant son buste, vit distinctement à travers la balustrade et dans l’étroit espace qui séparait la maison de Mahmoud de celle d’Abd-Allah, douze femmes éclairées d’une lanterne et assises sur une natte. Elles se tordaient les bras et se portaient des coups violents sur le crâne.

— Je ne viendrai plus, dit Nour-el-Eïn. Pendant une semaine je ne viendrai pas parce que les cris des pleureuses me rendraient folle. Quand la semaine sera passée, je reviendrai ; n’est-ce pas, mon chéri ?

— Oui, répondit-il, sans comprendre, se laissant bercer par la voix harmonieuse.

— Seulement, toi, tu rendras visite au cheik et je te verrai par la fenêtre et par la cloison de l’antichambre.

— Oui, je viendrai… oui… la cloison de l’antichambre.

— Tu es comme un enfant, Goha, comme un petit enfant…

— Tu es comme moi, la même chose…

— Comment la même chose ? Tu dis toujours des mots que je ne comprends pas…

Ils se turent. Goha avait la tête appuyée sur les seins de Nour-el-Ein. Elle était inquiète. Chaque fois que montait le cri des pleureuses, elle tressaillait et souvent se retournait brusquement, surprise par un bruit, attirée par une ombre.

La lune était basse, au ras des maisons, la brise venait par bouffées, irrégulière comme un halètement… Nour-el-Eïn, encore oppressée, songeait à descendre, à s’échapper, mais elle craignait d’attrister Goha qui, très calme, souriait les yeux mi-clos. Quand il levait les paupières, afin de la regarder, elle répondait à sa confiance par un sourire.

Il murmura quelques mots inintelligibles. Elle demanda : « Que dis-tu ? » Ayant répondu par une phrase qu’elle ne comprit pas, il s’endormit tranquillement. Son sommeil était léger et son expression radieuse.

Jamais Nour-el-Eïn ne s’était sentie émue autant qu’à cette minute.