XI

la bibliothèque de cheik-el-zaki


Sur la prière de Nour-el-Eïn qui voulait se débarrasser de toute surveillance, Cheik-el-Zaki consentit à ce que les esclaves de Mabrouka la suivissent dans sa nouvelle demeure. Au jour fixé pour le départ de l’ancienne épouse, il s’excusa auprès de ses élèves d’El-Azhar. Il allait de chambre en chambre, parlait aux portefaix, grondait les négresses qu’il trouvait trop lentes à la besogne. Les divans, les tapis, les ustensiles de cuisine s’accumulaient dans la cour. Il se penchait à la fenêtre, interpellait Khalil, le portier, qui regardait ce désordre de ses grands yeux mélancoliques :

— Pourquoi restes-tu assis, sans rien faire ? Aide les autres !

Il lui semblait que tous ces êtres conspiraient pour prolonger le séjour de Mabrouka sous son toit. « Je veux qu’elle soit installée ce soir, avant le crépuscule, se disait-il. Je le veux ! » Il ne cherchait pas à connaître la cause de son impatience, il ne songeait pas à ce qu’elle avait de cruel. Il n’avait d’autre souci que d’insuffler sa fièvre dans tous les bras, dans tous les muscles qui travaillaient trop paresseusement à son gré. Lorsqu’il rencontrait Nour-el-Eïn, il se détournait d’elle. Il lui semblait que la moindre distraction retarderait ce départ. C’était pour elle, c’était pour son amour que le torse de tous ces hommes ruisselait de sueur. Mais il leur fallait attendre que la maison rentrât dans le calme et qu’ils fussent seuls tous deux.

La grosse Mabrouka s’essuyait les yeux à la dérobée. Il s’approchait d’elle, la questionnait d’une voix rude :

— As-tu réuni tes effets ? Tu n’as rien oublié ?

— Non… rien… répondait doucement la vieille épouse.

— Et les bijoux ? Et les cachemires ?

— Tout est empaqueté, mon maître… Ne t’inquiète pas…

Parfois il surprenait sur le visage de Mabrouka une contraction douloureuse, il lui saisissait amicalement le bras et gaiement lui disait : « Ta maison est jolie… Les plantes poussent à profusion dans le jardin. Tu y vivras tranquille, heureuse… surtout, s’il te manque quelque chose, n’hésite pas à me le faire savoir… Je te donnerai de l’argent, des esclaves, des étoffes, tant que tu en voudras ! Et n’oublie pas que j’irai te voir chaque semaine… »

Il s’en fallait de peu qu’il ne s’écriât : «  Réjouis-toi ! Pourquoi me réponds-tu par un sourire lamentable ? Pourquoi t’attrister dans la joie ? » Car cet homme qui avait tant réfléchi sur les souffrances humaines, poussait l’inconscience jusqu’à croire sincèrement que rien ne s’opposait au bonheur de Mabrouka et que son départ après vingt-cinq ans de vie conjugale, respectueuse et paisible, devait la réjouir puisqu’il contentait l’âme frêle et pure de Nour-el-Eïn dévorée par la jalousie.

Et Mabrouka était partie… Au portier qui lui avait baisé humblement la main, elle avait donné une pièce d’or et des bénédictions. Une foule de mendiants, des estropiés, des aveugles, des lépreux l’avaient attendue dans la rue. Pour tous elle avait été bonne et généreuse. Puis, montée sur son âne et précédée de Cheik-el-Zaki qui par déférence avait tenu à l’accompagner, elle avait quitté le foyer où les épouses apportent leur virginité, mais où elles ne sont jamais sûres de mourir.

Le soir même, à la manière dont Nour-el-Eïn s’abandonna, Cheik-el-Zaki comprit qu’il venait d’accomplir un acte indispensable. Il ne voyait dans le départ de Mabrouka que le fait matériel d’un départ.

