XX

le réveil de nour-el-eïn


À l’aube, Amina, trouvant Nour-el-Eïn endormie sur la terrasse, s’agenouilla auprès d’elle.

– Réveille-toi, ma chérie, dit-elle d’une voix anxieuse… Réveille-toi, le cheik va rentrer.

Elle prit la petite main de sa maîtresse et mit des baisers sur ses doigts fardés.

– Amina, fit Nour-el-Eïn… Méchante, je dormais si bien !

Elle avait ouvert les yeux, mais elle était trop lasse pour faire un mouvement.

– Est-il parti ? demanda-t-elle.

– Il est parti, oui… Mais tu es toute nue… Ton cœur est satisfait ?

– Amina, tu ne peux pas savoir…

– Tu me raconteras tout, mais il faut descendre… Viens !

Nour-el-Eïn, aidée de son esclave, se leva, traversa la terrasse.

— Si tu voyais tes yeux ! dit Amina tendrement… Ils sont grands !… Jamais tes yeux n’ont été si grands !…

Nour-el-Eïn eut un bâillement qui découvrit son palais rose.

— Emmène-moi… Je meurs de sommeil !

Dans son lit néanmoins elle ne parvint pas à se rendormir. Elle changeait de pose à tout instant. Fiévreuse, agitée, elle s’embarrassa dans ses couvertures. Elle les rejeta brusquement, s’assit et couvrit de ses mains ses tempes bourdonnantes. Longtemps elle resta ainsi, incapable de réfléchir, écoutant battre son cœur.

Un goût amer, persistant, lui fit faire une grimace. Elle s’étira et, ramenant devant elle ses mains en croix, elle regarda sans dégoût ses doigts sales.

— Qu’est-ce que j’ai ? dit-elle distraitement.

Sa veulerie avait une cause qui lui échappait. Elle était mécontente… mais de quoi ?

— Allah ! s’écria-t-elle.

Elle venait de comprendre tout à coup.

— Amina ! Amina !

L’esclave parut. Nour-el-Eïn lui prit le bras si brutalement qu’elle lui enfonça ses ongles dans la peau.

— Tu me déchires !

— Je voudrais te déchirer l’âme ! s’écria Nour-el-Eïn sans desserrer ses doigts. Je te déteste !… Tu as voulu le malheur de ma vie. Je te déteste.

— Mais pourquoi ? balbutia Amina toute rouge et prête à pleurer.

— Pourquoi ? parce que tu es jalouse… Tu m’as laissée monter vêtue comme une mendiante… Regarde ! regarde ma gallabieh !… Elle est sale, déchirée… Moi, Nour-el-Eïn, la femme de Cheik-el-Zaki !

Sa voix avait des accents rauques et tremblait de colère.

— Mais c’est là-haut que tu t’es déchirée, balbutia Amina.

— Qu’est-ce qu’il a pensé de moi ? reprit Nour-el-Eïn sans l’écouter… Comme il doit me mépriser ! Jamais il ne reviendra, jamais !… Pour qui reviendrait-il ? Pour une mendiante ? Et quand je pense…

Elle courut à ses coffres, en retira des châles, des turbans, des tuniques de voile, des tuniques de soie, chatoyantes, ornées de fil d’or ou d’argent, qu’elle jeta pêle-mêle sur les divans, sur les tapis. À chaque parure, c’était la même mimique consternée et la même plainte :

— Tu vois ! tu vois ! J’aurais pu mettre ceci… J’aurais pu mettre cela…

Debout, devant une glace de Venise, Nour-el-Eïn passa la matinée à essayer l’une après l’autre toutes ses robes. Elle ne pensa ni à faire sa prière, ni à se laver. La pâte noire qui reliait ses sourcils s’était écaillée et balafrait son visage moite. Ses cheveux emmêlés se dressaient en touffes sur sa tête. Sur ses lèvres desséchées par la fièvre et qu’elle avait mordues, du sang s’était coagulé.

Avec acharnement, avec rage, Nour-el-Eïn voulait être belle. Elle ne songeait pas à Goha, elle ne songeait pas à séduire… Embellir l’image que la glace reflétait, c’est à cela que tendait toute sa volonté.

La vieille Mirmah tournait autour d’elle et d’Amina que sa maîtresse rudoyait. De sa main décharnée, elle se couvrait le menton et faisait visiblement effort pour ne point parler. Nour-el-Eïn la surveillait dans le miroir. Son geste, son mutisme et surtout cette façon de tourner autour d’elle l’exaspéraient, mais le respect qu’elle avait pour la nourrice de sa mère arrêtait sur ses lèvres les paroles désobligeantes.

— Est-ce que je ne te plais pas ? fit-elle d’une voix blanche.

Mirmah, blessée, ne se hâta pas de répondre. Elle leva lentement sa main tremblante, puis elle dit :

— Allah est juge de mes sentiments.

— Alors dis-moi ce que tu as.

La vieille femme posa sur le bras de Nour-el-Eïn le bout de ses doigts durs.

— J’ai… J’ai que ça ne se fait pas, dit-elle en hochant la tête, ça ne se fait pas… Il y a des règles dans la vie… Tu es jeune et moi aussi j’ai été jeune… Mais il est des choses qu’on ne fait pas dehors, sur la terrasse, au grand air, quand on est une dame, quand on occupe un rang… Demande à qui tu voudras, à une personne raisonnable, âgée, si c’est l’usage.

Nour-el-Eïn était consternée. Le reproche d’avoir manqué aux traditions de sa caste lui donnait le sentiment d’une déchéance. Elle essaya de se justifier :

— Rends-toi compte, ma tante… Quand je sors, Ibrahim est toujours là à me guetter… Ici, est-ce possible ?… Tu crois que je ne préfère pas un bon lit et une chambre bien close ?

— C’est vrai, répondit Mirmah convaincue… Tu ne peux faire autrement, mon pauvre pigeon… Mais il y a les usages, il y a les usages.