Aveuglé par sa passion, il était tout entier dans les mains de sa jeune femme. Pour achever de l’asservir, Nour-el-Eïn avait soin de dissimuler son ascendant. Puérile, chantante et naïve, toujours naïve, elle maintenait son mari dans l’illusion qu’elle était soumise à sa fantaisie. Comme en réalité le cheik la traitait toujours avec douceur, pour mieux le convaincre que c’était de lui seul qu’elle recevait toutes ses joies et toutes ses douleurs, elle lui attribuait des méfaits imaginaires. Surpris, tout d’abord, El-Zaki ne tarda pas à se rendre compte qu’elle était sensible au point qu’un rien la blessait. Il se reprocha son manque de clairvoyance, la grossièreté de sa nature d’homme et, se méfiant de lui-même, redoubla de précautions et de soins attentifs.

Sous l’influence de Nour-el-Eïn, la physionomie intellectuelle d’El-Zaki s’était modifiée. Sa satisfaction amoureuse lui donnait une assurance telle qu’il jugeait maintenant toutes choses avec ironie. Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’il continua ses entretiens avec Goha et Waddah-Alyçum. Indulgent aux erreurs, il développait avec un semblant de sincérité une thèse et aussitôt après la thèse contraire et se moquait finement d’Alyçum qui, ayant applaudi à l’une, applaudissait à l’autre. Même sous cette forme la controverse le lassa. L’anecdote fut beaucoup plus souvent sur les lèvres du savant et cela au détriment de la politique et de la philosophie.

Quoique fidèle à son maître, Alyçum avait une attitude contrainte et fausse. Warda, une semaine après le départ de Mabrouka, l’avait arrêté près de la porte de son palais et l’attirant à l’écart :

— Avant toute chose, lui avait-elle dit, donne-moi une poignée de sequins, car tu es le plus heureux des hommes.

— Quelle nouvelle m’apportes-tu, ma tante ? avait-il demandé, en comptant dix sequins dans la main de la dallala.

— Ah ! mon chéri, tu es aussi bon que tu es beau !

— Parle vite !

— À quoi sert de parler vite ? Si je te nomme celle qui t’aime, pourras-tu la voir à l’instant ?

— Allah ! que tu es insupportable !

— Je ne puis compromettre une femme en deux minutes. Il me faut du temps, il faut que je sonde ta pensée… Cette femme ne désire qu’une chose, te voir et te parler, c’est tout, je te le jure par cet œil qui m’est aussi précieux que la vie !

— Voici encore deux sequins…

— Je puis donc te parler… Celle qui t’aime est la plus belle des créatures. Blanche comme une tubéreuse, souple comme l’osier, légère comme un oiseau…

— Je verrai tout cela par moi-même, dis-moi son nom…

— Quand elle parle c’est comme une fine broderie dorée…

— Son nom ?

— Nour-el-Eïn…

— Laquelle ?

— La femme de Cheik-el-Zaki.

— Ah !

Elle avait surpris sa déception, et s’était écriée :

— Tu n’es pas content ? La maîtresse que je te propose n’est-elle pas digne de toi ? Tu es le plus accompli des hommes, elle est la plus accomplie des femmes… Et si vertueuse !

— C’est bien, nous en reparlerons.

— Alyçum, avait dit Warda, peut-être espérais-tu une autre femme ? Moi, je te suis dévouée comme une mère. Si tu en aimes une autre, j’irai lui parler pour toi.

— Non, non… Reviens dans quelque temps…

— Rappelle-toi ce que je t’ai dit : jamais tu ne trouveras une caillette aussi potelée, aussi jolie, aussi amoureuse…

Sur la beauté de Nour-el-Eïn, Alyçum savait à quoi s’en tenir : les femmes les plus jalouses admiraient la fille d’Abd-el-Rahman ; mais il avait hésité à cause de son attachement pour son directeur spirituel. Ses amis, Mokawa-Kendi et Akr-Zeid-Taï, avaient été d’avis qu’il pouvait opter soit pour la femme, soit pour les leçons d’El-Zaki, « Le cumul est peu honorable », avaient-ils conclu.

— Et Indjé-Hanem ?

— Je ne l’aime plus…

— Alors, à ta place, je choisirais Nour-el-Eïn… Une jolie femme est plus rare qu’un bon maître.

Alyçum préféra renoncer à cette liaison. Il chargea Warda de paroles aimables pour sa messagère et motiva son refus par le respect qu’il avait pour le cheik.

Les réunions dans la bibliothèque ne furent pas interrompues. Alyçum toutefois y apportait moins de franchise. Il n’éprouvait aucune satisfaction d’avoir accompli son devoir et ne songeait pas à mépriser Nour-el-Eïn pour sa démarche. Le goût du sacrifice lui faisait défaut. Par une étrange aberration, il avait le sentiment vague que son hôte avait eu de grands torts dont il attendait réparation. Et une sourde antipathie, une antipathie physique s’éveillait en lui, dès que son maître ne le dominait plus par l’esprit.

Des trois, Goha était le seul qui demeurât pareil à lui-même. Irrégulier dans ses visites, il ne laissait cependant pas trois jours s’écouler, sans retourner chez son voisin dont il appréciait la douceur du langage, les divans et le café aromatisé. Par moments, un mot captivait son attention, le plus souvent il était absent et muet. El-Zaki que sa nature exceptionnelle intriguait, notait ses réflexions et ses silences. À Waddah-Alyçum, il lisait les pages écrites avec soin. La porte pouvait s’ouvrir, Goha pouvait entrer, le cheik, après lui avoir souhaité la bienvenue, continuait à exposer ses observations. Les entretiens étaient d’ailleurs extrêmement variés et de tournure facile.

Ce soir-là, El-Zaki montrait des pierreries.

— J’ai acheté ces quinze perles à des bédouins qui les avaient sans doute volées à des pêcheurs, au bord de la mer Rouge.

— Et ces gros diamants ? fit Alyçum.

— Ils sont de Panna.

— Le plus gros est taillé en brillant…

— Par un artisan de Venise, je crois… Regarde ces deux rubis de Ceylan, l’île des rubis, comme l’appelle Beladori, ils sont écarlates et purs…

— Vous avez une fortune dans cette cassette.

— Cela t’étonne ? N’aurais-tu pas, toi un esprit si noble, la passion des pierreries ? Je ne lis jamais, sans me sentir ému jusqu’aux larmes, la description des bijoux de Selar… Selar était lieutenant de l’émir égyptien Bibars. Lorsque En-Naser s’empara du trône, il s’appropria les trésors de Selar… Je vais t’en montrer l’inventaire…

El-Zaki se leva, prit un manuscrit calligraphié de sa propre main.

— Quatre livres de rubis indiens et de rubis balais…

— Ceux qu’on trouve en Égypte, dans les environs de Thora, n’est-ce pas ?

— On les trouve aussi à Alabanda… Je poursuis : dix-neuf livres d’émeraudes ; trois cents gros diamants et œils de chat ; deux livres de pierres fines diverses ; mille cent cinquante perles rondes dont le poids de chacune variait entre un grain et un mithcal ; un million quatre cent mille dinars en or monnayé ; une vasque d’or ; une quantité innombrable de bourses remplies d’or, trouvées dans une cachette ; deux millions soixante et onze mille dirhems ; quatre quintaux d’objets de bijouterie…

— Êtes-vous sûr de ces chiffres ? demanda Alyçum.

— Sans compter, poursuivit El-Zaki, les étoffes, les tapis, les chevaux, les mamelouks, les femmes, les immeubles… Et voilà. Tu hésites à le croire ? Cet inventaire a été copié sur l’original par moi-même… Ne juge pas l’Égypte par ce que tu en vois actuellement… El-Kaïra rivalisait de richesses avec la Bagdad de Haroun-al-Rachid et, à mon avis, la surpassait. Je vois que tu n’es pas convaincu, tu fais comme le fils du vizir… Mais peut-être ne connais-tu pas l’anecdote ?

— Je crois ne pas connaître l’anecdote à laquelle vous faites allusion, mon père.

— Je vais te la conter… Un vizir était emprisonné avec son fils depuis de longues années. Un jour l’enfant demanda à son père quelle était la viande qu’on leur donnait à manger… « C’est de la chair de bœuf », répondit le vizir disgracié et, avec maints détails, il décrivît l’animal. « Ah ! je comprends ! s’écria l’enfant, ce que tu appelles un bœuf, ça doit ressembler à un rat, n’est-ce pas, mon père ? » Tu fais comme lui, Alyçum. Ne voyant que des rats dans ta cellule, tu leur assimiles toutes les bêtes de la création.

— Il y a une grosse différence entre un rat et un bœuf, remarqua Goha en hochant la tête.

Cheik-el-Zaki possédait un Coran d’une valeur inestimable. Il était écrit sur parchemin en caractères koufiques de la main de Abou-Abd-Allah-El-Hassan-Ibn-Ali, l’un des plus célèbres calligraphes de l’Islam qui vivait au ive siècle de l’Hégire. Les pages étaient dessinées sur champ d’or. Le revers de chaque feuille était orné d’une rosace. Une plaque d’ivoire ciselé était enchâssée dans la reliure.

— Est-ce là le livre dont on parle si souvent à l’Université ? dit Alyçum en maniant le précieux manuscrit et en observant, sur les indications du Cheik, la perfection du travail… On prétend qu’il vous vient de votre aïeul Wali-Bedr…

— C’est exact… Mon aïeul l’a reçu du Sultan fatimite El-Mostanser…

— Allah ! s’écria Alyçum, en touchant pieusement la reliure. Cela fait sept siècles ! Et quels étaient les rapports entre El-Mostanser et Wali-Bedr ?

— Tu les qualifieras toi-même, lorsque tu en connaîtras l’origine… L’année 462 de l’Hégire a été marquée en Égypte par une famine épouvantable dont notre historien Aboulféda nous a retracé les horreurs. Le sultan El-Mostanser était à cette époque dans un extrême dénuement. La milice turque l’avait réduit à l’impuissance. Il a vécu cette année de 462 des secours d’une vieille femme et de mon aïeul Wali-Bedr…

— El-Mostanser dans une pareille détresse !

— Son long règne compte des années glorieuses et des années misérables… La querelle sanglante entre sa milice turque et sa milice nègre, des guerres malheureuses, l’obligation de recourir à des princes étrangers pour assurer la paix dans son royaume, une administration défectueuse due au changement fréquent de ses vizirs, tout cela l’avait singulièrement affaibli. Et puis cette famine…

— J’en ai entendu parler… Il parait que les fellahs se mettaient en bande et hurlaient autour du palais. Un vizir, m’a-t-on dit, fut arraché de sa mule qu’on dévora sous ses yeux…

— Ce que tu ignores peut-être, c’est que les coupables furent exécutés et que l’on permit à la populace de manger leurs cadavres…

— Est-ce humainement possible ? s’exclama Waddah-Alyçum avec une grimace.

— Un individu rassasié comme toi, répondit tranquillement El-Zaki, ne saurait juger les actes d’un affamé… D’ailleurs il y eut pire… Les enfants qui s’éloignaient de leur maison disparaissaient à jamais… Les femmes n’allaient plus au bord du Nil pour laver leur linge et remplir d’eau leurs amphores… Les hommes étaient armés de gourdins autant pour se défendre que pour assaillir un gibier problématique… On rapporte qu’une femme imprudente fut en partie mangée par des fellahs qui déchirèrent à pleines dents ses bras, ses cuisses et ses mamelles. Délivrée enfin, elle put survivre à ce carnage… Longtemps on en parla et on vint la voir comme un objet de curiosité…

Goha riait aux éclats et Alyçum qu’énervait déjà le ton calme du conteur ne put réprimer un geste d’impatience :

— Vous me relatez ces choses comme s’il s’agissait d’un événement naturel… dit-il en s’adressant au cheik. Vous êtes indulgent… Vous souriez… moi, je vous l’avoue, j’en frémis !

— La faim n’est-elle pas naturelle ? questionna Cheik-el-Zaki.

Alyçum ne répondit pas. Il trouvait l’attitude du cheik moins cynique qu’imbécile. Cette défaillance le réjouissait, elle l’aidait à secouer le joug intellectuel qui, depuis la démarche de Nour-el-Eïn, l’importunait. Mais la voix d’El-Zaki, soudain, se fit grave :

— Ne juge pas, mon fils, dit-il, ne frémis pas… Tu n’as le droit de juger les autres que si tu souffres comme eux, car la morale est esclave de nos besoins, du moins quand ces besoins ont un caractère universel… Tu es jeune. Lorsque l’expérience de la vie aura émoussé tes passions, tu ne frémiras plus, tu essayeras de comprendre. Les philosophes et Avicenne, en particulier, nous enseignent que ce n’est pas dans la pitié mais dans la compréhension rationnelle des souffrances humaines que réside l’amour pour autrui. Voilà ce que signifiait ma boutade, mon fils…

La rancune d’Alyçum, tout d’abord intimidée, succomba sous la suggestion de cette parole ardente qui voilait si dignement le reproche.

— Mon père, s’écria-t-il, ne m’en veuillez pas !

— Et pourquoi t’en voudrais-je ? répondit le cheik avec une bienveillance hautaine. Si tu es dans l’erreur, ne suis-je pas ton maître pour te secourir ?

Ayant dominé son élève, il se hâta de reprendre un ton enjoué, attentif toutefois à maintenir son prestige.

— Combien de manuscrits possédez-vous, mon père ? demanda Alyçum.

— Près de trois mille ; j’en aurais d’ailleurs eu davantage, n’était l’aventure arrivée à ce même Wali-Bedr dont nous parlions tout à l’heure. Wali-Bedr était né à Tunis et c’est âgé de quarante ans qu’il vint en Égypte. Il avait emporté beaucoup d’ouvrages de valeur, merveilleusement reliés par des artisans byzantins… Au cours du voyage, la caravane fut assaillie par des Bédouins et parmi les objets qui tombèrent en leur possession se trouvaient précisément ces livres…

— Maigre butin pour des pillards…

— Ils en ont tiré parti, comme ils ont pu. Trois ans après, Waji-Bedr se vit obligé de faire un séjour à Tunis. En chemin, il rencontra dans une oasis des Bédouins qui le reçurent amicalement… Mais ce qui en eux attira le plus son attention ce fut leurs babouches. Il y en avait en peau de veau, en peau de mouton, en maroquin, de rouges, de noires, de vertes, de jaunes, de blanches. Veinées d’or et ornées de rosaces ou d’étoiles en relief, les babouches de ces nobles enfants du désert étaient somptueuses… Il fallut une seconde à Wali-Bedr pour en reconnaître l’origine… c’étaient les reliures de ses précieux manuscrits.

Un esclave berbère entra. Il alluma cinq lampes à huile suspendues au plafond par des chaînettes d’argent et sortit à reculons. El-Zaki parla d’Averroes, d’Avicenne, du juif Moïse Maïmonide dont il possédait les œuvres, puis il passa à d’autres noms moins illustres.

— Voici, dit-il, un roman admirable… Il fut écrit au ive siècle de l’Hégire par Ibn-Tofeil et son titre est Hai-Ibn-Yoedhân. Hai, le héros du livre, vit dans une île déserte en compagnie d’une chèvre qui le nourrit. Abandonné depuis son enfance, il n’a pas eu de communication avec les hommes. Cependant, peu à peu, le spectacle du monde qui l’environne lui inculque certains concepts. Il parvient même aux inductions essentielles en partant de l’examen des plantes, du ciel et de tous les phénomènes naturels auxquels il assiste. En lui-même il trouve le complément de ses observations. si bien qu’après d’innombrables découvertes, il arrive à la connaissance de Dieu…

— Ô Nabi ! dit Alyçum, me permettez-vous d’emporter ce roman ?

— Je t’y engage fortement, répliqua El-Zaki. L’exemplaire est très imparfait. Il est plein d’erreurs, surtout quant aux points diacritiques, mais tu seras content de ta lecture. Quand tu l’auras terminé, je te prêterai des ouvrages historiques que tu dois connaître : La Conquête des Pays de Béladori par exemple, ou bien Les Chroniques de Saladin de Béha-el-Din ou encore Les Prairies d’Or du prodigieux Maçoudi…

Goha d’un œil amusé suivait un sphinx qui traçait autour d’une lampe des cercles vertigineux. Il frôlait le verre brûlant, hésitait, reprenait son vol. Soudain, il se précipita dans la flamme et retomba les ailes repliées.

— Pauvre bête, de quelle étrange passion as-tu été victime ? murmura le maître.

De ses doigts prudents, il saisit l’insecte meurtri :

— S’il parlait que dirait-il ?

— Il dirait : « Je souffre », répondit Alyçum.

– Non, c’est de la colère qu’il exprimerait plutôt que de la souffrance… Cette lampe pour lui porte un nom : « Le destin ». Sa folie, il la nomme : « Le malheur ».

— Mais il ne parle pas, remarqua Goha.

Il avait l’art de dénouer les plus angoissants problèmes par des épilogues rapides et ses savants compagnons, devant tant de simplicité, hésitaient à poursuivre leurs distinctions subtiles… Souvent Cheik-el-Zaki concrétisait pour Goha la substance de certains livres. Goha écoutait sans tout comprendre et les images se dessinaient étranges, fantastiques… Il croyait que dans ces volumes on assistait à des vies mouvantes, on voyait des combats s’engager, des anges voler, et il s’écriait, enthousiasmé :

— Gloire à Dieu !

À mesure qu’avançait le récit, il se perdait dans une griserie de couleurs, d’actions… De chaque livre s’écoulaient de lents défilés d’hommes, de femmes, de chameaux et de bêtes formidables… Les murs reculaient pour permettre aux merveilleuses féeries de s’étendre… Il voyait, il ne faisait que voir et qu’entendre. La métaphore avait des formes, des sons, des couleurs… et tout cela était réel et tout cela était vivant. Il savait que les astrologues étaient des hommes qui portaient dans la paume de leurs mains immenses, comme une pincée de pierreries, les astres du firmament ; il savait qu’Antar avalait des montagnes, creusait d’un coup de lance des trous sans fond dans la terre pour y engloutir ses ennemis ; il savait que les alchimistes étaient une catégorie d’êtres, vivant dans les flammes et se nourrissant de métaux en fusion. Aux descriptions des poètes, il avait compris que les amoureux sont des animaux extraordinaires, aux yeux grands comme la lune, aux jambes de gazelle, au buste d’osier et qui chantent à l’ombre des oasis ou sur le bord des fleuves. Un soir, dans une palmeraie, il avait cru reconnaître une de ses créatures.

Telles étaient les visions éblouissantes qui se pressaient devant Goha lorsque son savant ami parlait… puis toutes les images tournoyaient, se mêlaient, se dissipaient ; les murs se resserraient.

— Ils sont entrés dans les livres ! s’écriait Goha, ils sont entrés dans les livres ! je veux voir...

Il prenait d’une main fébrile le volume miraculeux et demeurait consterné, comme un chien battu, devant la page tachée de points sombres.

— Je savais bien, murmurait-il, que ce livre était trop petit pour contenir tout cela.

Parfois, cependant, au milieu d’une histoire, sa gaieté, son émotion tombaient brusquement, sa physionomie retrouvait son calme ordinaire, son esprit sa passivité. Une mouche au vol complexe, une chauve-souris maladroite l’absorbaient. Repris par la vie, il n’entendait plus Cheik-el-Zaki et se levait pour s’accouder à la fenêtre ou pour sortir...